Le processus qui conduit à l'installation d'un grand marché transatlantique est l'inverse de celui de la construction de l'Union européenne. Alors que le marché commun européen est d'abord une structure économique basée sur la libéralisation des échanges de marchandises et ensuite sur la création d'une monnaie commune, le grand marché transatlantique est d'abord une construction politique. L'exercice de la souveraineté des autorités étasuniennes sur les populations européennes et la légitimation de ce pouvoir par les institutions européennes sont les conditions de la mise en place de nouveaux rapports de propriété et d'échange, que l'on pourrait nommer comme la fin de la propriété de soi, à savoir : transformer les données personnelles en marchandises et libérer de ce grand marché de toute entrave.
Treize années de négociations entre la Commission européenne et le ministère américain du commerce, sont en passe d'aboutir. Une résolution du Parlement européen de mai 20081 opère une nouvelle légitimation du projet de création d'un grand marché transatlantique. Elle envisage l’élimination des barrières au commerce, qu'elles soient d'ordre douanière, technique ou réglementaire, ainsi que la libéralisation des marchés publics, de la propriété intellectuelle et des investissements. Les députés veulent la mise en place de ce marché unique pour 2015. L'accord prévoit une élimination des barrières non tarifaires grâce à une harmonisation progressive des réglementations et surtout par la reconnaissance mutuelle des règles en vigueur des deux côtés de l'atlantique. Dans les faits, cela signifie que les pays de l'Union européenne vont intégrer les normes américaines et que le droit de l'ancien continent va s'adapter à cette mutation.
La première étape dans l'installation de ce grand marché a été l'entrée en vigueur, le 30 mars 2008, de l’accord « Ciel ouvert ». Il a pour objectif d'ouvrir le commerce du transport aérien transatlantique entre les deux continents2. Quant aux services financiers, l'entrée en vigueur d'un marché sans entraves est fixée à 2010.
Les deux matières devant être libéralisées avant 2015, le trafic aérien et les marchés financiers, sont celles sur lesquelles les autorités américaines exercent déjà un contrôle étroit, grâce à l'existence d'accords de coopération entre l'Union européenne et les USA, celui sur le transfert des données PNR des passagers aériens et celui sur les données financières « Swift ».
Le transfert des données PNR des passagers aériens
Suite à un accord provisoire avec la Commission de l'Union européenne, les douanes américaines ont, depuis le 5 mars 2003, accès aux systèmes de réservation des compagnies aériennes situées sur le territoire de l'Union. Il s'agit de contrôler des données liées aux comportements de passagers ordinaires, c'est à dire de personnes non recensées comme dangereuses ou criminelles, afin de vérifier, par rapport à un schéma théorique, si tel passager pourrait constituer une menace potentielle. L'objectif est d’établir des « profils à risques ».
Le provisoire est devenu définitif grâce à un accord datant de 2004. Le 23 juillet 20073, l'Union européenne et les États-Unis ont signé un nouveau texte qui autorise le transfert des informations nommées Passagers Name Record, qui comprennent noms, prénom, adresse, numéro de téléphone, nationalité, numéro de passeport, sexe, mais comprennent les adresses durant le séjour, l'itinéraire complet des déplacements, les contacts à terre ainsi que des données médicales, le numéro de la carte de crédit et le comportement alimentaire permettant de révéler les pratiques religieuses...
Les accords de 2007 aggravent encore les dispositions de 2004. Selon un principe de disponibilité, l'ensemble des données sont consultables par toutes les agences américaines chargées de la lutte antiterroriste, alors que, sur le papier, les anciens accords réservaient cette consultation aux seules agences de douane.
La période de rétention des informations est passée à 15 ans. En outre, ces données pourront être placées pour une durée de 7 ans dans « bases de données analytiques actives », permettant un profiling massif.
Les autorités américaines ont maintenant la légitimité de transmettre ces informations à des pays tiers. Ces derniers auront accès aux données selon les conditions de sécurité fixées par le département américain. Les compagnies sont tenues de traiter les données PNR stockées dans leur système informatique de réservation selon les demandes des autorités américaines, « en vertu de la législation américaine ».
L'administration des Etats-Unis se réserve le droit d'avoir sa propre interprétation de l'accord conclu entre les deux parties. Cette lecture est contenue dans la lettre, placée en annexe. Ce qui a un double avantage pour le Département à la sécurité intérieure. D'une part, il peut en définir unilatéralement le contenu (conditions de traitement, de transfert, de destruction et d'extension du champ des données). D'autre part, les engagements, de protection des données et de défense des droits des passagers européens, n'ont aucune valeur contraignante et peuvent être modifiés unilatéralement.
Des informations concernant l'origine raciale, les opinions politiques, la vie sexuelle peuvent être utilisées dans « des cas exceptionnels » et c'est le département de la sécurité intérieure lui-même qui détermine ce qui est un cas exceptionnel.
Michael Chertoff, sécrétaire du département de la sécurité intérieure des Etats-Unis, lors de sa visite au Comité des Libertés Civiles du Parlement européen le 14 mai 20074, déclara que « les données PNR étaient protégées par l'US Privacy Act et le « Freedom of Information Act et que ces lois prévoyaient de solides recours devant les tribunaux ». Cependant, ces « garanties » ne sont en réalité qu'un double trompe l'oeil. D'une part, ce qui est concédé ne sont pas des droits, mais une faveur accordée par l'administration américaine. Le privilège, inscrit dans la lettre placée en annexe et non dans le texte même de l'accord, accordé par l'administration aux passagers de l'Union européenne, de pouvoir introduire des recours devant les tribunaux américains, peut être remis en cause à tout moment.
D'autre part, ce droit des citoyens américains est purement formel. Comme l'accord PNR et les dispositions internes américaines n'ont pas été ratifiés par le Congrès, les citoyens américains ne peuvent faire valoir leurs droits devant les tribunaux. Ainsi, est accordée une possibilité qui, pratiquement, n'existe pas.
Le transfert des données financières
Le 23 juin 2006, le New York Times a révélé l'installation, par la CIA, d'un programme de surveillance des transactions financières internationales. Le journal a mis à jour le fait que la société belge Swift a, depuis les attentats du 11 septembre, transmis, au Département du Trésor des Etats-Unis, des dizaines de millions de données confidentielles concernant les opérations de ses clients.
Swift, société américaine de droit belge, gère les échanges internationaux de quelques huit mille institutions financières situées dans 208 pays. Elle assure le transfert de données relatives aux paiements ou aux titres, y compris les transactions internationales en devises, mais ne fait pas transiter d'argent.L'ensemble des données sont stockées sur deux serveurs. L'un situé en Europe, l'autre aux Etats-Unis. Les messages interbancaires, échangés sur le réseau Swift, contiennent des données à caractère personnel, protégées par le droit belge et européen.
Cette société est soumise également au droit américain, du fait de la localisation de son second serveur sur le sol des Etats-Unis. La société a ainsi choisi de violer le droit européen, afin de se soumettre aux injonctions de l'exécutif américain. Malgré la constatation des multiples violations du droit belge et communautaire, les autorités belges se sont toujours refusées à poursuivre cette société.
Rappelons que le système Echelon et le programme de surveillance de la NSA permettent de se saisir des informations électroniques, dont les données Swift, en temps réel. Leur lecture est d'autant plus facile que les systèmes de cryptage, des données relatives aux transactions mondiales entre banques, sont des standards américains brevetés aux USA. L'exécutif des Etats-Unis se fait donc remettre des données qu'il possède déjà ou qu'il peut obtenir facilement. Pour lui, il ne s'agit surtout de faire légitimer ses opérations.
La cessation des transferts vers les douanes américaines n'a jamais été envisagée. Afin de se conformer formellement à la directive européenne de protection des données, Swift a adhéré, en 2007, aux principes du Save Harbor, qui « garantit » que les données stockées dans le serveur américain sont protégées par des normes analogues à celles en vigueur dans l'Union européenne. Cette adhésion procède par une autocertification de la société adhérente. Le Safe Harbor laisse la personne concernée démunie5. C’est à elle de vérifier la situation de conformité de l’organisme américain qui traite des données, c’est à elle de trouver et saisir l’autorité indépendante de contrôle apte à étudier son cas. Si malgré tout, une personne ou une entreprise a la possibilité de pouvoir constater un manquement et qu'elle a la capacité d'entamer des poursuites, l'administration américaine peut encore invoquer la notion de « secret d'Etat », afin d'empêcher toute poursuite.
Quant au volet de « l'accord » de juin 20076 qui autorise la saisie des données par les USA, il aboutit à un engagement unilatéral américain. Il ne s'agit donc pas d'un accord bilatéral, comme le souhaitait le Parlement européen, mais bien d'un texte, dont le contenu n'a pas besoin de l'assentiment des deux parties pour pouvoir être modifié. L'administration des Etats-Unis a la possibilité, sans consultation de l'autre partie, de modifier ses engagements.
Dans cette lettre, le Département du Trésor donne des garanties purement formelles quant à l'utilisation des données. Comme garantie du respect de la confidentialité des informations, la partie américaine, insiste sur l'existence de plusieurs niveaux indépendants de contrôle. Le texte mentionne « d'autres administrations officielles indépendantes », ainsi qu'un « cabinet d'audit indépendant ». Qu'une administration soit considérée comme indépendante d'une autre administration du même Etat en dit beaucoup sur la formalité de cette autonomie. La même remarque peut être faite en ce qui concerne l'audit indépendant. Ainsi, lorsque l'affaire Swift a éclaté en juin 2006, le gouvernement américain avait déjà déclaré qu'il n'y avait eu aucun abus dans l'utilisation des données, vu que l'accès à celles-ci était contrôlé par une société privée « externe », le groupe Booz Allen Hamilton, une des plus importantes sociétés en contrat avec le gouvernement américain. L'interpénétration entre public et privé y est organique.
Vers une remise généralisée des données personnelles
A travers ces accords, sur le transfert des informations financières ou des données PNR, le Conseil de l'Union européenne a engagé ses ressortissants dans un système qui donne aux autorités américaines la possibilité de faire évoluer ces procédures selon leurs propres finalités. L'Union européenne abandonne progressivement sa propre légalité, afin de permettre au droit américain de s'appliquer directement sur le territoire de l'Union. On assiste ainsi à la mise en place d'une structure politique impériale, dans laquelle l'exécutif des USA occupe la place de donneur d'ordres et les institutions européennes une simple fonction de légitimation vis à vis de leurs populations.
Dans ces textes, il n'y a pas deux puissances souveraines. Il n'existe qu'une seule partie, l'administration américaine qui réaffirme son droit de disposer des données personnelles des européens. Dans une démarche unilatérale, elle concède des « garanties » formelles qu'elle peut unilatéralement modifier ou supprimer. L'exécutif américain exerce ainsi directement sa souveraineté sur les populations européennes.
Ces accords ne sont qu'un premier pas. Les Etats-Unis veulent imposer un transfert général de données personnelles. Un rapport interne écrit conjointement par des négociateurs appartenant au Ministère de la Justice et le Département de la sécurité intérieure côté américain et par le Coreper, un groupe de représentants permanents, en ce qui concerne l'Union Européenne, annonce un accord en ce sens pour 2009.
Il s'agit d'autoriser la remise d'un ensemble de données d'ordre administratif et judiciaire, mais aussi relatives à la « défense du territoire ». Le cadre n'est plus limité à « la lutte contre le terrorisme », mais porte sur « la prévention, la détection, l'enquête ou la poursuite de n'importe quel acte criminel ou violation de la loi relative à la protection des frontières, à la sécurité publique ou à la sécurité nationale, pour des procédures judiciaires ou administratives et des procédures non criminelles, directement relatives à ces délits ou violations »7. N'importe quel délit, même mineur peut être concerné. Les négociateurs se sont déjà mis d'accord sur 12 points principaux. En fait, il s'agit de remettre, en permanence aux autorités américaines une série d'informations privées, telles le numéro de la carte de crédit, les détails des comptes bancaires, les investissements réalisés, les itinéraires de voyage ou les connexions internet, ainsi que des informations liées à la personne telle la race, les opinions politiques, les moeurs, la religion. Pour l'ancienne présidence allemande, l'ADN et les données biométriques sont aussi des informations transférables.
Un grand marché des données personnelles
Pour Washington, un accord, assurant un transfert général des données personnelles et non plus limité à des matières déterminées, serait une avancée importante. L'UE a des règles plus strictes en matière d'accès, de collecte et de transfert des données privées de ses citoyens, que ce soit vers d'autres Etats ou vers le secteur privé. Ce problème s'était déjà posé lors de précédents accords sur les données financières ou PNR. Cette contradiction fut « résolue » par des garanties formelles données par les autorités américaines, auxquelles les européens ont bien voulu croire. Ici, il s'agit d'un véritable alignement de l'Union européenne sur les procédures étasuniennes.
Pour les négociateurs américains, un tel accord pourrait transformer le droit international sur l'accès aux données concernant la vie privée. Les Américains inscrivent leurs exigences dans le contexte économique. Pour eux, cet accord se présente comme « une grosse affaire car cela va diminuer la totalité des coûts pour le gouvernement US, dans l'obtention des informations de l'Union européenne.»8
Ainsi, l'enjeu n'est pas de pouvoir transmettre ces données aux autorités américaines, ce qui est déjà largement réalisé, mais de pouvoir légalement les remettre au secteur privé ou plutôt que les autorités américaines puissent ouvertement les transférer aux entreprises de leur choix ainsi qu'à des agences gouvernementales étrangères. Il s'agit de supprimer tout obstacle légal à la diffusion des informations et de garantir des coûts les plus bas possibles. Il faut avant tout assurer la rentabilité du marché..
Dans l'accord sur le transfert des informations financières, toute utilisation des informations, à des fins commerciales ou industrielles était formellement exclue. Cet engagement révèle le caractère virtuel des garanties accordées par l'administration étasunienne car le « Freedom of Information Act »9 oblige, au nom de la liberté du commerce, les agences fédérales à transmettre certaines informations aux entreprises privées américaines qui en font la demande. Ce type de clause constitue un véritable déni des possibilités, informelles mais aussi légales, offertes aux entreprises américaines d'avoir accès aux données stockées par les douanes ou toute autre institution.
Si ce projet de transfert général des données personnelles voit le jour, un nouveau pas sera franchi dans la reconnaissance européenne de la législation américaine en la matière et ainsi dans l'intégration du vieux continent dans le grand marché des données personnelles, initié par les autorités américaines
Un alignement sur le droit américain
Le principal obstacle juridique qui s'est présenté résulte du fait que les pays européens ont des agences formellement indépendantes, chargées de vérifier que les données personnelles sont utilisées légalement, alors qu'aux Etats-Unis de telles procédures n'existent pas. Cependant, les négociateurs européens ont abandonné leur propre légalité et ont accepté les critères américains. Ils admettent que le pouvoir exécutif se surveille lui-même, en considérant que le système de contrôle interne du gouvernement US offrait des garanties suffisantes. Les européens ont accepté que les données concernant la « race », la religion, les opinions politiques, la santé, la vie sexuelle, soient utilisées par un gouvernement à condition «que les lois domestiques fournissent des protections appropriées ». Mais cet accord ne définit pas clairement ce qui peut être considéré comme « protection appropriée », suggérant par là que chaque gouvernement pourrait décider lui-même s'il respecte ou non cette obligation10.
Les seuls problèmes qui subsistent portent sur les possibilités de recours des ressortissants européens devant les tribunaux américains auxquels seuls les citoyens américains et les résidents permanents ont droit, via le Privacy Act de 1974. L'administration Bush refuse de faire cette concession, arguant qu'il est possible de corriger les fausses informations par le biais de procédures administratives.
Pour l'exécutif américain, l'enjeu n'est pas de refuser aux européens des droits dont disposeraient les résidents aux USA. Dans les faits les possibilités de recours sont aussi quasiment inexistantes pour ces derniers. Il s'agit une nouvelle fois de faire abandonner aux européens leurs propres règles pour adopter les procédures américaines et assurer ainsi une unification unilatérale du droit des deux cotés de l'Atlantique.
L'alignement sur les procédures américaines revient aussi à accepter de se faire contrôler par des machines, comme dans la surveillance des passagers aériens aux Etats-Unis. Le diagnostic posé par la machine peut empêcher la personne d'embarquer. Le rapport accepte l'utilisation de ces techniques en signalant que « ces décisions automatiques » peuvent fonctionner dans la mesure ou il y a des « protections appropriées » qui incluent la possibilité d'une intervention humaine à postériori. Ici aussi l'alignement sur les procédures américaines est total.
Une aire transatlantique « de liberté, de sécurité et de Justice »
Le transfert des données personnelles n'est qu'un élément des négociations globales entre les USA et l'Union européenne. Un rapport secret, conçu par des experts de six Etats membres, a établit un projet de création, d'ici 2014, d'une aire de coopération transatlantique en matière de « liberté de sécurité et de justice ». Cette création coïncide parfaitement avec la mise en place du grand marché transatlantique. Il s'agit de réorganiser les affaires intérieures et la Justice des Etats membres « en rapport avec les relations extérieures de l'Union européenne », c'est à dire essentiellement en fonction des relations avec les Etats-Unis.11
Le rapport, initié par la présidence allemande en 2007, milite pour davantage de coopération entre les services de police et de renseignement en matière de lutte contre le terrorisme, de criminalité organisée et d'immigration illégale. Il préconise également d'assurer plus d'inter-opérabilité entre les deux continents en ce qui concerne la video surveillance, Internet et la téléphonie mobile.
Plus encore que le transfert des données personnelles, processus déjà largement réalisé, l'enjeu de la création d'un tel espace consiste dans la possibilité, à terme, de remise des ressortissants de l'Union aux autorités étasuniennes. Rappelons que le mandat d'arrêt européen12, qui résulte de la création d'un « espace de liberté, de sécurité et de Justice » entre les Etats membres, supprime toutes les garanties qu'offrait la procédure d'extradition. Le mandat d'arrêt repose sur le principe de reconnaissance mutuelle. Il considère, comme automatiquement conforme aux principes d'un Etat de droit, toutes les dispositions juridiques de l'Etat demandeur13. L'installation d'une telle aire de coopération transatlantique ferait que l'ensemble de l'ordre de droit étasunien serait reconnu par les pays européens et que les demandes américaines d'extradition seraient, après de simples contrôles de procédure, automatiquement satisfaites.
Or, aux Etats-Unis, le Military Commissions Act of 200614permet, de poursuivre ou d'emprisonner indéfiniment, toute personne désignée comme « ennemi combattant illégal » par le pouvoir exécutif. Cette loi donne au président des USA le pouvoir de désigner, comme ennemis, ses propres citoyens ou tout ressortissant d'un pays avec lequel les Etats-Unis ne sont pas en guerre. On est poursuivi non pas sur des éléments de preuve, mais simplement parce qu'on est nommé comme tel par le pouvoir exécutif. Si les américains inculpés sur base de la notion d'ennemi combattant illégal, doivent être déférés devant des juridictions civiles, ce n'est pas le cas des étrangers, qui peuvent être jugés devant des « commissions militaires », des tribunaux spéciaux qui n'accordent aucun droit à la défense et supprime toute séparation des pouvoirs15.
Cette loi, de portée internationale, n'a été contestée par aucun gouvernement étranger. Rien, dans les accords d'extradition, signés en 2003 entre l'Union européenne et les Etats-Unis16, n'empêche que les personnes remises soient jugées devant ces commissions militaires17. La création d'un mandat d'arrêt, dans le cadre d'un « espace de sécurité, de liberté et de Justice », entre les pays membres de l'Union européenne et les USA rendrait la remise, sur base de cette loi, quasiment automatique.
Le traité d'extradition signé en 2003 entre les USA et la Grande-Bretagne18 est un chaînon intermédiaire entre les accords signés avec l'Union européenne et un futur mandat d'arrêt qui pourrait fonctionner entre les USA et les pays membres de l'Union.
Le traité établit une dissymétrie complète entre les deux parties. Une demande d'extradition en provenance de Grande Bretagne doit toujours fournir des éléments de preuve établissant une « cause probable »19 , c'est à dire être basée sur une présomption raisonnable que la personne réclamée a commis l'infraction. Les Etats-Unis, quant à eux, sont dispensés de fournir ces informations, la parole de l'autorité américaine suffit.
Grand marché et contrôle des populations : un seul et même processus
Le parallélisme entre les discussions devant aboutir à la libéralisation des échanges économiques entre les deux continents et celles visant à assurer un contrôle américain des populations européennes est une constante. Les deux projets sont organiquement liés.
Déjà, le 3 décembre 1995, au sommet de Madrid, le président des Etats-Unis Bill Clinton et Philippe Gonzales, président de l'Union européenne, ont signé le « Nouvel Agenda Transatlantique » (NTA) visant à promouvoir un grand marché transatlantique, ainsi qu'un plan d'action commun (Joint EU-US Action Plan)20 en matière de coopération policière et judiciaire.
Le Nouvel Agenda Transatlantique annonce la mise en place d’un grand marché. Ce projet, présenté sans concertation préalable, fût accepté sans discussion par les Etats-membres de l'Union. Quant au Plan d'Action commun de 1995, il veut développer une assistance mutuelle, tant en matière de déportation des illégaux que d'extradition.
Alors que les négociations en matière de coopération policière se sont continuellement développées, les discussions visant à créer un grand marché connaîtront un point d'arrêt. Les négociations portant sur le « Nouveau Marché Transatlantique » seront abandonnées en 1998. Cet échec n’empêchera pas les Etats-unis et l’Union Européenne de signer, dès mai 1998, un « Partenariat Economique Transatlantique» qui reprend l’essentiel des propositions contenues dans le NMT, mais sans appeler clairement à la création d’une zone de libre-échange.
Jusqu'en 2005 le projet piétine. Le processus de discussion est relancé par la déclaration économique, adoptée lors du sommet US-UE de juin 2005.
Quant au Parlement européen, il a adopté, le 1er juin 2006, deux résolutions qui ont fait la quasi unanimité des deux grands groupes de l'hémicycle. La première porte sur les « relations économiques transatlantiques ». Elle émane du groupe du Parti Socialiste Européen qui a choisi pour la rédiger Erika Mann, une sociale-démocrate allemande, qui préside par ailleurs le « Transatlantic Policy Network » (TPN). La deuxième porte sur un « accord de partenariat transatlantique ». Elle est issue du groupe du Parti Populaire européen. Elle a été écrite par d’Elmar Brok un chrétien-démocrate allemand, avec le soutien de la Fondation Bertelsmann21.
Une fusion public/privé
Les progrès dans la création d'un marché transatlantique sont dû à l’action décisive d’un institut euro-américain, le Transatlantic Policy Network (TPN). Fondé en 1992 et réunissant des parlementaires européens, en fait des députés allemands avec Erika Mann et Elmar Brok, président de la commission des Affaires étrangères au Parlement européen jusqu’en janvier 2007, des membres du Congrès des Etats-Unis, ainsi que des membres d'entreprises privées . Le TPN est soutenu par de nombreux think tanks comme l'Aspen Institute, l'European-American Business Council, le Council on Foreign Relations, le German Marshall Fund ou la Brookings Institution. Il est alimenté financièrement par des multinationales américaines et européennes comme Boeing, Ford, Michelin, IBM, Microsoft, Daimler Chrysler, Pechiney, Michelin, Siemens, BASF, Deutsche Bank, Bertelsmann22
Le lancement en 1995 du NTA doit déjà largement son existence à un rapport du TPN : « A European Strategy to the US »23 Quant aux résolutions du Parlement européen, elles reprennent intégralement le contenu du rapport du TPN, intitulé « A Strategy to Strengthen Transatlantic Partnership » du 4 décembre 2003 qui, dans les domaines économiques, militaires, et institutionnels, appelle à la réalisation complète d’un bloc euro-atlantique pour 2015.24
L’imbrication des politiques américains et européens avec les think tanks et le monde des affaires est total. Cependant, le projet dépasse la création d'un simple G-2, il s’agit de mettre en place une entité politique commune gérant les deux piliers euro-américains. C’est tout l’enjeu de l'installation d'une Assemblée transatlantique qui légitimera ce processus politique, effectué sans concertation des populations concernées. La Commission européenne a exprimée l'intention de créer une telle institution parlementaire transatlantique dans une communication de mai 2005, « Un partenariat UE/USA renforcé et un marché plus ouvert pour le 21è siècle »25.
Une structure impériale
Les accords entre les Etats-Unis et l'Union européennes, en ce qui concerne le transfert des données PNR et des informations financières, constituent une étape importante dans la construction d'une structure politique intégrée sous commandement américain.
Déjà, la procédure de la lettre annexe enregistre, dans l'ordre juridique, une démarche américaine unilatérale. A travers ce texte, les autorités étasuniennes affirment leur droit de disposer des données sur les citoyens européens. Ils accordent des droits fictifs et des garanties formelles, sur lesquels ils peuvent, à tout moment, revenir et cela sans consultation de « l'autre partie ». Ainsi, les autorités américaines exercent une souveraineté directe sur les populations européennes. Ces textes sont l'inscription d'une autorité sans limite puisqu'ils inscrivent la possibilité, pour l'exécutif étasunien, de se soustraire à ce qu'il a, lui-même, bien voulu concéder. Le texte de l'accord est une forme vide qui ne fait qu'enregistrer la toute puissance de l'exécutif étasunien.
Le dernier projet qui vise à assurer un accès général aux données personnelles des citoyens européens est une rationalisation des différents accords déjà existants. Il s'agit de limiter les coûts de l'ensemble de ces captures et de légitimer la transmission de ces informations au secteur privé. La formation d'un grand marché de ces données impose la rentabilité économique de ces opérations, ainsi que la suppression de tout obstacle à ces transferts. C'est pourquoi l'acceptation par les populations de la saisie de leurs données est importante. La signature de cet accord par l'Union européenne est ainsi une opération de légitimation qui est constitutive de cette nouvelle structure économique et politique.
La réalisation « d'un espace de liberté, de sécurité et de justice » entre les deux entités donnerait à l'exécutif américain de nouvelles prérogatives dans l'exercice de sa souveraineté sur les populations européennes, à savoir la possibilité de se faire remettre, sans procédure de contrôle, des personnes qu'il aura simplement désigné comme ennemis. Avec le Military Commissions Act, comme base de la nouvelle organisation judiciaire entre les deux continents, l'Habeas Corpus, le droit de disposer de sa personne physique, n'existera plus pour les populations européennes. Il s'agit de l'enjeu principal de ces négociations, dont ce rapport, initié par la présidence allemande, n'est que la partie émergée de l'iceberg.
Les autorités européennes et américaines partagent le même point de vue. La souveraineté exercée par les Etats-Unis sur les populations européennes et l'organisation des procédures juridiques selon les canons du droit étasunien sont les conditions nécessaires à l'installation d'un marché transatlantique des données personnelles et à l'instauration de nouveaux rapports de propriété dans lesquels les attributs de la personne appartiennent à la puissance étatique et aux entreprises.
1 Parlement européen, « Résolution du Parlement européen sur les relations transatlantiques », B6-0280/2008, le 28/05/2008.
2 Adrien Potocnjak et Martin Pierre, « Préparation du sommet Union Européenne/Etats-Unis » , Université Robert Shuman, Strasbourg, MCSinfo mars 2008, http://mcsinfo.u-strasbg.fr/article.php?cPath=31&article_id=8694
3 « Processing and transfer of passenger name record data by air carriers to the United States », Department of Homeland Security - "PNR », Conseil de l'Union européenne, 11304/07, Bruxelles le 18 juin 2007, http://www.statewatch.org/news/2007/jul/eu-usa-pnr-agreement-2007.pdf
4 « Did Chertoff lies to the European Parliament? », Edward Hasbrouck's blog http://hasbrouck.org/blog/archives/001259.html
5 Yves Poullet, « Les Save Harbor Principles-Une protection adéquate? », in Actes du colloque de l'International Federation of Computer Law Associations, Paris le 17/06/2000, http://www.juriscom.net/uni/doc/20000617.htm
6 EU-USA Swift Agreement: 10741/2/07 REV 2, texte déclassifié : http://www.statewatch.org/news/2008/jan/eu-usa-swift-rev2-10741-7.pdf
7 Council of the European Union, « Note from Presidency to Coreper, Final Report by EU-US Hight Level Contact Group on information sharing and privacy and personal protection », 9831/08, Brussels 28 May 2008, http://ec.europa.eu/justice_home/fsj/privacy/news/docs/report_02_07_08_en.pdf
8 Charlie Savage, « U.S. and Europe Near Agreement on Private Data », The New York Times, June, 28, 2008.
9 U.S. Department of State Freedom of Information Act (FIOA).
10 Note from Presidency to Coreper, Op. Cit.
11 Report of the Informel, Hight Level Advisory Group on the Future European Affairs Policy (Future group), « Freedom, Security, Privacy. European Home Affairs in a Open World », June 2008, p. 10, paragraph 50, http://www.telegraph.co.uk/telegraph/multimedia/archive/00786/Read_the_full_EU_re_786870a.pdf
12 Décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre Etats membres, Journal.Officiel des Communautés européennes. du 18/6/2002, L 190.
13 Jean-Claude Paye, Global War on Liberty, pp. 140-152, TELOS Press, New York 2007.
14 S.390 Military Commissions Act of 2006, http://www.govstrak.us/bills.text/109/s/s3930.pdf
15 Lire : « ' »Enemy Combatant'' or Enemy of the Government », Monthly Review vol. 59 n°4, september 2007.
16 Conseil de l'Union européenne, ST 8295/1/03 rev 1, 2 juin 2003.
17 Global War on Liberty, Op. Cit., pp.204-208
18 http://www.opsi.gov.uk/acts/acts2003/ukpga_20030041_en_1
19 Ben Hayes, « The New UK-US Extradition Treaty », Statewatch , March 2003, http://www.statewatch.org/news/2003/jul/25ukus.htm
20 Sommet UE-USA de Madrid du 3 décembre 1995, « The New Transatlantic Agenda and the Joint UE-US Action Plan », http://www.statewatch.org/news/2008/aug/eu-usa-nta-1995.pdf
21 La fondation Bertelsman est un think tank allemand qui milite pour une Europe élargie ainsi que pour le renforcement des liens avec les Etats-Unis.
22 http://www.tpnonline.org/business.html
23 http://www.tpnonline.org/achievements.html
24 http://www.tpnonline.org/pdf/1203Outreach.pdf
25 Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen et au Comité économique et social européen, « Un partenariat UE/Etats-Unis renforcé et un marché plus ouvert pour le 21è siècle, » COM(2005) 196 final, Bruxelles, 18 mai 2005.