N°13 / Le charisme du chef Juillet 2008

La chute d’un chef charismatique, le cas de Mussolini

Philipe Faro

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Pourquoi et comment chute le pouvoir d’un chef charismatique ? Dans quelles circonstances concrètes ce type de pouvoir est mis à mal dans un premier temps, avant de chuter dans des conditions plus ou moins dramatiques ? La présente contribution propose d’analyser le cas mussolinien. Si le fascisme ne peut évidemment pas de résumer à la personne de Mussolini, la figure charismatique du Duce a en été un élément essentiel. Nombre de biographes de Mussolini insistent sur cet aspect. Christopher Hibbert évoque « une force de la nature » et un « homme extraordinaire »1. Ivone Kirkpatrick écrit que « l’impression de puissance et de vitalité animale qui se dégageait était renforcée par une façon de parler autoritaire et les gestes vifs et nerveux qui l’accompagnaient »2. Mussolini ne lésine pas sur les efforts pour paraître un homme hors du commun. Outre une culture d’autodidacte, il s’astreint à des exercices physiques pour participer en première ligne à la création de cet Italien nouveau que le totalitarisme fasciste souhaite engendrer. Pierre Milza, auteur de la meilleure biographie de Mussolini en français, estime « plus que le mythe du surhomme, est-ce cette opiniâtreté, cette bonne volonté laborieuse, cette obsession de la performance, fût-elle dérisoire, qui a séduit les Italiens. La représentation du corps du dictateur rendait celui-ci plus proche, plus charnellement lié à son peuple que ne pouvait l’être, sous d’autres cieux, un Hitler, un Salazar ou un Franco, même si ce corps n’était pas tout à fait celui d’un être surhumain (…) »3.

Image1

Pour les Italiens du ventennio, le Duce apparaît bien comme un être d’exception, sorte de thaumaturge vers qui on peut se tourner. Dans les Abruzzes, les veuves et les mères des soldats tombés pendant la Grande Guerre veulent le toucher comme on le fait pour des fétiches et des reliques4. À son retour de la conférence de Munich, le 30 septembre 1938, où il est apparu – abusivement – comme le sauveur de la paix, son voyage vers Rome s’apparente à un voyage pontifical. Le diplomate Filippo Anfuso témoigne : « Entre Vérone et Bologne, j’aperçus des paysans agenouillés au passage du train, ce qui, dans une région d’une majesté aussi classique, devait susciter d’étranges réflexions ! À Bologne, citadelle d’un fascisme bruyamment belliqueux, Mussolini s’aperçut qu’il était devenu saint ; il en tira cette conclusion que Munich avait dépassé ses prévisions »5. Comme l’analyse fort bien Didier Musiedlak, le charisme mussolinien remonte à sa période socialiste, en passant par la campagne interventionniste en faveur de l’entrée en guerre de l’Italie dans le premier conflit mondial. Mais il montre également combien ce charisme, ou du moins les qualités perçues comme nécessaire à la perception d’un charisme, a été un élément essentiel du régime6. Les impressions laissées par ce chef charismatique participèrent au développement d’un sentiment d’infaillibilité que le slogan « Il Duce ha sempre ragione », dont la première occurrence semble remonte à 1931, a symbolisé pour des millions d’Italiens. Sur son influence sur ceux-ci, Mussolini a eu l’occasion de s’expliquer lors de la série d’entretiens accordés au journaliste allemand Emil Ludwig en avril 1932 : « La masse, pour moi, n’est rien d’autre qu’un troupeau de moutons, tant qu’elle n’est pas organisée. Je ne suis nullement contre elle. Je nie seulement qu’elle puisse se gouverner elle-même. Mais si on la dirige, il faut la diriger au moyen de deux rênes : l’enthousiasme et l’intérêt »7. Le Duce a ainsi bénéficié d’un culte religieux que son charisme et la concentration du pouvoir rendaient possible, véritable « religion fasciste » selon le titre de l’ouvrage d’Emilio Gentile. « Il est le Héros tout entier resplendissant de lumière, il est le Génie inspirateur et créateur. Il est l’Animateur qui entraîne et qui conquiert, il est Celui-là : la totalité massive du mythe et de la réalité. La Révolution c’est Lui, et Il est la Révolution » publie avec dithyrambe la revue Gioventù fascista en mars 19348.

Ce pouvoir charismatique s’est renforcé au travers à la fois de l’encadrement de la société voulu et organisé par le régime fasciste mais également par les succès intérieurs et extérieurs remportés par celui-ci et son chef. Or, le système ne peut fonctionner qu’avec les succès. Qu’advient-il lorsque le pouvoir charismatique connaît des échecs sérieux qui remettent en cause le consensus social acquis par le pouvoir ? Aussi, dans un premier temps, allons nous replacer les circonstances qui provoquèrent la remise en cause du chef charismatique.

Le poids de la guerre

Il est quelque peu vain de se demander si le régime fasciste pouvait perdurer s’il n’y avait pas eu la guerre. En effet, celle-ci est au bout de la logique politique fasciste. Tôt ou tard, Mussolini estimait inévitable une confrontation avec les puissances démocratiques occidentales qui permettrait à l’Italie fasciste de réaliser le programme impérial défini lors du Grand Conseil fasciste du 4 février 1939 et qui prévoyait la conquête, dans un laps de temps non précisé, de la Corse, de la Tunisie, de Malte, du canal de Suez, de Djibouti… Le dynamisme international de l’Allemagne nazie a impressionné Mussolini qui, à la suite de la conquête de l’Éthiopie en 1936, s’est progressivement rapproché de Berlin pour finalement conclure une alliance en bonne et due forme le 22 mai 1939 (le pacte d’Acier). Mussolini et Galeazzo Ciano, son gendre et ministre des Affaires étrangères, étaient persuadés, à la suite de promesses verbales de leurs alliés allemands, que l’Italie disposerait de trois à quatre ans pour préparer le pays à la confrontation décisive. Or, dès le mois d’août 1939, la crise de Dantzig entre l’Allemagne et la Pologne créait une situation de conflit généralisé auquel l’Italie n’était pas prête. Après bien des hésitations, le Duce se résolut à proclamer la non-belligérance de l’Italie au grand soulagement du peuple italien.

Les mois qui suivent le déclenchement des hostilités sont une période de tension intérieure et de frustrations pour Mussolini. Chef charismatique qui a tenu pendant des années un discours de militariste et de volontarisme politique, il est contraint de regarder en spectateur l’histoire se faire devant lui. Il est pris dans l’étau de ses ambitions d’une Italie impériale et des réalités concrètes d’un pays qui n’a pas les moyens d’assumer un conflit de cette ampleur. Le Journal du comte Ciano montre fort bien les tourments du condottiere de l’Italie fasciste. En date du 23 mars 1940, Ciano rapporte les propos tenus par Mussolini au général Galbiati : « D’ici peu, nous marcherons contre l’Occident »9. Le 2 avril, il déclare à son gendre que la neutralité « déclasserait l’Italie pour un siècle comme grande puissance et pour l’éternité comme régime fasciste »10. Pour Mussolini, il s’agit de choisir le bon moment pour intervenir dans la guerre avec le minimum de risques et le maximum d’opportunités afin d’obtenir sa part du butin. Il évoque une entrée en guerre en août, puis confie à Ciano, le 22 avril, que le moment le plus probable serait le printemps 1941. Or, l’accélération de la guerre à partir de mai 1940 concrétisée par la défaite des armées franco-britanniques devant les forces allemandes lui fait croire que le moment est venu de lancer l’Italie dans la guerre. Le 10 juin, celle-ci déclare la guerre à la France et à la Grande-Bretagne. Dans l’opinion italienne, chacun espère une guerre à moindre frais et beaucoup pense que le Duce a, jusqu’à présent, fait preuve d’intuition. Le temps des désillusions a commencé.

Si l’armistice avec la France n’apporte aucun des objectifs assignés, Mussolini espère se tailler des conquêtes dans l’empire britannique et dans les Balkans. L’attaque sur la Grèce débutée le 28 octobre tourne vite au fiasco, obligeant les armées italiennes de se replier en Albanie et à adopter une attitude défensive. En Méditerranée, la flotte italienne subit deux échecs importants devant la Royal Navy, à Tarente le 11 novembre et au cap Matapan le 1er mars 1941. L’offensive en Égypte tourne court. La contre-offensive britannique, déclenchée en décembre 1940, pénètre en Libye italienne aboutissant à la prise de Bardia et de Tobrouk et aboutissant à la capture de 130 000 Italiens. Seule une efficace intervention allemande en Libye et une puissante offensive de la Wehrmarcht en Yougoslavie et en Grèce permettent un rétablissement de la situation. Quant à la Somalie italienne et à l’Éthiopie, elles sont perdues en mai 1941. À ce moment là, il est évident que la guerre parallèle voulue par le Duce afin que l’Italie fasciste atteigne ses propres objectifs est un échec patent. Celle-ci est à la remorque des initiatives stratégiques nazies mais également japonaises. Or, celles-ci sont d’envergures. L’agression allemande contre l’URSS le 22 juin 1941 amène Mussolini à participer à la « croisade » contre le bolchevisme en envoyant un corps expéditionnaire qui atteignit 220 000 soldats. Le 11 décembre, l’Italie déclare la guerre aux Etats-Unis trois jours après l’attaque japonaise contre la base de Pearl Harbor. D’une guerre courte et relativement limitée, l’Italie est désormais engagée dans une guerre mondiale. Jusqu’à l’automne 1942, les puissances de l’Axe peuvent faire encore illusion. Mais la défaite d’El Alamein en octobre, suivie de la perte de la Libye, l’écrasement du corps expéditionnaire italien sur le Don, la capitulation des forces germano-italiennes en Tunisie en mai 1943 montrent dans quelle impasse stratégique les choix du Duce ont conduit l’Italie.

Les déboires militaires s’accompagnent d’une réelle crise au sein du Parti Nationale fasciste qui change quatre fois de secrétaire général entre octobre 1939 et avril 1943. Le Parti a de moins en moins de prise sur la société. Très significatif est la vague de grèves qui secoue le triangle industriel Turin-Milan-Gênes en mars 1943 sous l’influence du Parti communiste clandestin. Le mot d’ordre est la pace e il pane (la paix et le pain). Le pouvoir, malgré une vague d’arrestations, est obligé de négocier et accorde une augmentation de salaires. D’autre part, relativement épargnée par les bombardements en 1940 et 1941, l’Italie connaît une vague d’opérations aériennes à partir de l’automne 1942. Ainsi, le 28 octobre, jour de célébration des vingt ans de la marche sur Rome, Milan est bombardée tout comme Savone et Gênes. En novembre, Turin et Gênes subissent huit bombardements. Seule Rome semble épargnée jusqu’au 19 juillet 1943 où la Ville Éternelle elle-même est bombardée dans les quartiers San Lorenzo, Tiburtina, Nomentana et Prenestino. Les conditions de la vie quotidienne s’avèrent de plus en plus rudes à cause d’un ravitaillement défectueux. À partir d’octobre 1941, est instituée une carte de rationnement du pain. En mars 1942, la ration passe de 200 grammes quotidiens à 150 grammes. Les autres denrées se font également rares. Le 7 mai 1942, un rapport de police de Gênes note : « Depuis un mois, plus une pomme de terre, depuis vingt jours, pas un œuf ». Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le mythe politique du charisme mussolinien ne sorte pas indemne.

La fin du charisme mussolinien

Au cours de ses leçons données à la Sorbonne en 1950, le grand historien Federico Chabod a fort bien synthétisé le sentiment du peuple italien face à la situation : « La préparation militaire est seulement un bluff : les soldats accomplissent bien leur devoir mais ils sont mal armés, mal équipés (l’aventure de Grèce suffit, à l’automne 1940, à le démontrer). Le peuple commence alors à se demander : « Où est la puissance militaire dont on a tant parlé ? Où sont les huit millions de baïonnettes vantés par Mussolini ? C’est un autre bluff : l’état corporatif a été un bluff et la préparation militaire en a été un autre ». En 1939, le consensus n’existait désormais plus ; maintenant le prestige du chef et du régime s’écroule »11. Si l’on peut débattre sur le degré de consensus en 1939, il est indéniable que la guerre fissure largement l’édifice fasciste et le Duce est loin d’en sortir indemne. Les archives de rapports préfectoraux, policiers et des fédéraux du Parti fasciste sont des sources de premier plan pour saisir au plus profond de la société italienne la déstructuration du pouvoir charismatique du Duce et ce d’autant plus que, malgré la censure militaire, l’opinion italienne est au courant de la réelle situation des soldats italiens grâce aux correspondances des soldats qui rapportent souvent leur vie quotidienne comme le fit Eugenio Corti dans un ouvrage de souvenirs sur le front russe publié en 1947 en Italie. « Notre marche se poursuivait dans la nuit, que la réverbération de la neige rendait progressivement plus claire à nos yeux désormais accoutumés. Toutes les heures environ, la colonne prenait une dizaine de minutes de repos, la halte horaire que prescrit le règlement ; beaucoup d’entre nous s’asseyaient alors dans la neige. Pendant une de ces haltes, Zanotti s’endormit, par moins 20° et dans la neige ! Mais il n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit précédente, et il était épuisé par la dure fatigue du front »12.

De janvier à avril 1942, le Duce reçoit les secrétaires fédéraux des diverses provinces italiennes. Même si ces rapports sont à analyser avec prudence, ils tendent à démontrer une opinion encore relativement fidèle13. Si certains font dans un zèle excessif tel le fédéral de Terni (Ombrie) qui explique que « l’état de guerre et les difficultés contingentes n’impressionnent pas les travailleurs, lesquels sont convaincus de la nécessité de la guerre et croient en la victoire », d’autre comme celui de Crémone souligne les humeurs vis-à-vis d’une vie chère ou quelques activités subversives isolées comme à Rieti, dans le Latium. Un décrochage net semble s’effectuer à l’automne 1942. Le discours de Mussolini devant la Chambre des Faisceaux et Corporations tombe clairement à plat, la rhétorique du Duce ne galvanisant pas des Italiens qui ne croient plus en la victoire finale. Mais il y a plus. Les rapports de police, étudiés par Simona Colarizi, attestent une mise en cause directe et violente du Duce14. Le 18 février 1943, à Milan, un indicateur de la police écrit : « Ce que mes oreilles ont entendu à l’adresse du Duce est à ne pas croire. Un le maudissait, un autre l’appelait salaud, un autre estimait que ce grand malotru devrait être exposé à un des malheurs de la guerre et qu’il finirait de faire l’homme du courage ». Le 27 avril, toujours à Milan, un rapport souligne que sous-officiers et officiers en permission « sont acharnés contre le gouvernement et contre le Duce ». À Rome, à la suite du bombardement du 19 juillet, un rapport note les « imprécations et les insultes contre Hitler et Mussolini et tous se demandent pourquoi Mussolini n’est pas allé voir les dégâts » (Le Duce était à Feltre, près de Venise, pour une rencontre avec Hitler).

Cette fin du charisme mussolinien n’est pas propre à la population. Elle se retrouve également chez des hiérarques du fascisme qui oscillent entre désillusions et attachement à celui qui les a fait participer à une extraordinaire aventure politique. Le Journal du comte Galeazzo Ciano, gendre du Duce et ministre des Affaires étrangères entre juin 1936 et février 1943, montre les désillusions de celui qui aime encore Mussolini mais qui ne croit plus à son pouvoir charismatique. Au moment de la crise polonaise d’août 1939 qui aboutit au déclenchement de la guerre, Ciano décrit un Duce hésitant, peu sûr de lui, oscillant constamment entre non belligérance et entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne. Ainsi, le 21 août, Mussolini proclame son intention « de marcher avec les Allemands » mais fléchit à la suite d’un plaidoyer non interventionniste de son gendre et ministre15. Ce va-et-vient politique dure jusqu’à l’annonce officielle de la non belligérance le 26 août. Le Journal de Giuseppe Bottai, ministre des Corporations d’octobre 1929 à juillet 1932, gouverneur de Rome de janvier 1935 à novembre 1936 puis ministre de l’Éducation Nationale de novembre 1936 à février 1943 a été un fidèle du Duce. Mais le déroulement de la guerre le rend sarcastique et lucide. Le 10 août 1940, il dénonce « l’habituelle improvisation et impréparation des mesures législatives » présentées au Conseil des ministres16. Plus tard, à l’annonce de la chute de Tripoli le 23 janvier 1943, Bottai confie à Ciano en rappelant le passé socialiste et anti-militariste du Duce : « Au fond, c’est un autre but que nous avons atteint. Mussolini, en 1911, avait déclaré "Quittons la Libye". Il a tenu parole trente-deux ans plus tard »17. Dans les esprits de bien des hiérarques, le Duce est devenu un obstacle pour l’avenir de l’Italie. Le vote du Grand Conseil est mûr.

Les trois morts du Duce

On peut considérer que Mussolini a subi trois morts. La première a été politique. C’est au sein même de la classe dirigeante fasciste que s’est trouvée l’opposition qui allait provoquer la chute du dictateur. Le débarquement des Alliés en Sicile, le 10 juillet, accélère le processus de détachement de nombre de hiérarques vis-à-vis de Mussolini dont la rencontre avec Hitler à Feltre a enlevé le dernier espoir de voir le Duce peser en faveur d’une sortie de la guerre. À ce moment là, le Duce a accepté de réunir le Grand Conseil du fascisme, qui ne s’est plus réuni depuis décembre 1939, pour le samedi 24 juillet. Au centre des débats, se trouve la motion de Dino Grandi, ancien organisateur de la marche sur Rome de 1922, ministre des Affaires étrangères de juillet 1929 à juillet 1932, ambassadeur à Londres, président de la Chambre des Faisceaux et Corporations depuis juillet 1939, bref un hiérarque qui compte. Dans ses Mémoires sur la chute du fascisme, Grandi ne cache pas qu’il ne croyait plus dans le charisme de celui qu’il avait servi : « le mécontentement croissant du peuple envers le régime, la défiance croissante envers le Duce, lequel montrait de plus en plus sa propre incapacité pour le commandement suprême de nos forces armées »18. En demandant que le roi retrouve la plénitude de ses pouvoirs de commandant en chef des armées italiennes, la motion Grandi peut être assimilée à une motion de défiance envers celui qui gouverne l’Italie depuis plus de vingt ans. Après des débats longs et tendues, elle est votée par 19 voix contre 7 et une abstention. Prenant prétexte de ce vote, Victor-Emmanuel III demande à Mussolini sa démission le 25 juillet en fin d’après-midi, à la suite d’un entretien à la Villa Savoia. Politiquement, Mussolini ne se remit jamais de cette chute sans résistance et qui provoqua des manifestations de joie dans bien des villes italiennes.

La seconde mort de Mussolini a été physique. Sa libération par un commando allemand, si elle aboutit à la création de la République Sociale italienne, ne restaure pas son pouvoir charismatique même si quelques centaines de milliers d’Italiens ont pu croire à un retour des heures flamboyantes du fascisme. La période qui s’écoule d’octobre 1943 à avril 1945 est celle d’une guerre civile parallèle à la guerre de libération contre l’occupant nazi et à la guerre menée par les Alliés contre les forces allemandes stationnées dans la péninsule. Elle se clôt par la mort physique du Duce. Alors que les partisans ont lancé l’insurrection générale en Italie du Nord et que les Alliés entrent dans la plaine du Pô, Mussolini gagne Milan le 18 avril 1945. Celui qui a été le maître de l’Italie fasciste n’a plus d’illusion et sait qu’il est arrivé au terme de son destin. Après d’inutiles négociations avec des représentants du Comité de Libération de l’Italie du Nord, Mussolini quitte la capitale lombarde avec quelques derniers fidèles et un détachement allemand le 26 avril. Le 27, la colonne est stoppée par des partisans près de Dongo. Mussolini est reconnu et arrêté. Le chef des partisans, Walter Audisio (colonel Valerio étant son nom de guerre), après un simulacre de procès, décide d’exécuter l’ancien Duce. Même si les détails exacts de l’exécution nous échappent encore, on peut supposer que la mise à mort fut une exécution sommaire. Outre Mussolini, sont tués Claretta Petacci, maîtresse du dictateur, et les hiérarques restés auprès de lui tels Alessandro Pavolini, Fernando Mazzasoma, Paolo Zerbino19.

Mais l’ancien Duce a également une troisième et dernière mort, symbolique cette fois-ci. Le corps de Mussolini, comme celui des autres personnes exécutées, est transporté à Milan et exposé sur la piazza Loretto. Là, la dépouille de Mussolini subit une série d’outrages qui transforme le corps du chef charismatique en pantin désarticulé20. Une foule déchaînée l’insulte, lui crache dessus, certains lui portent des coups de pieds, une femme, dont le fils a été exécuté peu de temps auparavant, tire des balles de pistolet sur le cadavre. On assiste ainsi à une scène de thérapie collective où l’homme adulé dans les années 1930 subit post mortem le sort des personnes vouées aux gémonies dans la Rome antique. Mais pour un chef charismatique tel Mussolini peut-on imaginer une mort dans son lit de Predappio en retraité politique ? Ne devait-il pas mourir que dans la gloire d’un pouvoir victorieux ou de manière violente au terme d’une tragédie nationale ?

Pour éviter un dépècement des corps de Mussolini et de quelques autres exécutés de Dongo, ceux-ci sont pendus par les pieds à la devanture d’une station service, moment qui permet également à un plus grand nombre de voir la dépouille mortelle de celui qui fut le chef de l’Italie fasciste. Mais le corps de Mussolini a une histoire à la suite de cette terrible journée du 29 avril 1945. Placé dans un cercueil, il est déposé au cimetière de Musocco où des militants fascistes le volent en avril 1946. Le cercueil est retrouvé par la police quatre mois plus tard et les autorités de la toute jeune République italienne confie l’encombrante dépouille au couvent des Franciscains de Milan. Il resta dans la crypte du couvent jusqu’au 31 août 1957, jour où il fut rendu à la famille Mussolini afin d’être déposé dans le cimetière familial de San Cassiano à Predappio. Mussolini est depuis lors l’objet d’un culte de la part de fascistes d’anciennes et de nouvelles générations.

1  Christopher Hibbert, Mussolini, une force de la nature, Paris, Robert Laffont, 1963, p. 9.

2  Ivone Kirkpatrick, Mussolini, portrait d’un démagogue, Paris, Trévise, 1967, p. 182.

3  Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999, p. 446.

4  Exemple cité in Aurelio Lepre, Mussolini l’italiano. Il Duce nel mito e nella realtà, Milano, Mondadori, 1996, p. 121.

5  Filippo Anfuso, Du palais de Venise au lac de garde, Paris, Calmann-Lévy, 1949, p. 81.

6  Voir tout particulièrement, Didier Musiedlak, Mussolini, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, chapitre 5 « Le chef charismatique », p. 275-345. 

7  Emil Ludwig, Entretiens avec Mussolini, Paris, Albin Michel, 1932, p. 135.

8  Cité in Emilio Gentile, La religion fasciste, Paris, Perrin, 2002, p. 264.

9  Galeazzo Ciano, Diario (1937-1943), Milano, Rizzoli, 2000, p. 410.  

10  Ibid, p. 414.

11  Federico Chabod, L’Italia contemporanea (1918-1948). Lezioni alla Sorbona, Torino, Einaudi, 1963, p. 100.

12  Eugenio Corti, La plupart ne reviendront pas, Paris, Éditions de Fallois, 2003, p. 25.

13  Ces rapports sont présentés in Giordano Bruno Guerri, Rapporto al Duce. L’agonia di una nazione nei colloqui tra Mussolini e i federali nel 1942, Milano, Mondadori, 2003.

14  Simona Colarizi, L’opinione degli italiani sotto il regime (1929-1943), Roma-Bari, Laterza, 2000.

15  Galeazzo Ciano, Diario (1937-1943), 21 agosto 1939, Milano,Rizzoli, 2000, p. 331.

16  Giuseppe Bottai, Diario (1935-1944), Milano, Rizzoli, 2001, p. 221.

17  Galeazzo Ciano, Diario, op. cit., p. 687.

18  Dino Grandi, 25 luglio 1943, a cura di Renzo De Felice, Bologna, Il Mulino, 203, p. 187.

19  Pour les derniers jours de la vie de Mussolini, on peut se référer à la meilleure biographie en français de Mussolini. Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999.

20  Voir Sergio Luzatto, Il corpo del Duce, Torino, Einaudi, 1998.

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