N°12 / Discours et propagande Janvier 2008

L'âme de la foule, psychologie des sectes et psychologie du socialisme

Trois comptes rendus de W. Pareto sur des questions de psychologie politique

W. Pareto

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L'ÂME DE LA FOULE 

Compte rendu de W. Pareto du livre de Pascuale Rossi : l’animo de la folla. Cosenza.

Il est de mode maintenant de parler de « l'âme » des foules et de « l'âme » des na­tions. Giddings parle de la société comme d'un être qui a des sens et une volition. En général, les socialistes aiment à suivre cette voie, ils croient ainsi combattre ce qu'ils appellent « l'individualisme ».

Le livre de M. Rossi commence par l'affirmation : « La foule a une âme». C'est une de ces propositions qu'il est tout aussi difficile d'admettre que de contester, car elle unit un sujet connu : foule, à un attribut entièrement inconnu : âme. De sembla­bles propositions ne sont pas rares dans les œuvres de nos sociologistes. Giddings dit que « la fonction de l'organisation sociale est l'évolution de la personnalité jusqu'à ce qu'elle atteigne ce que nous appelons l'humanité ». A vrai dire nous ignorons ce que c'est que la fonction de l'organisation sociale, et même si cette organisation a une fonc­tion. Une autre grande inconnue, pour nous, est « l'évolution de la personnalité hu­mai­ne qui atteint l'humanité ». Quand ces deux inconnues entrent comme sujet et attribut dans une proposition, nous nous sentons donc absolument incapable de dire si cette proposition est vraie ou fausse.

Il faut louer notre auteur de ne pas abuser de ce genre de proposition. Il tâche le plus souvent d'être clair et d'avoir recours aux faits. Il a de bonnes observations sur l'état d'esprit du peuple du midi de l'Italie et spécialement des Calabres.

Son livre contient cinq parties : I. La foule. On considère les agrégats humains qui cons­tituent la foule, la classe, la caste, la secte ; on étudie leur nature et leur évolu­tion. II. Le caractère du midi de l'Italie. L'auteur commence par des considérations sur le caractère en général et passe ensuite à l'étude du caractère du peuple du midi de l'Italie. III. Le christianisme et les formations historiques sociales. A vrai dire c'est un peu un hors-d’œuvre ; et l'autaeur aurait pu sans inconvénients supprimer cette partie de son livre. IV. Les « rumanze ». Ce terme indique les fables et contes populaires chez le peuple des Calabres. Il y a des observations intéressantes. V. Les épidémies psychiques. Parmi celles-ci l'auteur place le socialisme « qui est en même temps la foi et la science et qui rassemble les penseurs les plus hardis et les travailleurs » ; et le spiritisme, dont il dit beaucoup de bien. Il ne nous déplaît pas de voir les deux choses réunies dans une même classe par un écrivain socialiste. Il a peut-être plus raison qu'il ne pense.

Somme toute le livre mérite d'être lu et peut prendre place dans la littérature sur la psychologie de la foule.

[Zeitschrift für Socialwissenschaft, I, 1898, p. 851.]

PSYCHOLOGIE DES SECTES

Compte rendu de W. Pareto du livre de Scipio Sighele : Psychologie des sectes. Paris, V. Giard et E. Brière éditeurs, 1898, 231 pages.

L'auteur est bien connu par plusieurs ouvrages qu'il a publiés sur la sociologie. Dans ce livre, qui vient d'être traduit en français, il étudie la psychologie et la morale des sectes. L'ouvrage est riche en considérations savantes et ingénieuses et doit être lu par toute personne qui s'occupe de ces matières.

L'auteur est un émule de M. G. Le Bon, et il réclame énergiquement son droit de prio­rité pour plusieurs idées que ce dernier paraît lui avoir empruntées.

Selon M. Sighele on passe de la foule amorphe à la secte, à la caste, à la classe, à l'État. Une loi aussi générale nous parait fort sujette à contestation et les faits histori­ques connus ne nous semblent pas rentrer tous dans ce cadre. Les sociologues moder­nes se hâtent souvent un peu trop de formuler des lois générales.

L'auteur étudie les altérations du moi dans la société et la secte. Il a parfaitement raison d'observer que la psychologie d'un agrégat est distincte de la psychologie indi­viduelle ; mais cela ne renverse pas, ainsi qu'il le dit, le principe de Herbert Spencer, que les caractères de l'agrégat ne peuvent être déterminés que par les caractères des unités qui le composent. Spencer n'a jamais nié que le fait de la combinaison des unités ne fut une nouvelle circonstance, qui intervenait pour donner sa forme et son caractère à l'agrégat.

Un chapitre est consacré à l'examen des différences entre la morale privée et la morale sectaire. La différence entre la morale privée et la morale publique y est aussi étu­diée. L'auteur dit : « ... un homme politique cherchera par tous les moyens possi­bles à s'emparer du gouvernement, et une fois ministre, il ne reculera, pour rester en place, devant aucune action : c'est pour la même raison qu'un homme affilié à une secte deviendra criminel.» - Et ailleurs: « Au fond, entre les meurtres imposés et approuvés par le patriotisme, et ceux dus à l'esprit de secte, il n'y a qu'une différence de degré. De nature, ils sont identiques. Si la morale patriotique fait un héros de Pietro Micca, ne vous paraît-il pas juste que la morale sectaire fasse, à son point de vue, un héros de Henry ou de Vaillant  ? »

Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Si même certaines actions A sont de même nature que d'autres actions B, et qu'il n'y a entre ces deux genres d'actions qu'une différence de degré, il n'est pas pour cela démontré qu'il est « juste » de les considérer de la même manière. Il faut encore considérer leur effet pour augmenter ou diminuer le bien-être du plus grand nombre des hommes. Entre la quantité d'arsenic qui guérit un malade et celle qui l'empoisonne, il n'y a qu'une différence de degré, mais elle est essentielle.

L'auteur, d'accord avec Cesare Lombroso, nous dit que « les sociologues ne voient pas seulement le dommage immédiat des crimes commis par un homme politique : ils savent que de ces crimes il sortira plus tard des rapports sociaux plus civilisés et plus élevés. »

Cette proposition est de beaucoup trop générale et trop absolue. Ne dirait-on pas que de tous les crimes politiques « sortent des rapports sociaux plus civilisés et plus élevés »  ? La parole doit avoir trahi la pensée de l'auteur, qui n'entendait pas affirmer cela. Mais précisément parce qu'il faut distinguer avant de conclure, on ne saurait ainsi trancher d'un seul coup une foule de questions aussi difficiles qu'obscures et compliquées.

[ Zeitschrift für Socialwissenschaft, II, 1899, p. 231-232. ]

PSYCHOLOGIE DU SOCIALISME

Compte rendu de W. Pareto du livre deG. Le Bon : Psychologie du socialisme. Paris, Félix Alcan, vii-496 pages.

On a beaucoup parlé de ce livre et il mérite d'être lu. L'auteur est un adepte d'une certaine religion patriotique et anthropologique, il voit dans les socialistes des con­cur­rents et il les combat vivement.

Son idée fondamentale, c'est que « alors que les religions, fondées sur des chi­mè­res, ont marqué leur indestructible empreinte sur tous les éléments de civilisations et continuent à maintenir l'immense majorité des hommes sous leurs lois, les systèmes philosophiques, bâtis sur des raisonnements, n'ont joué qu'un rôle insignifiant dans la vie des peuples et n'ont eu qu'une existence éphémère. Ils ne proposent en effet aux foules que des arguments, alors que l'âme humaine ne demande que des espérances. » p. V.

C'est la vérité, mais ce n'est qu'une partie de la vérité. Pour qu'une impulsion donnée aboutisse à un résultat utile, il faut deux choses : 1º que les hommes cèdent à cette impulsion ; 2º qu'elle soit en harmonie avec les lois de la nature, qu'elle ne se heur­te pas à des impossibilités objectives. Portez votre attention sur une seule de ces conditions et vous aurez une théorie qui ne sera vraie qu'en partie. Si vous ne consi­dé­rez que la première condition, vous donnerez une part prépondérante, exclusive, au sentiment, car en effet seul le sentiment entraîne les hommes. Si vous ne vous occupez que de la seconde condition, la science aura le premier rang, car en effet c'est la science seule qui nous fait connaître les lois de la nature. Qu'ont à faire le senti­ment, la religion, avec les découvertes de la boussole, de la navigation astronomique, des bateaux à vapeur, des chemins de fer, des télégraphes, des armes de guerre modernes, etc. M. Le Bon voudrait-il soutenir que toutes ces découvertes n'ont pas « mar­qué leur empreinte sur tous les éléments de la civilisation »  ? Pour entraîner des hommes au combat, il faut agir sur leurs sentiments, sur leur religion, mais pour qu'ils gagnent la bataille, il ne faut pas les faire combattre avec des flèches contre des canons à tir rapide, ni les mettre sous les ordres d'un général qui ignore la stratégie et la tactique. Le sentiment et la raison ont chacun leur part, et aucune de ces deux parts ne peut être négligée.

Il faut se hâter d'ajouter que notre auteur reconnaît l'influence du facteur écono­mique et corrige ainsi ce que sa théorie présente de trop absolu, au moins pour le présent. « Les facteurs économiques et industriels, dont le rôle fut longtemps très faible, prennent maintenant une influence absolument pré­pon­dé­rante », p. 248. Nous doutons pourtant encore que même appliquée seulement au passé, la théorie soit exacte. La découverte de métaux a probablement produit dans le monde préhistorique une révolution comparable à celle produite dans le monde moderne par les chemins de fer. Cela n'est pourtant qu'une hypothèse ; mais ce qui est une réalité historique, c'est l'énorme influence des conditions économiques sur le développement de la civilisation athénienne, dont procède directement la nôtre. Cette influence n'avait pas échappé à Platon, et c'est parce qu'il la redoutait, qu'il voulait fonder loin de la mer sa cité idéale.

Notre auteur, et c'est une conséquence de l'importance qu'il attribue aux races, craint fort la concurrence que peut faire l'Orient à nos contrées. Il se pose pourtant l'objection suivante : « Les économistes disent avec raison qu'il n'y a jamais eu jusqu'ici de surproduction réelle sur un seul article (sic !), que le plus léger excès de production est accompagné d'un abaissement forcé des prix, et que si, par suite de la concurrence, l'ouvrier européen est obligé de se contenter d'un salaire de quelques sous par jour, la faiblesse de ces salaires sera sans inconvénient quand pour ces quelques sous on obtiendra tous les objets qu'on se procurait autrefois pour quelques francs. » Mais l'auteur répond que l'argument « n'est guère applicable que pour une époque lointaine », p. 271.

Les « économistes » qui tiennent le langage que leur prête l'auteur, ne paraissent guère avoir étudié leur science. Ils ne sont même pas arrivés jusqu'à la théorie des débouchés de J. B. Say. Mais quel peut bien être « l'économiste » qui nie qu'il puisse y avoir surproduction « sur un seul article »  ? Nous croyions, jusqu'à présent, que c'était la surproduction générale, qui était niée par les économistes, niais qu'on ad­met­tait qu'une surproduction sur quelques articles était non seulement possible mais même extrêmement fréquente. La science économique est entièrement diffé­rente de ce que pense notre auteur.

Il dit encore : « Le capital comprend tous les objets : marchandises, outils, mai­sons, terres, etc. ayant une valeur négociable quelconque. » Il confond donc le capital et la richesse. L'erreur n'est pas petite. Il ajoute : « L'argent n'est que le signe repré­sen­­tatif, l'unité commerciale servant à évaluer et échanger les divers objets », p. 350. Main­te­nant il confond le numéraire et la monnaie, il tombe dans l'erreur de la monnaie-signe. C'est beaucoup de conceptions erronées en si peu de mots.

Ces critiques ne s'adressent qu'à la partie économique de l'ouvrage elle est extrê­mement faible. La partie sociologique est beaucoup meilleure et renferme de bonnes observations, fort bien exposées. C'est ainsi qu'il note avec raison que « c'est avoir une pauvre connaissance de la psychologie des foules que de croire que les bienfaits collectifs provoquent la reconnaissance », p. 366. La lutte des classes est, suivant lui, une nécessité et ne peut qu'augmenter d'intensité. Les lignes suivantes nous paraissent renfermer des affirmations profondément vraies : « Le so­cialisme actuel est un état mental bien plus qu'une doctrine. Ce qui le rend si menaçant, ce ne sont pas les chan­ge­ments encore très faibles qu'il a produits dans l'âme populaire, mais les modifi­ca­tions déjà très grandes qu'il a déterminées dans l'âme des classes dirigeantes. La bourgeoisie actuelle n'est plus sûre de son droit. Elle n'est d'ailleurs sûre de rien et ne sait rien défendre. Elle écoute ce qui se dit et tremble devant les plus pitoyables rhé­teurs. Elle est incapable de cette volonté forte, de cette discipline sévère, de cette com­munauté de sentiments héréditaires, qui sont le ciment de toute société », p. 461. « Ce n'est jamais par en bas, mais toujours par en haut que com­men­­cent les boulever­sements sociaux...

Et c'est là, je le répète, le danger de l'heure présente. Nous sommes repris des mê­mes sentiments d'humanitarisme maladif qui nous ont déjà valu la révolution la plus despotique et la plus sanguinaire qu'a connue l'histoire, la Terreur, Napoléon, et la mort de trois millions d'hommes », p. 462-464. On ne saurait mieux dire.

[Zeitschrift für Socialwissenschaft, III, 1900, p. 599-601.]

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