N°14 / Les multiples visages des crises Janvier 2009

La thèse de l’unité  africaine traditionnelle : ses dessous et ses Conséquences sur l’Etat en Afrique

Paul-Emile Latoki

Résumé

Lorsque dans les années 60 la plupart des pays africains devenaient des Etats indépendants, le monde était encore dans la guerre froide ponctuée par une lutte idéologique acharnée opposant le bloc socialiste aux pays capitalistes. A l’analyse, cette guerre n’était que le reflet des luttes de classes internes  à ces pays dits développés. Pour mettre l’Afrique à l’abri des influences de cette lutte idéologique, pour sauvegarder la stabilité des jeunes et fragiles Etats africains, les premiers dirigeants de l’Afrique indépendante brandissent la thèse de l’unité africaine traditionnelle longtemps clabaudée par une grande partie de l’intelligentsia africaine
Mais cette thèse n’est pas sans dessous pernicieux  ni sans conséquences négatives sur le développement de l’Afrique et sur son cheminement vers un Etat démocratique.

When most countries became independent states in the 1960s, the cold war still prevailed in the world, highlighted by a fierce ideological struggle between the socialist group and the capitalist countries. When one thinks about it, it appears that this was but the expression of the internal class struggle within these so-called developed countries. In order to protect Africa from the effects of this ideological struggle, in order to safeguard the stability of the new and fragile African states, the first ruling classes of independent Africa laid emphasis on the thesis of the traditional African unity which had long been urgently demanded by a major part of African intellectuals.
But this thesis lacks neither pernicious undertones nor negative consequences regarding the development of Africa and its progress towards a democratic state.

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INTRODUCTION

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Dans les années 60 lorsque de nombreux pays africains accèdent à la souveraineté nationale, la préoccupation majeure des dirigeants et intellectuels de ces pays était, sur le plan politico- idéologique, d’éviter à l’Afrique ce qui était arrivé aux pays dits civilisés et développés d’Europe : la division en deux camps opposés, l’un capitaliste l’autre socialiste. Aussi, pour que l’Afrique « puisse rester à l’écart de la compétition que se livrent les deux blocs idéologiques rivaux et que ceux-ci ne réussissent pas, comme le disait le président Houphouët Boigny,   à transporter leur rivalité sur le continent »1, les premiers dirigeants africains vont s’approprier la thèse de l’unité africaine traditionnelle telle que longtemps clabaudée par une grande partie de l’intelligentsia africaine : « Nous pouvons construire un Etat fédéral africain à l’échelle  du continent noir sur la base de notre unité historique, psychique, économique, géographiques. »2. C’est cette thèse de l’unité  africaine traditionnelle qui va être érigée par la classe politique africaine en idéologie panafricaine pour contrecarrer l’influence des idéologies étrangères du communisme et du capitalisme et aussi pour faire parler l’Afrique d’une seule et même voix  comme le souhaitait l’Abbé Fulbert Youlou: « le principe de l’unité africaine doit être le premier fondement de la politique extérieure des Etats africains. »3 C’est dans ces conditions que les pères des indépendances africaines créent en Mai 1963, l’Organisation de l’Unité Africaine (O.U.A).

Si la thèse de l’unité africaine traditionnelle a bien fait de doter le continent africain d’une organisation continentale d’une importance potentielle si indéniable, force est, cependant, de reconnaître que cette thèse a, par ailleurs, contribué au déclin de l’Afrique en désarçonnant la marche de nombreux Etats africains vers la démocratie et le développement. La première  conséquence négative  de cette thèse est sans nul doute sa négation des classes et de la lutte de classe en Afrique  ainsi que son mépris de leur rôle dans la transformation de la société. La thèse de l’unité africaine traditionnelle va, en effet, placer sur  sa ligne de mire comme premier ennemi à combattre la théorie marxiste des classes et de la lutte de classe ; car, expliquait Senghor « il n’ y a pas de classes dans notre société »4. Or, en niant l’existence des classes et la lutte de classe dans la société africaine ne nie-t-on pas, par là même, l’existence de l’Etat dans cette société ? Et comment  dans ces conditions de sans classes antagonistes et donc de sans Etat, la société africaine traditionnelle aurait- elle  pu s’organiser et se maintenir ?

Le refus de nombreux dirigeants et intellectuels africains de reconnaître, dans ces années  60 et 70, l’existence des classes antagonistes et la lutte de classe en Afrique, a laissé planer jusqu’à nos jours le doute sur la sincérité de leur volonté d’établir des pouvoirs démocratiques en Afrique. En effet, si « le pouvoir politique, comme l’affirme Marx, est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile»5, comment serait - il possible à un pouvoir d’instaurer la démocratie tout en niant et en méprisant le rôle et l’importance des classes sociales et de la lutte de classe ? Le système démocratique ne désire-t-il pas de lui-même l’existence des classes sociales et l’antagonisme de classe et, par conséquent, le pluralisme politique?

Justement, c’est parce que la thèse de l’unité africaine traditionnelle a proclamé que l’Afrique n’a jamais connu ni classes antagonistes ni luttes de classe qu’elle a fini par pousser quelques intellectuels africains à créer des classes de substitution du genre  « classe-tribu »développée par le Professeur Lissouba : « Les tribus, dit-il, nous apparaissent comme autant de supercouches de caractère féodal à vocation dirigeante. Dès lors, la lutte tribale revêt le caractère d’une lutte classique de classe. »6Par le biais de la « classe –tribu », la thèse de l’unité africaine traditionnelle, en exhortant les Africains   au repli sur la tribu ou l’ethnie, n’a-t-elle pas ouvert un peu plus les portes de l’unité africaine au tribalisme et au régionalisme   mettant ainsi en cause le principe même de sa propre existence ?

On se rappelle que de nombreux pays africains  avaient, à l’instar des pays colonisateurs, connu le pluralisme politique bien avant les indépendances. Mais après celles-ci, sous l’influence de l’idéologie de l’unité africaine, plusieurs d’entre eux ont abandonné le  multipartisme et ont opté pour le parti unique. Car pour leurs dirigeants « du moment qu’il n’y a pas encore de classes sociales  le parti ne peut être que le  parti du peuple tout entier»7c’est-à-dire le parti unique. Ici, on comprend aussi que c’est pour avoir proclamé et soutenu l’existence d’une unité africaine idyllique que de nombreux dirigeants africains ont été conduits à prendre l’option du parti unique. Malgré cette contrition, l’apparition des partis uniques en Afrique n’est-elle pas à chercher surtout dans l’attachement des dirigeants africains  à leur désir effréné du pouvoir personnel et de son maintien à travers les temps ? Car, en effet, envisagé dans son fonctionnement, le parti unique  en Afrique n’est-il pas apparu au monde entier comme la simple version moderne du vieux féodalisme africain ?

Par ailleurs, ce qui a laissé jusqu’ici pantois plus d’un observateur des relations Europe-Afrique de ces années 60 et 70, c’est cette attitude curieuse pour le moins commune aux pays aussi bien communistes que capitalistes face à la thèse de l’unité africaine traditionnelle et à l’établissement en Afrique du parti unique, son corollaire. En effet, aucun de ces pays ne s’est véritablement opposé à ce retour ridicule du multipartisme au monopartisme. Au contraire, la thèse de l’unité africaine traditionnelle et l’option du parti unique furent chaleureusement accueillies et encouragées à l’Est et à l’Ouest par des apports importants et multiformes. Pour les dirigeants de ces deux camps dont on sait que les prises de positions ont très rarement convergé, le parti unique permet à l’Afrique de « concilier la démocratie et l’efficacité économique »8.Or, lorsqu’on se souvient que les partis politiques partout où ils se sont installés au pouvoir dans le monde ont servi d’étouffoir aux populations et d’obstacle majeur à l’établissement de la démocratie et du progrès social, on ne peut, tout de même, que s’étonner de cette attitude des « partenaires au développement » de l’Afrique au point de se demander si les dirigeants européens n’ont pas pour l’Afrique une autre conception de la démocratie ?

Lorsque les dirigeants des pays de l’Est comme de l’Ouest soutiennent la thèse de l’unité africaine traditionnelle  au gré des intérêts de leurs Etats, celle-ci ne contribue- t-elle pas  de la même manière à faire  main basse sur l’Afrique et à accélérer  un peu plus le retard de ce continent dans sa marche  vers la démocratie et le développement ?

Cet article se propose de répondre à ces quelques interrogations en analysant l’impact négatif de la thèse de l’unité africaine traditionnelle sur le développement de la société africaine des années 60 et 70 et sur son  cheminement actuel vers un Etat démocratique.

1- Les Origines d’un mythe

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Lorsque la plupart des pays africains accédaient à l’indépendance dans les années 60, le monde était encore préoccupé par la guerre froide qui opposait les Etats socialistes aux pays capitalistes. Cette guerre froide qui avait divisé les pays industrialisés du monde en deux grands blocs idéologiques opposés n’était, à vrai dire, que la conséquence des luttes de classe internes à ces pays dits développés. Ici, comme l’a dit si bien Troïtski   « la voie de l’équité » et du développement passe « par la lutte de classe et la révolution.»9 Cette division du monde en deux camps opposés et la division de chaque camp, à son tour, en riches et en pauvres n’était pas sans inquiéter les premiers dirigeants des jeunes Etats indépendants d’Afrique. En effet, selon eux, l’Afrique à peine libérée du joug colonial avait beaucoup plus besoin d’unité nationale pour sa stabilité et pour  son développement que de la partition en plusieurs camps ou blocs opposés : «  chacun s’accorde à reconnaître  que le développement de l’Afrique  ne peut s’effectuer  que dans un climat  de paix »10. On retiendra que pour les dirigeants africains de cette période, c’est grâce à l’unité africaine traditionnelle que l’Afrique a pu résister à l’impérialisme européen et subsister jusqu’à son accession à la souveraineté nationale. « Tout héros, résistant à la pénétration étrangère, jusqu’il y a une cinquantaine d’années, dit Pascal Lissouba, se devait pour un semblant d’efficacité de compter sur la solidarité primitive qui a, dans certains cas, encouragé des actes de résistance. » 11 L’unité africaine traditionnelle pour avoir ainsi  constitué jadis l’essentiel de la force africaine à résister contre l’occupation européenne, mérite, selon eux, d’être re-pensée, ré-inventoriée, ré-valorisée et « organisée » pour qu’elle serve  d’une part d’organe de prise de conscience et de décisions aux peuples et dirigeants africains et de l’autre de base au développement du continent. Car  à défaut de gloires sur les plans scientifique et technologique l’Afrique a « connu des malheurs communs dans le passé. C’est autant un facteur d’union qui, dit Pascal Lissouba, peut même aider à dépasser les limites « nationales » vers au moins, le panafricanisme. »12C’est dans ses conditions, qu’est née en Mai 1963 l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA).

A bien suivre l’évolution de la pensée de ses fondateurs, « l’Organisation de l’Unité Africaine » se laisse ainsi saisir comme l’institutionnalisation de l’unité africaine traditionnelle, comme l’organe qui  consacre et matérialise  cette unité africaine  telle que clabaudée par l’intelligentsia africaine  et reprise par la classe politique africaine dans les années 60 et 70.  Pour le professeur Cheik Anta Diop, « l’unité psychique ...qui est sentie par chacun de nous, est un fait élémentaire qui se passe de démonstration. L’unité géographique est aussi évidente, impliquant elle-même l’unité économique. Si l’on envisage l’organisation de la famille africaine précoloniale, celle de l’Etat, les conceptions philosophiques et morales, etc..., on constate une unité culturelle évidente, découlant d’une adaptation similaire aux mêmes conditions matérielles d’existence »13 L’Afrique est ainsi présentée comme un continent uni en tout point comme l’affirme, à son tour, Léopold Sédar Senghor : « …Je suis convaincu que ce qui nous lie est plus profond... Ce qui nous lie est au-delà de l’histoire - il est enraciné dans la préhistoire. Il tient à la géographie, et l’ethnie et, partant à la culture. Il est antérieur au Christianisme et à l’Islam. Il est antérieur à toute colonisation. C’est cette communauté culturelle que j’appelle « africanité. »14.

Et comme l’a dit Joseph Kizerbo  « si un jeune intellectuel africain demandait de lui résumer  tout cela en une seule phrase, il faudrait lui répondre par l’injonction du philosophe :  « deviens ce que tu es .»15 Autrement dit, exploite d’abord tes propres « valeurs de civilisation » ! visiblement, il s’agit ici, du retour au passé de l’Afrique, à la « communauté culturelle  africaine » que Senghor a définie comme « l’ensemble des valeurs africaines de civilisation.» Senghor, en effet,  a dit que pour sortir l’Afrique du sous développement,  « il suffit de reconnaître et d’assumer » l’africanité, de l’organiser  car, dit-il,  « la conscience de notre communauté culturelle, de notre africanité, est un préalable à tous progrès dans la voie de l’unité ». Malheureusement cette africanité-là ne sera jamais « assumée » à l’endroit. Car les dirigeants africains des années 60, en sélectionnant « les valeurs africaines   de civilisation », n’en ont retenu que celles qui convenaient au maintien de leur pouvoir personnel. Ce qui donne à la thèse de l’unité africaine traditionnelle l’image du mythe du Cheval de Troie plein de dessous.

2- Les dessous de la thèse de l’unité africaine traditionnelle

2.1. Sur le plan économique

Dans la préface de la première édition de « l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat », Engels a montré que « moins le travail est développé, moins est grande la masse de ses produits et, par conséquent, la richesse de la société, plus aussi l’influence prédominante des liens de sang semble dominer l’ordre social »16. A lui seul ce passage suffit à expliquer les causes d’apparition de la plupart des unions ou autres solidarités traditionnelles qui ont caractérisé de nombreuses communautés humaines.  Ce sont de telles solidarités qui ont donné chez nos intellectuels africains l’illusion cauchemardesque d’une unité africaine innée et idyllique : « La  société européenne est une société de division, de dichotomie, tandis que les nôtres, dit Senghor, sont encore des sociétés de participation, de communion. »17 Pourtant, le communautarisme qui a régné longtemps en Afrique n’était pas une spécificité propre à ce continent,  mais un aspect, une  réalité  propre au mode de production primitif. Or, dans leurs discours, les dirigeants africains des années 60 n’ont malheureusement jamais daigné tenir compte de cet aspect. Selon eux, tout  s’était passé comme si dans la société africaine précoloniale l’unité africaine présupposée avait mis fin aux échanges  commerciaux et aux conflits souvent sanglants  entre tribus, clans ou familles.

On se rappelle aussi qu’au cours de ce procès de production d’autres types de rapports sociaux pouvaient naître. C’est ce que semblait rejeter Julius Nyerere pour qui  en Afrique il n’existe pas d’autres rapports sociaux que ceux d’égalité, d’hospitalité et d’unité parce que, disait -il ici « personne ne vivait de la sueur des autres. » D’où la discrète remarque de l’historien Joseph kizerbo : « il y avait des catégories opprimées ... Tout n’était pas rose en Afrique noire. »18Mieux, les richesses essentielles  à l’existence du groupe y étaient gardées et gérées  ad libitum par le patriarche, chef du groupe. Et il n’est  pas évident qu’avec  tout le respect et toute la crainte qui entouraient  sa personne, qu’il fût  venu à l’esprit de quelqu’un  l’idée de lui en demander  les comptes.

On comprend, dès lors, pourquoi les dirigeants africains des années 60 parlent en termes de paradis perdu, de cornu copia, de cette société précoloniale où le monarque pouvait gérer la chose publique à sa guise. Aussi leur désir de revenir à cette société idéale où coulaient pour le dirigeant  monarque, le lait et le miel et où le chef seul avait droit à tout, où tout lui était permis et lui revenait comme un bien propre, reste obstiné. Quand on sait qu’il existe « un abîme entre l’état arriéré des forces productives  précoloniales et les nécessités  actuelles du développement »19 de l’Afrique, on n’a pas tort de penser que c’est plutôt la recherche du gain personnel qui hantait ainsi les premiers dirigeants de l’Afrique indépendante. C’était, en quelque sorte, un rêve partagé  par nombreux d’entre eux de gérer chacun son pays comme chaque monarque gérait la res familiaris dans la société patriarcale.

2.2. Sur le plan culturel

Ce qui caractérisait l’homme de la société africaine traditionnelle, c’était son obéissance presque  aveugle aux us et coutumes de son groupe social, sa soumission presque acquise au monarque qui se trouvait être le patriarche du groupe. On sait que dans la société africaine traditionnelle comme durant la période coloniale, toute révolte, toute atteinte à la stabilité du groupe était sévèrement punie.  Ainsi la crainte d’encourir de graves peines imposait à chacun, de manière  presque tacite, tempérance et autisme. Ce qui n’est ni une sorte d’« unité de pensée » comme l’affirmait Sékou Touré,  ni une forme de cohésion sociale comme le pensait Senghor.

En réalité, l’homme de la société africaine traditionnelle n’avait aucune liberté individuelle en dehors de son groupe social. La société africaine traditionnelle était en fait une société fondée, dans de nombreux cas, sur le principe de la soumission : soumission de l’individu au groupe, soumission des moins âgés aux plus âgés, soumission des épouses à leurs époux, soumission des non-initiés aux initiés, soumission des pauvres aux riches, soumission de la majorité à la minorité.  Pour tout dire comme Kizerbo « la hiérarchie selon l’âge ou la position socio-politique était très stricte. C’étaitun principe de stabilité. »20

Et comme les nouveaux dirigeants africains voulaient justement obtenir, à tout prix, cette stabilité pour leur pouvoir, il leur fallait jouer sur la corde affective de la communauté culturelle des valeurs morales et éthiques traditionnelles dont on sait qu’elles ont la redoutable vertu de cultiver chez les peuples arriérés et soumis l’esprit  d’obéissance et d’assujettissement. Ayant succédé aux colonisateurs blancs,  les premiers dirigeants de l’Afrique indépendante voulaient en réalité exhumer certaines des formes  d’oppression dont s’étaient servis tour à tour le pouvoir du monarque de la société traditionnelle et celui du colonisateur blanc.  Les régimes africains qu’ils soient précoloniaux ou postcoloniaux, écrit Gonidec, « se rejoignent sur un point: la permanence d’une politique qui, à travers ses fluctuations, tend à maintenir les populations africaines dans une situation qui, bien souvent n’est guère différente de la situation coloniale, ce qui permet de qualifier les Etats africains de « néocoloniaux.»21

2.3. Sur le plan politique

L’une des particularités de la société africaine traditionnelle est  la confiscation du pouvoir politique par un seul individu : le monarque chef du groupe. « Le roi ou le monarque ne concentrait pas seulement entre ses mains les fonctions classiques de gouvernement.

En raison du caractère sacré du pouvoir, le chef ou le monarque avait également des fonctions religieuses. La séparation du spirituel et du temporel n’est pas faite. »22 On sait aussi que dans la société africaine précoloniale il n’a existé ni partis politiques, ni opposition au pouvoir central, ni élections aux fonctions de l’Etat ou de la société, ni alternance politique. Le pouvoir dans la société africaine traditionnelle était allèle et revenait de droit ou monarque ou au patriarche, chef de la communauté. Ce dernier  cumulait les fonctions de chef de groupe,  chef militaire, chef spirituel, chef politique, parfois de celles du  ministre  de l’économie et des finances, de premier magistrat ou de juge suprême. Ce cumul de fonctions, les plus importantes pour une communauté, dénote la volonté du monarque de demeurer absolument l’épicentre de la société.

Dans  l’esprit des dirigeants africains des années 60 et 70, la société africaine doit demeurer ce poulailler traditionnel où un seul coq a le droit de chanter et de faire entendre sa voix. Selon eux plusieurs leaders politiques dans un même pays feraient non seulement cacophonie mais finiraient par mettre fin à l’unité africaine traditionnelle par les luttes d’influence et les divisions sociales qu’ils vont inévitablement créer : « La tentative de l’opposition, disait Senghor,  est de se mettre, sous prétexte d’idéologie, au service de l’étranger. Vous le savez, les partis d’opposition sont téléguidés de l’extérieur ; de certains Etats africains et européens »23 .

Ce n’est donc pas pour rien que les dirigeants africains réclamaient à cor et à cri le retour à la société africaine traditionnelle où le pouvoir ne se discutait pas comme  l’a expliqué le président Mobutu à un journaliste européen: « vous, vous êtes un monde d’opposition, mais nous autres, zaïrois, sommes un monde de juxtaposition. Citez-moi un seul village zaïrois où il y’a deux chefs dont un de l’opposition. Il n’en existe pas ; chez les Zaïrois deux têtes sur un seul corps constituent un monstre. La notion de chef ne se discute pas. »24 Le « te Deum » est entonné.

Compris dans ce sens tout le tintamarre sur l’unité africaine traditionnelle reste un gros alibi qui a pour fin, ici, de jouer sur les populations  africaines le même rôle  que l’opium : endormir les consciences afin de régner sans partage.

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3- Les conséquences sur la démocratisation de l’Etat

3.1. La négation des classes et de la lutte de classe

La première difficulté qu’a rencontrée la thèse de l’unité africaine dans sa négation des classes et de la lutte de classe en Afrique est sans nul doute la reconnaissance par la  communauté scientifique mondiale de  l’existence de l’Etat dans la société africaine précoloniale :  «  l’Etat apparut avec un appareil de Gouvernement perfectionné jusque dans ses moindres détails, sans que l’on puisse saisir, fut –ce à  travers la légende, l’existence antérieure d’une période de vie  nomade. Et ceci est valable  pour l’Egypte, l’Ethiopie et  le reste de l’Afrique Noire. »25Laquestion qui se pose dès lors est celle de savoir s’il est de la nature de l’Etat de naître et de se  maintenir  là où n’existent ni classes antagonistes ni luttes de classe. Senghor a répondu ainsi, non sans ironie, à cette question : « à son congrès constitutif de Cotonou l’UGTAN a abandonné la théorie de la lutte de classes. C’était, dit-il, revenir des mots aux réalités négro-africaines, des nuages à la terre ferme.  Il n’y a pas de classes dans notre société. »Et comme s’il devait la nuancer, Senghor reprécise sa pensée : « dans notre société négro-berbère, nous l’avons vu et on ne saurait trop le répéter, il n’y a pas  de classes en guerre, mais des groupes sociaux en lutte d’influence. »26Et de conclure : « nous ne retiendrons pas non plus la théorie des classes que Marx a développée. »27 On se souvient, en effet, de la réponse donnée à cette même question par Marx et Engels dans le « Manifeste  du parti communiste » : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours était faite d’antagonismes de classes, antagonismes qui selon les époques, ont revêtu des formes différentes. Mais, quelle qu’ait été la forme revêtue par ces antagonismes, l’exploitation d’une partie de la société par l’autre est   un fait commun à tous les siècles passés. » 28

Au reste, qu’est-ce qu’une classe sociale pour que l’Afrique précoloniale ou même postcoloniale en soit privée ? Vraisemblablement Senghor fait ici  la farce lorsqu’au lieu de parler des classes sociales et de la lutte de classe  dans la société africaine, il choisit de parler  de « groupes sociaux en lutte d’influence » ;en réalité, il dit la même chose et non sans le savoir. Car, les classes sociales n’existent que comme pratiques, comme luttes de classe. « Les classes sociales sont des  ensembles d’agents sociaux déterminés principalement, mais non exclusivement, par leur place dans le procès de production, c’est-à-dire dans la sphère économique. »29Aussi dire comme Senghor ou Nyerere que dans la société africaine traditionnelle « les individus, les familles étaient riches ou pauvres .....Nul n’était privé de nourriture ou de dignité humaine par simple manque de richesse personnelle ; chacun pouvait compter sur la richesse de la communauté dont il était membre »30,  ne suffit pas à conclure de l’inexistence des classes sociales et de la lutte de classe dans la société africaine. Julius Nyerere, dit Andreev, « croyant que l’inégalité dans la distribution des revenus était à la base des antagonismes de classe, considérait qu’éviter la croissance des diverses classes constituait un objectif réaliste de l’activité du pays et du parti. »31

En réalité dans l’esprit de  nombreux  dirigeants politiques africains de cette période, la thèse de la lutte de classe faisait penser à la division de la société, à  l’incitation au pluralisme politique  et par conséquent à l’instauration de l’alternance politique  synonyme selon eux  de l’instabilité sociale. C’est ainsi que  dans ces années 60 parler de  l’existence des classes et de la lutte de classe dans certains pays africains était vite assimilé ou à l’appartenance au camp communiste ou  simplement à l’agitation politicienne donc à la «  réaction » et à la  « contre- révolution ». On  comprend ainsi toute la prudence d’un Kizerbo lorsqu’il  disait qu’en Afrique «  il vaut mieux parler  de la lutte des hommes contre la nature et  non de la lutte des hommes entre eux comme en Europe car en Afrique c’est la première qui constitue le fondement de la vie ».32 Ironie du vieux sage ? Assurément. Mais il faut peut-être parfois lire l’ironie à l’envers pour saisir le sens caché de son endroit.

Le refus de nombreux dirigeants et intellectuels africains de reconnaître  l’existence des classes antagonistes et d’accorder l’importance à la lutte de classe  en Afrique a laissé planer jusqu’à nos jours le doute sur la sincérité de leur volonté  d’établir des pouvoirs démocratiques en afrique. En effet, si «  le pouvoir politique, comme l’affirme Marx, est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile », nier l’existence des classes et l’importance de la  lutte de classe c’est en clair lutter contre le pluralisme politique, contre  l’alternance du pouvoir, en mot c’est faire une croix sur la démocratie. Car la démocratie ne se conçoit pas en dehors  des partis politiques opposés,  en dehors de la lutte idéologique. A voir ainsi les dirigeants africains nier l’importance des classes et de la lutte de classe, on peut convenir  avec Tutashinda qu’« au- delà de l’établissement du pouvoir personnel c’est toute une classe sociale qui cherche à se maintenir au pouvoir en invoquant un passé commun. »33 cette réflexion de tutashinda n’est pas en désaccord avec cette révélation du président Sékou Touré pour qui la recherche de l’unité africaine «  n’est pas un but, cela doit être dit avec force. Ce n’est qu’un moyen pour susciter un mouvement de progrès… »34

C’est, sans  nul doute parce que la thèse de l’unité africaine traditionnelle a proclamé que l’Afrique n’a jamais connu ni classes antagonistes ni lutte de classe que pour combler ce vide elle a fini  par pousser quelques chercheurs érudits à trouver des classes de substitution aux classes au sens classique de classe. C’est ainsi que le professeur Pascal Lissouba  a fait de  la « tribu » une classe à part entière, en créant le concept de « classe-tribu ».

3.2. La « classe- tribu » ou l’éclatement de l’unité africaine traditionnelle.

« Même si l’analyse marxiste  de la lutte de classes est fondamentale et traduit à suffisance le génie créateur de son auteur sa définition de classe reste très délicate pour une société pré-industrielle, féodale ou coloniale comme la notre. »35Analysant à la lumière du marxisme la structure sociale du Congo des années 70, Pascal Lissouba n’y voit point de classes au sens classique de classe mais  seulement « des complexes de couches sociales à manifestation et structure de classes. »36Ce sont  « ces  complexes de couches»  ou tribus  qu’il appelle classes.  Il le dit en ces termes : la tribu est « une entité réelle, une sorte de classe amorphe » plus précisément un complexe de couches, voire des classes (antagonistes sous d’autres cieux) mais solidairement unies ici, grâce à la solidarité primitive, et de plus féodale dans ses manifestations globales. » 37

Si dans d’autres sociétés, en Europe par exemple , il existe des classes réelles (bourgeois, paysans, ouvriers, petits- bourgeois) ici, dit-il, ces classes existent de manière embryonnaire au sein des tribus où elles sont prises en otage par la solidarité primitive. Dépendant  totalement du diktat de la tribu ces embryons de classe se dissolvent dans la tribu et  forment avec celle-ci,  selon lui, la « classe-tribu » :  « il est en effet possible, dit-il, de trouver, au sein d’une même tribu, des classes se définissant les unes par rapport aux autres à travers les rapports de production (féodaux, bourgeois, petits bourgeois, prolétaires, ouvriers ou paysans, chômeurs, etc...). Mais la cohésion tribale est très forte et ne crée pas encore de tendances centrifuges ou antagonistes entre les diverses classes d’une tribu : le dernier des prolétaires d’une tribu, si surexploité soit-il, est plus solidaire du féodal de sa tribu que des prolétaires d’autres tribus. »38C’est pour cette raison  que formée de tant de classes, la tribu est selon Lissouba la superclasse  ou la « classe-tribu ».

Par ailleurs, si au sein de la tribu ces embryons de classe ne sont pas en lutte entre eux  à cause de la solidarité primitive les tribus, quant à elles, le sont perpétuellement entre elles :  « par exemple, face au pouvoir, le tribalisme épouse dangereusement les manifestations d’une conscience  de classe. Il a existé, il existe des luttes tribales, ayant abouti à la succession de tribus différentes au pouvoir. »39Ainsi ne vaudrait-il pas mieux en Afrique parler de la lutte des tribus plutôt que de la lutte des classes ?  Car ici « les tribus nous apparaissent donc comme autant de supercouches de caractère féodal à vocation dirigeante. Dès lors, la lutte tribale revêt le caractère d’une lutte classique de classe. »40

Ce qui distingue Lissouba des autres dirigeants africains des années 60 est que selon lui l’unité africaine traditionnelle si bellement peinte par les autres passéistes n’existe qu’entre les personnes appartenant à la même tribu, c'est-à-dire qu’elle n’existe   qu’au sein d’une même tribu. Ce qui signifie qu’ il n’y a ni solidarité, ni hospitalité, ni fraternité en un mot pas d’unité entre tribus ou personnes de tribus différentes car « la plus claire distraction de la tribu au pouvoir, dit-il, est l’oppression des autres tribus surtout les plus actives. »41

Tandis que pour de nombreux dirigeants africains de la même période, le développement du continent passe par l’unité africaine, pour lui, il passe  par la « solidarité primitive » qui rassemble les Africains et les maintient unis au sein de la tribu. D’où l’invite : « il est sans doute possible d’utiliser, ou d’exploiter ce levier naturel que constitue la corde affective et culturelle tendue par la solidarité pour favoriser la mobilisation, la mentalité collective, en vue de la libération économique ».42Si la tribu est une supercouche à vocation dirigeante et si par cette vertu elle doit être considérée comme la classe sociale la mieux préparée à assurer le développement économique et social du peuple, il n’est que justice qu’à la tribu revienne le droit de jouer tous les premiers rôles qu’exige cette étape de libération.

A bien comprendre ce qui vient d’être dit, la tribu en tant que classe sociale aurait, entre autres, le droit de s’organiser en vue de la conquête du pouvoir politique car « les partis politiques sont l’expression des classes sociales et de leurs intérêts. »43La « classe - tribu » peut, de ce fait, se constituer en parti politique, présenter ses candidats aux différentes élections, avoir sa propre idéologie et ses leaders politiques. C’est de cette manière que face aux autres tribus chaque tribu sera présente au monde en jouant au mieux son rôle de « classe - tribu », perpétuellement en lutte contre d’autres tribus. Comme on le remarque de manière cruelle, la « classe -tribu » invite non pas à l’unité africaine mais à son éclatement, à la division.

Devant ces thèses fielleuses qu’égrènent les tenants de la "solidarité africaine" en face ou contre d’autres tribus, comment s’étonner de l’omniprésence des conflits sociaux en Afrique ? Comment dans ces conditions ne pas  comprendre  pourquoi l’opposition est ici mal vue et l’alternance  politique souvent  boudée et présentée comme une offense à la tribu au pouvoir ? La perte du pouvoir par  un dirigeant en Afrique n’est-elle pas vécue par sa tribu comme une humiliation collective et au bout du compte comme un casus belli ?

Dans son fond la thèse de la « classe - tribu » rejoint celle de l’unité africaine traditionnelle  car dans l’une ou l’autre, il s’agit bien de mobiliser les « masses populaires », de les balkaniser en jouant sur la corde affective de l’unité africaine traditionnelle. Beaucoup de dirigeants africains « tant francophones qu’anglophones, dit Lavroff, ont accepté cette balkanisation qui les mettait en face de territoires suffisamment petits pour qu’ils se sentent capables de les contrôler. »44 Divide ut imperes !

 Pour tout ce qui vient d’être dit, on retiendra que pour les dirigeants africains des années 60 et 70, du moment qu’il n’y a pas encore de classes sociales le parti ne peut être que le parti du peuple tout entier c’est-à-dire le parti unique. C’est cet objectif que poursuit et défend la thèse de l’unité africaine traditionnelle.

4- Le parti unique comme consécration  de l’unité africaine traditionnelle

4.1. Le choix du parti unique

Le but poursuivi par les dirigeants africains à travers la thèse de l’unité africaine traditionnelle était de préparer psychologiquement leurs peuples à accepter l’instauration du parti unique. Parce que selon eux le parti unique légitime et consolide la cohésion sociale, construit l’unité nationale  et garantit la stabilité de l’Etat indépendant : « le parti unique seule organisation légale dans le pays permet de mobiliser toutes les énergies et de faire taire les revendications de groupes particuliers ayant des intérêts en contradiction avec un développement harmonisé du pays. »45 C’est dans ce sens qu’il convient de comprendre cette invite du président Modibo Keita : « aussi faudra-t-il de chaque malien et de chaque malienne l’obéissance aveugle à notre parti, la confiance en ses dirigeants, la lutte impitoyable contre tout ce qui compromet notre unité. »46

En outre, dans leur esprit le parti unique empêche l’émergence des classes, s’oppose à la naissance d’autres partis politiques. Pour tout dire sur son choix, Nyerere affirme que : : « là où il y a un seul parti et où ce parti s’identifie à la nation toute entière, les fondements de la démocratie sont plus solides qu’ils ne seront jamais là où il existe deux partis ou d’avantage dont chacun représente seulement une fraction de la communauté. »47Pour allerau plus court,  «  le système de deux ou plusieurs partis est un passe-temps trop luxueux (sophisticated) que nous en Afrique, ne pouvons nous permettre ; nous sommes pressés par le temps et nous avons du travail plus sérieux à faire. »48

4.2. Les apports des idéologies du socialisme et du capitalisme à l’unité africaine et à l’établissement du parti unique en afrique.

Si dans les années 60 de nombreux pays africains ont abandonné le multipartisme pour passer au parti unique force est de reconnaître que ce ne fut jamais, pour la plupart d’entre eux, sans l’apport des Etats européens . Il en est d’ailleurs de même lorsque du monopartisme ils sont revenus presque au même moment, dans les années 90, au multipartisme. Mais, ce qui frappe aujourd’hui plus d’un observateur des relations Europe -Afrique des années 60, c’est cette curieuse attitude à tous égards commune sinon partagée que fut celle des Etats capitalistes et socialistes face à l’instauration du parti unique en Afrique. En effet, la thèse de l’unité africaine traditionnelle comme celle du parti unique n’a vraiment jamais été remise en question par les dirigeants de ces pays. Au contraire dans les deux camps, il n’était pas rare d’entendre dire à propos de l’Afrique qu’ « un système de parti unique permet d’empêcher la division du pays entre plusieurs partis politiques qui ont presque nécessairement une base ethnique ou régionale », que le Parti unique assure en Afrique « le développement d’un réseau de fidélité et d’encadrement idéologique qui surmonte les différences ethniques et crée une communauté nationale. » 49

Pour les socialistes l’Afrique est un continent traditionnellement hospitalier et communautariste où les « idées  d’égalité et de justice étaient déjà, au dire de Troïtski, répandues dans la haute antiquité. » Quoi donc de plus normal qu’un peuple aussi solidaire et uni ne s’oriente pas vers le parti unique, apanage des sociétés sans classes et sans luttes de classe ?Staline n’avait-il pas prévenu que « du moment qu’il n’existe pas de classes, du moment que seule demeure une certaine différence, nullement fondamentale, dans les diverses couches de la société  socialiste, il ne peut y avoir de terrain propice  à la création de partis en lutte les uns contre les autres. Là où n’existe pas de pluralité de classes, il ne peut y avoir de pluralité de partis, car un parti n’est qu’un fragment de classe » ?50 Pour les dirigeants des Etats socialistes, l’unité africaine traditionnelle est déjà une prédisposition naturelle qui permet à l’Afrique d’entrer de plain-pied dans le mode de production socialiste. Cet appel du pied a été suscité aussi par l’attitude des Africains eux-mêmes qui se réclament souvent du socialisme. « Nous avons déjà réalisé le socialisme avant la présence européenne, disait Senghor. Nous avons vocation pour le renouveler en aidant à lui restituer ses dimensions spirituelles. »51 Pour nous autres africains, déclarait à son tour Kouyaté, l’attitude socialiste « est conforme à nos structures réelles. »

Si l’on regarde bien du coté de l’Est, la réalité dans les Etats socialistes des années 60 est bien l’interdiction d’exister ou d’émerger faite comme en Afrique aux classes sociales. Face à cette réalité qui est aussi la sienne propre, l’Etat socialiste ne pouvait que se satisfaire de l’instauration du parti unique, du leader unique, de l’idéologie unique et du pouvoir unique en Afrique. On peut affirmer sans risque de se tromper que le retour au monopartisme en Afrique a fait soigneusement le lit des pays et des dirigeants socialistes. Car la fin recherchée en Afrique dans ces années 60 par les régimes communistes n’était nullement le développement de ce continent mais plutôt l’agrandissement et le renforcement du bloc socialiste : « c’est à une telle union de toutes les forces progressistes et patriotiques que travaillent les partis communistes et ouvriers » lit-on dans la déclaration des participants à la conférence internationale des partis communistes et ouvriers tenue à Moscou en 1969.  

Le parti unique étant le système politique propre aux régimes communistes, à voir de nombreux pays africains adopter ce système avait fini par inquiéter les Etats capitalistes  qui n’avaient pas encore totalement oublié la leçon : « quand le colonialisme est écarté le communisme prend sa place .»52 Entre 1959  et 1960, un grand nombre d’Etats africains sont passés du multipartisme au monopartisme c’est-à-dire qu’un grand nombre d’anciennes colonies d’Europe occidentale se sont alignées sur le modèle des dictatures de l’Europe de l’Est plutôt que sur les démocraties occidentales. A défaut d’aller contre ces régimes monolithiques ou de désavouer les nouveaux maîtres de l’Afrique, les pays capitalistes, vont en quelque sorte se contenter de valider ce retour à la monocratie. On peut dire avec Lavroff que ce sont « la légalité coloniale et les conditions dans lesquelles l’indépendance fût acquise » qui ont « favorisé le développement du parti unique en Afrique noire. Les grands partis politiques furent entourés d’un « aura de légitimité » au lendemain de l’indépendance… ». « La primauté d’un parti unique fut parfois involontairement facilitée par le système colonial. » Pour les pays capitalistes, par le Parti unique les populations africaines « accepteront la discipline indispensable à la réussite d’une politique économique de développement et, animées par une idéologie nouvelle sauront taire leurs dissensions… »53 Aussi pensaient-il quele parti unique donnerait libre cours au pillage de l’Afrique.

C’est donc  plutôt à l’envers que les dirigeants africains des années 60 ont présenté la chose à leurs peuples  au point de leur faire croire que lutter contre le multipartisme, contre l’existence des classes sociales et contre les antagonismes de classe en instaurant le parti unique était lutter pour le développement et le progrès social en Afrique.  

Aujourd’hui, comme on le constate, contrairement aux prédications des idéologies du socialisme et du capitalisme, le parti unique jusqu’à sa chute n’est pas parvenu, en  Afrique, à « concilier la démocratie politique et l’efficacité économique » de même qu’il n’a pas pu y établir de manière définitive les bases de l’unité nationale. Plutôt, partout où il s’était installé, le parti unique par ses pratiques et ses techniques de direction du pays et de l’Etat, s’est montré comme l’ère des divisions sociales les plus profondes et des guerres tribales les plus atroces. Ndabaningi Sitholé ne s’est pas trompé lorsqu’il a dit que « le système de parti unique peut être la première manifestation de la dictature en Afrique. »54 Or la dictature, malheureusement,  n’a jamais produit ni unité nationale ni progrès social.

CONCLUSION

Si la thèse de l’unité africaine traditionnelle a bien fait de se transformer, dès  mai 1963, en organisation de l’unité africaine dont l’importance reste indéniable, par contre elle est aussi devenue sur les plans idéologique et politique un  obstacle majeur au cheminement de l’Afrique vers la démocratie et le développement. En effet, par ses incessants appels au retour à la société africaine précoloniale, à l’exhumation des valeurs africaines de civilisation, la thèse de l’unité africaine traditionnelle a non seulement enfermé le génie créateur des peuples africains dans la coquille de l’africanité, mais encore a servi d’alibi aux premiers dirigeants africains pour trier sur le volet les valeurs du passé africain qui convenaient à la stabilité et au maintien de leur pouvoir personnel. Par sa négation des classes sociales et de la lutte de classe en Afrique dont on sait qu’elles constituent pour chaque société humaine le moteur du changement et du développement, la thèse de l’unité africaine traditionnelle a donné aux dirigeants africains le prétexte de sauvegarder la cohésion sociale et de construire l’unité nationale ; elle a frayé ainsi le chemin au parti unique et fait son lit en Afrique. De même en substituant les tribus aux classes et les luttes tribales à la lutte de classe, la thèse de l’unité africaine traditionnelle a ouvert un peut plus  la voie aux divisions sociales, au tribalisme et aux guerres civiles sur le continent. Dito, en faisant basculer, dès les années 60, de nombreux jeunes Etats africains du pluralisme politique vers le monopartisme, de la démocratie vers la monocratie, la thèse de l’unité africaine traditionnelle a non seulement permis aux dirigeants africains d’établir des pouvoirs dictatoriaux et totalitaires mais encore elle leur a inoculé la peur du pluralisme, le dégoût de l’alternance politique et le mépris de la démocratie. La thèse de l’unité africaine traditionnelle n’a été, en fin de compte, qu’un plasma, un autre cheval de Troie aux conséquences négatives  imprévisibles dont de nombreux  Etats africains éprouveront encore de la peine à se débarrasser  avant de  rattraper leur retard dans le développement.

1  Lantier J., L’Afrique déchirée, édit. Planète, Paris, 1967, p.302-303.

2  Cheik Anta Diop, Les fondements économiques et culturels d’un Etat Fédéral d’Afrique Noire, édit. Présence Africaine. P18.

3  Lantier J., op. cit., p.290.

4  Senghor L. S., Nation et voir africaine du socialisme, Présence Africaine, Paris, 1961 P.78.

5  Marx K., Misère de la philosophie, Edit. Sociales, Paris, 1961 p.179.

6  Lissouba P, Conscience du développement et démocratie, les Nouvelles Editions Africaines Dakar – Abidjan, 1975 p.51

7  Gonidec P. F., Les systèmes politiques africains, T. XVI Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1971 p.316

8  Lavroff D. G., Les partis politiques en Afrique Noire, P.U.F., Paris, 1970, p.50

9  Troïtski E., Conceptions non marxistes du socialisme et problèmes du progrès social en Asie et en Afrique, Edit. du progrès, Moscou, 1978, p.36.

1 0 Lantier J. op. cit. p. 294.

1 1 Lissouba P. op. cit. p31.

1 2 Lissouba P. op. cit. p36.

1 3 Cheik anta Diop, op. cit. p.17.

1 4 Lantier J. op. cit. P.302.

1 5 Kizerbo J., Histoire de l’Afrique Noire, Hâtier, paris, 1972 p.619.

1 6 Engels F., L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat., préface de la première édition , 1884, p.16.

1 7 Senghor L.S., La poésie de l’action, conversation avec Mohamed AZIZA, Edit. Stock, Paris, 1980, P 24

1 8 Kizerbo J., op. cit. p.610.

1 9 Gonidec P. F. op. cit. p.610.

2 0 Kizerbo J. op. cit p.609-

2 1 Gonidec P. F., Les systèmes politiques africains, T. XXVII, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1978, p. 287.

2 2 Gonidec P. F., op. cit. T. XIV, p.38.

2 3 Senghor L. S., La voie africaine du socialisme (ronéotypé, 1960).

2 4 Benot Y., Indépendances africaines (idéologies et réalités) t. 1 Maspero, 1965, p 72

2 5 Cheik Anta Diop, L’unité culturelle de l’Afrique Noire, édit. Présence Africaine, Paris, 1959, p. 134.

2 6 Senghor L. S., Nation et  voie africaine du socialisme, Edit. Présence Africaine, Paris , 1961, p.116.

2 7 Senghor L. S., Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels, les nouvelles, Editions africaines Dakar Abidjan, 1976 p.17.

2 8 Marx K., Engels F., Manifeste du Parti Communiste, Edit. du Progrès, Moscou, 1989, p54.

2 9 Poulantzas N., Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Edition du Seuil, Paris, 1974, p.10.

3 0 Nyerere J., Ujamaa, the basis of African socialism, Dar Es Salam, 1962, Présence Africaine n°47 3eme trimestre 1963.

3 1 Andreev I., Karl Marx, le marxisme et l’Afrique, Ed. Agence Novosti, Moscou, 1989 p.17.

3 2 Kizerbo J., Histoire générale de l’Afrique I, méthodologie et préhistoire africaine, UNESCO, Paris, 1980, p16

3 3 Tutashinda N., Les mystifications de l’Authenticité, la Pensée, juin, 1974, n°175.

3 4 Sékou Touré A., L’expérience guinéenne et unité africaine p.465, cité par Benot Y. op. cit. p 313.

3 5 Lissouba P., Conscience du développement et démocratie, Les Nouvelles Editions Africaines, Dakar – Abidjan, 1975, p.49.

3 6 Lissouba P., op. cit. p51.

3 7 Lissouba P.,op. cit. p42.

3 8 Lissouba P., op. cit. p49.

3 9 Lissouba P., op. cit. p36.

4 1 Lissouba P., op. cit. p52.

4 2 Lissouba P., op. cit. p33.

4 3 Lissouba P., op. cit. p53..

4 4  Lavroff D. G., op. cit. p47.

4 5 Lavroff D. G., op. cit. p52.

4 6 Modibo Keita, Message au peuple du Mali, 31 Décembre 1961.

4 7 Nyerere J., Democracy and the party – system, imprimerie officielle, Dar –Es- Salam, 1963, p4.

4 8Rothchild D., Progress and the one party state, transition 1963, 10,  p31-34.

4 9 Lavroff D. G., op. cit. p48.

5 0 Gonidec P. F., op. cit. p316.

5 1 Senghor L.S., Nation et voie africaine du socialisme, Edit. Présence Africaine, Paris, 1961, P.71.

5 2 Grimal H., La décolonisation 1919-1963, Librairie Armand Colin, Paris, 1965, p.154.

5 3Lavroff D. G., op. cit. p54-56.

5 4 Gonidec P.F., Les systèmes politiques africains T. XXVII, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris,1978, p202.

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