N°10 / Europe et identité Janvier 2007

L’« objectivité » journalistique : droit des citoyens, devoir des journalistes ?

Yeny Serrano

Résumé

Dans le cadre d’une thèse doctorale en sciences de l’information, de la communication et des médias portant sur le discours d’information médiatique et les confrontations armées, nous avons consacré une partie de notre étude à la question de l’« objectivité » journalistique. En effet, les professionnels de l'information sont censés réaliser leur travail informatif de façon "objective". Sur la base des travaux disponibles et des débats menés depuis des décennies (p.ex. Tuchman, 1972), nous avons voulu savoir comment l’objectivité est-elle définie et pourquoi elle constitue un critère important pour juger le travail informatif des médias de masse. Cet article présente les résultats de notre réflexion.

Is the journalistic “objectivity” the right of a citizen and the obligation of a journalist?
Within the framework of a PhD on Science of information, communication and media dealing with the media information discourse and armed conflicts, we have focused part of our study on the issue related to journalistic “objectivity”. In this regard, it is normally expected that journalists carry out their job following certain principles of “objectivity”. Based on existing documentation and ongoing debate over the past decades (for example Tuchman, 1972), we would like to have a better understanding of how “objectivity” is defined and why it has become an important element in assessing the work of mass media in providing information. This article summarizes the results of our analysis.

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Le rôle que les médias de masse jouent dans les démocraties occidentales ne cesse de susciter de nombreux débats et surtout de nombreuses critiques (Bougnoux, 1999; Lemieux, 2000, 2003; Mercier, 2004a, 2004b). Or, les médias peuvent remplir plusieurs fonctions dont celle d’informer nous intéresse plus particulièrement. De cette façon, si nous acceptons, avec Cornu, que la mission générale des médias de masse est d’informer les citoyens pour qu’ils puissent se former leur propre opinion (1994 : 88), nous accorderons que ces citoyens s’attendent à ce que les médias respectent la vérité et que les informations qu’ils proposent soient exactes (Cornu, 1994 : 89). Voici une question qui se pose : comment évaluer ou juger la vérité des informations à propos de la réalité ?

Nous constatons ainsi qu’« Informer », du latin informare qui veut dire mettre en forme (Figueroa, Valdés, 2003), en tant que notion, se rapporte à d’autres notions telle que celle de « réalité » et de « vérité ». En termes généraux, la réalité ferait référence à ce qui existe et ce dont nous faisons partie, donc à notre expérience avec le monde. La vérité, souvent comprise comme synonyme de réalité, serait ce qui est conforme au réel (Le Robert).

L’objectif de cet article est de discuter les apports de certains auteurs (Charaudeau, 1997, 2005 ; Cornu, 1994 ; Esquenazi, 2002) à la question de « vérité » et de « réalité ». Plus particulièrement, nous cherchons à comprendre les rapports de ces notions avec celle de l’« objectivité » de l’information. En effet, à l’origine de notre réflexion, nous voulions savoir pourquoi demande-t-on aux journalistes, ou du moins on attend d'eux, qu’ils nous montrent la « réalité telle quelle est » ? Qu’est-ce que signifie être « objectif », « neutre » ou « impartial » ? et quelle est l’origine de ce type d’exigences ? En d’autres mots, nous cherchions à savoir si une information « objective » serait donc un rapport « vrai » de la « réalité ».

Pour donner des éléments de réponse à ces questions, concentrons-nous tout d’abord sur la question de « vérité » et ensuite sur celle d’« objectivité ».

À propos de la « vérité »

Cornu affirme que la recherche du vrai dans l’information journalistique est soumise à la complexité des « ordres de vérité ». L’ordre de la vérité des faits et l’ordre de la vérité des formes d’expression journalistique (1994 : 351). D'ailleurs, la discussion sur la vérité dans le domaine journalistique semble se concentrer sur la question de l’« objectivité ». Ce critère de l’objectivité est à la base des critiques formulées à l’égard des journalistes et impose à ces derniers la « neutralité » et la prudence (Cornu, 1994 : 358-359).

Ainsi, pour certains la vérité serait dans les faits, alors que pour d’autres elle serait dans le discours tenu à propos de ces faits. Parmi ceux qui considèrent que la vérité est dans les faits, le rôle des médias consisterait à en rendre compte de la façon la plus objective possible de façon à nous faire voir la réalité telle quelle. Dire la vérité à propos de la réalité serait le devoir des journalistes. Ce qui serait possible uniquement s’ils restent objectifs, c’est-à-dire neutres, impartiaux, bref, qu’ils n’affichent pas de parti pris et qu’ils n’expriment pas leurs propres commentaires. Autrement dit, se limiter aux faits sans en donner des commentaires, car tout commentaire serait subjectif (Cornu, 1994 : 89, 358). Nous y reviendrons par la suite.

En parlant de la vérité qui concerne les médias, Charaudeau (1997, 2005) distingue la valeur de vérité des effets de vérité. En effet, affirme-t-il, si informer consiste à donner un savoir sous la forme d’un discours et s’il existe deux types de savoir : le savoir de connaissance (ou savoir objectif qui est propre aux sciences et qui concerne une représentation rationalisée sur l’existence des objets) et le savoir de croyance (ou regard subjectif sur les objets du monde), alors ce ne sont que les savoirs de connaissance qui peuvent être vrais, car ils sont produits avec des instruments scientifiques qui s’appuient sur l’évidence. Pour Charaudeau, les médias ne peuvent que produire des effets de vérité. Un effet de vérité c’est « croire vrai ». Cette croyance du vrai surgit de la subjectivité de l’individu. Pour lui, ce qui semble vrai est ce qui est partagé par d’autres et qui s’inscrit dans les normes de reconnaissance du monde. La véracité d’une information dépend donc des preuves qui la valident et qui sont fournies par les médias pour créer des effets de vérité. Ces preuves, dit Charaudeau, démontrent l’existence des êtres et des faits par désignation, car désigner un objet ou un fait atteste son existence, et reconstituent ce qui s’est déjà passé pour expliquer les motifs, les intentions et la finalité des faits. Autrement dit pour produire des effets de vérité ou pour qu’une information semble vraie, les médias la valident en reconstituant ce qui s’est déjà produit, en élucidant les causes et en précisant les conséquences (Charaudeau, 1997 : 44-49).

Dans une optique différente, d’autres chercheurs estiment qu’il n’y a de vérité qu’à propos d’une représentation de la réalité (Esquenazi, 2002 : 22 ; 2003). Pour Esquenazi, la notion de réalité couvre en même temps les notions de monde commun (Berger et Luckman, 1986 cités par Esquenazi, 2002 : 28) et d’espace social (Bourdieu, 1979 cité par Esquenazi, 2002 : 30). Dans leurs réalités, les êtres humains ont besoin tant d’appartenir à une communauté avec leurs semblables (réalité en tant que monde commun) que de s’y distinguer (réalité en tant qu’espace social) (Esquenazi, 2002 : 25-26).

L’intérêt de formuler ainsi la notion de réalité est de permettre de répondre aux critiques qui affirment que les médias représentent mal la réalité et qu’ils ne pourront jamais être objectifs ni vrais, car ils détournent la réalité. Mais cette manière de voir la réalité condamne à l’avance les médias car, en fait, nous ne parlons de vérité qu’à propos d’une affirmation concernant la réalité. Ce sont les mots qui représentent les objets et les faits qui seront jugées appropriées, justes ou vraies par le récepteur (Esquenazi, 2002 : 21-22). Pour évaluer la vérité d’une nouvelle, les gens utilisent deux critères : sa vraisemblance et son caractère vrai. Une nouvelle est vraisemblable quand elle est conforme aux attentes du public. Une nouvelle est vraie quand son contenu fait l’objet d’un consensus social. Ce consensus se fait à partir de la crédibilité de la source, de la crédibilité du journaliste et des preuves fournies. Bref, puisque le public en général n’a pas les moyens de juger de l’exactitude des faits rapportés par les médias, il apprécie surtout le caractère de vraisemblable (c’est-à-dire accorde aux attentes) (Esquenazi, 2002 : 70-72).

Aux origines de l’ « objectivité »…

Reprenons notre questionnement de départ : pourquoi demande-t-on aux journalistes, ou du moins on attend d'eux, qu’ils nous montrent la « réalité telle quelle est » ? Qu’est-ce que signifie être « objectif », « neutre » ou « impartial » ? et quelle est l’origine de ce type d’exigences ? Pour répondre à ces questions, il est utile d’analyser les origines du journalisme en tant que profession. À ce propos, le travail de Chalaby (1998) est intéressant.

Cet auteur explique comment l’abrogation des taxes imposées aux journaux, d’abord en l’Angleterre, entre 1855 et 1861, et ensuite dans le reste des pays occidentaux, est à l’origine de la naissance des entreprises de presse. Auparavant, la presse produisait des discours publicsi(Chalaby, 1998). Il s’agissait de journaux militants. Autrement dit, ils étaient rattachés et dépendaient d’un parti politique. Mais l’abrogation des taxes a entraîné une diminution considérable des coûts de production de journaux. Par conséquent, le tirage et le nombre de titres ont augmenté et le champ journalistique a pu se développer (champ dans le sens bourdieusienii).

Mais l’augmentation de la production n’avait de sens que dans la mesure où le nombre de lecteurs augmente également. C’est ainsi que le marché des lecteurs apparaît et les quotidiens commencent à circuler (Chalaby, 1998 ; Palmer, 1983). Dans ces conditions, les propriétaires de journaux se rendent compte que continuer avec une presse militante (liée à un parti politique) ne permettrait pas de faire face à la concurrence entre ces différents journaux. Il fallait trouver un discours adapté à tous types de publics. C’est ainsi que la formation du champ journalistique, affirme Chalaby, a engendré de nouvelles pratiques discursives dans la presse. Ces pratiques discursives ont par la suite influencé la production des discours de presse, ce qui est à l'origine de nouvelles stratégies discursives. En effet, les propriétaires de presse et les journalistes entrent en concurrence dans ce nouveau champ et le discours qu’ils produisent est l’arme principale pour emporter cette concurrence (Chalaby, 1998 : 32-47). Pour résumer, l’introduction de la logique marchande a modifié le discours de la presse et a favorisé l’apparition des médias de masse et du journalisme comme profession.

Lorsque le marché de lecteurs apparaît et que les propriétaires de journaux réalisent que le discours public n’est pas la meilleure stratégie pour faire face à la concurrence, ils décident de « dépolitiser » la presse. Le discours de presse sera désormais déterminé par des considérations économiques. Pourtant, précise Chalaby, la dépolitisation de la presse ne signifie pas sa « des-idéologisation » (Chalaby, 1998 : 77).

Désormais, ce n’est plus la position politique mais les news qui seront le produit principal des nouveaux médias de masse. Ce nouveau produit discursif, les news, permet aux journaux de se positionner dans le champ journalistique.L’information non partisane (c’est-à-dire les news sans idéologie politique affichée explicitement) devient le produit essentiel de la presse. Les débats politiques cessent d’être le sujet principal des journaux. Dorénavant, ce sont les sports, les informations de société, les faits divers et les nouvelles sensationnelles qui rempliront les pages des journaux (Chalaby, 1998 : 89-100).

Les nouvelles pratiques discursives permettent aux journaux d’offrir la garantie aux nouveaux lecteurs qu’on ne cherche pas à les convaincre de quoi que ce soit (Chalaby, 1998 : 67-105). Parmi les nouvelles stratégies discursives, les journaux imposent la réduction de la taille des articles afin d’éviter les détails et de tomber dans la politique de parti (Palmer, 1983 : 17-19). Une autre stratégie discursive consiste à imposer le style de la pyramide inversé (l’essentiel de l’information est concentré dans le lead ou paragraphe d’attaque d’un article) et le modèle des « 5W » (de l’anglais : who, what, when, where, whyiii). En effet, le fait d’exiger au journaliste d’écrire un article court le contraint à se concentrer sur l’essentiel, réduisant ainsi les possibilités d’entrer dans les détails et d’exprimer des commentaires partisans. L’objectif est de rester purement descriptif afin d’éviter de gêner les lecteurs avec des commentaires personnels ou politiques. Actuellement, nous trouvons un exemple typique dans le type d’« informations » fournies par les journaux gratuits en Europe (20 minutes ou Le Matin Bleu en Suisse romande par exemple). Deux nouveaux genres discursifs voient le jour également : l’interview et le reportage (Palmer, 1983 : 65-100 ; Chalaby, 1998 : 127-130). Toutes ces stratégies sons censées garantir des articles de presse courts et non partisans (Neveu, 2001 : 63), donc, aptes à tout type de public.

Parmi les stratégies introduites dans le champ journalistique pour réussir à dépolitiser la presse, la plus significative est, sans doute, l’introduction de l’« objectivité ». Nous reprenons la définition formulée par Chalaby (1998) qui affirme que l’« objectivité » comme norme journalistique apparaît pendant le processus de séparation de la presse avec les partis politiques. Elle est définie par un ensemble de normes telles que la neutralité (mentionner tous les camps qui s’opposent sur une question), l’impartialité (ne pas prendre parti), l’équilibre (donner le même espace à tous les camps opposés) et la factualité (rapporter des faits sans donner des commentaires), comme garantie de non parti pris (Chalaby, 1998 : 130-131). En d’autres mots, pour montrer une certaine distanciation à propos de ce qu’ils disent, les nouveaux professionnels de la presse se limiteront à la description des faits sans qu’aucune opinion soit explicite. De même, ils veilleront à rapporter les faits de manière exacte sans accorder plus d’importance à un acteur social par rapport à un autre. La factualité, l’exactitude et la complétude deviennent des exigences professionnelles pour assurer un discours qui n’exprime aucune opinion mais qui se limite à décrire les faits.

L’objectivité ainsi définie, devient une des principales normes qui conditionnent le discours journalistique. Elle est également indispensable aux agences de presse pour pouvoir vendre leurs produits à plus de journaux. L’objectivité, en tant que stratégie discursive, a aussi permis aux entreprises médiatiques naissantes d’assurer un marché de lecteurs de plus en plus rentable et donc de maximiser leur profit. De plus, l’objectivité comme norme est possible grâce à l’indépendance financière puisque les journaux n’étaient plus financés par les partis politiques mais par la publicité. Cette indépendance financière engendre et renforce en même temps la concurrence à l’intérieur du champ (Chalaby, 1998 : 130-140).

Pour toutes ces raisons, dit Chalaby, nous ne pouvons pas espérer que la presse commerciale remplisse un rôle identique à la presse préjournalistique. Alors qu’auparavant ce rôle était essentiellement politique, les nouveaux médias de masse sont principalement des entreprises et en tant que telles, leur principal objectif est le profit économique (Chalaby, 1998 : 190).

Vérité et objectivité

Le détour par la sociologie du journalisme (Chalaby, 1998 ; Lemieux, 2000 ; Neveu, 2001 ; Palmer, 1983) permet de comprendre non seulement l’exigence de l’« objectivité » comme norme journalistique dans le cadre d’une stratégie de concurrence économique à l’intérieur du champ journalistique, mais aussi de comprendre la question de la « vérité » de l’information. Nous pouvons donc affirmer, que l’objectivité est surtout l’idéal d’une presse qui se veut apte à tout type de public et non partisane d’une position politique quelconque. Par conséquent, dire qu’une information doit être objective pour remplir son rôle civique n’a pas tellement de sens dans la mesure où, nous l’avons dit, son origine est la concurrence économique entre médias.

Donc, l’objectivité n’est pas une garantie de « vérité » mais une stratégie discursive conçue dans un but économique. De plus, dit Cornu (1994 : 362), c’est une illusion de continuer à penser que l’objectivité est le résultat d’une exigence visant à séparer les faits des commentaires et à ne pas prendre parti. Cette objectivité permettrait de donner un compte rendu exact et fidèle de la réalité. De ce point de vue, l’intervention du journaliste comme individu dans le discours d’information n’est pas reconnue. Il faut dire que même si le journaliste masque sa présence dans son discours par des procédés linguistiques, celui-ci sera toujours à l’origine de ce discours : Le journaliste est en même temps un observateur, un interprète et un narrateur. Pour Cornu, l’information est donc le résultat de ces trois ordres qui impliquent sans cesse l’intervention du professionnel de l’information dans son discours (1994 : 472).

Ainsi, la vraisemblance n’est qu’un piège (Neveu, 2001). La présence du journaliste en tant qu’individu, même masquée, ne peut pas être niée (Cornu, 1994). Même si les professionnels de l’information ont développé une série de marqueurs discursifs de l’objectivité (comme garante de neutralité : séparation faits – commentaires) tels que les guillemets, le discours rapporté, le rapport des données factuelles, la prudence, la priorité aux sources institutionnelles, etc. Tous ces critères ne fonctionnent pas comme garants de neutralité (pas de parti pris) mais ils sont plutôt un dispositif de protection contre les critiques, notamment de manque d’objectivité. Ceci dit, les récepteurs attendent un discours prétendu « objectif » et ils le reconnaîtront à partir de l’utilisation de ces critères. De cette façon, les journalistes produisent des récits reçus comme vrais par le public. Autrement dit, à partir des attentes du public, les journalistes produisent des discours « vraisemblables » mais pas forcément « vrais ». Pour cela, ces professionnels de l’information utiliseront des cadres interprétatifs qui réduisent la complexité de la réalité (Esquenazi, 2002), ils favoriseront des formes narratives qui organisent le monde ainsi que des procédés linguistiques et certaines formules qui peuvent véhiculer des stéréotypes (Neveu, 2001 : 62-71). Le but ultime de tout cela, étant de maintenir leur audience et de l’emporter sur la concurrence dans le champ médiatique.

Journalisme et objectivité : le journalisme anglo-saxon plus « objectif » que le journalisme d’origine latine ?

À présent, nous voulons discuter une distinction, souvent établie, entre journalisme anglo-saxon et journalisme latin. Le premier serait « objectif » car il oblige les journalistes à distinguer continuellement les faits des commentaires ; alors que le deuxième, venant surtout du domaine de la littérature, serait plus « engagé » (Neveu, 2001 : 9-16). Pourtant, cette distinction se relève malheureuse. Nous venons de clarifier que l’objectivité comme garantie de dépolitisation de la presse obéit à des considérations économiques. Ce qui veut dire que tout média commercial a intérêt à développer des stratégies, notamment discursives, qui lui permettront d’être plus concurrent dans le champ médiatique.

Pour élucider ce point, nous ferons appel aux travaux de Cyril Lemieux (2000, 2003, 2004). En effet, en analysant les pratiques journalistiques de plusieurs pays, ce chercheur a constaté que le journalisme comme profession a évolué différemment dans les pays anglo-saxons et dans les pays latins. Les normes journalistiques nées avec ce qu’on pourrait appeler l’américanisation de la presseiv sont arrivées plus tardivement en Europe continentale.

Lemieux a mis en évidence que les journalistes anglais, français, italiens et allemands privilégient tous, les normes qui assurent un discours non partisan vendable à la plupart des lecteurs possibles. Seulement, tous ne l’appellent pas « objectivité ». À titre d’exemple, il a constaté une forte tendance chez les journalistes français à exprimer que l’« objectivité » n’est pas possible. Pourtant, cela ne veut pas dire, que dans la pratique, les journalistes français ne se forcent pas à séparer les faits des commentaires. Il s’agit seulement des styles nationaux différents dans les pratiques journalistiques. Affirmer que les uns sont plus « objectifs » que les autres ne fait que reproduire un stéréotype et ne permet pas non plus de mettre en rapport les pratiques et les règles respectées par les journalistes pour exercer le mieux possible leur profession (Lemieux, 2004).

En guise de conclusion

Nous dirons qu’à propos de la vérité des informations fournies par les médias sur la réalité, la réalité, extérieure à nous, est complexe, plurielle et se présente pour chacun de façon particulière (Esquenazi, 2002). Chaque individu rend compte de « sa » réalité et estime qu’une information est vraie ou fausse à partir de sa propre expérience. Pour cette raison le critère de vraisemblance s’avère plus pertinent. Nous ne pouvons pas dire que l’expérience est vraie ou pas. D’ailleurs, il arrive souvent qu’on ne puisse pas assurer que les faits décrits, par les médias par exemple, se sont « vraiment » produits ni qu’ils sont les seuls à être arrivés. Nous pouvons seulement dire si les énoncés qui décrivent la réalité nous semblent vrais ou pas. À partir de la propre expérience, chaque individu jugera de la valeur de vérité des informations diffusées par les médias en fonction de leur vraisemblance et de ce qui les rend plus ou moins vraies.

Quant à l’objectivité de l’information, nous acceptons avec Chalaby (1998) et Lemieux (2000) qu’elle fait partie d’un ensemble de stratégies discursives conçues dans un but économique. Ces stratégies sont propres au champ journalistique. Ce champ est à son tour lié au développement de la démocratie et à l’expansion du capitalisme. Le fait que le journalisme soit lié à l’essor de la démocratie, explique en partie pourquoi l’objectivité est revendiquée par les médias comme un droit démocratique qui est nécessaire à l’accomplissement de leur mission civique face à la société.

Il est évident que, surtout avec des sujets délicats comme les guerres, certains faits survenus dans la réalité de la confrontation armée ne sont pas transmis par les médias ou qu’ils sont délibérément déformés (par exemple le cas du faux charnier à Timisoara). Tout de même, le public peut estimer ces informations vraisemblables ou même vraies. Car même s’il ne peut pas être sûr de l’existence des faits, le public peut juger l’information à partir de sa propre expérience, de la crédibilité du média, du journaliste et des preuves fournies. De même, sur la base du « contrat d’information médiatiquev » (Charaudeau, 1997, 2005) existant entre les médias et leurs récepteurs, ces derniers auront tendance à attendre que les médias leur fournissent une information objective et donc plus proche de la vérité.

Néanmoins, cette attente du public est construite sur une mauvaise compréhension du fonctionnement médiatique. Même si les médias revendiquent l’objectivité comme une obligation démocratique, à l’origine elle obéit à des considérations économiques. En effet, une partie de ces critiques adressées aux médias s’expliquent par l’incompréhension de l’origine de l’objectivité. Si l’objectivité continue à être revendiquée comme une garantie de vérité, le public continuera à attendre que les médias fournissent la vérité. Lorsqu’il jugera que les informations fournies ne sont pas vraisemblables (au sens d’Esquenazi, 2002), les médias seront critiqués pour leur « manque d’objectivité ».

i  En anglais : public discourse. Ce sont les termes dans lesquels Chalaby désigne le type de presse qui existait avant l’apparition du journalisme. Ce discours public était produit par les publicists. Leur discours était déterminé par leurs convictions politiques, alors que les journalistes aujourd’hui sont contraints à dissocier leurs activités professionnelles de leurs croyances politiques (Chalaby, 1998 : 9-17).

ii  « La notion de Champ désigne un espace social relativement autonome, structuré par des jeux de rivalités dont la limite est une commune adhésion des participants à des enjeux et des valeurs »(Neveu, 2001 : 36).

iii  Qui, Quoi, Quand, Où, Pourquoi.

iv  Ce terme fait référence au journalisme qui privilège les faits et qui les distingue clairement des commentaires.

v  D’après Charaudeau, il s’agit d’un accord qui régit les relations média - récepteur selon lequel, les médias s’engagent par exemple à informer le public et ce dernier à rester fidèle à condition que le contrat soit respecté.

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