Introduction
Bien des auteurs de tous horizons (chercheurs, journalistes, politiques) ont décrit et analysé la crise ivoirienne selon des points de vue divers et divergents. La crise ivoirienne aurait ainsi bénéficié plus de définitions juridiques, politiques que psycho/sociolinguistiques.
Au plan juridique, la crise ivoirienne apparaît comme une crise de la citoyenneté. La citoyenneté, selon Arkwright et al. (2005), Klinkenberg (2005), Schnapper (2004), etc. est un ensemble de droits et d’obligations. Les droits peuvent être civils (libertés individuelles) et politiques (droit de vote, etc.). Les individus sont tenus de respecter les lois de l’Etat (obligations). Or, ces individus, issus d’ethnies diverses ne pouvant se déposséder de leurs praxis ethnoculturelles, remettent en question la citoyenneté (Abolou, 2007). Les discours des protagonistes de la crise ivoirienne ont érigé de espaces politico-culturels différentiels de la citoyenneté, ont forgé des dichotomies structurelles de la belligérance (Banégas, 2006 ; Losch, 2000).
Au plan politique, le principe de la légitimité politique est fondé sur une organisation sociale et rationnelle des individus qui relève de la solidarité organique (Durkheim, 1990). Une association d’individus forme une communauté de citoyens appelée Etat ou Etat-nation (Schnapper, 1994). La citoyenneté est un instrument de gestion de la diversité horizontale des individus. Or, selon les discours politiques, l’Etat ivoirien a opté pour une gestion de la diversité verticale des ivoiriens (Akindès, 2007) qui a produit les remises en cause perpétuelles de son autorité via les coups d’Etat et les mutineries, exprimant la revanche de l’individu sur la communauté (Kouvouama, 2002). Le principe de la citoyenneté s’est effrité et s’est enlisé dans une gestion solitaire de la diversité sociale depuis 1993, et a généré des crises extrêmes dans les contextes de la crise économique tels que : la réduction des possibilités forestières (Lavigne-Delville, 1998), le rétrécissement du marché de travail, la rétrogradation des conditions de vie et de travail (Kaudjhis, 2007 ; Mens, 2005), la clientélisation des systèmes de production (Fauré, 1982), l’ajustement structurel (Azam, 1994), l’immigration massive (Dembélé, 2002 ; Tapinos, 2002), etc. Pire, les droits sociaux ont été bafoués dans la rigidité des institutions républicaines et dans l’excessive rationalité des politiques publiques depuis l’arrivée de Ouattara à la primature : réduction des salaires, introduction de la carte de séjour, etc. (Bébéar, 2002 ; Hibou, 1999 ; Bordelais et al, 1996).
Ces deux dimensions majeures sont mises à rude épreuve des praxis discursives et des postures théoriques. A telle enseigne que la crise semble être une crise de l’anomie (Akindès, 2004 ; Kouakou, 2006 ; Bouquet, 2005 ; Braud, 2005 ; Ndinda, 2005 ; Soro, 2005 ; Kourouma, 2004 ; Le Pape, 2003 ; Koulibaly, 2004 ; Djéréké, 2003 ; etc.), de l’incivilité (Djékoury, 2007 ; Ehivet, 2007 ; Hofnung, 2005 ; Traoré, 2005 ; Voho, 2005 ; Lanoue, 2003 ; Bédié, 1999 ; etc.) et de l’insécurité juridique (Blé, 2005 ; Colin, 2005 ; Banégas, 2006 ; Losch, 2000 ; Jarret, 2002 ; Mémel, 1997 ; Bédié, 1996 ; etc.). Les mots circulant dans l’espace public investi par les médias nationaux et internationaux (Dacheux, 2008) sont ainsi surchargés, saturés de sens ambigus et contigus qui semblent défier la citoyenneté démocratique et l’autorité de l’Etat. Ngalasso (1996 : 10-11) souligne en ces termes :
« Les mots ont donc un pouvoir et d‘abord celui de dire, de vouloir dire, de signifier. Les mots disent toujours les choses ou les concepts qu’ils désignent par convention sociale, ce qui constitue leur contenu sémantique fondamental. Mais, bien souvent, ils veulent dire ce qu’on veut bien leur faire dire, ce qui constitue leur valeur contextuelle ou situationnelle. Les mots n’ont pas de signification, comme chacun sait, ils n’ont que des sens que leur octroie celui qui les emploie en fonction de son appartenance sociale de pouvoir. En cela, les mots sont objets de multiples manipulations, de divers réglages de sens »
Dès lors, une réflexion dans une perspective d’analyse de discours (Charaudeau, 2005 ; Le Bart, 1998 ; Bongrand, 1993) et lexico-sémantique (Delbecque, 2002) en situation de conflit et de confrontation d'idées, de convictions politiques semble s’imposer. Il importe de partir de quelques extraits de discours pour identifier les mots crochus de sens « crisique », désormais crisèmes [terme forgé sur le modèle de monème] (Morin, 1976) aux fins d’entrevoir une tracabilité des ou de (la) crise(s) ivoirienne(s), rendue possible par certaines théories telles que : la théorie de la privation relative et la théorie de la persuasion. Dans un premier temps, les mots des discours de/sur la crise ivoirienne seront appréhendés dans les pratiques discursives et dans les représentations lexico-sémantiques. Dans un second temps, on expliquera les processus cognitifs de production de ces mots dans des modèles théoriques préconisés.
Pratiques discursives et représentations lexico-sémantiques
Les conflits entre l’Etat et le citoyen produisent des discours au travers desquels des crisèmes (unités lexicales douées de forme et de sens crisique) se révèlent pour refléter « durablement » les événements « douloureux », traduire les actes politiques dévoyés. C’est par ces crisèmes que les acteurs politiques ivoiriens recomposent, recoupent leurs univers de crise, investissent des sens crisiques sur des référentiels ciblés et controversés. Le sens, selon Fischer (1990 : 56), «… est un type particulier de connaissance utilisé par tout le monde qui fonctionne sur la base d’images et des mécanismes mentaux mis en œuvre… pour apprendre, comprendre et expliquer…».
Les pratiques discursives
La Côte d’Ivoire vivait une stabilité politique relative appelée compromis politique dont les outils, selon Akindès (2007 :15) « ne furent ni institutionnalisés, ni vraiment constitutionnalisés » sont rendus possibles par l’ingénierie politique d’Houphouët-Boigny (Grah Mel, 2003). Les droits civils et politiques des citoyens ivoiriens ont été occultés. Les inégalités sociales étaient habilement gérées dans l’idéologie de la propension ethnique (Mémel, 1997) et selon la philosophie pragmatique du « grilleur d’arachide » et de « qui est fou !» (Akindès, 2004). A la mort d’Houphouët en 1993, les grognes, les complots qui couvaient ont ressurgi (Hofnung, 2005) sous forme de violences politiques récurrentes que Braud (2005) définit comme étant des actes de désorganisation, de destructions, de blessures, ayant une signification politique. Leurs effets transparaissent dans les discours des citoyens et des régimes en place. Ces discours deviennent des actes de représentation des univers d’expériences, de reproduction des situations et contextes. Par recoupage et sélection des données discursives de bien des auteurs [eu égard à l’abondante littérature sur la crise ivoirienne de 1990 à nos jours], trois types de discours s’imposent : les discours de l’insécurité juridique, les discours de l’incivilité et les discours de l’anomie.
Les discours de l’insécurité juridique
Les discours de l’insécurité juridique sont en général des discours de fracture et d’exclusion sociales qui réduisent davantage la participation citoyenne. Ce sont des jugements sur la normativité de l’Etat et des auto-évaluations de la citoyenneté. Ces discours ont érigé la Côte d’Ivoire en un Etat virtuel (Médard, 1991 ; Amondji, 1988 ; Baulin, 1989) pompeusement appelé « la Côte d’Ivoire d’Houphouët ». Le camouflage du multipartisme, de la nationalité, des différents codes juridiques, etc. (Bailly, 1995 ; Loucou, 1992 ; Bakary, 1992) constitue le point de mire de ces discours.
(1) « Le vieux avait une conception large et généreuse de la nationalité ivoirienne. Devenait automatiquement ivoirien tout étranger de l’Afrique noire ayant effectué un séjour de cinq ans en Côte d’Ivoire. L’étranger recevait une carte d’identité et participait aux élections quinquennales présidentielles, législatives et régionales » (Kourouma, 2004 : 108)
(2) « Nous allons développer notre pays en pensant aussi à ceux qui nous entourent, à ceux qui viennent travailler chez nous. Il faut qu’ils se sentent bien ici » (Diabaté dans Akindès, 2007 : 14)
(3) « La terre appartient à celui qui la met en valeur » (Fauré, 1982)
(4) « Vive nana Houphouët, vive la Côte d’Ivoire » (slogans diffusés lors du salut aux couleurs)
(5) « D’importants transferts de ressources permettaient de stabiliser le front social et politique. Ils contribuaient surtout à neutraliser les contestations politiques pouvant se révéler gênantes et porteuses de risques de remise en question du projet personnel. Dans ce système la clientèle politique est donc maintenue par les opportunités d’enrichissement régulées par le charisme du chef lui-même, adossé à un « présidentialisme à parti unique » (Akindès, 2007 : 15)
(6)« Le dialogue à l’ivoirienne » (Bakary, 1992)
(7) « Il y ait l’idée qu’au début de la République de Côte d’Ivoire, les colons ont cédé le pouvoir aux Baoulés venus eux-mêmes d’Egypte, la meilleure tribu du groupe ethnique Akan. Cet héritage se justifiait par le fait que les Akans constituent le groupe ethnique le plus peuplé, le plus riche, le plus avancé socialement et culturellement. Le royaume baoulé trouve ainsi légitimité de gouverner la Côte d’Ivoire… » (Koulibaly dans Kéita, 2004 : 29)
(8) « Regarder parmi vous, il n’y qu’un seul Baoulé. Vous croyez que ce sont les fils d’éleveurs de poulets comme vous qui allez me succéder ? Jamais ! C’est un des miens. » (Diarra, 1997 : 131)
(9) « [Guei] reprend à son compte la rhétorique nationaliste, mais seulement en prenant le soin de ne jamais prononcer le mot ivoirité » (Akindès, 2007 : 25)
(10) « Le président Félix Houphouët-Boigny lui avait accordé un passeport diplomatique quand il avait des difficulté avec les autorités du Burkina Faso. … Un passeport diplomatique … n’est pas une pièce d’état civil. » (Bédié, 1999 : 147-148)
(11) « Nous ne nous battons pas pour une ethnie, une religion ou un homme, mais pour que les soixante ethnies vivent ensemble. Nous voulons participer à la construction de la nation ivoirienne. Notre cause est politique, notre combat est existentiel. Quelle que soit notre origine, nous demandons le droit de vivre dans notre pays en toute liberté, égaux aux autres hommes » (Soro dans Kéita, 2004 : 7)
A travers ces discours, on peut entrevoir les crisèmes de l’insécurité juridique comme l’inapplicabilité juridique (code de la nationalité (1), code de travail (2), code foncier (3)), l’inégalité juridique (5, 7, 8, 9, 11) et l’illégalité juridique (6, 10) qui montrent le paroxysme déclenché sur une dynamique d’affrontement latent et/ou larvé entre le citoyen et l’Etat. Médiatés à souhait, ils conservent ses effets de mobilisation sociale, ses logiques de conversion des esprits et continuent d’appartenir à un registre passionnel.
Les discours de l’incivilité
Les discours de l’incivilité sont en général produits en réponse à des événements qui ont mis en péril le citoyen dans ses droits ou l’Etat dans la restauration de l’ordre juridique. De telles dérives, devenues publiques, provoquent des réactivités contextualisées, des motivations personnelles ou groupales et des controverses publiques sur la qualification des actes et leurs causalités internes et externes.
(12) « La rue, théâtre traditionnel des marches de soutien au « père de la nation », devient le lieu de l’expression du pluralisme des opinions et des confrontations de plus en plus violentes entre les manifestants et les forces de l’ordre ; à charge pour les médias d’Etat d’illustrer la thèse d’une opposition adepte et friande de casses » (Konaté, 2003)
(13) Les étudiants sont « un corps social de plus en plus contestataire » (Proteau, 2005)
(14) « Houphouët voleur ! », « Houphouët corrompu », « A bas Houphouët ! », « Houphouët démissionne ! », « Dictateur dehors ! » (Akindès, 2007)
(15) « La répression d’une marche autorisée le 18 février 1992 aura été l’occasion d’une des plus grandes expressions de violence politique qui a marqué la mémoire collective ivoirienne » (Akindès, 2007)
(16) « Elle est primordiale, la confiance. C’est pourquoi j’ai cru bon que cette action soit engagée contre les journaux qui ont essayé de me diffamer. Parce que si l’extérieur pense que Alassane Ouattara est malhonnête qu’il fait des opérations financières douteuses à partir de sa politique de privatisation, fer de lance de sa politique de relance, alors autant dire adieu aux investisseurs » (Frat Mat, 1991 : 15)
Dans ces discours, on peut relever les crisèmes comme absence de libertés individuelles (16), absence de libertés politiques (12, 13, 15), illégitimité (14) qui remettent en question l’autorité de l’Etat et déploient des stratégies de
contournement de l’Etat. Ils rendent possible le déferlement des violences physiques et légitimes (Weber, 1963) provoquant des durcissements de positions, des brouillages situationnels (le charnier de Yopougon, etc.), des contradictions tactiques (contestations de l’accession au pouvoir, etc.), des témoignages stéréotypés, des rejets de responsabilité (la loi anti-casseur, etc.), etc.
Les discours de l’anomie
Les discours de l’anomie traduisent la déliquescence de l’Etat. L’Etat apparaît ainsi comme un Etat « policier » qui régule la société par le déploiement des instruments de la violence restauratrice d’ordre face à des violences protestataires et contestataires de plus en plus aigues.
(17) « Ici, en 1995, l’opposition, après le vote de la loi électorale, a préféré renoncer à présenter des candidats à la présidence et pratiquer un boycott actif. Elle prétendait que cette loi, votée au Parlement où l’opposition siégeait, ne lui donnait pas satisfaction. » (Bédié, 1999 : 173)
(18) « Climat social délétère dont ont profité les militaires désormais constitués en forces autonomes ou parallèles (Camora, Kamajor, Cosa Nostras, Brigade Rouge et Puma) au sein d’une armée divisée et en situation de diversion sociale » (Akindès, 2007 : 26)
(19) « D’un coté l’idée de nation et de citoyenneté portée par la rébellion, enracinée dans une vision nostalgique du vivre-ensemble… De l’autre coté, le régime mis en cause dénonce l’injustice de l’attaque perpétrée contre lui et la tentative de prise de pouvoir par la force qui sort des cadres autorisés par les institutions de la république » (Akindès, 2007 : 29)
(20) « En 1992, un mouvement de grogne au sein de la Garde Présidentielle avait débordé dans la grande ville, et s’était achevé par le pillage de la cave du président. Et, en 1990, une mutinerie avait jeté dans les rues quatre bataillons de 500 jeunes circonscrits qui exigeaient d’être intégrés dans l’armée régulière ; ils avaient obtenu satisfaction. Auparavant, les rébellions de Martin Yaenli en 1977, des colonels Sio et Kouamé en 1975, ou le coup de force du général Bony en 1973, avaient presque accoutumé la population à de telles sautes d’humeur. » (Bouquet, 2005)
(21) « A plusieurs reprises, des armés sont entrés dans la prison pour nous regarder et l’un deux nous a dit : « Souvenez vous du Cheval Blanc, de la Mercedes noire, de Yopougon, moi j’ai été contraint de partir en exil, vous allez tous mourir », « un autre est venu plus tard et nous dit : rappelez vous de Yopougon, maintenant ce sera votre tour. Ce qui doit arriver arrivera » » (Amnesty international cité dans Akindès, 2007, 31)
Dans ces discours, les crisèmes de l’anomie, traduisant le dérégulation de l’Etat par la recherche assidue des complots, des boucs émissaires et des trucages électoraux, sont : l’anti-constutionnalité (17), l’absence de territorialité (partition territoriale, rébellion) (18, 19, 20, 21). Ces crisèmes sont des iconoclastes car la violence latente et/ou manifeste semble avoir acquis une certaine « normativité ».
Tous ces discours sont révélateurs des situations conflictuelles diverses. Ils produisent des crisèmes qui apparaissent comme des réappropriations sémantiques de la perversité, de la déviation et de l’excès, en même temps qu’ils sont manifestation, selon Massoumou (2001 : 77), d’une « volonté des locuteurs de fixer par et dans le langage les tensions politique, militaire et sociale ».
Les représentations lexico-sémantiques
Les crisèmes renvoient à des percepts de la réalité qui sont, selon Grize (1989 : 118) «… des représentations médiatisées par les « mots ». C’est-à-dire une représentation référentielle. C’est une véritable organisation cognitive ». Ce sont des construits sémantico-référentiels des situations conflictuelles dont les signifiés se déploient en fonction des champs sémantiques tels que : le champ d’insécurité (S), le champ d’incivilité (C) et le champ d’anomie (A).
Dans le champ d’insécurité, il y a des traits tels que : inapplicabilité, inégalité, illégalité. Alors que le champ d’incivilité opère sur deux traits : non liberté, illégitimité. Dans
le champ d’anomie, il y a un système de degré marqué essentiellement par le processus de négativation allant du moins négatif au plus négatif. Car, il n’y a pas d’absence de lois en tant que telle dans un Etat, il n’y a que des Etats en « lambeaux » (plus d’Etat dans la zone sous contrôle gouvernemental, moins d’Etat dans la zone sous contrôle des rebelles, absence de l’Etat dans la zone de confiance). A partir de ces trois champs sémantiques, on peut établir, sans faillir, le réseau sémantico-référentiel de la crise ivoirienne de la manière suivante :
Figure 1 : Réseau sémantico-référentiel de la crise ivoirienne
Dans ce schéma, trois champs sémantiques y coexistent : le champ d’insécurité, le champ d’incivilité et le champ d’anomie. Leur croisement installe sept catégories crisologiques :
Tableau 1 : Les catégories crisologiques de la crise ivoirienne
Ainsi, on peut dégager par recoupement trois types de crise ivoirienne en fonction de la distribution des champs sémantiques :
La crise A est marquée par la présence des trois champs sémantiques. Elle correspond à la crise ivoirienne depuis le 19 septembre 2002 (la guerre politico-militaire) aux Accords de Paix de Ouagadougou (APO) ;
Les crises BCD, marquées par deux champs sémantiques, sont les crises allant du coup d’Etat de 1999 (transition militaire) aux élections de 2000 ;
Les crises EFG, qui jouent sur la présence remarquable d’un champ sémantique, sont les crises apparues sous le régime d’Houphouët-Boigny de 1960 à 1993.
Cette catégorisation crisologique obéit à des finalités de l’Etat de droit (Chevalier, 1999, Colas, 1987). Une réinterprétation dynamique peut être envisagée sous forme de continuum crisologique (Dorna, 2007 ; Lagadec, 1991) allant du déferlement (avalanche des problèmes, etc.) à la divergence (« no win » traduit en « on gagne ou on gagne » par certains militants des partis politiques) en passant par le dérèglement :
Figure 2 : Continuum crisologique de la crise ivoirienne
Codages et modélisations
L'on peut, sans grand risque, circonscrire, dans le processus de codage des crisèmes, deux cadres : l’encodage et le décodage. L’encodage est le lieu où s'effectue la mise en mots des situations conflictuelles ou le stimulus. Tout simplement, comme le souligne Grize (1981 : 10) « un discours pratique ne s’occupe que de donner de la situation une image spécifique, une image adaptée à sa finalité ». Le décodage est le lieu de décryptage des crisèmes dont l’une des caractéristiques est d’influencer le comportement du destinataire, perçu comme réponse ou signification-conditionnement.
Tous les crisèmes sus décrits peuvent être encodés et décodés selon deux modélisations théoriques : le modèle de la persuasion et le modèle de la privation relative.
Deux sous-modèles de persuasion semblent s’imposer : la « suasion sociale » [c’est un modèle que nous avons forgé pour les besoins de la modélisation] et la « suasion psychique ».
Selon la « suasion sociale », les crisèmes sont des « biais cognitifs » de la réalité sociale (Moscovici, 1989) voire des mots stratégiques qui ont valeur de signes de ralliement, instaurant des connivences et des exclusions qui sont habitées par une charge polémique ou laudative, un esprit de dénonciation, de recomposition intérieure, de restructuration identitaire, de rébellion, de construction d'un contre-univers.
Figure 3 : Système de codage de la « suasion sociale »
Le stimulus (S1) constitue une classe de crisèmes qui suscite chez le citoyen (R1) un comportement politique provoquant chez l’Etat (S2) des rhétoriques de justification, de dénégation, de disqualification, de contradiction (Irschmann, 1991 ; Meyer, 1990), des actes directifs (les dialogues à l’ « ivoirienne » d’Houphouët-Boigny, les modifications constitutionnelles, le référendum, le forum de réconciliation nationale de Gbagbo, l’exil des leaders politiques, etc.) ou (R2). R1 et S2 constituent les lieux d’intelligibilité la « suasion sociale », sous-modèle en apparence circulaire (présence de rétroaction).
Selon la « suasion psychique », modèle militaire, l’absence de rétroaction met en place un processus linéaire :
Figure 4 : Système de codage de la « suasion psychique »
La « suasion psychique » vise l’encodage des crisèmes exprimant en général : la désinformation, les mises en scène de victimisation des groupes, des leaders politiques (Gbagbo, Alassane Ouattara, Bédié), syndicaux (Ahipeau Martial, Blé Goudé, Djué Eugène, etc.) et des rebelles, les dichotomies politiques (camp présidentiel/camp rebelles, RHDP [Rassemblement des Houphouétistes comprenant les partis d’opposition et les rebelles]/CNRD [Congrès national pour la Résistance et la Démocratie rassemblant les partis, mouvements et syndicats inféodés au camp présidentiel]), ethno-citoyennes (nord/sud, dioula/BAD [Bété-langue kru, Attié-langue kwa Dida-langue kru], etc.), institutionnelles (FDS [Force de Défense et de Sécurité]/FAFN [Forces Armées des Forces Nouvelles]), etc., les brouillages sémantiques (transformation des mouvements rebelles en forces nouvelles, l’ivoirien en ivoiritaire, etc.) (S1). Elle consiste, selon Moscovici (1989 : 17), en « la propension à se convaincre soi-même d’une opinion pré-établie ». Un changement de comportement s’opère chez le citoyen (R1) selon la logique de conversion. La signification-conditionnement produite par l’Etat (S2) se traduit par les exclusions, les scissions, en somme par l’érection des contre-univers (zone gouvernementale, zone rebelle ou zone CNO [Centre, Nord, Ouest]) de validité locale (R2). L’espace public devient le lieu de légitimation politique de (R2), les médias aidant.
Le modèle de la privation relative
Il repose sur la théorie de la privation relative qui stipule que pour comprendre le sentiment d’être privé ou injustement traité, il faut tenir compte des comparaisons que les individus ou les groupes établissent entre leur propre situation et celle de l’altérité (Guimons, 2007). Dans le cas de la crise ivoirienne, un continuum s’est établi entre le mécontentement individuel ou groupal et le mécontentement politique. Soit le schéma suivant :
Figure 5 : Système de codage de la privation relative
Les stimuli (S1) du mécontentement individuel sont des crisèmes de comparaisons interindividuelle (violations des droits civils et politiques, des libertés de circulation [tracasseries routières, etc.], d’élimination des candidats des courses présidentielles, etc.) et intergroupale (clientélisme, tribalisation de la mobilité sociale verticale, inégale répartition des ressources nationales, disparités régionales, etc.). Ces crisèmes convertissent l’individu en collectif (partis, ethnies, régions) (R1). Le mécontentement individuel ou groupal, dès cet instant, est transformé en mécontentement politique (Neveu, 2002) par les leaders politiques en quête de légitimation de soi, par les pouvoirs et les médias (S2). Le décodage des crisèmes s’inscrit alors dans les violences légitimes de l’Etat (R2) occasionnant très souvent l’exil des leaders politiques et syndicaux. L’exil est, par conséquent, une stratégie d’attitude qui, selon Moscovici (1989 : 17), « … recommande de prêcher dans le désert, donc de propager de manière constante une vision, une façon d’être, même et surtout sans résultat visible. A maints égards, cette absence de réaction immédiate et de succès visible est le symptôme d’une avancée souterraine, d’une érosion des croyances reçues, qui préparent une emprise différée sur la majorité. ».
Conclusion
La crise ivoirienne, outre les causes et les effets abondamment relatés par maints analystes et observateurs, est une invitation à re-interroger les rhétoriques de la modernité démocratique et les liturgies crisologiques. Car, les soubresauts de la vie sociale, en particulier les crises politiques, sont toujours une source féconde de revitalisation de l’activité langagière. Les discours politiques sont, à cet égard, particulièrement heuristiques à travers les mots. L’étude du lexique en usage révèleune extraordinaire dynamique de la crise ivoirienne qui ne s’illustre ni ne se repère nécessairement dans de nouvelles formes sociales mais aussi et surtout dans une reconsidération problématique des données discursives et lexicales. A l’écart de la tension tradition/modernité démocratique, il s’agit alors de comprendre la mise en mots de la crise à la manière d’un puzzle. Deus lignes de force peuvent se lire au travers de la récursivité et de la circularité lexicale dans les discours politiques : la revanche du citoyen sur l’Etat et la construction d’un Etat de droit.
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