N°16 / Recherche empirique Janvier 2010

Les sciences humaines : quels savoirs de/par/pour l’Homme ?

Frédérique Lerbet-Sereni

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Science et logos : “ l’universel occidental ”

Une pensée tenace habite l’occident, de façon encore plus affirmée depuis les Lumières : la raison, établie sur un ordre linéaire et non contradictoire, est l’accès le plus puissant, et le plus digne de foi, à notre compréhension du monde et de l’homme, des hommes, dans le monde. L’Universel seul est science, et l’Universel est dans l’Idée, étayée et exprimée par ce qui relève du Logos. Ainsi, quand une réflexion sur l’humanité de l’homme tente de se mettre en forme, elle en réfère à la philosophie, dont elle admettra sans autre questionnement qu’elle s’origine dans Platon, dans un Logos dont l’ordre unique est la raison, qui va ordonner les choses pour accéder à l’Idée. Un ordre est alors une succession d’uniques, clairement séparés les uns des autres.

Quand, au XIXème siècle, vont commencer à se constituer des disciplines nouvelles issues de la philosophie, aux visées explicitement scientifiques, elles en appelleront elles aussi à ce même ordre du logos, durci, si j’ose dire, aux principes épistémologiques des sciences dites dures : psychologie, sociologie, ethnologie, anthropologie. Autant de “ logies ” dont les origines de scientificités les amènent à ne se voir comme valides scientifiquement que si le discours auquel elles parviennent nous permet d’accéder à une compréhension claire et sans ambiguïté de ce qui nous préoccupe, des lois qui vont nous permettre d’expliquer des faits. Alors nous pourrons en déduire des préceptes d’action assurément vrais (donc justes et bons), car rationnellement étayés, que ces actions soient à visée matérielle, relationnelle ou spirituelle. Telle est, donc, la double origine de ces sciences que l’on appelle “ humaines ”, avec parfois un brin de dédain dans le ton, parce qu’elles ont beau courir, jamais elles n’auront le crédit de leurs grandes sœurs. La médecine elle-même, au cours de ce XXème siècle, a vu ses pré-requis radicalement bouleversés : d’une scolarité faite des humanités latines et grecques pour l’étudier, nous voici aujourd’hui dans l’obligation d’une solide culture scientifique (particulièrement en mathématiques, physique, chimie, biologie) pour y réussir à l’université. Le corps-machine devient pris en mains par des techniciens de la mécanique et des molécules. Il s’agit d’un corps traversé d’émotions et de pensées. Qu’à cela ne tienne : les étudiants devront satisfaire à des QCM de sciences humaines, et tout rentrera dans l’ordre. Même la psychiatrie, qui a su résister et produire des courants de pensée puissants comme l’anti-psychiatrie, l’ethnopsychiatrie ou la thérapie systémique, est aujourd’hui essentiellement “ moléculisée ” dans son enseignement classique.

Cet exemple de la médecine nous donne ainsi à voir le paradigme dominant en matière de sciences qui ont pour “ objet de savoir ” l’homme : celui-ci y est posé comme devant se comporter au plus près d’une norme dont la référence est statistique. Qu’il y manque, et il lui sera administré, de l’extérieur de lui-même, ce qui lui permettra de s’y conformer de nouveau. Un négatif sera compensé par un positif contraire que l’expert saura prescrire. Car c’est bien cela, qui est attendu du savoir scientifique : un savoir d’expert, donc un savoir qui sait absolument. Un savoir de statut divin, un savoir qui s’est substitué à Dieu. Au travers de cette toute-puissance fantasmée, l’homme a ainsi cru pouvoir faire la lumière sur lui-même, et a posé les bases théoriques, méthodologiques et épistémologiques susceptibles de soutenir cette visée folle.

Après presque deux siècles de cette course épuisante, au cours de laquelle la physique, en raison de sa nouvelle échelle de mesure, elle-même a osé lancer quelques pavés dans la mare (comme “ les lois d’incertitude ”, “ le principe de la relativité ”, “ les théorèmes d’incomplétude et d’indécidabilité ”), les disciplines sont comme scindées en leur sein, une scission qui traduit la volonté, pour certains, de re-penser leur savoir et leur rapport au savoir, c’est-à-dire d’accepter de faire retour sur lui, de le questionner, et de cesser, donc, de lui donner ce statut divin. Ainsi, par exemple, la psychologie clinique s’oppose à la psychologie expérimentale/cognitiviste (celle-ci rejoignant même les sciences dites dures dans certaines écoles doctorales d’universités), la sociologie compréhensive s’oppose à la sociologie explicative statistique, et les querelles des écoles d’historiens nous sont connues.

Pour essayer d’approfondir un peu ce tableau sommairement brossé, je vais revenir sur deux points. Le premier invite à questionner cette origine supposée, pour, peut-être, y rencontrer des passages possibles vers, avec, d’autres traditions : une voie à retrouver pour une pensée de l’homme inscrite dans son universalité. Le second concerne des questions épistémologiques et éthiques : qu’est-ce que ceux qui revendiquent la possibilité d’autres sciences humaines engagent comme renouvellement des possibilités et limites des savoirs issus de ces sciences-là, et quelles en sont les ouvertures d’humanitude ?

Jalons pour une cosmopolitisation des sciences humaines : logos et muthos en question

Ce logos, dans son efficacité linéaire, découpante et démonstrativeserait ainsi l’origine revendiquée par ces sciences humaines issues de la philosophie. J’ai envie de dire “ ce qu’elles croient être l’origine ”, parce qu’il n’y a justement jamais rien de moins assuré que l’origine. Avant Platon, par exemple, c’est-à-dire avant Socrate, il y a eu Héraclite. Et dans le sillage d’Héraclite, si l’on peut dire, au travers des siècles, s’est développée une pensée ni plus ni moins scientifique que celle qui se décline par Descartes et Comte interposés. Elle a pour repères Erasme, Vico, Nietzsche, Bachelard. Elle pense disons, autrement. Platon lui-même serait comme une fausse origine : une origine double, en quelque sorte, puisque mythe et discours cohabitent et s’y articulent.

Cette autre famille de pensée ne vise pas seulement à une compréhension claire et parfaitement ordonnée du monde, mais tente de prendre en compte ce qui relie, parfois de façon contradictoire, ce qui a pu être discriminé nettement et radicalement. On peut donc aussi concevoir un ordre scientifique si j’ose dire d’un autre ordre : un ordre du lien et du foisonnement, un ordre du désordre, un ordre qui a retourné le désordre et a tenté de l’intégrer, qui l’a donc pris en compte.

Soit donc legein. Legein, c’est rassembler, recueillir. Avec la langue classique, c’est devenu “ parler, dire quelque chose ”, i.e. le discours, le verbe, la parole. Est logique, alors, ce qui s’ordonne à l’ordre du discours dans une succession qui suppose la séparation.

Mais essayons de voir legein non plus avec Platon mais avec Héraclite : l’écoute, et plus seulement le dire, est recueillement, et ce recueillement implique une absence de direction, sous peine de n’être à l’écoute que de ce qui est déjà connu, de la pensée, du mental, de la mémoire, de l’habitude, de l’ego. Voilà donc logos qui devient passeur de deux traditions que l’on a toujours opposées : la tradition occidentale de la raison et celle, orientale, de la méditation, du recueillement et du détachement.

Logos désigne, par ce recueillement, l’Unique, comme parole rassemblante. Sa vérité se fonde sur ce critère d’unicité : le discours d’Héraclite est vrai parce qu’il dévoile l’Unique dans ce qu’il a d’intemporel, un discours vrai de ce qu’il ouvre l’horizon et abat les concepts, tous les concepts. C’est sa radicalité à balayer les concepts qui le fait vrai, exactement comme celui de Platon, à l’inverse, est radical à exhiber et travailler les concepts. L’identité entre toutes choses (l’Unique) est l’essence même de la connaissance, de la sagesse. Toutes les choses (panta) sont l’Unique (hen). Réaliser l’Unique, c’est ne pas être séparé. A chacun donc de réaliser son unique, rassemblement d’absence de direction accueillie.

Soit maintenant muthos. Muthos signifie initialement “ discours, parole ”. Puis, “ fable, récit non historique, conte, légende”. Ce qui ne peut pas se dire directement, par un discours ordonné et clair, mais qui va se donner à entendre par d’autres voies et d’autres formes. Des symboles, des images, des histoires, qui vont représenter ce qui ne peut pas être dit “ logiquement ” (conceptuellement), et qui vont néanmoins parvenir à s’adresser à nous : muet, silencieux. Où l’on pourrait se trouver renvoyé à “ mystère ”, “ muet et silencieux ”1 : ce qui ne peut pas se dire. Muet parce que non assignable à un sens unique, muet parce que ne disant pas exactement ce dont il parle, muet parce que pluriellement loquace, muet parce que parlant du sacré, qui ne peut qu’être secret ; à nous, chacun, de nous rassembler par lui. La polysémie du symbole et du mythe dit “ toutes choses ” (une chose et son contraire aussi bien), à travers un unique récit qui prend valeur exemplaire. A travers lui, nous pouvons alors nous relier à nous-même comme unique, en l’occurrence producteur d’un sens unique car singulier, que la polysémie même n’assurera d’aucune place définitive.

C’est ainsi que le muthos pourrait bien nous donner à penser, quand le logos nous inviterait à rêver. Bien sûr, l’inverse est tout aussi juste.

Si ce que nous essayons de retrouver, c’est ce chemin, ce point de passage de la tradition qui pouvait laisser envisager que logos est (dans) muthos autant que muthos dans logos, l’un et l’autre contribuant à comprendre et dire notre monde et à y prendre place, il nous faut alors reconnaître au moins deux choses :

L’incertaine réalité

La réalité dont la logique prétend rendre compte dans son discours scientifique est une réalité le plus souvent comptable, rendue claire et non contradictoire, dont on peut légitimement se demander en quoi elle traduit la réalité que nous éprouvons, qui est bien souvent multiple, contradictoire, aléatoire. Si cette science positiviste placée sous le seul sceau d’une raison rationnelle issue des Lumières et persuadée d’un progrès linéaire des connaissances est encore dominante, elle est contestée autant de l’intérieur de la communauté scientifique que malmenée, disons, par les événements, qui ont du mal à nous faire croire à un quelconque progrès de l’humanité des hommes. La reconnaissance du fait que l’humain construit, produit la réalité dont il parle scientifiquement, et que personne, pas même quelque grand scientifique donc, n’est en mesure de dire ce qu’est la réalité de façon sûre, vérifiable, reproductible et définitive, voilà quelque chose qui devient de plus en plus partagé par la communauté scientifique, chacun dans son domaine. Ce qui n’est pas pour autant renoncement à la rigueur. Cette perspective à la fois constructiviste et complexe à l’égard de ce qu’il devient de plus en plus difficile de nommer “ réalité ” ou “ vérité ” contraint alors, en toute rigueur, à tenter de donner d’un statut aussi au mythe et aux dimensions imaginaires et symboliques dans la production de connaissances, un statut d’autant plus pertinent que nous nous placerons dans la grande famille des Sciences Humaines, et que nous aurons reconnu le mythe comme un fondement possible de cette humanitude.

Le sens est ouvert et incarné

Là où le mythe renvoie à l’articulation du singulier et de l’universel, la science est particulière (spécialiste) et générale. Là où le mythe, par sa polysémie, ouvre chacun à son questionnement sur son sacré, la science tend à vouloir endosser un sens unique, alors qu’elle a une visée essentiellement critique. Le mythe est ainsi à interpréter, ce qui contribue aussi à une fonction critique, mais d’un autre ordre : le mythe nous invite à une critique compréhensive, quand la science classique est à visée explicative. Cette opposition maintenant classique entre explication et compréhension (cf. par exemple Dilthey) peut devenir féconde si le chercheur accepte de croire au mythe pour le comprendre tout autant qu’il saura se garder de l’illusion que l’humain de sa recherche serait radicalement séparé de lui. Alors mythe et rationalité pourront se questionner mutuellement, réciproquement, inlassablement, sans chercher pour autant à se réconcilier de façon consensuelle : la promesse d’une connaissance renouvelée serait plutôt dans la vivance de leur conflit. Et c’est une vivance d’un ordre analogue qu’il me semble légitime de chercher à repérer tant dans les traditions orientales (chinoises, taoïstes), que dans la tradition hébraïque où la parole du maître est toujours retournée en son contraire par une question, puis la question de la question, puis la question de la question de…. Car s’il est a priori légitime d’opposer les traditions de religion révélée, les philosophies, et es sagesses, sous peine de procéder à un syncrétisme réducteur et hâtif, il me semble toutefois que le statut du récit tant dans la transmission que dans ce qui va “ faire réflexion ” pour chacun (lecteur, auditeur, et aussi narrateur) les réunit. Donner ainsi un statut fort à l’histoire racontée (celle du mythe, celle du maître etc), c’est considérer que la connaissance humaine ne peut pas faire l’économie de l’éprouvé de chacun. Que cet “ éprouvé ”, ce dont chacun fait l’expérience en propre, ne sera jamais absolument explicitable, et qu’il ne peut qu’être restitué au plus près de ce qui a été ressenti, afin que d’autres, au regard de cela, se situent, et s’éprouvent à leur tour, à leur façon. Ce faisant, il y sera bien question de tout ce dont la science rationnelle et seulement comptable s’est emparée mais d’une tout autre manière, c’est-à-dire sur d’autres présupposés épistémologiques, sur lesquels je vais maintenant revenir ( pour ne prendre que quelques uns des grands thèmes classiques des sciences humaines, sur lesquels les grands récits traditionnels nous invitent à réfléchir sans pour autant jamais nous dire quoi penser : la décision, le pouvoir, le comportement, la cognition, la relation d’autorité, la vie des groupes, les âges de la vie…).

En suggérant réflexion, plutôt qu’en prétendant affirmer un savoir fini, c’est bien un tout autre regard sur ce qui fait l’humanité de l’homme qui est en jeu. Ce nouveau regard renvoie aujourd’hui à ce que l’on nomme la prise en compte du complexe, ou de la complexité, paradigme des sciences humaines qui bouscule les repères épistémologiques antérieurs, et qui, ce faisant, peut nous rapprocher, anthroplogiquement, éthiquement et scientifiquement, de notre humaine condition. Car ce qui est alors tenté, c’est de ne plus prétendre contribuer à des sciences humaines qui font le déni de l’humain, c’est-à-dire du “ se ” en jeu, des “ se ” en jeu, -le “ se ” comme marque de l’autonomie de l’autre, et, donc, de ce qui à la fois échappe au chercheur et qui constitue essentiellement son objet-sujet de recherche-, ces sciences humaines qui se dénient elles-mêmes comme sciences humaines. Ce petit “ se ” est d’une charge scientifique immense : il renvoie les sciences humaines à leur impensable constitutif avec lequel elles doivent penser, et appelle à une épistémologie dont les fondements seraient leur absence de fondement, une inéluctable et merveilleuse épistémologie du manque, que la plupart des grandes traditions n’ont pas manqué, justement, de souligner. C’est bien ce chemin que la recherche scientifique semble aujourd’hui tenter de retrouver-reconstruire, si l’on relit le récent Rapport Stratégie du CNRS (2002) : “ ... La notion de complexité devient opératoire si elle permet de sortir du mythe positiviste selon lequel l’“ explication ” d’un phénomène impose d’en traiter en “ éliminant le contexte ”. S’attacher à la complexité, c’est introduire une certaine manière de traiter le réel et définir un rapport particulier à l’objet, rapport qui vaut dans chaque domaine de la science, de la cosmologie à la biologie des molécules, de l’information à la sociologie. C’est reconnaître que la modélisation se construit comme un point de vue pris sur le réel, à partir duquel un travail de mise en ordre, partiel et continuellement remaniable, peut être mis en œuvre.

Dans cette perspective, l’exploration de la complexité se présente comme le projet de maintenir ouverte en permanence, dans le travail d’explication scientifique lui-même, la reconnaissance de la dimension de l’imprédictibilité ”.

Sciences humaines et complexité(s) : ou/ et/ est

Comment peut-on alors tenter de “ dire ” cette ré-ouverture des sciences humaines ?

La complexité d’une situation humaine peut s’aborder de différentes façons, un peu comme des “ niveaux ” de complexité. Il s’agira d’une part de décliner des variantes du passage opéré du “ ou ” (qui ampute, “ décortique ”, analyse, range et ordonne dans une linéarité explicative) au “ et ” qui cherche à articuler, relier, faire jouer ensemble sans confondre, puis de s’aventurer dans le chemin qui nous fait nous avancer du “et” au “est” :

1) On peut y entrer en complexité par la variété, variété des “ composantes ” et variété des interactions :

  • a) dans une situation humaine, il est toujours à la fois question de biologie, de psychologie, de sociologie, de culture, de cognition, de communication, d’histoire, de morale, d’ethnologie etc. Aucune de ces entrées ne peut individuellement suffire à appréhender ce qui se joue. Mais les globaliser n’y suffit pas non plus, qui consiste à une sorte de “ soupe ” souvent satisfaite d’un respect humaniste de la “ personne globale ”, dont personne ne sait, au fond, ce que cela signifie. La question forte posée aux disciplines de type “ multidisciplinaire ” qui cherchent le chemin vers la transdisciplinarité ( dont le directeur du CNRS a récemment rappelé qu’elle était à ses yeux la seule promesse de connaissances nouvelles aujourd’hui est celle de la construction des articulations entre les approches disciplinaires. Heuristiquement, cela renvoie le chercheur à son travail de problématisation et de conceptualisation (c’est-à-dire d’élaboration conceptuelle). Sans problématisation ferme, une perspective complexe de type multiréférentiel reste une énumération d’approches. Mais c’est aussi l’ouverture du regard multiréférentiel qui permet l’élaboration conceptuelle questionnante…

  • b) Ne pas dénaturer le vivant, socialisé, parlant, pensant, vibrant, ne pas le découper ni le réduire à une seule de ses caractéristiques, c’est assumer qu’il est vivant parce que dynamique, en interactions constantes tant en son sein qu’avec d’autres et avec le monde, interactions historicisées, engrammées par lui en lui, et qu’il est tendu vers des buts qui le déterminent autant que son passé, même s’ils lui échappent en partie. On ne l’assignera donc jamais à notre résidence de chercheur, et toute connaissance à son sujet sera de l’ordre de l’incomplétude. On ne verra jamais non plus, au sens positif, ce qui l’anime, car personne n’a jamais “ vu ” un processus, ni ne l’a manipulé dans un laboratoire. Nous ne pouvons que construire des méthodes qui nous permettront de dire que l’hypothèse de tel processus est plus plausible qu’une autre. Qu’on se souvienne ici de la blague du rat qui dit à son copain : “ J’ai bien programmé mon expérimentateur : quand j’appuie sur la pédale, il m’apporte à manger ”. Reconnaître l’interaction, c’est sortir à tout jamais de la certitude absolue de son seul point de vue, et entrer en complexité, pour une rigueur d’une tout autre mesure.

2) Un autre niveau de complexité concerne le fait que ces processus, ces interactions, si l’on considère qu’ils sont supports et moteurs de la dynamique du vivant, construisent leur force dynamique sur leur caractère contradictoire. C’est de la contradiction, de la tension entre des opposés, que du mouvant devient possible. Et vouloir résoudre ce qui est contradictoire, c’est supprimer la possibilité d’investiguer la dynamique, la vie même et sa créativité. Il s’agira alors de reconnaître que les situations sont, par exemple, à la fois de l’ordre de l’individuel et du collectif, qu’elles sont innovantes et traditionnelles, qu’elles sont instituantes et instituées, relationnelles, socialisantes et individuantes, cognitives et sensibles etc. Problématiser et modéliser de telles situations revient à tenter de donner un réel statut, heuristique et anthropologique, au paradoxe. Celui-ci , dès lors qu’il est “ assumé et regardé en face ” pour reprendre Varela, ne nous invite plus à “ choisir ” entre les termes en tension, mais à investir l’écart, l’habiter, l’incarner, pour révéler, tant une pensée complexe possible des situations par le chercheur, qu’une posture d’homme qui assume ses pensées dans des actes relationnels, politiques, professionnels sous le sceau de la rencontre et d’une disponibilité aux possibles des situations qu’il vit. On s’emploiera à donner un statut scientifique au paradoxe, support et horizon de l’indécidabilité radicale des sciences de l’homme qui doivent en somme “ se débrouiller ” pour dire, penser, faire avec des enchevêtrements surprenants, des hiérarchies qui s’inversent, des équilibres instables, du flou signifiant, des désordres organisants et organisateurs, des catastrophes créatrices. La disponibilité, la porosité à l’événement deviennent les boussoles du chercheur, qui accepte de ne plus chercher la clef perdue sous le seul réverbère allumé.

3) Un troisième niveau de complexité concerne la question du “ se ” en jeu. Au fond, on peut bien reconnaître que personne n’éduque personne, que personne ne guérit personne, que personne ne socialise personne, etc. Quelqu’un s’éduque, se soigne, se socialise, et j’étais dans le paysage, et de la rencontre s’est produite, qui semble n’avoir pas été trop défavorable…Mais l’acceptation du paradoxe dans la construction du “ se ” nous oblige à toujours considérer l’autre face des jeux  a priori indécidables: une rencontre défavorable pourrait bien se révéler favorable à l’autonomie et à la consistance du “ se ”. Voilà donc ce que je dois accepter : je ne peux pas savoir ce que l’autre va faire de ce qui lui sera arrivé. Chacun se joue de façon singulière dans ce qui se joue avec-pour lui. (ce que B. Cyrulnick nomme “ résilience ”. Bref, l’ “ auto ”, le “ se ”, c’est ce qui nous échappe radicalement et qui doit nous échapper. C’est, dit von Foerster, ce qui surprendra l’observateur, ce qui prendra le contrepied de ses prédictions, mais pas toujours, de façon elle aussi imprévisible, qui serait l’un des signes que cet “auto” se joue en tant que tel. Les conséquences méthodologiques et épistémologiques de cela sont importantes, et c’est aussi la seule promesse de démocratie que nous puissions avoir. C’est en quelque sorte le support théorique de l’idée comme de la possibilité de citoyenneté, son fondement et son horizon. La citoyenneté, ce n’est pas ramasser des papiers dans la cour, ou se contraindre à aller mettre un bulletin dans l’urne. Ramasser des papiers dans la cour, voter, sont des actes au mieux civiques, éventuellement strictement “ pavloviens ”. La citoyenneté engage de la part du sujet ses ressorts critiques : c’est à la fois savoir compter sur son “ se ” et savoir en douter, parce qu’il nous est aussi opaque à nous-mêmes. Ce qui, aussi, s’éduque. Peut-être une éducation au silence, qui se met en œuvre sur fond de manque, de vide incomblables : alors on peut s’engager dans l’accueil de l’autre, un autre dont on n’attend rien en particulier, puisqu’on n’en attend plus qu’il comble nos propres manques. Entre parole et silence, ainsi, ce ne sont plus deux polarités en tension qui peuvent jouer ensemble de façon dynamique et contradictoire, c’est la même unité qui engendre et est engendrée par de l’identité contradictorielle. Ainsi, le “ se ” permet et oblige à dire : “la parole est silence et le silence est parole”, et non plus “simplement” : “ sachons harmonieusement utiliser les jeux entre paroles et silence ”. En reconnaissant que la parole est silence, ou, encore, que la relation est la séparation, je tente de dire que ce qui ne se donne pas à voir est tout aussi présent en moi que ce qui se donne à voir, et même, peut-être, que ce qui se voit n’est pas ce que l’on peut croire un peu vite. Que seule la rencontre toujours possible et toujours incertaine permettra ou non d’ouvrir sur des dimensions de l’échange particulières. Elles permettraient sans doute à chacun de donner un sens expérientiel à l’énoncé “ la relation est la séparation ”, ou encore “ ce silence est ma parole ”. Mais quel sens, lui seul le sait, ou le pressent. Qu’il le laisse ouvert, comme U. Eco parle “ d’œuvre ouverte ”, et il pourra aussi l’éprouver changeant. Il ne s’agit plus, alors, comme à travers des sciences humaines positivistes et humanistes, d’y apprendre à “ s’ajuster ” à l’autre de la relation, -qui n’est jamais que la figuration de nos “ fantasmes d’autre ”-, mais de nous habiter nous-mêmes, d’investir notre “ se ” dans son bouclage infini sur lui-même. Nous savons alors que notre puissance d’être est aussi notre impuissance à être totalement : le “ se ” en est la signature.

La complexité des situations humaines est ainsi sous le triple sceau de la variété-multiplicité, de la contradiction et de l’auto-référence : ce tissu enchevêtré, bouclé sur lui-même et ouvert au monde, est constitutif des “ objets ” de recherche des sciences humaines qui, se renouvelant théoriquement, cherchent des passages pour des renouvellements méthodologiques : comment appréhender des objets qui par nature nous échappent, sans pour autant renoncer à toute production de connaissance ? Elles s’engagent alors sur la voie d’une science qui assume son engagement herméneutique : réfléchir, s’outiller, et mettre en œuvre de façon rigoureuse, mais sans prétention ni d’exhaustivité, ni d’achèvement, des hypothèses d’interprétation du vivant auquel nous nous intéressons, qui est aussi nous-mêmes.

L’un des points de passage pour un renouvellement pourrait ainsi se trouver, paradoxalement, du côté des traditions qu’une modernité scientiste, qui a voulu remplacer Dieu par la raison , a oubliée en chemin.

La science est interprétation : récits traditionnels et élaboration du savoir scientifique

Même en sciences… dures, exactes ?, les résultats sont toujours le produit d’observations d’un observateur qu’il traduit en données qu’il interprète. Le mythe, en tant qu’il pose en effet obligatoirement la question de l’interprétation, peut offrir une voie possible du renouvellement de la posture et de la réflexion scientifique, qui est donc, toujours interprétative. Il peut ainsi se voir comme un passeur vers les traditions herméneutiques que la forteresse scientifique laisse à sa porte (à quelques exceptions près, telles que H. Atlan et son entreprise des Etincelles de hasard, où il fait dialoguer la tradition talmudique et la biologie, ou F. Varela qui tente une entreprise analogue entre le bouddhisme et les sciences cognitives dans L’inscription corporelle de l’esprit), traditions ni plus ni moins rigoureuses que ce que l’on dit être scientifiques. L’ascèse nécessaire à l’étude des grands textes, quels que soient les textes, conduit à une production de connaissances sur le monde d’un autre ordre, mais tout aussi exigeante : celle que Léonard de Vinci prônait en “ obstinée rigueur ”.

En rappelant les différents niveaux d’interprétation que contient un texte symbolique, c’est la multiplicité des sens d’un discours qui nous est montrée, jusqu’à un sens caché, secret, qui ne peut faire l’objet d’un dévoilement absolu. On approche ainsi l’idée que toute production de sens est aussi production de non-sens et de secret, que tout dévoilement est aussi recouvrement, parce qu’un dévoilement qui se prétendrait abouti et définitif ne pourrait être que totalitaire. Les traditions assument les perspectives paradoxales, les provoquent, même. En les renouvelant, nous pouvons espérer proposer un renouvellement de sens à attribuer aux événements de notre monde. Transformer notre manière de “ penser l’événement ”, pour reprendre l’expression d’Hanna Arendt, c’est aussi transformer notre action dans l ‘événement, pour chacun à sa mesure.

“ Le mythe est un récit traditionnel qui rapporte des événements arrivés à l’origine des temps et qui sont destinés à fonder l’action rituelle des hommes d’aujourd’hui et, de manière générale, à instituer toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se situe dans son monde. Fixant les actions rituelles significatives, il fait connaître, quand disparaît sa dimension étiologique, sa portée exploratoire et apparaît dans sa fonction symbolique, c’est-à-dire dans le pouvoir qu’il a de dévoiler le lien de l’homme à son sacré ” (Paul Ricoeur). Le mythe ainsi, paradoxalement, nous relie à notre origine imaginaire, nous instaure dans notre monde comme monde symbolique, et nous propulse dans une humanité à-venir qui nous échappe mais à laquelle nous contribuons par notre capacité à assumer notre fonction de transmission : c’est bien là une des contributions que l’on attend, en tant qu’humain, des sciences humaines. La fonction symbolique n’est pas un supplément d’âme, mais ce qui nous constitue : le sacré fait l’humain qui fait le sacré qui…. Alors la sacralité est opérante et agissante. S’il y avait une balise, pourtant, à laquelle nous pourrions nous fier, ce pourrait être celle de la question : l’exigence de la question inlassablement posée à soi-même, serait peut-être une quête plus humaine et plus scientifique que celle de la réponse. Dans cette entreprise herméneutique ouverte, instaurative dirait Gilbert Durand, toute compréhension aboutirait à la question. Projet sans parenté, donc, avec ceux des “ grands prêtres et des grandes prêtresses ” qui veulent nous transmettre dans une ligne bien droite et directe les “ y a qu’à, t’as qu’à, faut qu’on ” des formules éducatives, sociales, psychologiques à appliquer. Le mythe donne ainsi à penser, si l’on veut bien accepter qu’il dit “ en énigme ”. Et c’est l’énigme même qui enseigne, parce que l’énigme est la question.

Le mythe occuperait alors un triple statut dans sa contribution à une épistémologie des sciences de l’homme : ce qu’il dit par son “ contenu ” donne accès aux dimensions sacrées et symboliques de la vie humaine ; ce qu’il dit par sa “ méthode ” inscrit les limites de l’intelligibilité rationnelle positive ; ce qu’il enseigne par son “ approche ” exprime l’absence de fondements stables des sciences par définition sous le sceau de l’incomplétude et de l’indécidabilité.

Repenser l’opposition stérile du logos et du muthos, du progrès et des traditions, et des traditions entre elles, pourrait peut-être nous permettre de penser cet événement d’une autre manière. L’Occident ne semble pas parvenir à se penser avec l’Orient, les religions monothéistes s’affrontent entre elles comme pour prouver qu’une vérité exhaustive et totale peut s’imposer. Pourtant, aucun grand maître d’aucune de ces traditions ne cautionne ce qu’en leur nom d’autres transposent sur la scène politique mondiale. L’étude rendrait humble, quand le savoir-dogme rendrait fou. Retrouver aussi le chemin d’une pensée de l’homme par/à la tradition et aux mythes d’origine, par un travail herméneutique personnel, accompagné et partagé, donc socialisé et socialisant, pourrait peut-être permettre de porter un autre regard sur la science, le profit et ce qui “ fait humanité ” en chacun de nous, un regard non seulement transmis mais aussi par chacun reconstruit.

Quand le chercheur tente de nouer dialogue (au sens plein, de Francis Jacques par exemple, de questionnement réciproque) entre son corpus savant, son corpus de données, et le mythe, et quand il veut bien s’arrêter sur les points de résistance, d’apparent non-sens, et les contradictions qui les relient autant (et même davantage) que sur les articulations immédiatement signifiantes qu’il y découvre, alors il peut inscrire son travail actuel de production de sens et de savoir dans une tradition, en même temps que cette tradition lui ouvre des chemins que sa seule audace (ou autorité) n’aurait pas permis. Quelque chose comme “ Essayons d’entendre ce que nous dit le monde, ce que nous disent les théoriciens, ce que nous dit le mythe, et avec ce que nous entendons, essayons de penser pour, un peu, parvenir à entendre ce qui n’est pas dit”. C’est-à-dire : “ assumons d’interpréter, assumons d’être à la fois le connu, celui qui connaît, et la connaissance ”. De ce point de vue, le mythe ouvre sur des multiplicités d’approches (philosophiques, psychologiques, psychanalytiques, historiques, sociologiques..) en même temps qu’il les rassemble et les contient. C’est cette dialectique paradoxale du contenu/contenant propre au mythe qui, en tant que chercheur, me semble prometteuse. C’est une voie tâtonnante, difficile, beaucoup plus difficile que le classique “ mythe appliqué ” (les herméneutiques réductrices de Gilbert Durand) qui utilise le mythe comme simple matrice de lecture du monde et de l’homme.

C’est, là encore, un travail de la rencontre, où l’impossible à dire et pourtant fortement éprouvé est quotidien. Peut-être la quête scientifique rejoint-elle celle des poètes : chercher à dire l’indicible en sachant absolument qu’il ne peut pas se dire.

1  Pas de correspondance étymologique avérée, entre mythe, mystère et muet. Pourtant, l’association phonique est bien féconde…

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne,

Henri Atlan, Les étincelles de hasard

François Billeter, Leçons sur Tchouang-Tseu,, Editions Allia, 2002

Jean Bouchart d’Orval, Héraclite, la lumière de l’obscur, Avignon, Editions du Relié, 1997

Jean-Pierre Dupuy, Ordres et désordres, Paris, Seuil, 1982

Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie, Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, 1996

Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Folio Essais Gallimard, 1963,

Francis Jacques, Dialogiques ,recherches logiques sur le dialogue, Paris, PUF, 1979

François Jullien Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1996

François Jullien  Du temps, Paris, Grasset, 2001

Michel de Montaigne, Les essais, Gallimard, La Pleïade

Marc-Alain Ouaknin Le livre brûlé,Points sagesses, 1993

Marc-Alain Ouaknin C’est pour cela qu’on aime les libellules, Calmann-Lévy, 1998

Karl Popper, L’univers irrésolu, Paris, Hermann, 1984

Paul Ricoeur, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil,

Francisco Varela (et al.), L’inscription corporelle de l’esprit, Paris, Seuil, 1993

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