N°11 / Le caractère national Juillet 2007

Pour une psychologie sociale modeste

À propos de l’article de Gergen

Benjamin Matalon

Résumé

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L’article de Gergen traduit ici date de 1973. Il a donc 34 ans, il a eu le temps de faire son chemin. Mais on peut constater que, bien qu’il soit relativement souvent cité, il n’a guère été entendu. Le problème des relations de la psychologie sociale avec l’histoire (ou avec la culture, à qui il consacre moins de place, mais qui est source de différences de même nature) n’est pas plus abordé maintenant qu’à son époque.

C’est particulièrement le cas en psychologie sociale expérimentale. L’expérimente est la méthode qui assure la meilleure validité interne d’un résultat. Cela donne au chercheur une assurance, une sécurité, justifiées, mais limitées. Cette assurance l’amène souvent à passer outre au fait que la validité externe de l’expérience, sa capacité de généralisation, est incertaine. Toutefois, il est peu probable que les chercheurs en psychologie sociale croient que leurs résultats ou leurs théories ont tous une valeur universelle, transhistorique ou transculturelle. Simplement, ils ne posent guère le problème, du moins dans leurs écrits. Pour chaque recherche, on pourrait (on devrait ?) pourtant poser le problème de sa généralisation, de sa validité externe, comme on dit parfois.

Je vais tenter de soutenir ici qu’obtenir des résultats ayant une valeur universelle, comme le sont les lois de la physique peut être souhaitable, mais qu’on peut légitimement douter qu’on les atteigne souvent dans les sciences sociales, (on a même pu soutenir que cela n’a pas de sens) et surtout que même des résultats manifestement de généralité beaucoup plus limitée peuvent avoir leur intérêt.

Posons-nous pour commencer la question : que nous apportent les expériences en psychologie sociale, si ce ne sont pas des connaissances ayant une valeur universelle, transhistorique, comme dit Gergen ?

Tout d’abord, avant même se poser le problème de la généralisation des résultats, on peut estimer qu’une expérience montre au moins l’existence ou la possibilité de certains comportements, relations ou processus, ce qui est particulièrement intéressant lorsque les phénomènes mis en évidence ne sont pas triviaux. Certes, on n’a pas attendu les psychologues pour prouver que l’influence existe, mais, par exemple, montrer l’existence du processus de réduction de la dissonance ne va pas de soi et constitue une vraie augmentation de nos connaissances. D’autres expériences, on pourra conclure qu’il est possible qu’un certain facteur affecte un certain comportement. C’est la conclusion minimale que nous pouvons a priori tirer de toute expérience. Conclusion modeste, certes, mais pas négligeable. On peut remarquer d’ailleurs que ce n’est souvent que cela que retient notre mémoire collective, telle qu’on peut la repérer, par exemple, dans les manuels pour les étudiants. On peut évidemment ne pas s’en contenter, être plus ambitieux, vouloir aller plus loin, mais il me semble difficile de nier que ce soit déjà intéressant.

D’autre part, serait-ce si honteux de présenter des résultats dont la généralisation serait limitée à un contexte particulier, celui de l’Europe occidentale du début du XXIème. siècle, par exemple ? Connaître non pas l’homme en général, mais celui d’une certaine époque est nécessaire si on veut la comprendre et y agir. Cette connaissance limitée peut être utile et importante, peut-être plus que des idées trop générales dont on se sait pas comment elle »’s s’incarnent. Les historiens font l’histoire des mentalités. Pourquoi les psychologues n’étudieraient-ils pas la mentalité de leur époque ?

Mais est-on même certain de cette généralisation-là ? Peut-on admettre que la population ainsi définie est suffisamment homogène pour qu’on puisse énoncer des propositions qui lui soient généralisables ? Peut-être, mais dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons pas en être sûrs. Et n’oublions pas que, en fait, nous n’étudions bien souvent que les étudiants en psychologie. De quoi sont-ils représentatifs ? N’ayons pas l’illusion d’avoir saisi des lois universelles.

Un des arguments qu’avance Gergen pour justifier la validité limitée dans le temps de nos résultats, le premier à apparaître dans son article, est assez étonnant et, à mes yeux, mineur et ne mérite pas l’importance qu’il lui accorde : la diffusion des connaissances acquises par les psychologues sociaux modifierait les comportements de ceux qui en prennent connaissance. Son analyse des différents mécanismes de ces modifications est subtile, et convaincante. Mais on peut en contester la prémisse : j’ai peine à croire que les conclusions de nos recherches soient si répandues et si bien comprises qu’elles modifient de façon sensible les comportements. C’est regrettable pour notre vanité, mais je crains d’avoir raison. Nous ne sommes guère lus que par nos collègues, et encore, pas toujours. Nous avons d’ailleurs la possibilité de vérifier la validité de cette prémisse : les psychologues sont supposés connaître les acquis de leur discipline ; se comportent-ils autrement que le reste de la population ?

Heureusement, Gergen ne s’arrête pas là, et prend en compte une évolution historique ayant d’autres déterminants.

S’il accorde une grande importance aux différences historiques, en revanche, il semble accorder peu de poids aux différences culturelles. Je ne pense pas seulement aux différences importantes et évidentes, comme par exemple celle entre la culture de la Chine et celle de l’Europe occidentale. À l’intérieur de cette dernière, n’y a-t-il pas des différences à l’intérieur d’un même territoire, par exemple entre groupes sociaux ou entre groupes d’âge ? Ce type de réflexion est décourageant, dans la mesure où il restreint considérablement la portée de nos résultats, obtenus le plus souvent avec comme seuls sujets les étudiants en psychologie.

Pourtant, des reprises d’expériences ont été effectuées dans d’autres milieux, mais souvent plus pour vérifier la généralité du premier résultat que pour étudier, décrire et peut-être expliquer d’éventuelles différences. La psychologie interculturelle est un domaine peu développé, et ayant peu de contacts avec les autres champs de la psychologie. Elle devrait au contraire être centrale, à la fois en nous donnant des descriptions des différences entre cultures, ou entre catégories à l’intérieur d’une même culture, ce qui pourrait être le point de départ d’une réflexion et de recherches empiriques sur les déterminants de ces différences., et en nous permettent de se rendre compte de la généralité de nos conclusions et en même temps de leurs limites..

De même, il serait intéressant de reprendre quelques années plus tard des expériences dont les résultats ont considérées comme importants ou significatifs. Ce n’est certes pas facile1, mais les quelques résultats qui ont été obtenus jusqu’à présent ont montré des évolutions importantes. Nous ne pouvons pas remonter dans la passé, mais nous commençons à disposer d’un corpus suffisant d’expériences importantes pour qu’il vaille la peine d’évaluer leur éventuelle évolution ou leur stabilité.

Toute expérience jugée importante devrait être reproduite, à la fois dans d’autres populations à l’intérieur de notre culture, dans des cultures très différentes et plus tard. Retrouver le même résultat nous renseignerait sur sa généralité, et constater des différences à la fois pourrait nous suggérer des hypothèses sur les déterminants du phénomène étudié, sur la nature des différences culturelles et sur l’évolution historique. Ça pourrait ne pas manquer d’intérêt. Un champ de recherche qui mérite d’être développé.

L’article de Gergen est maintenant ancien. Depuis qu’il a été écrit, le monde a changé. Peut-on lui appliquer la thèse qu’il présente, et considérer que l’évolution historique l’a rendu caduc ? Le problème soulevé se pose encore certainement encore aujourd’hui. Mais les analyses qu’il propose, les exemples sur lesquels il s’appuie ? On peut y réfléchir…

1  Qu’est-ce que la « même expérience » ? Même dans les sciences dites dures, ça donne lieu à de longues discussions, par exemple quand on répète une expérience pour en vérifier les résultats, alors que, pourtant, ni l’histoire ni la culture n’interviennent. Mais ce sont rarement des difficultés insurmontables, à condition d’en être conscient.

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Karl Mannheim

Gérard Namer

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