N°10 / Europe et identité Janvier 2007

Normativité des choix sociométriques et différences socio dynamiques dans la représentation sociale des relations entre nations européennes

Daniel Gilibert, Rachel Morlot, Philippe Castel

Résumé

Normativity effects in sociometric choices and sociodynamic differences in the social representations of relations between European nationalities.
Exploring sociometric choices between 39 different nationalities within Europe, we identified a social representation of relationships between these nations. These choices (made by one’s own nationality and supposedly made by others) enabled us to verify and understand a sociocentrism effect as well as a normative effect within the choices made by three nations (a French sample, a Polish one and a Czech one).
Within all samples, the subjects’ nation centralized the higher number of links with others (emitted choices and received ones). However, this sociocentrism has a quite different meaning for each of the three examined representations. Within the French representation, the French (n=317) consider they would receive more choices than others, and they emit fewer choices than they receive, in a selective way toward who is supposed to choose them. Within the Polish representation, the Poles (=169) also consider they would receive more choices, but they emit their choices especially toward the western nationalities. As regards the Czech representation, the Czech nationality (n=327) is the only one which emits more choices than it receives and especially toward the western nationalities too.
Beyond this sociocentrism, a large consensus emerged: dominant nations were clearly identified as the most often chosen: Germany, England and other founder member nations of the European Community…. The choices of each sample was nearer this consensus than the other nationalities were supposed to be. The more a nationality was supposed to be near this consensus, the more it was likely to be chosen. A selected and valuable norm of choice emerged with which the members complied to choose their partners.

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Normativity,  Sociometry - Social Representation,  European relations - sociocentrism

Vue d’ensemble :

En ayant recours à trois échantillons nationaux d’étudiants, Français (n=317), Polonais (n=169) et Tchèques (n=327), nous explorons les choix supposés émis entre les 39 nationalités européennes afin de décrire la représentation des relations entre ces nations. Les participants devaient indiquer avec quelles autres nationalités chacune des 39 nationalités souhaiterait avoir des relations. La prise en compte des choix supposés permet de vérifier et d’interpréter les effets de sociocentrisme (i.e. : supposer que son pays est le plus central en terme de relations) ainsi que la normativité des choix faits et supposés provenir des autres nations (émergence d’une hiérarchique des préférences).

Pour les trois échantillons, la nation d’origine cumule le plus grand nombre de liens avec les autres. Néanmoins de grosses différences apparaissaient en terme de positionnement statutaire et sociodynamique. Les Français s’attendent à être le plus souvent choisis par les autres mais ils souhaitent peu développer de relations en retour. Ils semblent même sous-estimer les relations existantes entre les autres. Les polonais émettent quasiment autant de choix qu’ils s’attendent à en recevoir. Les tchèques s’attendent à être peu choisis et compensent en souhaitant développer des relations avec les autres. Les Polonais et les Tchèques optent pour des choix orientés vers les pays l’Ouest, bien qu’ils s’attendent à être choisis par les voisins de l’Est.

Un consensus fort apparaît dans les choix émis par le trois nationalités : des nations de l’Ouest émergent comme leaders clairement sollicités et ce de façon consensuelle : Allemagne, Angleterre et autres pays initiateurs de la communauté européenne... Cette « norme de choix » apparaît également dans les choix que les sujets supposent être ceux des 36 autres nations. Les préférences de chaque nationalité répondante sont néanmoins plus proches de « cette norme de valeur » qu’elles n’imaginent que c’est le cas de la part des autres. De plus elles orientent leurs choix vers les autres à la condition que leurs choix supposés respectent cette norme. La discussion porte sur l’intérêt d’une telle méthodologie pour rendre compte et prédire les relations géopolitiques entre nations au sein de l’Europe.

Introduction

La présente contribution a pour objet la représentation des relations au sein de l’Europe et l’exploration des processus psychosociaux qui structurent cette représentation. A cette fin, nous revisiterons des données recueillies et partiellement analysées par Morlot et Journiac (2001). Outre la stabilité des représentations observées au fil du temps, ces premières analyses mettent en évidence un sociocentrisme national fort au sein de la représentation française des relations supposées entre nations européennes. Nous vérifierons cette observation au sein de deux autres échantillons nationaux supplémentaires, Polonais et Tchèques, dont les réponses avaient été collectées selon la même procédure et à la même époque. Le « sociocentrisme national », qui nous intéressera plus particulièrement, est défini dans ces premières analyses par le nombre total de relations supposées avec d’autres nations : la nation d’origine est représentée comme l’élément le plus central, au sein de la représentation des relations européennes, dans la mesure où elle serait celle qui centralise le plus d’associations avec les autres nations. Cette mesure du sociocentrisme est en fait constituée de choix dont la nation s’attend à faire l’objet de la part des autres mais aussi de choix qu’elle émet vers les autres.

La répartition de ces différents choix, émis et reçus, est à prendre en compte du point de vue sociométrique. En effet, elle peut traduire un positionnement statutaire différent au sein de l’Europe notamment au niveau sociodynamique. Après le vote sur la constitution européenne et le refus qu’elle a suscité notamment auprès des Français ou dans d’autres pays où elle est soumise au référendum national, on peut se demander si certaines nations ne s’estiment pas plus centrales que les autres et si elles n’éprouvent pas moins que d’autres le besoin de s’affilier. De fait, la démarche que nous proposons ici se différencie radicalement de celle des recherches plus conventionnelles visant à déterminer les processus d’identification et d’autocatégorisation des individus à des niveaux régionaux, nationaux versus européen (Echebarria, Elejabarrieta, Valencia & Villerreal, 1994 ; Huici, Ros, Cano, Hopkins, Emler & Carmona, 1997 ; Chryssochoou, 2000 ; de la Bare, 2001 ; Crips & Hewstone, 2001 ; Weber, Mummendey & Waldus, 2002 ). Tout en postulant que les nations s’identifient à l’Europe, celles-ci peuvent se positionner différemment en termes sociodynamiques du fait des relations qu’elles pensent entretenir et de celles qu’elles souhaitent développer avec leurs partenaires.

La démarche que nous avons utilisée est donc clairement inspirée de la méthode sociométrique, bien qu’elle soit cette fois appliquée à des relations internationales. En effet, il s’agit ici de faire émerger au travers de calculs mathématiques les propriétés psychologiques des relations au sein d’un ensemble (Moreno, 1970) et plus précisément de faire émerger les propriétés psychologiques des relations perçues entre un ensemble de nations. Initialement la méthode sociométrique permet d’appréhender les relations à au moins trois niveaux. Elle permet (1) tout d’abord d’identifier les relations qu’une entité entretient avec son groupe, (2) puis de comparer les relations entretenues par différentes entités et, enfin (3), de faire émerger la structure de l’ensemble du groupe (Maisonneuve, 1993). En s’inspirant de ces objectifs, nous souhaitons explorer la centralité conférée à la nation d’origine, au sein des trois représentations nationales. Pour ce faire, les résultats seront analysés en trois temps.

Dans un premier temps, au sein de chacune des représentations nationales, traitées successivement, nous analyserons de façon descriptive la contribution des choix émis et des choix reçus au sociocentrisme national, en les comparant aux choix supposés émis et reçus par les autres nationsi. Cela nous permettra de vérifier, qu’y compris pour les choix émis et reçus, la nation d’origine se représente comme centralisant plus de relations que les autres et même plus que l’autre nation qu’elle estimerait la plus centrale. En effectuant la différence entre les choix reçus et les choix émis, nous tenterons de mettre au jour les effets sociodynamiques liés au fait de se démarquer en qualité de nation sollicitée ou initiatrice de relations avec les autres. Cela nous permettra d’appréhender la façon dont chaque nation tente de se présenter comme plus centrale que les autres et le statut qu’elle se confère dans l’ensemble européen : nation sollicitée, nation initiatrice de relations ou entretenant de façon réciproque de nombreux liens.

Dans un second temps, nous comparerons l’orientation de ces choix émis, attendus et supposés existant entre les autres pour les diverses représentations, en les rendant équiprobables (les échantillons n’étaient pas de taille identique nous avons recalculé les occurrences rapportées à une taille d’échantillon constant, à savoir la taille du plus petit des trois échantillons utilisés pour les comparer entre eux). Ceci nous permettra de savoir si les effets de « sociocentrisme » sont plus forts dans une représentation que dans les autres, tout en prenant en considération l’intensité perçue des choix entre les autres nations. En effet, selon Taguiri et Petrulo (1958) ou encore Maucorps et Bassoul (1950, cités par Maisonneuve, 1993, p. 97 et 99), la perception qu’une entité se fait des choix des autres influence la dynamique des relations et change la signification de ses choix (Initie t-on autant de relations que les autres ? S’attend t-on à faire l’objet d’autant de choix que les autres ? Les autres sont-ils fortement liés entre eux ?).

Dans un troisième et dernier temps, nous ferons émerger les éléments convergents de ces trois représentations. Il ne s’agira plus de caractériser la centralité dont se crédite chaque nation, mais de faire apparaître les autres pays émergeant de façon consensuelle comme étant les plus choisis au sein des diverses représentations des relations européennes. Nous essaierons alors de mettre à jour des effets socionormatifs : nous nous attendons plus précisément (1) à ce que les choix supposés émis par les autres fassent émerger un fort consensus, une « norme de valeur » dans leurs choix, (2) à ce que les choix émis par chaque nation répondante se rapprochent plus de « cette norme de valeur » qu’elle n’imagine que les autres nations ne le feraient (effet Primus Inter Pares.) et (3) qu’elle oriente ses choix vers les autres nations en fonction de leur conformité à cette norme. Rappelons qu’on se présente volontiers comme faisant des choix plus conformes aux normes en vigueur, que ne le feraient les autres (Jellison & Green, 1981 ; Beauvois, Gilibert, Pansu & Abdellaoui, 1998 ; Gilibert & Cambon, 2003 ; Pansu, Tarquinio & Gilibert, 2005). Il s’agit là d’un effet largement établi de conformité supérieure de soi (Codol, 1975). Au sein d’un ensemble humain chaque entité se représente comme étant la plus conforme aux normes du groupe.

Procédure

Au niveau de la procédure, trois échantillons nationaux d’étudiants ont participé à l’étude (317 Français, 169 Polonais et 327 Tchèques). L’étude était présentée comme une étude sur « les représentations des rapports interpersonnels en Europe ». Les participants devaient indiquer, sur une liste identifiant 39 nationalités européennes numérotées, avec quelle autre nationalité chacune souhaiterait entretenir des relations, de leur point de vue. Pour ce faire, les sujets devaient reporter le numéro correspondant au(x) partenaire(s) choisi(s) ou potentiellement choisi(s) par chaque nationalité. La liste des 39 pays, dont l’ordre de présentation était aléatoire, était issue de l’Europe géographique et politique. La consigne était la suivante « Nous vous demandons pour chaque Européen d’indiquer avec quel(s) autre(s) Européen(s), il aimerait le plus avoir des contacts personnels ».

Sur la base des réponses de chaque échantillon, une matrice de choix a été produite avec les trente-neufs nationalités émettrices en abscisse et les mêmes trente-neufs nationalités en ordonnée comme réceptrices. Le nombre total de choix faits par l’échantillon, d’un pays vers un autre, apparaissait dans cette matrice. Les sommes en ligne et en colonne permettent de déterminer respectivement le nombre de choix émis et le nombre de choix reçus pour chaque nationalité. L’addition de ces deux nombres représente « le nombre total de choix » servant d’indice d’association et de centralité (Morlot & Journiac, 2001).

Résultats

Présence d’un sociocentrisme au sein de chacune des trois représentations nationales

Il apparaît tout d’abord, au sein de chacune des trois représentations explorées, que la nation qui l’a produite s’y positionne de façon plus centrale qu’elle n’imagine que les autres nations puissent l’être. En effet, le nombre de choix impliquant la nation d’origine est plus important que le nombre moyen de choix supposés impliquer une autre nationalité européenne. Le nombre de choix impliquant la nation d’origine est également plus important que le nombre de choix supposé impliquer l’autre nation qui apparaît au second rang comme la plus centrale : l’Allemagne. Ceci est vrai qu’il s’agisse de la représentation française (1449 contre 286 en moyenne et 535 pour l’Allemagne, Tableau 1), de la représentation polonaise (905 contre 334 en moyenne et 814 pour l’Allemagne, Tableau 2) ou de la représentation tchèque (1358 contre 434 en moyenne et 900 pour l’Allemagne, Tableau 3).

L’effet de sociocentrisme est donc présent au-delà de toute attente : pour chacune de ces trois représentations, le nombre total de choix concernant la nation d’origine est même systématiquement supérieur au nombre de choix le plus élevé des 38 autres nations. On peut alors imaginer qu’il a été plus aisé pour chacune de ces nationalités d’établir les choix émis et reçus par leur propre pays, que de le faire à la place d’un autre. Ainsi, la connaissance plus importante qu’on peut avoir de son pays plutôt que d’autres plus lointains (relations de voisinage, positionnement géographique et géopolitique… Rosa, 2001 ; Petrenko, Mitina & Bertnikov, 2003) pourrait être une interprétation en soi suffisante pour rendre compte du sociocentrisme national émergeant à un niveau purement quantitatif. Néanmoins, pour mieux caractériser les choix rapportés, nous avons souhaité comparer, à un niveau plus qualitatif, la répartition de ces choix émis ou supposés reçus au sein de chaque échantillon. Rappelons que, d’un point de vue sociométrique ou relationnel, faire l’objet de choix ou choisir d’initier des relations avec les autres ne traduit pas le même positionnement statutaire ou stratégique. De plus, comme le note Chryssochoou (2000), des différences fortes de statut, de positionnement et de motivations à l’adhésion peuvent exister d’un pays à l’autre au sein de l’Union européenne. De son étude, portant sur un échantillon Français et sur un échantillon Grec, il ressort que les Français, à la différence des Grecs, se jugent mieux ou tout au moins aussi positivement que la plupart des autres nations européennes sur de nombreuses dimensions (politiques, économiques et culturelles). De plus, pour les Français, la participation à l’Europe est justifiée au regard des effets de la globalisation de l’économie, sans être perçue pour autant comme une nécessité pour la vie du pays. A l’opposé, pour les Grecs, la participation à l’Europe est perçue comme une nécessité vitale pour leur pays, et ils se présentent comme clairement dépendants des autres pays européens pour leur avenir. Ces éléments suggèrent que la France se positionnerait comme une nation sollicitée plutôt que demandeuse de relations avec les autres.

Sociocentrisme de la représentation française : la prévalence des choix reçus

Se positionnant de façon centrale au sein des relations européennes (nombre total de choix associés : 1449 ; tableau n°1), la France se positionne également comme émettant plus de choix (468) que les autres nations européennes en moyenne (156) ou même que l’Allemagne qui arrive au second rang avec deux fois moins de choix émis (250). Concernant les choix reçus, la différence est nettement plus marquée, puisque la France se positionne comme recevant jusqu’à sept fois plus de choix qu’une autre nation européenne en moyenne (981 au lieu de 130) et trois fois plus que l’Allemagne qui arrive au second rang (981 au lieu de 285). Le sociocentrisme national de la France existe donc tant dans les choix émis que reçus. Néanmoins, il est à noter que le nombre de choix supposés reçus par elle est deux fois plus important que le nombre de choix émis (981 contre 468). Cette prévalence du nombre de choix supposés reçus se retrouve tant en comparaison avec les nombres de choix supposés émis et reçus en moyenne pour une autre nation (156 et 130) qu’en comparaison avec l’autre pays qui en reçoit le plus, l’Allemagne, pour laquelle la prévalence des choix reçus est bien moindre (250 et 285). La différence entre choix reçus et émis par la France la positionne clairement comme la nation la plus sollicitée au sein de cette représentation, plus qu’un autre pays en moyenne (-26).

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Tableau 1 : Nombre total de choix, nombres de choix émis et supposés reçus par les sujets Français et supposés de leur part pour les autres nations.

2. Pour les choix supposés concernant les autres pays, les choix émis par la nationalité répondante vers ces pays ont été retranchés, de sorte à ce que ces choix traduisent uniquement les choix supposés entre ces autres pays, sans que n’entrent en jeu les préférences de la nationalité répondante. Cette mesure pourrait encore être affinée en ajoutant seulement le nombre de choix émis en moyenne par la nation d’origine vers un autre pays (moyenne en bas de tableau 4). Quelque soit le mode de calcul, les résultats ne changent guère de signification.
3. Le calcul de la différence (Nb de Choix reçus - Nb de Choix émis) nous permet de suppléer à l’absence de choix de rejets de façon générale ou face à un pays donné. Il permet aussi et surtout de faire apparaître les effets sociodynamiques dans entre choix émis et attendus en retour (par qui s’attend on à être sollicité ? et envers qui est-on demandeur de relations ?).

Un aperçu des choix supposés reçus par la France en provenance des autres et des choix émis par elle (voir tableau n°4) présente systématiquement plus de choix supposés reçus par la France que de choix émis par elle (38 fois pour les 38 autres pays présentés !). Parmi les pays présentés comme les plus désireux de relations avec la France (choix supposés reçus par elle - choix émis par elle), arrivent en premier des pays limitrophes (les petits pays du Benelux : Belgique, Luxembourg, Hollande, ainsi que l’Angleterre, le Portugal…). Même les pays historiquement forts et partenaires dans la constitution de la communauté européenne comme l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne sont présentées en position de demandeurs même si c’est dans une moindre mesure. Seuls quelques pays de l’Est apparaissent parmi ces pays demandeurs : des pays avec lesquels la France a entretenu des relations historiques ou culturelles, vers lesquels elle émet néanmoins peu de choix (Roumanie, Pologne, Russie…). Les pays qui paraissent les moins demandeurs sont en fait des pays d’Europe centrale ayant émergé récemment, par lesquels la France s’attend à être peu choisie mais vers lesquels elle émet elle-même peu de choix.

Enfin, en mettant en corrélation les choix émis et reçus par la France, un indice de corrélation extrêmement fort entre choix émis et reçus apparaît (r=+0,94)ii. Ceci signifie que la France choisirait des nations de façon extrêmement sélective : elle émet prioritairement ses choix vers des nations centrales dans l’histoire de la constitution de l’Europe et par lesquelles elle s’attend clairement à être choisie et sollicitée, négligeant alors d’autres nations émergeantes.

Sociocentrisme dans la représentation polonaise : contribution des choix émis et reçus

Comme pour la représentation sociométrique française, la représentation sociométrique polonaise fait émerger la Pologne comme le pays centralisant le plus de relations, y compris devant l’Allemagne, l’autre pays le plus central au second rang (tableau n°2). La Pologne se présente également comme recevant plus de choix qu’elle n’en émet (425 contre 381). Néanmoins, les choix reçus ne semblent pas seuls responsables de sa centralité : la Pologne ne se positionne qu’à ex-equo avec l’Allemagne pour les choix reçus (524 contre 523, mais bien sûr toujours plus qu’un autre pays en moyenne ne reçoit de choix : 160). C’est par le biais des choix émis que la Pologne se positionne comme plus centrale que l’Allemagne (381 contre 291, et 174 pour un autre pays en moyenne). Elle ne se positionne pas non plus en première place des pays sollicités mais au quatrième rang seulement, loin derrière l’Allemagne qui arrive en tête (avec une différence entre choix émis et reçus de 143 seulement contre 232).

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Tableau 2 : Nombre total de choix, nombres de choix émis et supposés reçus par les sujets Polonais et supposés de leur part pour les autres nations.

L’observation des choix supposés reçus par la Pologne et émis par elle vers les pays correspondants (voir tableau 4) fait apparaître que, si la Pologne se présente comme sollicitée plutôt que demandeuse de relations pour 25 autres nations (essentiellement des pays de l’Est même s’ils sont limitrophes pour certains, comme la Russie, l’Ukraine, la Slovaquie, la Roumanie ou la Lituanie), elle se présente comme demandeuse plutôt que sollicitée par 11 autres nations (essentiellement des pays de l’Ouest comme La France, l’Angleterre ou l’Allemagne…). Dans l’ensemble, le nombre de choix émis et reçus concernant la Pologne ne sont que partiellement liés (r=+0,55). En d’autres termes, parmi les pays qui sollicitent le plus la Pologne, sans équivalence de sa part, certains doivent  cette asymétrie au fait qu’ils la sollicitent de façon importante (Tchéquie, Slovaquie, Lituanie), alors que d’autres le doivent au fait que la Pologne ne souhaite pas avoir des relations avec eux (Russie, Ukraine, Roumanie, Slovénie, Lettonie). De la même façon, parmi les nations que la Pologne sollicite, la France doit cette position surtout au fait d’être extrêmement sollicitée par la Pologne alors que d’autres pays la doivent également au fait qu’ils ne solliciteraient guère plus la Pologne que la moyenne (Allemagne ou Angleterre).

Les choix émis et reçus ne sont donc que très partiellement liés. Néanmoins, une asymétrie Est/Ouest se dégage fortement dans le positionnement  sociodynamique de la Pologne qui choisit de délaisser ses anciens partenaires de l’Est au profit de divers pays puissants au sein de l’Europe de l’Ouest.

Sociocentrisme de la représentation tchèque : la prévalence des choix émis

Pour la Tchéquie, une fois encore, un fort effet de sociocentrisme est observé puisqu’elle se positionne comme centrale par un nombre total de relations plus important qu’un autre pays en moyenne (1358 contre 434) et plus que l’Allemagne qui arrive au second rang du nombre total de choix (900, voir tableau 3).

La répartition des choix émis et reçus est cette fois plus surprenante. En effet, la Tchéquie émet presque deux fois plus de choix qu’elle n’en reçoit (815 contre 543) ce qui n’est pourtant pas le cas en général dans les choix qu’elle attribuent en moyenne aux autres pays (224 contre 210). Elle ne se positionne qu’au second rang derrière l’Allemagne, pour ce qui est des choix émis (543 contre 590). C’est pour le nombre total de choix, semble bien provenir essentiellement du nombre de choix émis. En effet la Tchéquie se positionne comme émettant presque trois fois plus de choix que n’en émet l’autre pays qui, de son point de vue, est le plus demandeur de relations avec les autres : la Slovaquie (815 contre 333). Qui plus est, si l’on effectue la différence entre choix émis et reçus, la Tchéquie se positionne non pas comme le pays le plus sollicité mais comme le pays le plus demandeur et ce de très loin devant l’autre pays qu’elle considère le plus demandeur selon elle : la Pologne (-272 contre -185).

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Tableau 3 : Nombre total de choix, nombres de choix émis et supposés reçus par les sujets Tchèques et supposés de leur part pour les autres nations.

Concernant les relations que la Tchéquie entretient avec les autres pays, on constate encore une réciprocité partielle des relations puisque les choix émis et reçus vers chacun des autres pays sont en partie corrélés (r=+0,66) mais sans pour autant être basés uniquement sur la réciprocité. La Tchéquie se positionne comme « sollicitée » par très peu de pays et de façon marginale (seulement 13 sur 38 voir tableau 4), dont deux pays limitrophes, la Slovaquie puis la Pologne, avec pourtant une certaine réciprocité de choix émis de sa part. Seulement deux pays semblent être évités par elle : la Hongrie et la Croatie. Parmi les nombreux pays qu’elle sollicite, on observe également différents cas de figure : sollicitation sans retour attendu, comme pour la Suisse et l’Angleterre, ou avec un retour partiel, comme pour l’Autriche, l’Allemagne et la France. La plupart du temps, les relations et sollicitations vers les pays de l’Est  sont rares, à l’exception de la Russie et l’Ukraine ...la Pologne étant en partie délaissée.

En d’autres termes, si la Tchéquie émet de nombreux choix, elle oriente sélectivement ses choix vers des pays de l’Europe de l’ouest avec ou sans réciprocité attendue (Angleterre, Allemagne, France, Suisse..) tout en tentant de maintenir des relations équitables avec des pays proches  ou de l’ex-bloc de l’Est.

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Tableau 4 : Choix émis, supposés reçus en retour et différentiel pour la nation d’origine, au sein de chaque représentation nationale.

Comparaison des trois représentations entre elles :

Différences dans l’intensité des relations entretenues avec les autres

Afin de comparer les trois représentations entre elles, les valeurs ont été rendues équiprobables, par une simple règle de trois, en les ramenant à la taille à la taille du plus petit échantillon (échantillon polonais, N=169). Il ressort contre toute attente que la Pologne se positionne finalement de façon plus centrale, en nombre de choix (905), que la France ou la Tchéquie (772 et 702, voir tableau 5). Au regard de la différence entre choix reçus et émis, ces trois positionnements prennent bien des significations différentes : la Pologne est caractérisée des choix reçus et reçus fréquents, la France par des choix des choix émis bien moins fréquents que les deux autres nations, la Tchéquie est caractérisée par des choix reçus beaucoup plus rares que les deux autres nations.

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Tableau 5 : Nombres de choix totaux, émis, supposés reçus et différentiels rendus équiprobables dans les représentations Française, Polonaise et Tchécoslovaque concernant la nation d’origine et un autre pays en moyenne.

Note : ns : différence non significative ; * : p<.01 ; ** : p<.0001

Différences dans l’intensité perçue des relations entre les autres pays européens

Du point de vue sociométrique, le nombre de choix étant un indice de cohésion perçue, la perception de la cohésion entre les 38 autres pays européens semble très variables. Cette cohésion perçue varie du simple au double entre la représentation française et polonaise. Ainsi, c’est au sein de la représentation française que les choix supposés entre Européens sont les plus rares. Les valeurs sont intermédiaires pour la représentation tchèque et sont maximales pour la représentation polonaise.

En définitive, s’il apparaissait que les Polonais se perçoivent souvent liés aux autres, c’est en fait au sein de relations supposées nombreuses. Alors que, la Pologne et la Tchéquie, se représentent les autres pays comme trois fois moins liés entre eux qu’ils ne le sont avec elle, alors que, pour la France, c’est cinq fois moins souvent le cas. De même, pour les choix reçus au sein de la représentation Française, eu égard au très faible nombre de choix supposés entre les différents autres pays, la France se positionne finalement de façon encore plus centrale qu’il n’y paraît (les autres ne recevant que 8 fois moins de choix qu’elle, alors que tel n’est pas le cas pour la Pologne (3 fois moins) ou la Tchéquie (2 fois moins)). Tout se passe donc bien comme si la France se positionnait comme une nation pivot dans une Europe où les relations entre les pays sont peu nombreuses et centralisées par elle. La Pologne, quant à elle, se positionnerait de façon centrale mais dans une Europe où tout va pour le mieux et la Tchéquie se positionnerait comme contributrice et initiatrice de relations.

Différences de positionnements sociodynamiques : sélectivité des choix français et mouvement vers l’Ouest pour la Pologne et la Tchéquie

La comparaison des corrélations des choix émis et reçus, pour chaque représentation, confirme la spécificité du positionnement français : ses choix sont sélectivement émis vers des pays qui solliciteraient des relations avec elle (c’est effectivement dans la représentation française qu’on retrouve la corrélation la plus élevée entre choix émis et reçus par la nation d’origine ; respectivement r=+0,94 pour la France , r=+0,66 pour la Pologne Z=3,95 p<.0001 et r=+0,55 pour la Tchéquie ; les deux dernières corrélations n’étant pas différentes Z=-0,73 ns.). Les corrélations entre les choix reçus par un pays en provenance de la nation d’origine et le fait qu’il soit demandeur de relations avec elle, sont encore plus parlantes : la France choisit des pays qu’elle imagine en position de demandeurs face à elle alors que la Pologne et la Tchéquie choisissent des pays vis-à-vis desquels elles sont demandeuses (corrélations entre les choix émis et le différentiel reçus-émis du tableau 4, r=+0,55 pour la France, r=-0,52 pour la Pologne et r=-0,52 la Tchéquie, Z=8,53 p<.00001).

Une convergence apparaît entre Tchéquie et Pologne concernant les pays sollicités (corrélation entre les différentiels reçus-émis du tableau 4, pour ces deux pays, r=+0,75, p<.001) : une grande partie des choix de ces deux pays sont orientés sans réelle réciprocité attendue vers les pays européens de l’Ouest (Angleterre, France, Allemagne, Autriche, Norvège, Hollande, Danemark…). Il n’y a aucun rapport avec les pays que la France sollicite (r=-0,17 ns avec la Tchéquie et r=-0,25 ns avec la Pologne, les corrélations sont présentées dans le tableau 6).

Concernant les choix supposés reçus par ces pays, Pologne et Tchéquie s’attendent également à être le plus choisies par les mêmes pays, (généralement des pays voisins qu’elles ont en commun Tchéquie ou Pologne, Slovaquie, Ukraine, Hongrie, Russie, Allemagne) et le moins choisies par quelques petits pays d’Europe de l’Ouest (Islande, Luxembourg, Norvège, Belgique ; r=0,51). Leurs attentes sont bien différentes de celles de la France (r=- r=-0,02 et r=-0,01).

Comme on peut le deviner, la seule convergence existante entre les trois nations concerne les choix émis (voir tableau 6). Ces trois nations s’accordent à choisir essentiellement les nations européennes les plus connues de l’Ouest (Allemagne, Angleterre, Suisse, Italie, Espagne, Autriche) et à éviter les jeunes nations émergeantes d’Europe centrale (Moldavie, Macédoine, Serbie, Albanie, Bosnie, Estonie, Lettonie ; alpha de Cronbach à 0,73 pour les choix reçus par ces 36 autres pays européens).

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Tableau 6 : Corrélations existantes entre les choix émis et supposés reçus par la nation d’origine au sein des trois représentations nationales (à chaque fois, sans les deux nations concernées).

Nota Bene: Les corrélations sont indiquées en gras lorsque p<.05

Convergence des représentations pour les choix émis, leaders consensuels et normativité des choix émis

Caractéristiques des pays les plus souvent choisis au sein des trois représentations

Au vu de ces résultats et de la convergence des choix émis par les trois nations, on peut se demander si ces nations ne choisissent pas préférentiellement, parmi l’ensemble des nations européennes, celles qui seraient aussi, de leur point de vue, les plus choisies par les autres. On constate que c’est effectivement le cas : qu’il s’agisse de la France, de la Tchéquie ou de la Pologne, les nations les plus choisies par chaque nation d’origine sont les nations qu’elles supposent être les plus choisies par l’ensemble des autres nations (respectivement r=+0,59 pour la France ; r=+0,50 pour la Tchéquie, r=+0,65 pour la Pologne) ou encore les nations qui centralisent le plus grand nombre de choix (r=+0,53 pour la France, r=+0,42 pour la Tchèquie, r=+0,58 pour la Pologne) ou encore celles qui sont plus demandées que demandeuses de relations au sein de l’ensemble (r=+0,66 pour la France, r=+0,53 pour la Tchéquie, r=+0,71 pour la Pologne)1.

La seule spécificité concerne la France qui pense recevoir prioritairement des choix de pays par ailleurs les plus choisis (r=+0,50) qui centralisent le plus de choix total (r=+0,45) ou qui sont le plus sollicités par les autres (r=+0,56) ; ce qui n’est pas le cas de la Tchéquie (respectivement r=0,02, r=-0,07 et r=-0,21) ou de la Pologne (respectivement r=+0,02, r=-0,02, r=-0,08).

Consensus dans les choix et norme de choix

Une première interprétation qu’on pourrait avoir de ces résultats est qu’ils relèvent d’un effet de faux consensus : chaque nation s’attendrait à ce que les autres fassent des choix identiques à elle-même, son propre choix lui servant de référence pour imaginer les choix faits par les autres (Verlhiac, 2000). Néanmoins, cette interprétation ne paraît pas être d’emblée suffisante dans la mesure où, comme on l’a vu, les trois nations émettent déjà leurs choix vers des pays identiques.

De surcroît, une norme commune semble également émerger quant aux pays qui devraient recevoir le plus de choix des autres : les choix supposés reçus par les 36 autres pays européens sont fortement intercorrélés (Alpha de Chronbach=0,92 entre les classements moyens des trois représentations pour les choix supposés des 36 autres pays entre eux).

Enfin, ces trois classements moyens sont, de façon significative, plus concordants ou fortement intercorrélés que ne le sont entre eux les choix émis par les trois nations d’origine (Comparaison entre alpha=0,92 et alpha= 0,73, Z=-2,81, p<.01).

Il se dégage donc bien des choix qu’ils supposent être reçus par les autres pays, une représentation commune de leur statut sociométrique ou de la valorisation dont ils font l’objet. Cette représentation commune semble même orienter leur propre choix de pays partenaires.

La figure 1 permet de visualiser les nations supposées les plus choisies par les autres (Angleterre, France, Hollande, Suisse, Suède, Danemark, Islande, Allemagne, Italie, Irlande…), par le biais de la moyenne du nombre de choix sociométriques supposés reçus (moyenne pondérée des classements normatifs des trois représentations, ou des deux autres dans le cas des nations d’origine)

Ce classement représente la norme de valeur ou l’étalon rendant le mieux compte des choix supposés exister au sein des différentes représentations.

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Figure 1 : Nombre de choix sociométriques supposés reçus par les pays européens (moyenne pondérée des trois représentations, alpha=.92 pour les 36 pays autres que les nations d’origine)

Effets de «  conformité supérieure de soi » dans le choix des leaders européens

Pour aller plus avant, dans le cadre d’une perspective normative et d’un effet de « conformité supérieure de soi », on peut s’attendre à ce que les nations d’origine s’attribuent des choix plus « normatifs » qu’elles n’en attribuent en général aux autres. A un niveau plus opérationnel, on devrait donc s’attendre à ce que, dans les choix qu’elles émettent, les nations d’origine effectuent un classement plus conforme au classement normatif émergeant, que lorsqu’elle décrivent les choix des autres en général (Jellison & Green, 1981). C’est effectivement le cas puisque chaque pays se représente comme faisant partie de ceux qui respectent le mieux la hiérarchie de l’ensemble dans l’émission de ses choix : pour les choix émis par la France apparaît un indice de corrélation entre son classement et celui de l’ensemble supérieur à l’indice moyen de corrélation des choix attribués aux autres pays (r=+0,60 contre r=+0,19 pour les 37 autres en moyenne Z=2,10 p<.05, pour la Pologne r=+0,70 contre r=+0,36, Z=2,13 p<.05 et pour la Tchéquie r=+0,64 contre r=+0,22, Z=2,24 p<.05)2.

Comme on le voit dans le tableau 7, la nation d’origine fait toujours partie des cinq ou six pays qui émettent leurs choix de la façon la plus similaire à ce que ferait l’ensemble des pays.

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Tableau 7 : Conformité des choix supposés émis par les pays avec le classement général des pays les plus choisis, au sein de chacune des trois représentations (Corrélations entre les choix émis et les choix que ces pays recevraient des autres, valeurs en gras lorsque r>.60).

De plus, toujours dans la perspective socio normative (Beauvois, Gilibert, Pansu & Abdellaoui, 1998), on devrait également s’attendre à ce que les nations créditent celles qu’elles choisissent le plus de faire des choix plus normatifs que les autres (celles qu’elles choisissent le moins). En d’autres termes, les choix émis vers les diverses nations devraient être en rapport avec la « conformité » de leurs choix (La conformité de leur choix pouvant ici être appréhendée par leurs indices de corrélation présentés au tableau 7).

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Tableau 8 : Corrélations entre les nombres de choix émis, supposés reçus et le différentiel (émis-reçus) avec les autres nationalités en fonction de la conformité des choix qu’elles auraient émis (corrélations en gras lorsque p<.05).

Ces données suggèrent effectivement que plus un pays a été choisi par une nation d’origine, plus les choix qui lui étaient attribuées étaient normatifs (ses choix seraient fortement corrélés au classement d’ensemble des autres pays). Une fois encore, la seule spécificité concerne la France qui suppose être choisie et sollicitée par ces nations au choix « normatifs », à la différence de la Tchéquie et la Pologne qui de fait les sollicitent (indices négatifs plutôt que positifs pour les différentiels). Ces nations semblent donc être perçues comme un groupe d’appartenance par la France et comme un groupe de référence pour la Pologne et la Tchéquie. De plus, il est vraisemblable que ces nations choisies constituent un ensemble fortement structuré de nations qui se choisissent préférentiellement entre elles d’après les trois représentations (les pays les plus choisis étant le plus souvent des pays qui sont le plus suspectés de se conformer au choix général).

Conclusion

Des différentes représentations que nous avons pu analyser, plusieurs constats peuvent être faits concernant d’une part le sociocentrisme de chaque nation d’origine et d’autre part les processus normatifs en jeu dans le choix des partenaires européens.

Concernant tout d’abord le sociocentrisme, déduit de la somme totale des associations entre nations, force est de constater qu’il se produit aussi bien dans la représentation française que dans la représentation polonaise ou tchèque. A chaque fois, la nation d’origine apparaît comme l’élément au centre de la représentation des relations entre nations de l’Europe géographique. Ce résultat confirme les premières observations de Morlot & Journiac (2001) pour la représentation française et les observations concernant l’intervention de processus de catégorisation dans ce type de représentation. Ce premier résultat suggère que les nations étudiées se sentent impliquées dans un réseau européen et peuvent s’y identifier.

L’apport de la démarche que nous avons mise à contribution, s’inspirant de la sociométrie et de la prise en compte des positionnements sociodynamiques (Maisonneuve, 1993), permet néanmoins de mieux caractériser cette centralité de la nation d’origine, au sein d’une « représentation dynamique ». Il est clairement apparu que la France se positionnait en tant que nation sollicitée, la Tchéquie, à l’opposé, en tant que nation initiatrice de relations et que la Pologne se positionnait comme entretenant de nombreuses relations dans un ensemble perçu comme cohésif.

Il est à noter qu’au moment où ont été recueillies ces données la France faisait, sans nul doute, partie des nations européennes leader, la Pologne s’acheminait vers un processus d’intégration et la Tchéquie aspirait à l’adhésion. Ces éléments historiques pourraient expliquer leur positionnement sociodynamique et leur vision de l’intensité des relations au sein de l’Europe. Ces différences de positionnement pourrait également expliquer, certes de façon rétroactive, pourquoi certaines nations historiques comme la France, puis la Hollande, n’ont pas accepté par référendum une forme de constitution européenne qu’elle ont jugée insatisfaisante. Par exemple, la nation française se considérant à la fois comme une nation très centrale et sollicitée, pouvait parfaitement, de son point de vue, refuser de s’affilier et de s’impliquer dans de relations nouvelles potentiellement insatisfaisantes. Les observations de Chryssochoou (2000) portant sur les motivations françaises à l’intégration européenne allaient également dans ce sens : les Français estiment avoir un statut au sein de l’Europe et ne perçoivent pas celle-ci comme vitale pour leurs intérêts nationaux. Tel n’est pas le cas de la Pologne et de la Tchéquie qui, sortant du bloc de l’Est, aspirent à se repositionner et orientent clairement leurs choix vers les pays puissants de l’Ouest (au détriment de l’Est dans la représentation polonaise notamment) ; quitte a se présenter ouvertement comme une nation demandeuse vis-à-vis d’eux. Ces effets dynamiques au sein de la représentation de l’ensemble européen montre en tout cas à quel point la méthodologie que nous avons utilisée peut compléter les recherches plus traditionnelles sur les niveaux identitaires et peut être potentiellement porteuse pour comprendre la dynamique européenne une fois l’identité européenne acquise : le positionnement des Français, qui tout en se définissant comme européens n’ont pas accepté la nouvelle constitution, nous semble en être une illustration manifeste.

Concernant toujours ces aspects sociodynamiques, il peut être intéressant de constater les décalages existants entre une représentation des relations et les choix réellement émergeants. Par exemple la France qui se représente comme une nation pivot de l’Europe, n’est pas « la » nation centrale mais seulement l’une d’entre elles (figure 1), vraisemblablement derrière l’Allemagne en terme de centralité perçue (tableau 2 et 3). De plus, elle émet bien moins de choix que les pays n’en attendent d’elles (tableau 4). Enfin, il semblerait que la France est celle qui sous-estime le plus le nombre de liens pouvant exister entre les autres nations européennes (voir tableau 4). L’ensemble de ces données suggère que les répondants français, au moment où ils ont été interrogés, étaient déjà en retrait par rapport au mouvement européen qui se développe. A l’opposé, les nouveaux européens de l’Est, comme les Polonais ou les Tchèques, souhaitent développer des relations ; souhait que ne perçoivent pas les Français. Quoiqu’ils attribuent un grand crédit à la France dans les choix supposés, Polonais et Tchèques déplacent par leurs choix le centre de gravité de l’Europe politique vers l’Allemagne. Déjà dans une étude de Zalewski et Roznowski (1994), la France semblerait être perçue comme le pays le plus amical au sein de l’Europe, néanmoins l’Allemagne était perçue comme le futur leader Européen par les Polonais …et les Allemands eux-mêmes. S’il a pu être vérifié que la centralité de la nation d’origine est un élément stable au fil du temps (Morlot et Journiac 2001), il serait alors intéressant de procéder à de nouvelles observations sociométriques pour vérifier la stabilité ou les évolutions de ces positionnements sociodynamiques, notamment depuis l’intégration de nouveaux membres au sein de l’Europe politique.

Bien que ces représentations puissent être historiquement datées, force est de constater qu’elles constituent un terrain idéal pour observer des effets normatifs (Dubois, 2003) par le biais de représentations émergeant d’une démarche sociométrique. En effet, il apparaît clairement que, non seulement les trois nations produisent des classements assez similaires lorsqu’elles choisissent individuellement des partenaires, mais que ces classements sont dépendants de celui qu’elles supposent être suivi par les autres, au demeurant très constant d’une représentation à l’autre. Tout semble donc se passer comme si une « norme de valeur » ou un classement de valeur des partenaires européens existait dans l’esprit des sujets et qu’ils orientaient clairement leurs préférences dans ce sens, à une ou deux relations de voisinage prêt. Le fait de suivre ce classement de valeur dans leur choix amène de fait des positionnements catégoriels différents. Ainsi, la France s’inscrit clairement dans un groupe d’appartenance plutôt élitisteet s’y restreint même. La Pologne et la Tchéquie se comportent à l’égard de ce groupe comme à l’égard d’un groupe de référence : groupe auquel elles n’appartiennent pas encore mais qu’elles valorisent fortement, quitte pour la Pologne à dévaloriser clairement certains de ses voisins.

D’un point de vue socionormatif, la démarche sociométrique nous permet de voir comment un groupe historiquement dominant se voit crédité de plus de valeur que les autres, comment il peut structurer des représentations en tant qu’élément central et valorisable et s’imposer alors dans les choix individuels réels ou supposés. La constance de ces classements de valeur supposés chez les autres, comparativement à la simple similarité des choix effectués, nous paraît être un élément statistique nouveau permettant de dire qu’on est face à une « norme de valeur » plus que face à une simple « norme de comportement ». De plus, un élément confirmatoire, essentiel de l’approche socionormative, a également pu être vérifié : c’est aux pays cibles les plus aappréciés qu’ont été attribués les choix les plus normatifs (Beauvois, Gilibert, Pansu & Abdellaoui, 1998).

En acceptant l’idée qu’une norme de valeur, en l’occurrence ici un pur produit représentationnel, structure les choix des nations européennes entre elles, encore faudrait-il en vérifier, une fois encore, la stabilité dans le temps. En effet, la norme de valeur émergeante des représentations devrait changer du fait de l’engagement de certains pays au sein de l’union (Pologne, Tchéquie), l’engagement étant généralement propice à des changements dans les éléments centraux des représentations (Tafani & Souchet, 2001a ; 2001b, Souchet & Tafani, 2004). De plus, une étude diachronique de cette représentation pour un même pays, en fonction des différentes phases de son adhésion au groupe européen, devrait permettre de tester un niveau variable de conformité à la norme de ce groupe (Levine & Moreland, 1985).

Zalewski, Z. & Roznowski, B. (1994). Perception of Europe and European identity among Poles and Germans. Polish Psychological Bulletin, 25, 317-336.

1  Cet indice de corrélation, de même que les suivants, a été réalisé une fois retranchés les choix émis et les choix reçus par les nations d’origine.

2  Des données de même signification sont observées en vérifiant dans un deuxième temps l’existence de corrélations entre les choix émis par les nations d’origine et avec le classement moyen des 36 pays en termes de choix reçus (moyenne pondérée des choix trois représentations) : r=+0,69 pour la France avec r=+0,19 en moyenne pour les autres pays, respectivement pour la Pologne r=+0,63 et r=+0,34 et pour la Tchéquie r=+0,65 et r=+0,19) ; les pays d’origine étant les pays dont le classement s’approche le plus du classement de l’ensemble.

i  Dans un premier temps les rares choix effectués par les sujets pour leur propre pays ont été supprimés, conformément aux consignes qui leur avaient été données (ces choix ne concernaient néanmoins qu’au plus 4% des sujets).

ii  De plus, si les choix reçus contribuent positivement au différentiel (Nb reçus – Nb émis, r=+0,80), c’est aussi le cas, de façon plus étonnante, pour les choix émis (r=+0,55, le Nb de choix émis étant soustrait, l’indice de corrélation aurait dû avoir une valeur négative).

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Odile Camus

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