N°14 / Les multiples visages des crises Janvier 2009

Sensible a la crise : du singulier au collectif

Philippe Bernier

Résumé

L'objectif de cet article est d'exposer l'intérêt d'un concept peu usité, le pathique, dans l'analyse de la crise de la relation humaine intersubjective. Le respect de ce registre particulier implique la dimension collective dans les actions de soin, de formation, d'éducation ou de thérapie.

The purpose of this article is to expose the interrest of a not very current concept, the pathic, for the analysis of the crisis of the intersubjective human intercourse. The respect of this particular register implicates the collective dimension for the actions of care, formation, education or therapy.

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Nous souhaitons exposer ici une conception de la crise issue de l’anthropologie médicale, selon un horizon phénoménologique. Cette conception de la crise, individuelle, pourrait être transposée à l'étude d'un collectif, en respectant les limites de l'analogie. Cette conception et cet horizon mettent en évidence l’importance d’un registre particulier, le  «sentir» ou «registre pathique», dans le travail éducatif, pédagogique, formatif ou thérapeutique.

Pour reprendre les termes du philosophe Henri Maldiney, nous proposons ici une approche esthétique-sensible de la crise.

Nous nous aiderons en cela de la pensée de Victor von Weizsäcker, dont la conceptualisation de la relation patient-médecin a inspiré la compréhension d’autres champs de pratiques. Ainsi, Henri Maldiney pour la philosophie esthétique, ou Jean Oury1 pour le travail avec les psychotiques2.

La crise selon la médecine antique3

Image1

Le terme de « crise » est employé dans le champ médical comme une métaphore du jugement dans le processus judiciaire. Galien désignait par là le moment du changement subit dans la maladie, et ce vers un mieux, un pis ou la guérison. Au XVIème siècle apparaîtra une analogie avec l’art militaire qui décrit la crise comme un moment violent qui décide de la lutte entre la nature et la maladie.

L’étymologie (krinô) évoque le tri, le jugement mais aussi la séparation, d’où l’association de la crise à l’expulsion d’humeurs. Il est important de se souvenir que la notion de crise prend sa source dans des conceptions du corps et du temps qui nous sont maintenant étrangères. Le corps est ainsi conçu comme poreux et parcouru de liquides (les humeurs), au nombre de quatre selon Galien.

Le temps quand à lui n’est pas envisagé selon notre conception linéaire usuelle mais articulé autour d’un présent « envahissant »4. La notion importante de l’époque est le kairos : l’occasion, le moment opportun pour agir. Le kairos est étymologiquement lié à l’emploi d’une technique  qui vise à l’efficacité (tissage ou archerie). Le premier aphorisme d’Hippocrate déclare que « la vie est courte, l’art est long, le kairos aigu (ou pointu), l’expérience trébuchante, la crise difficile »5

C’est l’incessant procès du monde qui fonde le kairos, car le praticien ne peut stopper le déroulement des évènements et doit agir à l’instant juste en s’appuyant sur le « sentir » de la situation constituée par le médecin, le malade, les assistants et les choses extérieures.

Par la suite, cette représentation situationnelle et « kairique » du soin va se voir opposée une conception de la maladie qui s’émancipe du patient : maladie qui indique, qui fait signe, sans que le médecin intervienne. L’originalité du kairos se perd, ainsi que le souci du sensible.

Ce n'est qu'au XVIIIème siècle que le renouveau hippocratique fait revenir la notion de crise dans l’actualité de la pensée médicale. Ainsi, le psychiatre Pinel nuance la conception dramatique de Galien, la crise n’est pas forcément spectaculaire, des changements mineurs peuvent aussi être annonciateurs de guérison. Pinel représente ainsi une médecine « expectante », de l’attente sans intervention.

Cette attente sensible est le paradigme que nous allons développer en reprenant les conceptions de Weizsäcker.

Weizsäcker, le pathique et la crise

Un texte galénique rapporte les propos d’un témoin qui, troublé par le spectacle des manifestations de la maladie, déclare que « c’est la vie du patient qui est jugée ».

C’est le pathos de la situation qui fonde donc également la notion de crise6.

Cette clinique de l’éprouvé qui nous vient de l’Antiquité s’accorde parfaitement avec les conceptions de Victor von Weizsäcker (1886-1957).

Ce neurologue et psychiatre allemand a élaboré une anthropologie médicale, la « pathosophie », qui éclaire la relation de l’homme à son milieu, à la maladie et au soin. Il s’est inspiré de la philosophie de Max Scheler (sur la sympathie), ainsi que des travaux de Freud.

Selon Weizsäcker, l’être humain est un corps vivant-vécu en « commerce » (ou en « débat ») avec son milieu. La vie est donc fondée sur une réciprocité, une relation circulaire d’où l’expression de « cercle de la forme » qu’il utilise7. L’exemple du cavalier sert à illustrer cette cohérence entre l’organisme et son milieu : le cavalier n’est pas une entité indépendante de cet autre vivant qu’est le cheval, mais ils forment ensemble une « rencontre » que Weizsäcker distingue de la  «relation». Celle-ci est un vis-à-vis impliquant la séparation sujet-objet, alors que la première se situe sur un registre pré-thématique, avant la polarisation objectivante. Ce registre pré-thématique ou anté-prédicatif est celui du pathique.

Weizsäcker forge ce néologisme et en fonde l’emploi, qui sera ensuite repris par Erwin Straus (psychopathologie), Henri Maldiney, Jacques Schottes (anthropopsychiatrie) et Jean Oury (psychothérapie institutionnelle).

Le pathique se définit à la fois comme « subir » et comme « personnel », et ces deux traits sont liés dans la maladie qui est conçue comme un « mode d’être de l’homme »8 : le travail de reconstruction d’un certain équilibre du vivant dans son milieu. Subir et  personnel seront donc également liés dans la crise9. Pour Weizsäcker, la crise est une crise du sujet, quand la marche réglée du processus de commerce avec le monde s’interrompt et qu’un nouvel état émerge, sans dériver du premier.

La crise révèle au sujet son statut d’existant car il se trouve placé devant la tâche d’assurer ce que Jean Oury appelle sa « pérennité précaire ».

L’existence est donc discontinue, constituée de moments critiques, où elle est « mise en demeure de disparaître ou de renaître »10. Conception qui pourrait être transposée analogiquement à l'existence d'un groupe social, d'un collectif, avec les précautions susmentionnées.

Or, ce qui met en demeure l'existence est de l’ordre de l’évènement de la rencontre. Rappelons que la rencontre est ontologiquement imprévisible, de l’ordre du soudain. Weizsäcker écrira ainsi que « quelque chose nous est donné, apparaît, en sorte que soudainement nous l’avons, comme s’il était éjecté de l’inconnu comme d’un cratère, ce qui n’existe pas pour nous, ou comme s’il débordait doucement d’une source qui monte lentement. Violence infligée ou don reçu, nouveau et, une fois, unique, un évènement arrive. »11

Cet évènement qui ne peut être que subi, sur le registre du pathique, nous transforme néanmoins s’il est intégré par le soi12. Sinon, c’est la « catastrophe » selon Weizsäcker et la perte de la capacité à l’ouverture à l’évènement et à soi.

Pour illustrer ce type de catastrophe, on peut citer la psychose. C’est François Tosquelles, le psychiatre catalan qui a fondé la psychothérapie institutionnelle avec Jean Oury et d’autres, qui a introduit la pensée de Victor von Weizsäcker, dès 1947.

Dans la psychose, il y a une atteinte des capacités à l’évènement, à la rencontre. La psychothérapie institutionnelle est une démarche thérapeutique qui s’appuie sur cette conceptualisation de la psychose pour proposer aux patients des possibilités de rencontre par la multiplicité des institutions. Puisque l’on ne peut pas programmer la rencontre, il faut offrir un maximum d’occasions (kairos).

Cependant, articulée à cette dimension institutionnelle, il existe une dimension personnelle que doivent travailler les soignants.

Le travail du sensible

C’est ce que nous évoquions dans le titre en parlant de sensibilité à la crise. Cette sensibilité se manifeste par deux vertus que Jean Oury évoque souvent, communes aux soignants et aux enseignants d’ailleurs : la vigilance et la disponibilité. Ces vertus sont essentielles pour y être, là où ça se passe, et y tenir.

On peut également citer l’ascèse que constitue le travail « d’asepsie » qui consiste à mettre de côté ses préjugés, ses a priori, ses représentations sur la folie ou sur un patient en particulier, afin d’offrir une ouverture à la rencontre. C’est une qualité de présence à soi et à l’autre, dans l’attente, l’expectative selon Pinel.

Ce moment de suspension permet également de préserver le registre du sentir, là où ça se passe selon Jean Oury. Un regard « armé », évaluateur, ou simplement occupé par la quotidienneté empêche l’émergence de la rencontre car il s’intéresse au « pourquoi ». Dans le sentir, nous sommes dans le « comment » de la rencontre, le style de notre communication avec le monde et autrui.

Weizsäcker critiquait d’ailleurs la conception d’un homme évoluant de façon autonome dans un emboîtement spatial et temporel. Selon lui, nous vivons à travers le monde, dans ce qu’il appelait « le commerce » : l’Umgang. Ce terme est un concept-clé de sa pensée qui décrit la réciprocité à la base de la co-constitution du sujet et du monde. L’Umgang est le registre au fondement même de la rencontre.

Cette conception a été reprise par la psychopathologie avec le concept de « paysage » d’Erwin Straus13. En effet, pour rencontrer les patients, il faut se situer dans le même paysage. Celui-ci n’est pas défini par des repères géographiques mais comme un espace vécu.

L’Umgang et le paysage permettent également d’introduire la notion d’ambiance, essentielle dans la métapsychologie institutionnelle. Le travail du collectif est pour Jean Oury une possibilité de prise sur l’ambiance d’un établissement, thérapeutique ou pédagogique.

Jacques Pain14, a transposé cette idée d’un nécessaire « travail de l’ambiance » pour prévenir les violences en milieu scolaire, en adaptant à l’école l’adage du psychiatre Hermann Simon selon lequel « il faut soigner l’hôpital avant de soigner les gens ». Ce souci de «traiter» le milieu d'un collectif pour en réduire la pathoplastie constitue une des articulations des dimensions singulières et collectives.

Ce détour par une phénoménologie du travail en institution permet selon nous de légitimer l’approche sensible, étymologiquement « esthétique », de la rencontre avec des sujets en crise.

Deux sens de ce terme apparaissent donc ici : la crise comme un état « normal » du sujet en commerce avec son milieu ; et ce qu’il advient dans la catastrophe existentielle, qui est la crise violente du patient psychotique, mais aussi parfois de l’enfant, du jeune ou de l’adulte.

C’est par le développement de sa sensibilité à l’ambiance (on parle également d’atmosphère avec le concept de Stimmung) que le professionnel peut éviter la crise violente. Ainsi, cette bénévole à la clinique de La Borde qui évoquera ses éprouvés auprès de grand psychotiques. Elle parvient à distinguer les manifestations théâtrales et spectaculaires de réelles manifestations de violence par la qualité de l’être-avec : ce qui se passe « entre ». La qualité de l’atmosphère est modifiée et cette sensibilité à la crise lui indique si elle peut s’approcher ou non du patient.

Le psychiatre François Tosquelles, en présence d'un patient en crise violente, s’installa sur une chaise à l’autre bout de la pièce, et petit à petit, au fur et à mesure que l’atmosphère le permettait, il se rapprocha jusqu’à pouvoir entrer en relation. Travail de la dialectique du proche et du lointain, du rythme de la présence, évoquera Henri Maldiney. Weizsäcker a également évoqué cet « entre-deux », à distinguer de la classique relation médecin-malade, et qui exige une « improvisation dynamique » du praticien, dans l’union et la désunion, dans l’épreuve (pathos) de ce qui apparaît15.

Pour conclure : une formation « pathématique »

Nous avons évoqué en introduction l’usage de ces concepts dans des formations en direction de personnels confrontés à des situations violentes.

Le travail des éprouvés au cours d’exercices mettant en jeu le regard, l’approche et le contact permet selon nous de sensibiliser ces personnels à la dimension pathique, comme fondement de décisions en action. Ce travail se fait sur fond d’angoisse, à la fois en raison des « montages d’angoisse » chers à Jacques Pain ; mais aussi parce que le procès de formation suscite de l’angoisse, ce que nous apprend la clinique.

Mais tout processus de formation est susceptible d’être interrogé sur ce registre qu’on appelle aussi « pathématique », en reprenant la parole d’Eschyle dans l’Agammenon : « pathei mathos ».

L’épreuve enseigne.

Le concept de pathique est donc selon nous heuristique pour penser la formation, articulé au registre inconscient, et à ceux de la communication et de l’organisation.

On pourrait parler d’une « psychopathologie de la formation » en considérant avec le psychiatre-philosophe Pierre Fédida que la psychopathologie ne se restreint alors pas à un discours sur la pathologie psychologique mais fonde un discours sur le pathos humain, sur la continuité des processus psychiques en fonction des évènements de rencontre, des crises et des catastrophes.

Cette psychopathologie n’a pas le statut d’un système comme nous l’avons vu plus haut mais fonctionne comme une pérennité précaire, à l’épreuve de la clinique, sous une visée éthique.

Je laisse le mot de la fin au poète René Char dont le texte, tiré des Feuillets d'Hypnos, est particulièrement d’actualité pour nos institutions en crise et nos terrains sensibles, avec le débat sur les troubles du comportement, la prévention de la délinquance et la détection des troubles de l’apprentissage. Ce texte exprime l’importance de préserver le registre pathique des menées médicalisantes, évaluatrices et gestionnaires.

« Le libre arbitre n’existerait pas
L’être se définirait par rapport à ses cellules
A son hérédité
A la course brève ou prolongée de son destin...
Cependant, il existe entre tout cela et l’homme
Un espace d’inattendus et de métamorphoses
Dont il faut défendre l’accès et assurer le maintien. »

1  Psychiatre, directeur de la clinique de La Borde, haut lieu du mouvement de la psychothérapie institutionnelle.

2  A plus modeste échelle, nous avons employé ces concepts dans le cadre de formations « violence » destinées aux éducateurs de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (P.J.J.). Nous renvoyons à notre article de 2006, "La dimension pathique dans la prévention de la violence " in Spirales, N°37, pp. 149-157.

3  Pour toutes les conceptions médicales de l’Antiquité, nous avons abondamment puisé dans l'ouvrage de Jackie Pigeaud, spécialiste de la médecine antique : La crise, éd. Cécile Defaut, Nantes, 2006

4  Pigeaud, op cit, p.30

5  Pigeaud, op cit, p.36

6  Pigeaud, op cit, p.12

7  Titre d’un de ses ouvrages Der Gestaltkreis (1968), improprement traduit en Cycle de la structure, Desclée de Brouwer, 1958

8  « Autour de la pensée de Viktor von Weizsäcker » in Psychiatries, N°77, 1987/2, pp.45-57, p.49

9  Maldiney, « Crise et temporalité dans l’existence et la psychose », Penser l’homme et la folie, Millon, Paris, 1997, p.121

10  Maldiney, op cit., p.122

11  Cité in Maldiney, op cit., p.123

12  « Résoudre la crise c’est intégrer l’évènement en se transformant », Maldiney, « L’existant » in Penser l’homme et sa folie, Millon, Paris, p.320

13  Du sens des sens, Millon, Paris, 2000

14  Professeur en Sciences de l'Education à Paris-X Nanterre, auteur de nombreux ouvrages sur les pratiques de l'institutionnel et la violence

15  Je ne ferais que citer le concept d’aïda du psychiatre phénoménologue japonais Bin Kimura, qui évoque également cet « entre » au fondement de la subjectivité selon lui

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