N°1 / numéro 1 - Janvier 2002

Multiculturalisme et communautarisme

Benjamin Matalon

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Deux affirmations sont depuis quelques années considérées comme des évidences, et sources de problèmes sérieux : la France est devenue multiculturelle, et les risques d’éclatement communautaire augmentent. Il convient de s’interroger sur leur pertinence.

Dire que la France est devenue un pays multiculturel implique qu’autrefois (quand? il y a vingt ans? cinquante ans? un siècle?) elle ne l’était pas. Probablement s’agit-il d’une illusion, soit parce qu’on n’a pas gardé la mémoire des hétérogénéités passées, soit parce que, à l’époque, elle n’étaient pas perçues comme aujourd’hui. Néanmoins, surtout depuis la Révolution qui a tenté de codifier le statut des étrangers, les débats sur leur place et les limites de la tolérance à leur égard, n’ont pas manqué, pas plus que les manifestations, souvent violentes, d’hostilité contre eux. Toutefois, ce qu’on leur reprochait, c’était de prendre le travail des Français, d’accepter des salaires très bas, mais pas de ne pas s’assimiler. Ces débats sont largement oubliés, et même les historiens s’en sont désintéressés jusqu’à tout récemment. Aussi bien leur négligence passée que leur intérêt actuel sont significatifs. Aujourd’hui, si on continue à reprocher aux immigrés de « prendre le pain des Français », on craint en même temps qu’ils constituent des corps étrangers dans la société française, qu’ils conservent leur culture1 ou leur religion qui les rendrait radicalement hétérogènes par rapport au reste de la population, aux « Français de souche ».

Pour éviter des confusions, il nous faut distinguer plusieurs formes de diversité culturelle, très différentes par leur origine et par la façon dont elles sont perçues et vécues.

Premièrement, il y a la multiplicité des cultures provinciales, voire locales. L’Ancien Régime, la Révolution, et avec plus de succès la Troisième République, ont imposé l’unité du pays, en particulier linguistique, unité qu’on peut approximativement considérer comme réalisée, malgré la résurgence périodique de revendications autonomistes. On peut y ajouter la diversité des religions, qui est maintenant acceptée, au moins en ce qui concerne les minorités protestante et juive, ou les agnostiques2.

Deuxièmement, il y a bien sûr la présence sur le sol français d’étrangers souhaitant plus ou moins fermement y rester, et en même temps conserver leur mode de vie et leur religion. Il est évident que, en Essonne, et plus largement en Ile-de-France, c’est à cette dernière population qu’on pense quand on parle de multiculturalisme, et pas du tout aux premières (à ma connaissance, il ne s’est pas encore manifesté de Front de Libération du Hurepoix).

Ces différentes formes de diversité ont probablement toujours existé; l’évolution, s’il y en a une, portant sur l’effacement de la première et une visibilité croissante de la seconde. Il faut peut-être mentionner encore d’autres revendications de type communautaire, plus récentes, qui prennent la forme de demandes par des groupes divers de reconnaissance de leurs spécificités et de leur dignité, groupes souvent constitués au départ en vue de la lutte contre les discriminations dont ils sont l’objet. On peut citer comme principaux exemples certains homosexuels ou féministes3 . L’émergence de ces groupes, de leur affirmation et de leur revendication montre une évolution profonde des mentalités, même si elle est loin de toucher tout le monde. Ces demandes de reconnaissance des différences, des spécificités, apparaissent de plus en plus comme légitimes, ce qui constitue une évolution récente et importante des mentalités.

Toutefois, actuellement, les différents groupes « ethniques » ou religieux vivant en France ne demandent pas à être formellement reconnus comme communautés distinctes ayant des droits spécifiques. En fait, leur première revendication est de ne pas subir de discrimination, d’être traités comme les autres. Leurs demandes suivantes, celles qui peuvent être à l’origine de conflits, découlent soit du souhait de maintenir des racines, sans nécessairement refuser l’intégration, soit de conceptions différentes du partage entre vie publique et vie privée, distinction essentielle dans une perspective laïque, puisque c’est en fonction d’elle que toutes les spécificités doivent pouvoir être reconnues ou non, mais qui peut ne pas exister dans d’autres cultures. Or, il faut reconnaître que la réflexion républicaine sur ce point est faible, comme en témoignent les controverses et les tâtonnements à propos du foulard islamique. Manifestement, personne n’était préparé à affronter ce problème, qui a suscité une bizarre alliance de laïques et de xénophobes.

Aux Etats-Unis, la question est posée explicitement depuis une trentaine d’années, c’est-à-dire depuis que la croyance dans l’efficacité du « melting pot » a commencé à être ébranlée. On a réalisé (et c’est vrai aussi en France) que l’assimilation ne se faisait pas aussi simplement ni aussi rapidement qu’on le croyait, sans vraiment y aller voir de près, et qu’elle pouvait prendre deux, parfois trois générations. Et surtout que les immigrants qui s’intègrent le mieux sont ceux qui gardent des liens forts avec leur communauté d’origine. Les autres se trouvent en situation d’anomie, de perte de repères qui, en fait, les mène plus à la marginalité qu’à une véritable intégration.  D’où la tendance à encourager la formation ou le maintien de communautés fortes, regroupées dans les mêmes quartiers, avec des institutions reconnues, capables d’encadrer les jeunes et les nouveaux immigrants. Même quand l’intégration reste l’objectif final, on estime maintenant qu’il ne faut pas être trop pressé, et qu’une étape « communautaire » est nécessaire. Mais pour d’autres, les communautés sont justifiées en elles-mêmes. A la métaphore du creuset, où toutes les spécificités disparaissent, se fondant dans une unité homogène, ils substituent celles de la mosaïque ou de l’arc-en-ciel, où chaque élément reste lui-même tout en contribuant à l’ensemble.

Depuis, des réflexions, souvent de très haut niveau, et des discussions, souvent passionnées, entre « libéraux » (ici, nous dirions plutôt républicains4) et « communautariens » se poursuivent sans s’affaiblir depuis plusieurs années. Il vaut la peine d’y consacrer quelques lignes.

Les revendications communautaires portent là-bas principalement sur deux points. Premièrement, bien sûr, l’exigence d’absence de discrimination négative et, de plus en plus souvent, la demande de discrimination positive, par exemple par l’instauration de quotas visant à compenser des infériorités jugées injustes, séquelles d’un passé dont les lois actuelles, plus égalitaires, n’ont pas effacé toutes les conséquences. Il faut noter que ce système, s’il permet d’atténuer les effets de certaines discriminations antérieures, ou même présentes, fige les appartenances : pour pouvoir demander à bénéficier de quota, il faut être reconnu comme membre du groupe visé, ce qui peut aller à l’encontre des efforts d’assimilation, et pose probablement des problèmes aux enfants de couples mixtes, de plus en plus nombreux5 On rencontre là une tension qu’on retrouve dans tous les groupes minoritaires ou dominés : on veut à la fois être accepté comme semblable aux autres, aux majoritaires considérés comme dominants, et donc traité comme eux, mais en même temps on veut que sa spécificité et son identité propres soit reconnues et respectées.

Cette recherche de dignité, ou de « reconnaissance », selon le terme qui est de plus en plus souvent utilisé, ne passe pas seulement par des revendications, mais aussi par l’incitation à la prise de conscience, par les membres des minorités, de leur valeur. « Black is beautiful » est une affirmation destinée aux Noirs autant ou même plus qu’aux Blancs. (On peut faire la même remarque à propos des homosexuels, dont la « gay pride », au nom significatif, a une fonction identique).

Une autre revendication porte sur l’enseignement. On réclame, et les pouvoirs publics l’encouragent souvent, dès l’école élémentaire, des enseignements particuliers portant sur l’histoire du pays d’origine, sa langue, sa religion et sa culture. Nous avons vu pourquoi ces demandes ont été le plus souvent bien accueillies.

C’est toutefois au niveau universitaire que ces revendications deviennent plus litigieuses. De nombreux groupes exigent la création de départements spécifiques, où les enseignements seraient différents de ceux de départements dits généraux, mais considérés par certains comme tout aussi particuliers, diffusant eux aussi une culture spécifique, celle propre aux hommes hétérosexuels blancs (certains ajoutent : morts, pour bien marquer l’ignorance par cette culture des problèmes actuels). D’où, dans de nombreuses universités, la multiplication de départements dans le domaine des « cultural studies » : études féminines (ou féministes), homosexuelles, noires, hispaniques, etc6. A quoi leurs adversaires opposent non pas une culture nationale visant à l’assimilation, mais l’affirmation de la réalité et de la valeur d’une culture universelle, valable pour tous, même si y sont représentées à peu près exclusivement des œuvres occidentales.

Ces revendications de prise en considération de cultures spécifiques sont à placer dans un contexte plus large, celui du développement actuel d’un relativisme culturel généralisé, au nom duquel certains, par exemple, s’opposent à l’idée de l’universalité des Droits de l’Homme, considérés simplement comme propres à la culture occidentale, donc sans portée universelle. Inciter les nouveaux immigrants à s’assimiler peut être ressenti comme une dévalorisation de leur culture alors qu’ils peuvent la juger aussi riche et aussi respectable que celle vers laquelle on les pousse. Il y a là peut-être un phénomène nouveau. Jusque cers les années 50 (jusqu’à la décolonisation?), les migrants, quelles qu’aient été leurs motivations par ailleurs, avaient l’impression de quitter leurs pays « arriérés » et de venir vers la « civilisation ». Cette reconnaissance de la supériorité de la culture occidentale s’est bien atténuée, ce qui supprime une des motivations à l’intégration.

Sur un plan plus général, ceux qui justifient et soutiennent les revendications communautariennes estiment que le modèle « libéral », qui ne prend en considération que des individus, est abstrait et ignore la réalité. Qu’on le souhaite, l’accepte simplement, s’y résigne, le déplore ou le redoute, il faut reconnaître que les communautés existent, psychologiquement et sociologiquement, et donc qu’il faut en tenir compte. Mais certains vont plus loin et affirment que c’est un droit des individus de se reconnaître dans un groupe et d’affirmer son appartenance, et qu’il faut admettre que les spécificités peuvent avoir une valeur en elles-mêmes. Mais le problème est évidemment de savoir jusqu’où cela est possible, de définir quelles sont les différences acceptables, celles qui n’empêchent pas de vivre ensemble.

Mis à part ce dernier point, sur lequel il faudra revenir, ces discussions américaines nous emmènent à première vue très loin des problèmes de l’Essonne, bien qu’on pense souvent que ce qui arrive aux Etats-Unis préfigure, avec quelques années d’avance, ce qui se produira en Europe. Mais, pour le moment, aucune revendication du même type ne s’y manifeste, ou alors c’est dans le cadre de la légalité actuelle, par exemple par la création d’écoles religieuses, autorisées et encadrées par les lois sur la liberté de l’enseignement. Mais, à part cela, personne ne demande la possibilité d’être officiellement polygame, et les condamnations de personnes ayant procédé, ou fait procéder sur leurs filles, à des excisions ne semblent pas avoir été mal accueillies par les Africains vivant en France. Et s’il se forme des ghettos, c’est plus souvent sur une base sociale que nationale. Alors, d’où viennent les craintes? On peut en citer plusieurs sources, de nature très différente.

- La délinquance ou l’incivilité des jeunes. Ce n’est pas en soi l’expression d’une forme de communautarisme, mais on en cherche parfois la cause dans l’origine de ces jeunes, qui freinerait leur socialisation. C’est un des arguments favoris des xénophobes. Pourtant, dans ce cas, il faudrait plutôt incriminer la faiblesse de l’emprise de leur communauté d’origine, qui les laisse sans repères, et le rejet dont ils sont souvent l’objet de la part de la société environnante.

- Le développement d’intégrismes religieux. Sans être actuellement numériquement importants, ils font peur, d’autant plus que, quelle que soit la religion à laquelle ils se rattachent, ils sont tous très critiques à l’égard de la société actuelle, jugée matérialiste et laxiste.

- La revendication, dans les années 80, du « droit à la différence », sans explicitation sérieuse de la nature des différences affirmées et revendiquées.

- Les concentrations d’étrangers dans certains quartiers qu’on perçoit comme formant des ghettos, vite assimilés à des « quartiers chauds ». Mais, comme nous l’avons dit, leur base est souvent plus sociale que nationale ou « ethnique » : ce ne sont jamais les riches, étrangers ou non, qui habitent ces quartiers. Et il faut noter que, dans le passé aussi, les nouveaux immigrants ont toujours eu tendance à se regrouper, pour avoir le soutien de proches qui les initient à leur nouvelle vie, leur permettre de comprendre et d’être compris dans leur langue, de trouver les produits nécessaires pour la cuisine à laquelle ils sont habitués, de pratiquer leur religion, etc. Cela n’a en général pas empêché les enfants des immigrés, ou ceux qui ont économiquement ou socialement réussi, d’aller vivre ailleurs.

- Les représentations assez terrifiantes que diffusent la presse et la télévision sur les ghettos américains, qu’il est facile de craindre comme préfigurant les nôtres.

En retour, ces différentes représentations, en favorisant le rejet des étrangers, pourraient par réaction inciter ceux-ci, même une fois naturalisés, à revendiquer des droits communautaires. Néanmoins, il ne semble pas qu’il y ait des risques à court terme de voir des revendications communautaires s’exprimer de façon autre que sporadique et minoritaire. Il n’est reste pas moins qu’une politique à l’égard des minorités, immigrées ou non, est nécessaire. En particulier, une collectivité locale peut se trouver confrontée a des problèmes qui entrent dans ce cadre : par exemple, demandes de subventions à des associations, d’enseignements de la langue ou de l’histoire des pays d’origine, de nourriture spécifique dans la restauration scolaire, etc. Il serait bon qu’ils ne soient pas traités au coup par coup, mais soient la mise en œuvre d’une politique cohérente qui pourrait être active, permettre peut-être de prendre des initiatives, et pas simplement de répondre à des demandes.

Ces problèmes peuvent être abordés en fonction de trois orientations distinctes, même si, en pratique, les deux dernières peuvent amener à prendre certaines décisions semblables à court terme.

Premièrement, il y a le républicanisme intransigeant, tel qu’il s’est manifesté, par exemple, à propos de la charte des langues minoritaires ou le refus immédiat du foulard islamique (bien que, dans ce cas, le refus ait pu avoir aussi pour origine la xénophobie). Aux yeux des pouvoirs publics, une seule communauté doit exister, la Nation, dont tous les membres sont égaux et doivent être traités comme tels. Toutes les autres appartenances sont renvoyées au domaine privé. Aucun particularisme ne doit être encouragé.

Deuxièmement, on peut conserver comme objectif final l’intégration, et se demander si les mesures proposées la facilitent ou non, les évaluer en fonction de ce critère, et ne mettre en œuvre que celles qui la favorisent ou au moins ne la freinent pas. On prendra acte du fait qu’on ne passe pas facilement d’une communauté à une autre, d’une culture à une autre, et considérera alors le renforcement de certaines d’entre elles comme une étape nécessaire, mais provisoire et limitée, sur le chemin de l’intégration.

Enfin, troisièmement, on peut aussi considérer que l’appartenance à une communauté est un droit essentiel, qu’elle est nécessaire à l’équilibre des individus, que toutes les cultures sont également respectables. Le renforcement des communautés (mais il faudra se demander lesquelles) est alors justifié en lui-même. Le problème est alors de faire vivre ensemble ces communautés, pas de les faire disparaître.

On pourrait rapprocher  ce point de vue, d’un autre qui à première vue peut amener à des conséquences semblables, mais qui relève d’un tout autre courant de pensée: le refus de l’uniformisation, qu’elle soit due au centralisme parisien ou à la mondialisation. On valorise ainsi le « terroir », mais il n’est pas dit que cette sympathie pour les traditions et les spécificités s’étendent aux cultures des immigrés. Pour le moment, les « souverainistes » ne semblent pas particulièrement tolérants à leur égard. On apprécie les différences, mais chacun chez soi.

La conception républicaine de la Nation, et le « modèle français d’intégration » qui en découle, rejettent catégoriquement cette troisième conception, et suscite même de fortes réticences devant la deuxième. Mais je ne  crois pas que notre réflexion doive se laisser enfermer dans cette conception étroite de la République.

Il résulte des considérations qui précèdent qu’il ne faut pas s’effrayer du fait que les immigrés conservent certains aspects de leur culture d’origine et cherchent, pas toujours avec succès d’ailleurs, à les transmettre à leurs enfants. La nation française n’est pas mise en danger par la nourriture hallal. La menace pour l’unité de la nation n’apparaîtrait que si on leur accordait des droits spécifiques. On n’en est pas là.

Toutefois, une dérive pourrait se produire si les immigrés, et surtout les jeunes, sentaient que leur intégration est impossible ou trop difficile, qu’ils sont rejetés par la société française. Actuellement, le chômage, auquel vient s’ajouter la discrimination à l’embauche, contribuent à la conscience, peut-être parfois exagérée, d’un tel rejet. La réaction des jeunes concernés prend d’ailleurs plus souvent la forme de la délinquance ou de l’incivilité, du refus de l’école ou de l’attachement agressif au quartier que de la revendication communautaire. Mais cette situation peut les rendre réceptifs aux positions de la minorité activiste de l’intégrisme.

La revendication de « reconnaissance » d’une communauté est liée à celle de l’identité. Chacun a besoin d’une identité forte, et qu’elle soit reconnue et respectée. Avoir une identité, c’est se sentir appartenir à un groupe, et en même temps ne pas appartenir à d’autres. Ces deux aspects, appartenance et différenciation, sont solidaires7. Même le plus convaincu des universalistes, qui affirme que seule compte pour lui l’appartenance à l’humanité, se différenciera des nationalistes, se définira par opposition à eux, et pourra les haïr autant qu’un Français d’il y a cent ans pouvait haïr les Allemands. Ces dernières années ont apporté suffisamment de preuves de la puissance du sentiment d’appartenance à un peuple ou à une nation et de ses liens avec l’hostilité pour d’autres. De nombreuses expériences de psychologie sociale ont montré qu’il est facile de susciter un tel sentiment d’appartenance, même à un groupe apparemment peu important, et qu’il s’accompagne très souvent de favoritisme à l’égard de son propre groupe et de dénigrement des autres groupes, voire d’hostilité contre eux8.

L’identité se définit donc à la fois par appartenance et par différence, et les deux semblent nécessaires, mais le risque que la différence se transforme en hostilité existe. Toutefois, différentes identités sont simultanément possibles, ce qui peut occasionner de douloureuses tensions internes, ou au contraire faciliter l’adaptation à des situations diverses. Si on n’admet pas, et on n’a pas de raisons de le faire, que les cultures sont hermétiquement fermées sur elles-mêmes, il est possible, sauf au cours de certaines crises, d’appartenir à différentes communautés, d’avoir une identité à plusieurs composantes.

Si le problème d’une éventuelle revendication communautaire est lié à celui de l’identité, il faut s’interroger sur celles que propose notre société. Actuellement, être français est-il suffisant ? Peut-on se donner comme objectif de faire des immigrés, et de leurs enfants, des Français, et seulement des Français? Actuellement, cela semble peu réaliste, et ceci d’autant plus que la France n’affronte aucun ennemi et n’a pas de grande cause autour de laquelle regrouper tous ses citoyens. C’est désagréable, mais il faut reconnaître que l’hostilité face à un ennemi commun facilite considérablement l’intégration. Le problème est d’arriver au même résultat par des moyens moins dangereux, de susciter une identité française sans nationalisme belliqueux. Et cela concerne aussi les « Français de souche ».

On a reproché aux différentes déclarations des Droits de l’Homme d’ignorer les communautés. Ces critiques apparaissent sous deux formes, à la limite opposées. Premièrement, on peut estimer que les communautés ont elles-mêmes de droits qui peuvent, dans certaines circonstances ou même toujours, primer ceux des individus; c’est évidemment contre cette conception que l’idée de Droits de l’Homme a été élaborée. Mais, deuxièmement, on peut considérer que c’est un droit des individus d’appartenir à une ou plusieurs communautés, en fonction de leur origine, de leur histoire, de leurs choix, et qu’il faut que ce droit puisse s’exercer concrètement.

Si on accepte ce qui précède, et particulièrement le dernier point de vue, le problème immédiat n’est pas seulement celui du communautarisme, mais, indissolublement lié, celui de l’intégration, qu’on peut considérer comme un objectif en tout état de cause. Mais cela implique qu’on ait des idées claires sur ce qu’on entend par là. Le problème est de savoir si l’existence de communautés fortes et reconnues facilite ou empêche l’intégration.

Si le droit des individus à appartenir à une communauté est reconnu, est-ce du ressort des pouvoirs publics d’en rendre l’exercice possible, ou simplement de le faciliter, ou la neutralité doit-elle aller jusqu’à refuser de toucher au problème ? Ne s’intégrera-t-on pas mieux, et plus volontiers, dans une société où ses particularités sont respectées, où on peut choisir son mode de vie ? Peut-on proposer une autre conception, moins uniformisante, de l’intégration? Le but poursuivi doit-il être que les immigrés se sentent français, ou simplement qu’ils aient un comportement citoyen ? Quelles conséquences des réponses, positives ou négatives, à ces questions aura-t-elle sur les politiques d’intégration, c’est-à-dire sur l’avenir des minorités ?

La conception républicaine, française, de la laïcité a été élaborée contre les prétentions de l’Eglise catholique à s’imposer à l’ensemble de la société. Aujourd’hui, ce problème ne se pose plus. Seuls des groupes ultra-minoritaires souhaitent revenir en arrière et imposer une religion d’Etat. On ne peut pas dire qu’ils constituent actuellement un danger pour la démocratie ou la République. Par contre, le problème des différences, du droit à la différence et de ses limites compatibles avec la vie sur un même territoire, vient au premier plan. C’est en fonction de cette évolution que la laïcité doit être repensée.

Le danger, si la formation de communautés structurées est encouragée, réside dans le risque de leur rigidification, d’une emprise sur leurs membres qui empêche, par exemple, de les quitter ou d’adopter des éléments de modes de vie autres. Et la dérive vers le dénigrement des autres est facile, allant jusqu’à une hostilité plus ou moins manifeste. Tant que les communautés existent en fait, mais sans être formellement reconnues, ces risques, sans être  nuls, restent faibles. Il est possible d’en rester partiellement membre, par certains aspects seulement, sans nécessairement que cela entraîne une rupture. Cette fluidité, en permettant des contacts et des échanges entre communautés, permet une coexistence non-conflictuelle, peut-être une fusion, qui est évidemment ce que certains redoutent. L’appartenance n’est alors plus du tout ou rien. Est-ce un idéal à poursuivre ?

Depuis que ce texte a été écrit, le problème de la Corse a relancé un débat national. Malgré les dénégations officielles, la question d’une extension de la décentralisation, au delà de la spécificité de  la Corse, est posée, aussi bien par ses partisans que par les « républicains » qui la redoutent. Malgré les différences importantes avec ce dont il a été question ci-dessus, la question de savoir quelles sont les différences acceptables, compatibles avec la « volonté de vivre ensemble », selon la définition que proposait Renan de la nation, devient encore plus urgente.

NOTE SUR LE RELATIVISME

Les discussions sur le multiculturalisme se situent dans le contexte plus large du développement du relativisme, qui s’est rapidement répandu depuis une vingtaine d’années, et qu’il est donc utile de présenter sommairement. Il a des origines complexes, ce qui rend certains de ses aspects contradictoires.

Premièrement, on peut le faire remonter à la pensée contre-révolutionnaire de la fin du XVIIIème siècle, qui s’opposait à la philosophie des Lumières, à son rationalisme et surtout à son universalisme. Joseph de Maistre, un des théoriciens contre-révolutionnaires les plus virulents, affirmait avoir rencontré des Français, des Italiens, des Russes, mais jamais d’homme. A la raison universelle, abstraite, cette idéologie oppose les traditions propres à chaque peuple, traditions qui se sont constituées et ont survécu au cours de l’histoire, dans des conditions spécifiques.

Cette insistance sur les traditions est un moyen de s’appuyer sur des repères  fixes, d’échapper au « tout se vaut » qui peut être une conséquence du relativisme, mais qu’il est difficile de soutenir en pratique. Par exemple, le philosophe des sciences relativiste Feyerabend, qui s’affirme pourtant anarchiste, voire dadaïste, et dont les œuvres sont publiées en anglais par un éditeur d’extrême-gauche, confronté au problème de savoir quoi enseigner, admet qu’on ne peut pas enseigner n’importe quoi. Il propose alors comme critère de retenir tout ce qui relève d’une tradition, quelle qu’elle soit. Cela l’amène à approuver l’introduction, dans les programmes scolaires de certains états des Etats-Unis, les conceptions « créationnistes » de l’apparition de l’homme et des espèces animales conformes au récit biblique pris littéralement, en parallèle avec les théories de l’évolution que soutiennent les biologistes.

Deuxièmement, une autre source du relativisme, plus tardive, apparaît vers la fin du XIXème siècle chez certains ethnologues, qui ont affirmé la spécificité et l’égale valeur de toutes les cultures. Ils réagissaient en opposition à l’idéologie dominante à l’époque en Occident, qui concevait l’histoire comme un progrès continu allant des peuplades primitives à la Civilisation, européenne bien entendu. Selon cette forme de relativisme, cela n’a pas de sens de juger une culture, ou un élément d’une culture, avec les critères d’une autre culture. Chacune  est un tout qui contient son propre système de valeurs, donc ses critères de jugement.

L’universalisme, tel qu’il est manifeste par exemple dans les Déclarations universelles des Droits de l’Homme, est  en fait apparu en Europe occidentale, à une époque déterminée, et ne ferait qu’exprimer la conception du monde et de l’homme propre à cette culture particulière. Vouloir convertir à cette conception l’ensemble de l’humanité ne serait qu’une forme déguisée de l’impérialisme occidental en imposant cette conception du monde particulière. Dans cette perspective, à la limite, on peut (et certains le font effectivement) refuser de condamner l’excision, considérée comme une coutume propre à certaines cultures, et comprendre le cannibalisme.

L’anti-colonialisme a joué un rôle certain dans le développement et l’acceptation de cette forme de relativisme : une des justifications des conquêtes coloniales, et ce qui les a fait approuver par de véritables humanistes et démocrates, était d’apporter la civilisation à des peuplades « sauvages », « arriérées » ou « primitives ». On comprend que les peuples qui se sont libérés de la domination coloniale soient tentés par le rejet de cette « civilisation » et par l’affirmation de l’égale dignité de la leur.

De la spécificité et de l’incomparabilité de chaque culture, certains tirent des conclusions (à mon avis trop hâtives, l’histoire le montre) sur la fermeture de chaque culture sur elle-même, l’impossibilité de véritables contacts ou échanges,  et a fortiori de l’hybridation, du métissage qui ne peuvent aboutir qu’à l’appauvrissement, voire à la disparition des cultures en question. La culture occupe dans cette idéologie la place qui était celle de la race dans les conceptions biologiques du XIXème siècle et de la première moitié du XXème. Chacun est inexorablement enfermé dans sa culture comme on le supposait autrefois entièrement déterminé par sa race. Même si, en théorie tout au moins, on n’affirme pas la supériorité d’une culture sur les autres (mais la dérive dans ce sens est facile), ce qui serait contraire au principe d’incomparabilité, cette conception justifie toutes les politiques de séparation et de rejet, de refus de vivre ensemble. Chacun chez soi, sinon c’est la guerre.

Le relativisme va dans le sens de tendances, pas toujours théorisées ni explicitées, qui ont probablement toujours existé, mais qui semblent actuellement particulièrement répandues. Il est fréquent qu’on accorde en effet plus d’importance à ce qu’on a en commun avec un petit groupe de proches, et qui nous différencie donc des autres, qu’à ce que nous partageons avec le reste de l’humanité, qui apparaît comme plus abstrait. Freud parlait à ce propos du « narcissisme des petites différences ». Ce n’est peut-être pas du relativisme au sens strict, mais ça y prédispose, par la sensibilité aux différences et l’indifférence à l’universel.

On peut aussi rapprocher le relativisme d’une forme de tolérance, fréquente actuellement surtout chez les jeunes, qui accepte toutes les différences. Mais dans beaucoup de cas, plutôt que d’une véritable tolérance, qui n’exclurait pas la prise de position, le débat et la confrontation, il vaudrait mieux parler d’indifférence, de manque de conviction. On tolère parce qu’on n’a pas de critère de jugement qui pourrait amener à s’opposer. Et cela peut devenir dangereux; en effet, on peut craindre que ces « tolérants », faute de critères et de convictions, soient sans défense face à la séduction d’idéologies qui font fortement appel à l’affectivité et peuvent, paradoxalement, les faire basculer dans une intolérance radicale.

On voit toute la complexité des problèmes posés par le relativisme, problèmes politiques en particulier, découlant de l’ambiguïté due à sa double origine, réactionnaire d’abord, au sens le plus précis et le plus fort du terme, anti-rationnaliste et anti-universaliste, mais ensuite aussi humaniste, fondée sur le respect de l’autre, du différent de soi. Sa diffusion rapide, que ce soit chez les intellectuels ou idéologues qui le théorisent, ou plus largement et de façon informelle dans l’ensemble de la population, fait qu’on ne peut pas l’ignorer. Il fait partie du contexte idéologique dans lequel nous pensons et agissons.

Benjamin Matalon

1  On parle aujourd’hui surtout d’hétérogénéité ou d’incompatibilité entre cultures, mais pendant longtemps, en gros jusqu’au milieu du siècle, les arguments étaient plus « biologiques » ; on parlait plutôt de race, d’hérédité, d’atavisme. Ces justifications du rejet de l’autre se sont raréfiées, ce qui permet aux xénophobes de soutenir en toute bonne foi qu’ils ne sont pas racistes. Qu’on invoque la race ou la culture, il s’agit toujours d’affirmer un déterminisme rigoureux qui entraîne l’impossibilité de dépasser les différences, voire simplement de vivre ensemble.

2  Il faut noter que, malgré la volonté exprimée de limiter la religion à la sphère privée, le gouvernement a très tôt incité les protestants et les juifs à s’organiser, et a encouragé la création du Consistoire central Juif, et du Synode protestant, et il tente depuis plusieurs années de susciter un organisme semblable qui regrouperait et représenterait les musulmans. Et le Ministre de l’Intérieur est en même temps Ministre des Cultes...

3  Il y a évidemment de nombreuses autres différences. Les « Français de souche », en supposant que cette expression ait un sens, sont loin d’être homogènes. Mais toute différence ne suscite pas un sentiment d’appartenance communautaire.

4  Les « libéraux » américains (au sens que donnent à ce terme les philosophes de la politique, très actifs sur ce thème) et les « républicains » français ont en commun de ne vouloir prendre en considération que les individus. Mais ils différent évidemment par leur conception du rôle de l’Etat.

5  Il faut mettre à part les Indiens (les « native americans ») qui revendiquent, et qui ont obtenu, des droits spécifiques en tant que nations. Mais c’est un cas très particulier. La tentative de revendiquer, au cours des années trente, à l’incitation de la Troisième Internationale, la création d’un état noir dans le Sud n’a guère eu d’écho, même chez les Noirs, et a été une catastrophe pour l’antiracisme d’extrême-gauche.

6  Ces revendications concernent les « humanités » (littérature, histoire, philosophie, sociologie...). Les sciences ne sont guère concernées, malgré quelques tentatives de constituer une « science féministe ».

7  Il faudrait aussi mentionner une troisième composante de l’identité, la différenciation de la personne par rapport aux autres membres de son propre groupe. Avoir ainsi un moi fort permet de ne pas être trop dépendant du groupe, de pouvoir s’y opposer ou au moins de prendre ses distances. Mais ceci est un autre problème.

8  Tout trait commun ne suscite toutefois pas nécessairement ce sentiment d’appartenance. Par exemple, une femme qui reconnaît être battue par son mari pourra nier vigoureusement être une « femme battue ». Et la couleur des yeux, trait commun, partagé par de nombreuses personnes, n’entraîne aucun sentiment d’appartenance.

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