Karl Polanyi gagnerait, à plus d’un titre, à être davantage connu… Cette conviction chevillée au corps, Jérôme Maucourant nous interpelle : « Avez-vous lu Polanyi ?»… De fait, que l’on ait lu ou pas (pas encore…) Polanyi, il n’est pas sans intérêt de lire Jérôme Maucourant. L’ouvrage nous livre, en effet, une introduction à l’œuvre et à la vie de l’auteur de La Grande Transformation, qui est à la fois ramassée et extrêmement bien documentée. Fin connaisseur de Polanyi, J. Maucourant structure son propos autour de quatre axes.
Considérations biographiques
C’est un chapitre entier que J. Maucourant consacre à dresser une « biographie intellectuelle » de Polanyi (chapitre premier). On y découvre un itinéraire de vie chaotique, placé sous le signe de l’exil, dont témoigne la succession des périodes –« hongroise », « viennoise », « anglaise » et « nord-américaine »- abordées par J. Maucourant. Né à Vienne en 1886, Polanyi quitte très tôt l’Autriche pour la Hongrie voisine, où il passera une vingtaine d’années. La « période hongroise » voit l’auteur parachever ses études de droit, en 1909, par l’obtention d’un doctorat. Proche alors des milieux marxistes (de l’ « austromarxisme », plus particulièrement), il prend bientôt ses distances pour adhérer au « parti radical des citoyens de Hongrie ». Au moment où s’établit l’éphémère expérience communiste de la « République des Conseils », en 1919, Polanyi quitte Budapest pour Vienne. La « période viennoise » est marquée par l’affirmation des convictions socialistes de l’auteur. Des années durant, Polanyi s’attellera à l’élaboration d’un « socialisme du possible », bien spécifique. Ainsi, c’est à une voie d’accès, démocratique et pacifique, vers un socialisme décentralisé, et bientôt pétri d’une éthique chrétienne, à laquelle Polanyi réfléchira jusqu’au cœur des années 30 (sur ce point, voir aussi le chapitre 4, dans lequel J. Maucourant relate en particulier une fameuse passe d’armes avec L. von Mises). La période viennoise voit également Polanyi intensifier ses activités journalistiques, sans pour autant sacrifier ses tâches d’enseignement. Face aux menaces qui pèsent sur la liberté de la presse, Polanyi juge bientôt nécessaire de s’exiler vers l’Angleterre, où il dispose de quelques soutiens (en particulier parmi les socialistes chrétiens). Marqué du sceau de la précarité professionnelle, la « période anglaise » sera néanmoins fertile puisqu’elle accouchera de l’ouvrage phare de l’auteur : La Grande Transformation. Après la Seconde Guerre mondiale, les difficultés d’emploi que connaît Polanyi le poussent à nouveau à l’exil. En 1947 s’ouvre donc la « période nord-américaine ». D’abord terre d’accueil, les Etats-Unis de l’ère maccarthyste se révèlent bien vite inhospitaliers. C’est à Toronto que Polanyi s’établira finalement. Là, il saura rallier un certain nombre d’auteurs à ses thèses, au point de constituer un embryon de courant de pensée, au croisement de l’histoire, de l’économie et de l’anthropologie. Atteint d’un cancer, il décède en 1964.
Les arbitrages épistémologiques de Polanyi : aux fondements de l’ « approche substantive »
Après ces considérations biographiques, J. Maucourant nous invite à un examen des positions épistémologiques de Polanyi (chapitre 2). Quel est l’objet de la science économique ? Face à cette interrogation fondamentale, Polanyi, inspiré en cela par Aristote et le « vieux » Menger, identifie deux positions adverses. L’économie dominante véhiculerait ainsi une conception « formelle », qui voit traditionnellement la discipline définie comme science des choix rationnels. L’économique est ici rabattu, en définitive sur des processus de décision en situation de rareté. Contre cette perspective, Polanyi fait valoir une « conception substantive », qui verrait la discipline se proposer pour objet l’étude des processus par lesquels l’homme interagit avec son environnement et ses semblables pour assurer sa subsistance. L’économique se voit alors associé à une double expérience de vie : « technique » et « institutionnelle ». C’est l’étude de ce cadre institutionnel, dont les modalités d’actualisation précises s’avèrent variable à travers l’espace et le temps, qui est au cœur de l’approche substantive de l’économie. Soucieux, néanmoins, de ne pas verser d’en un empirisme dénué de structure analytique, Polanyi suggère en outre, quittant en cela les considérations proprement épistémologiques, une grille de lecture à portée générale. C’est ici qu’interviennent les « formes d’intégration élémentaires » que constituent la réciprocité, la redistribution et l’échange, auxquelles l’auteur associe respectivement les « structures fondamentales » que sont la symétrie, la centralité et le marché. Ainsi armée, l’approche substantive entend fertiliser l’étude comparée, à travers l’espace et le temps, des processus institués qui forment l’économique.
Les thèses de La Grande Transformation
Il y a au cœur des thèses de La Grande Transformation, auxquelles J. Maucourant consacre d’importants développements (chapitre 3 & 4), l’idée du caractère exceptionnel, et à vrai dire aberrant, du fonctionnement des économies capitalistes du XIXème siècle. Pour établir solidement cette idée, Polanyi met à contribution dans cet ouvrage, et dans d’autres études, sa démarche comparative (c’est d’ailleurs un intérêt majeur du travail de J. Maucourant que de faire peser des œuvres de Polanyi bien peu connues). S’impose ici le célèbre concept d’ « embeddedness », qui vient traduire ce constat empirique : à travers l’espace et le temps, l’économie est toujours apparue « encastrée » dans le restant du social. L’économie se révèle ainsi communément subordonnée à des impératifs sociétaux ; les motivations économiques subordonnées à des considérations statutaires. Avec le XIXème siècle, et l’ « ère de la machine », la terre, le travail et la monnaie sont « fictivement » relégués au rang de marchandise, et le libre-échange promu, afin qu’advienne le « grand marché autorégulateur ». De telles évolutions n’ont rien d’accidentel, de spontané : elles sont au contraire le corollaire d’un « interventionnisme libéral », propre à provoquer un « désencastrement », exceptionnel, de l’économique relativement au restant du social. Mais cette exception est aussi une aberration, car cette « société de marché » qui se déploie est porteuse, pour Polanyi, d’un écrasement physique, moral et spirituel de l’homme. Aussi les hommes du XIXème, en particulier, n’ont-ils jamais cessé d’impulser des contre-mouvements, de sorte que la société de marché n’advint jamais totalement. Comme par le passé, la société s’efforçait de « contenir le marché » (selon le propos heureux –et à double sens- de J. Maucourant). Une telle configuration institutionnelle ne pouvait durablement se maintenir. Après l’échec de l’ « institution de la haute finance » à proroger la « paix de cent ans » qu’elle avait su établir, les années 20 ne sont qu’une fuite en avant marquée par les désordres monétaires, les volontés vaines de retour au temps d’avant, et les erreurs de la politique américaine. Le monde est mûr pour la « Grande Transformation », cet éclatement spectaculaire de la fiction que constitue l’idéal libéral d’une société de marché. Dans un ultime réflexe de défense, les sociétés d’alors engendreront ainsi le New Deal, mais aussi les fascismes –dont J. Maucourant nous révèle, avec Polanyi, l’ « essence » (qui oscillerait entre « totalitarisme » et « vitalisme »)…
L’actualité de Polanyi
Enfin, le travail de J. Maucourant se développe donc le long d’un quatrième et dernier axe, qui voit l’auteur examiner l’actualité de la pensée de Polanyi. Deux angles d’attaque son ici retenus, puisque J. Maucourant envisage, peu ou prou, l’ « actualité scientifique », d’une part, et l’ « actualité politique », d’autre part, des thèses polanyiennes (ces considérations se donnent à lire, plus particulièrement, dans l’introduction et la conclusion de l’ouvrage ici discuté). L’examen de l’actualité scientifique de Polanyi est l’occasion, pour J. Maucourant, de dresser un bilan de l’implantation du « courant substantiviste » au sein des sciences humaines. Ainsi, en économie, Polanyi offre aujourd’hui un point de résistance à la théorie économique standard, faisant assez largement cause commune avec les héritiers des institutionnalistes de la première heure (les Commons et autres Veblen). Les positions substantivistes offrent également un rempart contre les velléités impérialistes de l’approche économique dominante, telles qu’elles peuvent s’exprimer en histoire ou en sociologie (économique). J. Maucourant examine en particulier les controverses qui opposent les auteurs « substantivistes », héritiers de Polanyi, et des historiens qui, comme Finley, partageaient certaines préoccupations avec Polanyi, aux promoteurs de la « nouvelle histoire économique », D. North au premier chef. Sans chercher nullement à exagérer le poids de la mouvance polanyienne, foncièrement « indisciplinée », J. Maucourant esquisse quelques perspectives pour un programme de recherche transdisciplinaire encore en gestation. Mais à côté donc de ce « bilan d’étape » de l’actualité scientifique de Polanyi, J. Maucourant met en exergue, par diverses touches successives, une actualité plus brûlante : l’actualité politique des thèses de l’auteur de La Grande Transformation. Parfois osé, le parallèle historique que suggère J. Maucourant ne saurait laisser de marbre. Ayant à l’esprit le retour en force, avec les années 80, des positions néolibérales (que l’on pourrait aussi bien, croyons-nous, qualifier d’ « ultralibérales »), l’auteur rappelle : « Une thèse centrale de Polanyi est que la dérive totalitaire, notamment sous sa forme fasciste, serait immanente à l’ordre libéral » (p. 188). Les « évangélistes du marché »1 ne sembleraient donc pas avoir tiré les leçons du passé. Ils continuent ainsi à œuvrer en faveur d’une société de marché, n’hésitant pas à jeter l’anathème sur les pensées « non-conformes » ou, pis encore, à soustraire au champ de la souveraineté politique certains leviers d’action décisifs (que l’on songe à la politique monétaire de l’UE…). Pourtant, le corps social tout entier est déjà saisi de tremblements… Une nouvelle « Grande Transformation » serait elle en préparation ? Mais alors comment comprendre l’aveuglement des « néolibéraux » ? C’est qu’en vérité, hier comme aujourd’hui, rappelle J. Maucourant à la suite de Polanyi : le capitalisme n’a pas besoin de la démocratie …
1 Selon le propos de K. Dixon, Les Evangélistes du marché, Paris, Raisons d’agir, 1998.