N°12 / Discours et propagande Janvier 2008

Regards croises Adolescence et toxicomanie, malaise dans notre culture

Catherine Herbert, Mélanie Leroy

Résumé

Notre propos à double voie (voix) s'inscrit dans une pratique clinique à la fois médicale et psychologique et vise à s'articuler autour de deux axes : la psycho criminologie et la socio anthropologie, afin d'esquisser des pistes de réflexion quant à l'explosion, dans nos sociétés modernes, des conduites d’addiction. Ces modalités de fonctionnement psychique et relationnel trouvent, selon nous, leur ancrage à la fois dans la configuration offerte par nos sociétés modernes et dans la psycho dynamique inhérente à la construction identitaire de chacun.

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Notre propos à double voie (voix) s'inscrit dans une pratique clinique à la fois médicale et psychologique et vise à s'articuler autour de deux axes : la psychocriminologie et la socio-anthropologie, afin d'esquisser des pistes de réflexion quant à l'explosion, dans nos sociétés modernes, des conduites addictives. Au regard de notre pratique, ces conduites, dites à risque, sont interrogées  principalement sous l'angle des consommations de produits illicites, mais les analyses proposées pourraient s'étendre aux consommations de substances psycho-actives licites et à d’autres conduites à risque avec mise en jeu du corps.

D'un point de vue clinique, les prises en charge thérapeutiques en toxicomanie se heurtent, s'accommodent, s'ajustent à différents aspects des liens sociaux de dépendance construits, assimilés ou rejetés par nos patients, bien souvent sur un mode d'emprise ou d'abandon. Ces modalités de fonctionnement psychique et relationnel trouvent, selon nous, leur ancrage à la fois dans la configuration offerte par nos sociétés modernes et dans la psychodynamique inhérente à la construction identitaire de chacun.

La voie socio-anthropologique

La drogue ou les termes équivalents en français comme dans les autres langues, ne désigne pas une notion scientifique ou pharmacologique. Dans les faits, elle se réfère à une catégorie qui reflète la manière dont une société a décidé de traiter une substance. Elle implique une classification des substances qui n'est le résultat ni de la toxicité du produit ni des conséquences médico-psycho-sociales de sa consommation, mais plutôt, de ce que la société décide d'autoriser ou non, selon la norme en vigueur.

En France, c'est la loi de 1970 qui permet une distinction entre produits licites (tabac, alcool) et illicites, dont la consommation est interdite et sanctionnée. Le consommateur devient délinquant dans la mesure où il ne s'inscrit plus dans la norme fixée par la société dans laquelle il vit, et cette inscription épouse les fluctuations des systèmes de pensée des pouvoirs politiques, publics et moraux. En cela nous pouvons dire que chaque société crée, à partir de la classification de produits illicites et suivant le cours de ces fluctuations, du délit.

Aussi, pour nous, comme le disait Olivenstein (1) dès les années 60, la toxicomanie est avant tout la rencontre d'un produit et d'un individu, dans un contexte social donné.

Figures de la toxicomanie

De la figure religieuse, où le produit, sacré, répondait au besoin des hommes de communiquer avec les dieux ou les ancêtres, à une figure artistique, où le produit devenait un moteur pour l'imagination, pour la créativité, les années 70 ont vu apparaître une figure plus politique du toxicomane, sorte d'explorateur, d'aventurier, de rebelle ou d'anarchiste, qui manifestait au travers de ses consommations son rejet de la société et son projet de création d'une contre-culture. Les consommations à cette époque se portaient principalement sur les modificateurs de conscience euphorisants (cannabis et opiacés) et les hallucinogènes (LSD, champignons, amphétamines). Progressivement depuis les années 90, ce mouvement mute vers une figure qui nous paraît plus individualiste voire narcissique de la toxicomanie.

Le produit ne semble plus faire lien ou groupe, et les consommations vont progressivement se modifier et entraîner l'individu, qui se saisit de l'évolution pharmacologique et s'inscrit dans la progression d'un pouvoir médical, vers d'autres types de produits : normalisant, stimulants, récréatifs, qui deviennent indispensables au mieux-être, à la performance, à un rapprochement moins anxiogène à l'autre. Aujourd'hui les hallucinogènes dont la gamme s'est particulièrement étendue (psychotropes aux effets paradoxaux, LSD, champignons, kétamine, GHB, etc) et les drogues stimulantes (ecstasy, amphétamines, cocaïne, crack) se trouvent principalement consommés. Les opiacés, toujours présents, ne le sont pratiquement plus en première intention, mais se trouvent utilisés pour apaiser les descentes parfois douloureuses des autres produits. De même, le cannabis, produit illicite le plus consommé, se trouve modifié pour apporter une plus grande ivresse ou pour devenir stimulant (coupé avec des produits stimulant).

Les jeunes ou les adolescents

C'est cette catégorie de la population, dont nous ne savons plus bien à quoi elle se réfère, qui se trouve particulièrement sensibilisée aux évolutions de la société. D'un point de vue sociologique, l’adolescence est un temps de passage entre l’errance infantile (sous la dépendance des parents) et la nécessité d’assumer de nouvelles charges afférentes à l’entrée dans la communauté des adultes. Autrement dit, c’est un processus essentiel de la socialisation en tant que séparation de la famille (premier noyau social) et adhésion à une autre communauté. Longtemps, le début de l’adolescence pouvait correspondre au début de la puberté, et la fin de l’adolescence à l’entrée dans l’âge adulte marquée par des étapes socialement reconnues et porteuses de légitimité que sont : la fin des études obligatoires, le fait d’exercer un travail, de vivre seul ou de chercher à constituer un foyer. L’adolescence ne peut se détacher de l’enfance et du devenir adulte. Pourtant, aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, l’adolescence est une catégorie en grande transformation presque impossible à borner. Il est courant maintenant d’entendre parler de pré-adolescence et de post-adolescence. Un effacement des barrières générationnelles et une disparition des figures traditionnelles de l’autorité ont été déjà mis en avant par de nombreux auteurs dans les années 70, dont ChristopherLash (2) qui écrivait « il y a une érosion du sentiment d’appartenance à une succession de générations enracinées dans le passé et se prolongeant dans le futur. ».

A la croisée des chemins

Aborder l'adolescence, (mais aussi les personnalités dites limites ; est-ce la personnalité qui ferait limite ?) c'est se situer dans une perspective astructurale, puisque les sujets se trouvent dans un espace-temps au cours duquel les remaniements sont importants. Les sujets se trouvent en voie de structuration. D'un point de vue constitutif l'enfant, dans son développement, a besoin d'appuis, appelés en psychologie étayage, dont les principaux sont : les figures parentales, le groupe de pairs, le corps et le sentiment de soi ou narcissisme. Fort de ces appuis l'enfant se construit, s'organise, se différencie d'illusions en désillusions, de moments de stabilité (illusion de maîtrise) en moments de crises, où tout semble s'effondrer.

A chacun de ces moments il faudra à l'enfant trouver de nouveaux étayages qui imposeront un deuil des anciens. Pour Freud (3) "nous ne pouvons rien perdre sans remplacer". En compensation de ces pertes, à un niveau interne, l'adolescent montre une appétence extrême à la fois pour les objets extérieurs et les émotions : l'objet extérieur permet une prise de distance, une séparation inélaborable dans l'instant ; l'émotion permet de se sentir vivant : il s'agit de faire des choses excitantes, quelles qu'elles soient, pour échapper à la morosité transitoire, l'ennui qui est vécu comme manque insupportable.

La crise dans la trajectoire biographique

Les adolescents sont particulièrement sensibles aux évolutions de la société, peut-être parce qu’étant les adultes de demain, ils sentent intuitivement le poids des changements sociétaux. S’il y a quelques années, ce passage était simple, en tous cas simplifié par les possibilités qu’offrait la société (service militaire, départ du foyer parental, accession rapide à un travail, construction stable d’un foyer, rôles sociaux extrêmement forts), aujourd’hui la crise de la famille autant que la crise du salariat et du travail (sans parler de la crise de l’école) font de cette translation un temps élargi, indéterminé, intemporel. L’articulation sur les étapes socialement reconnues ne peut plus se faire de la même manière. Les limites sont floues. D’une part, par l’effet conjoint de l’allongement des études et de la crise d’intégration de la société salariale (le travail ayant été depuis des décennies ce qui donnait en grande partie l’identité ; le travail est symboliquement bien plus que le travail statutairement), et d’autre part, par le fait que ces étapes ne représentent plus aujourd’hui des repères visibles et stables de l’inscription sociale, de la reconnaissance et de la légitimation de la position d’adulte.

Le processus essentiel qu'est l'adolescence dans ce contexte de crise, se colore d'un recul des limites (et donc de la frustration et du désir). Dans ces mouvements psychiques et sociaux, nous posons les différents moments de crise comme paradigmatiques. La difficulté est de pouvoir différencier les crises constitutives des crises pathologiques.

La crise dans la trajectoire socio-historique

En référence à l'effondrement du système religieux, Freud (4) notait "que les hommes n'aspirent plus qu'au bonheur. Ils veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces : un but positif et un but négatif, elle veut d'une part que soient absents la douleur et le déplaisir, d'autre part que soient vécus de forts sentiments de plaisir". Dans le même contexte social du 19ième siècle, Durkheim (5) parlait d'anomie (absence de norme, de règle) que l'on nomme souvent aujourd'hui sous le terme d'atomisation. Ces deux auteurs exprimaient la baseessentielle de toute vie en société qui est que l'homme ne peut vivre en harmonie avec lui même et avec autrui que si ses besoins sont suffisamment en rapport avec ses moyens et avec la morale; il faut donc fixer une limite à ses besoins, limite s’appuyant sur des valeurs éthiques ou morales mises en place par la collectivité. Or les sociétés modernes ramènent l'individu au dilemme entre possible et impossible et non plus au dilemme entre permis et défendu. Nous assistons à un recul de la frustration avec une prépondérance donnée à l'envie. Notamment, le système de consommation, le consumérisme effréné (ou pourrait-on dire la polyconsommation), entretient la confusion que tout n'est qu'apparence, et présente la possession des objets du bonheur comme le bonheur lui-même.

Dans ces transformations sociétales, l'aspiration au bonheur est devenue un droit et un devoir. Et notre société va encore au-delà. Comme le pointe Alain Ehrenberg (6), non seulement il y a obligation de bonheur, mais aussi une obligation de performance : "il s'agit, pour n'importe qui, de faire la preuve qu'il est capable de se produire lui-même", valeur d'un certain héroïsme moderne, qui témoigne d'une nouvelle figure de l'égalité où chacun peut (s'il le veut vraiment et sait être à la hauteur de ses ambitions) bâtir sa fortune, se faire un nom. Ce narcissisme était déjà au centre des écrits de Freud, considérant qu'il n'y a de vie possible pour l'homme que dans la mesure où celui-ci renonce au narcissisme primaire de l'enfance pour entrer dans le monde de la limite, c'est à dire de la castration, de la frustration et de la mort. Or plutôt que de renoncer au narcissisme nous le cultivons. Dans cette société au mieux individualiste au pire narcissique, notre rapport à nous-mêmes, aux autres, au temps, aux règles sociales, est hautement modifié et nous vivons pour nous-mêmes, sans nous soucier de nos traditions et de notre postérité : le sens historique se trouve déserté au même titre que les valeurs et les institutions sociales.

La voie psychocriminologique

Notre réflexion se situe aussi dans une approche psychocriminologique qu'il convient de définir. Il s'agit pour nous d'appréhender les problématiques sur l'axe dangerosité-vulnérabilité, dans le champ clinique de l'amour et de la haine ; dangerosité et vulnérabilité étant d'un point de vue dynamique, liées au rapport de dépendance. Au regard de cette approche il convient de distinguer d'un point de vue psychopathologique ce qu'il en est du syndrome (la réalité comportementale qui renvoie aux classifications psychopathologiques), du processus (c'est la personnalité saisie dans une réalité sociologique en terme de rupture, d’éléments traumatiques, et/ou d'usure, de dépressivité, nous parlons alors de compensation et de décompensation) et enfin ce qu'il en est de la structure (la clinique de la résistance de l'angoisse et des mécanismes de défense).

Notre propos nous conduit à une attention toute particulière vers la clinique du processus qui semble s'inscrire dans cette réalité sociologique décrite, qui nous apparaît colorée par une crise des valeurs et par la perte des repères à laquelle s’ajoute une crise de l’autorité sans précédent.

Selon Hannah Arendt (7), le symptôme le plus significatif de cette crise de l’autorité, qui indique sa profondeur et son sérieux, est qu’elle a gagné des sphères pré-politiques comme l’éducation et l’instruction des enfants, où, jusqu’à présent, l’autorité, au sens le plus large, était acceptée comme une nécessité naturelle, manifestement requise autant par des besoins naturels ou physiques (la dépendance de l’enfant) que par une nécessité politique : « la continuité d’une civilisation constituée, qui ne peut être assurée que si les nouveaux venus par naissance sont introduits dans un monde préétabli par les adultes [et non pas réinventé chaque jour en fonction de chacun de nos désirs]. ». L’éducation est avant tout une socialisation. Et c’est à l’école que l’enfant fait son entrée dans le monde. L’école est une institution qui s’intercale entre l’espace privé et le monde. Les éducateurs, les enseignants, font figure de représentants du monde. L’éducation, l’école, est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité et, de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leurs enlever leurs chances de renouveler ce monde. Le fait que même cette autorité pré-politique qui présidait aux relations entre enfants et adultes, élèves et maîtres, ne soit plus assurée, signifie que toutes les métaphores et tous les modèles de relations d’autorité traditionnellement à l’honneur ont perdu leur plausibilité. A l’homme issu du conflit, des traditions, des valeurs communes, d’une institution par les adultes, se substitue un homme comportemental, désirant, narcissique, corporel, voire un homme machine, anhistorique, tout puissant, immortel. Pourtant avant de vivre, même en toute quiétude, s’impose la nécessité anthropologique de comprendre pourquoi l’on vit, quel sens a notre vie, dans quelles trajectoires historique et biographique, et d’attacher une valeur à sa présence au monde.

Par les transformations de la société, l’avenir, de plus en plus instable, de moins en moins figurable, apparaît menaçant, incertain. Reste le présent lui-même incertain puisque sans guide du passé. Plus d’avenir, plus de passé, dans cet affrontement au monde, l’individu cherche ses marques, s’efforce de tenir entre ses mains un réel qui lui échappe de plus en plus. Les limites de fait prennent alors la place des limites de sens qui ne parviennent plus à s’instaurer. L'adolescent occupe une place centrale au cœur de ce présent absolu. Et quoi de plus limitant que les produits qui déterminent un avant, un pendant et un après ? Au niveau psychique, le rejet des identifications antérieures (parents) entraîne, d'un point de vue psychodynamique, le rejet de soi-même comme sexué et identifié aux parents. Ce changement pubertaire vient inscrire l'adolescent dans la lignée transgénérationnelle car l'adolescence c'est faire génération. Pour Pommereau (8), cette inscription constitue un véritable défi pour l'adolescent, dont l'enjeu serait de dénicher une place et une identité singulière, de cette position impossible entre dette qui l'assigne à continuer à épouser les désirs de ses parents, tandis que sa propre métamorphose le conduit au contraire vers la voie de l'émancipation. Ce mouvement induit un effort pour s'extirper de cette position en tentant de prendre appui sur ses semblables. Dans ce processus de séparation et d'individuation, l'adolescent opère un déplacement des objets parentaux vers de nouveaux objets. C'est donc la qualité du lien qui est centrale. Il s'agit de trouver une distance suffisamment bonne. Selon Selosse (9) en 1996, "une des dimensions psychologiques qui intéresse le psychologue, qui aborde les problèmes de l'adolescence, c'est la signification, entre autres, et la construction du processus d'autonomisation. Et autonomie, ça renvoie à l'étymologie grecque, auto-nomox, soit la capacité pour un individu de se diriger selon ses propres normes.". Et s'extirper (delinquere) c'est délinquer! "Faute de pouvoir découper leurs propres contours dans un tissu relationnel souple et consistant, ces adolescents-là sont conduits à "se déchirer" pour se sentir exister. Ils déclinent la rupture au sens propre et au sens figuré à travers les ivresses…" (8).

Retour à la clinique syndromique

Le toxicomane, le consommateur de substances psycho-actives, incarne une figure de la liberté moderne et de notre société actuelle. La signification profonde des consommations de substances licites ou illicites ne se trouve pas dans ces substances mais au cœur de notre culture. Dans un monde où ne reste que l’agir, le consommer, le créer, le tout-tout de suite, un rapport au temps et à l’espace totalement modifié, l’individu cherche ses repères. Il n’y a d’espace que privé. Il n’y plus de lieu symboliquement occupé, commun à tous. Il ne reste que le corps, espace de toutes les expériences, de toutes les sensations, mais aussi de toutes les souffrances. Dans un certain sens, les conflits, la tradition ont été transposés à l’intérieur de l’homme. C’est là qu’il doit se colleter avec une partie des tensions et passions qui pouvaient s’extérioriser naguère dans des conflits où les hommes s’affrontaient directement et en même temps faisaient corps ensemble.

Les moments de crises demeurent des périodes à haut risque psychopathologique au cours desquels nous pouvons repérer le mal-être, la morosité, la tristesse, l'ennui, l'agir (de la colère au suicide), l'inhibition. Ce sont ces symptômes qui se trouvent le plus souvent cités, sur un pôle négatif. Il convient néanmoins de citer l'autre versant, comme l'exaltation, décrite sous le paradigme de la passion adolescente. Pierre Jeammet (lors de la 16ème journée d'étude du groupe haut-normand de pédopsychiatrie en novembre 2003 à Sotteville les rouen  « adolescence et vie amoureuse ») la présente comme destructrice du soi, s'alimentant de la nostalgie (lien mère-enfant) et du mythe de fusion, aussi empêche-t-elle la rencontre de la différence : recherche du même, afin d'effacer la différence. Schmid Kitsikis ajoute ladistinction entre la passion comme éprouvé d'un moment, et l'amour comme processus. Elle parle alors de névrose d'amour se construisant sur le modèle de la conflictualité oedipienne où le fantasme de mort fait tiers (ou limite) et d'addiction amoureuse qui déni la conflictualité.

Pour éclairer notre propos rapprochons-nous des paroles que prononcent les personnes consommatrices de substances psycho-actives : « être comme les autres, se rapprocher d’eux, réussir à leur parler, être dans la fête, en profiter, être toujours bien (le mot heureux n’est jamais prononcé !), être en forme, jamais fatigué, éviter l’épuisement, ne montrer aucune défaillance, ne jamais être triste, éviter l’ennui, ne plus ressentir le vide, être dans un autre monde, oublier que l’on ne fait pas partie du même monde que ces autres qui semblent si heureux, ne plus penser, ne plus ressentir, être anesthésié, oublier ses douleurs, ses souffrances, oublier que l’on a aucune envie, aucun désir, aucun avenir, oublier les frustrations, n’avoir aucune limite mais admettre rapidement que le produit, quel qu’il soit, fixe des limites, oublier sa vulnérabilité, oublier que l’on ne sait pas pourquoi l’on vit ni quel sens donner à sa vie, tenter de réenchanter sa vie par des moyens chimiques... ». Pommereau (8) dirait "Le processus addictif résulte d'une tentative désespérée et illusoire de remplacer la dépendance affective par un assujettissement non moins total, sinon tyrannique." L'objet substitutif serait alors un pseudo-objet sur lequel le sujet tente d'exercer une emprise.

Dans la prise en charge individuelle ce qui est visé à l'adolescence c'est la prise en compte ou prise de conscience du symptôme, par l'examen attentif de la fonction de la conduite et de ses effets au niveau de l'économie psychique. Pour Chartier lors de l’Assemblée générale de la protection judiciaire de la jeunesse à Caen en 2002, précise quedans le travail auprès des adolescents, l'essentiel est de créer un lien. Il préconise que le psychologue emmène son espace thérapeutique avec lui et suggère d'adapter le cadre pour saisir toute occasion d'ouvrir un espace de parole avec le jeune ("analyse péripatéticenne"). C'est alors le jeune qui se saisit de cet espace, parfois à des moments les plus inattendus. Sous contrainte, les conséquences des conduites peuvent faire levier dans la prise en charge. Le Syndicat National des psychologues, commission justice, fonction publique Etat, (1998) indique que "Le cadre judiciaire de "l'aide contrainte" permet tout à fait de poser un cadre de travail régulier à visée psychothérapeutique avec un jeune ou avec une famille. Ce cadre de travail ne peut être systématisé mais doit être "trouvé-créé" avec les intéressés.". Pour les jeunes, c'est dans ces entre-deux que nous pouvons nous positionner et que nous pouvons faire tiers. "Le tiers, c'est à la fois ce qui, selon les cas, fait lien et/ou coupure, ce qui relie et sépare, qui articule et différencie." (10). Pour faire tiers, une des difficultés majeure est d'être sur la scène. "le tiers institutionnel, d'une manière quasi-archaïque, a toujours un effet critique et structurant, c'est en somme de "l'autre ajouté". De l'autre ajouté, mais dans cette dimension que sollicite le lien social : de l'échange, de l'usage, de la réciprocité, du don et contre-don, de l’autorité. Dans ce sens, les prises en charge de groupe peuvent aussi être tout à fait intéressantes.

Conclusion

Pour qu’une société reste une société intégrante, instituante, il faut que vivre ensemble soit une valeur. Il est de la responsabilité de chacun de veiller à ce que le sens ne soit pas seulement sens pour soi mais le reste pour l’ensemble de la collectivité. La toxicomanie, figure de la modernité, est le résultat d’une absence de monde commun, d’une quête de repères, de vie avec les autres et de liberté politique dont personne ne veut plus rien dire. Hannah Arendt (7) dit que « nous prenons conscience de la liberté ou de son contraire, dans le commerce, l’échange avec les autres et non dans le commerce avec nous-mêmes. ». La liberté individuelle, le libre-arbitre sont devenus une servitude volontaire car les identités sont fragiles, les valeurs interchangeables, le déracinement structurel, la peur de rater une occasion pour vivre au maximum constante, le rapport au temps accéléré, l’expérimentation sur le corps normale : ce sont les nouvelles armes que l’homme a choisi pour survivre.

Vivre ensemble, créer du lien social, c’est avant tout donner une place légitime et légitimée à tous dans un système socio-symbolique fait de dons et de contre-dons. Et l’éducation est ce qui permet que cette place soit donnée : c’est la transmission d’un monde. Les sociétés modernes sont des sociétés du déracinement, de la désaffiliation, de l’accélération et de l’incertitude. Malgré tout une certitude doit persister : le monde commun est le résultat des efforts des hommes. Lorsque les choses sont vues par un grand nombre d’hommes sous une seule variété d’aspects (valeurs communes) sans que ces hommes ne perdent leur identité, alors apparaît seulement la réalité du monde et nous pouvons dire que l’on habite le monde, et les funambules n’ont plus à être funambules.

1. Olivenstein C. Il n’y a pas de drogués heureux. Laffont-Opéra Mundi 1977.

2. Lash C. Le complexe de Narcisse. Robert Laffont 1981.

3. Freud S. Essais de psychanalyse.

4. Freud S. Le malaise dans la culture. Quadrige Presses Universitaires de France 1995.

5. Durkheim E. Le suicide. Quadrige Presses Universitaires de France 1930.

6. Erhenberg A. L’individu incertain. Pluriel, Calmann-Lévy 1995.

7. Arendt H. La crise de la culture. Folio Essais, Gallimard 1972.

8. Pommereau X. Les addictions in L’adolescence à risque. Autrement .

9. Selosse J. Mise en perspective des interventions et théorisations psychologiques dans le champ judiciaire et pénal. In : Les cahiers de cliniques psychologiques n°16. Rennes 1996.

10. Clément R. Le psychologue praticien du psychique. Bulletin de psychologie 1990 ; n°394 janv-mars.

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