Merci à Jean-Léon Beauvois pour la relecture de cette note (le 14 avril 2010) et ses commentaires qui ont contribué à améliorer le contenu et à le rendre le plus proche possible de sa pensée. Certains passages restent cependant des interprétations libres de l’auteur. Merci également à Marie-Pierre Fourquet-Courbet pour ses remarques
Introduction
L’objectif de l’article est double. Il s’agit, d’abord, de dresser une synthèse critique de la thèse de Jean–Léon Beauvois sur les liens entre les médias, les propagandes et les rapports qu’ils entretiennent avec la démocratie. Dans la mesure où les travaux de Beauvois dépassent largement le cadre de la psychologie sociale, le deuxième objectif est d’expliquer quelques apports majeurs et perspectives ouvertes par Beauvois sur cette thématique au sein des sciences sociales et des sciences de la communication. Dans sa théorie, il fait une rupture explicite entre ses fonctions de « chercheur scientifique » et sa fonction de « chercheur critique ». C’est la thèse critique de Beauvois qui va m’intéresser : elle est une critique profonde de la société. L’œuvre de Beauvois ne concerne pas uniquement le lien entre les médias, les propagandes et les démocraties. Cependant, parmi l’ensemble de ses travaux, je ne me concentrerai que sur ces aspects.
Dans une première partie, je présenterai quelques grandes caractéristiques de la thèse de Jean-Léon Beauvois. Elle est caractérisée par trois grands aspects : idéologique, épistémologique, actionnel. Pour analyser de manière systématisée ces trois composantes, j’utilise des méta-critères que j’emprunte à trois branches de la philosophie. Ainsi, dans une deuxième partie, j’analyse la composante idéologique de la thèse de Beauvois à la lumière du méta-critère de cohérence. Ce méta-critère est emprunté à la philosophie de la vérité qui différencie deux types de vérités. Premièrement, la vérité -correspondance : est vrai un système de propositions qui correspond à ce qu’un groupe humain nomme « réalité ». Deuxièmement, la vérité-cohérence : est vrai un système de propositions qui est cohérent. En suivant des philosophes idéalistes, j’étudie le processus de définition des concepts de Beauvois puis la cohérence de l’argumentation. Dans une troisième partie, pour analyser les aspects épistémologiques de sa théorie, j’utilise un méta-critère développé par la théorie correspondantiste de la vérité de Karl Popper. Comme les travaux et l’engagement de Beauvois ont également une utilité pour l’action et le changement sociaux, j’utilise un métacritère emprunté à la philosophie pragmatique en référence à Peirce et Rorty, dans la quatrième partie. En conclusion, j’aborderai la fécondité de la théorie beauvoisiène en indiquant quelques nouvelles perspectives de recherche dans des disciplines extérieures à la sienne, en montrant sa capacité à générer des assertions relatives à des régions de réalité extérieure à sa base initiale.
1. Présentation de la thèse de Beauvois et du processus de démonstration
Après avoir succinctement résumé quelques points majeurs de la thèse de Beauvois, j’analyse dans ses grandes lignes le processus de démonstration et le système d’argumentation.
1.1 Résumé succinct de la thèse de Beauvois
Les médias sont des outils volontairement utilisés à des fins de propagande par des organisations (firmes internationales, partis politiques) et institutions minoritaires, voire pays, qui possèdent un fort pouvoir social. Ils utilisent de manière réfléchie les médias pour divertir les citoyens, les faire penser à autre chose, les détourner des vraies valeurs du fonctionnement social, à savoir la participation de tous au pouvoir. Aussi donnent-ils aux personnes des contenus médiatiques divertissants, flattant leur motivation profonde, les orientant vers un faux bonheur lié de manière excessive au soi, à la consommation de produits, à l’augmentation de leur pouvoir d’achat…. Pendant que ces groupes et institutions qui possèdent les médias, cherchent à gagner le pouvoir, le peuple, lui, ne s’en occupe pas et en est détourné. Le bonheur tel que les médias le représente serait à trouver dans une éthique individualiste où chacun est invité à aller consommer individuellement dans sa maison et à se valoriser socialement par l'intermédiaire notamment de produits et de marques. Les médias nous expliquent que le bonheur, c'est de nous réaliser en tant qu'individu, de découvrir notre soi propre, caché, et de l'exprimer socialement.
Un des savoir-faire médiatique est de faire croire aux gens qu'ils sont libres pour pouvoir mieux les dominer. Les groupes qui possèdent les médias ou produisent les contenus, construisent puis accompagnent, pour mieux les faire accepter, les discours médiatiques de valeurs, en l’occurrence libérales dans lesquelles on prône l'individualisme occidental et le soiïsme : on défend la dignité humaine, le développement de soi, l'autonomie, la vie privée. De plus, les médias donnent de quoi attirer les personnes « intellectuelles » en leur donnant de quoi philosopher de manière simple.
Par internalisation et rationalisation, les deux processus socio-cognitifs fondamentaux, nous nous faisons croire que nous sommes libres alors que nous ne le sommes pas. On accepte très facilement et même on solidifie la conception philosophique de la liberté individualiste pour accepter notre état d'être soumis. Dans ce contexte, la plupart de nos raisonnements ne consistent qu’à légitimer nos insuffisances. En tant qu’agent social, l’illusion de liberté nous conduit à trouver des justifications à notre obéissance comme à notre démission sociale en nous convainquant de leur caractère rationnel et de leur nécessité psychologique et sociale. L’agent social est en état de soumission au pouvoir social et il ne s’en offusque pas. Le pouvoir ainsi dégagé de son caractère problématique -c’est-à-dire d’une discussion sur lui- peut en toute tranquillité se reproduire. Cette anesthésie est due d’abord aux conséquences psychologiques de l’obéissance aux pouvoirs libéraux qui déclarent les gens libres et les incitent à trouver des justifications a posteriori à ce qu’ils font, par un mécanisme de rationalisation, puis à considérer que ce qu’ils font correspond parfaitement à leur nature intime (internalisation). Ce mécanisme d’internalisation opère même lorsqu’ils sont objectivement en position d’obéissance et que cette position suffit à expliquer ce qu’ils font. C’est par la propagande, notamment médiatique, mais également de l’école que ces mécanismes sociaux opèrent. Concernant la démocratie et les droits de l’homme, chaque agent social a les « mêmes valeurs uniformisées » bien qu’il pense être différent des autres.
Sur le plan politique, la démocratie n’entretient plus de débat public. Or la valeur d’une démocratie repose sur celle des débats d’idées : une démocratie doit se juger à la qualité des débats qu’elle organise et à la capacité qu’elle a à faire participer tous les citoyens à ces débats.
Les médias, utilisant les propagandes et la publicité, permettent d'anesthésier l'homme à l'égard des subordinations et de le rendre inconscient de son état de soumission au pouvoir social. Les grandes firmes internationales, les pays hégémoniques exploitent ainsi « malhonnêtement » les limites cognitives humaines.
Les sujets sociaux n’ont que deux libertés : quand ils votent, quand ils consomment. La société et le pouvoir social leur ont donné ces libertés qui les isolent du social-collectif pour qu'ils s'en contentent. A coté de cela, ils ne voient pas et ne réagissent pas aux véritables chaînes qui les entravent. Or, la société devrait nous proposer d'investir notre travail dans des activités plus intéressantes et dans une qualité de bonheur bien supérieur pour le citoyen mais aussi plus durable pour notre société, pour l'environnement, pour l'écologie et pour l'avenir.
1.2 Analyse succincte du processus de démonstration et du système d’argumentation
Avant de mener une analyse sémantique, quelques mots sur le système d'argumentation et de démonstration. Beauvois développe un système d’argumentation souvent de nature dialectique, au sens de Platon, c’est-à-dire en menant une discussion en référence à l’éthique et à la morale où Beauvois a en permanence la référence à une société et une démocratie idéale. Il analyse la société actuelle à la lumière de son modèle de démocratie idéale : selon lui, un des critères majeurs pour évaluer la valeur d’une démocratie, c’est la qualité des débats d’idées qu’elle organise. Cette qualité peut parfaitement être mesurée et suivie dans le temps.
Dans son livre de 2005, la pluridisciplinarité de son argumentation accroît le niveau de généralisation de la théorisation. Les ressources théoriques sont empruntées à la psychologie sociale, aux sciences psychologiques, à l’anthropologie mais aussi à la préhistoire, à l’histoire, aux sciences de la communication, aux sciences politiques dans une perspective de philosophie critique. La pluridisciplinarité lui permet de construire une argumentation sur quatre niveaux : au niveau micro individuel (intra-individuel), au niveau micro social (interindividuel), au niveau mésoscopique puis au niveau macroscopique (macrosocial, structurel et politique). Beauvois respecte rigoureusement lors des passages d’une part, du niveau macro vers le niveau micro, les règles de la logique déductive, d’autre part, du niveau micro vers le niveau macro, les règles de la logique inductive. Enfin, sur le plan formel la nature de l’argumentation est notamment caractérisée par, premièrement, l’utilisation fréquente de la dialectique au sens de Socrate où Beauvois explique puis réfute les positions de ses adversaires ; deuxièmement par l’emploi ponctuel du style humoristique avec l’utilisation fréquente de deux techniques : l’ironie et l’hyperbole.
2. Analyse de la thèse de Beauvois à la lumière du critère de vérité-cohérence et implications pour les recherches sur les médias
2.1 Une grande cohérence dans le système de propositions beauvoisiens
Dans la deuxième partie, j’analyse la composante idéologique de la thèse de Beauvois à la lumière du critère de vérité cohérence. Dans ses travaux, on remarque d’emblée la rigueur de la définition des concepts. Pour ce faire, il utilise à la fois les composantes syntaxiques et sémantiques des concepts en mobilisant les langages naturels et mathématiques. Beauvois a systématiquement le souci de délimiter avec précision « le segment de réalité » auquel le concept se rapporte. Grâce à ses doubles compétences d’expérimentaliste et d’analyste social, il utilise toutes les partitions utilisées en sciences humaines et sociales pour définir les concepts. Ces partitions suivent un continuum avec, d’un côté, des définitions de concepts « atomistiques » lorsque la définition opérationnelle utilise le langage mathématique (par exemple, les mesures données par une échelle d’attitude) et, de l’autre coté, des définitions de concepts holistiques lorsque la définition concrète utilise le langage naturel (par exemple la définition de la « propagande glauque », j’y reviendrai). En convoquant les deux types de langage, Beauvois se donne les capacités de travailler avec l’ensemble des positions de ce continuum.
A la différence des principales théories critiques sur les médias en sciences sociales et sciences de la communication où les concepts ne sont pas définis par les langages mathématiques, la théorie de Beauvois permet à certains moments de construire une argumentation où sont mobilisés des modèles scientifiques réfutables, ce que ne font pas les autres théories. Tous les concepts que Beauvois utilisent sont rigoureusement définis y compris ceux qui utilisent le langage naturel. Cet effort est loin d’être systématique dans les théories critiques des médias, par exemple la théorie de la « Médiologie » de Régis Debray souffre d’une absence de définition claire et univoque des concepts.
Pour illustrer cette rigueur définitionnelle, je prendrai l’exemple de la définition de la propagande médiatique (Beauvois, 2005a, pp 161-243) :
1) Beauvois commence par faire une méta-analyse des définitions de la propagande
2) Beauvois dresse ensuite un historique du concept de propagande et analyse le concept à la lumière des contextes historiques où la propagande a été pratiquée.
3) Il établit un critère discriminant pour définir la propagande : il faut voir du point de vue, d’une part, des processus suscités pour réaliser la transmission médiatique et, d’autre part, des contrats de communication dans lesquels ces processus sont mis en œuvre. En résumé, Beauvois dit que c’est au niveau du contrat de communication et relativement à la non-conscience de l'intention persuasive en réception que la propagande doit se définir.
Cela lui permet ensuite de définir la propagande «glauque » qui n’est qu’un outil du pouvoir social : "la propagande glauque est une dissémination d'idées, d'opinion et d'affects dans une population en dehors du débat public, dissémination qui s'opère par l'usage de techniques scientifiquement éprouvées réalisant des influences inconscientes. L'absence d'argumentation des idées et opinions disséminés est une condition de son efficacité" (Beauvois, 2005a, p. 208).
Ensuite, il affine le concept en la caractérisant. La propagande moderne possède quatre caractéristiques :
- elle nécessite l'absence de débats sur les croyances à renforcer ou à disséminer ;
- elle s'exerce surtout dans le cadre d'activités non explicitement politiques et non explicitement idéologiques : informations, films, chroniques, divertissements, Parce que la plupart des effets sont maximaux lorsque la cible est en état de distraction ;
- elle met en œuvre des techniques d’influences inconscientes et automatiques, d'autant plus efficaces qu'elles sont invisibles. La propagande propage ses valeurs et réalise lentement le modelage des personnes ;
- elle est une fonction du système médiatique lui-même et non directement imputée à des journalistes ou professionnels malhonnêtes. La propagande n'est donc pas un projet réfléchi par les journalistes mais plutôt par des conglomérats qui emploient des journalistes.
Enfin, Beauvois explique que, dans ses contenus, elle associe trois niveaux :
1 – elle donne des contenus capables de faire adhérer sans conscience ou très facilement, par exemple flatter les motivations et besoins profonds. Elle utilise notamment les effets de simple exposition, le conditionnement évaluatif et le modelage. La propagande produit également de l’internalisation : les personnes sont certaines que leurs pensés et croyances viennent d’elles-mêmes.
2 - elle transmet de quoi flatter le besoin d’un grand nombre de citoyens de "un peu philosopher". Les personnes peuvent ainsi trouver dans leurs comportements des arguments qui permettent de « un peu théoriser » sur leurs valeurs.
3 – elle transmet également de quoi nourrir les « véritables intellectuels » (ou les journalistes qui pourraient être capables de repérer les logiques non conscientes et manipulatoires) avec une conceptualisation philosophique et systématisée des valeurs et du bonheur : le libéralisme philosophique.
Après une définition intra-conceptuelle solidement argumentée, Beauvois établit une comparaison inter–conceptuelle pour affiner et différencier la propagande de la persuasion. La persuasion est nécessaire dans une démocratie respectable car elle fait intrinsèquement partie des débats publics. La persuasion n'est cependant pas de la propagande car la première met en oeuvre un contrat clair et explicite de communication avec une source identifiée et une audience acceptant ce contrat et ses enjeux. Pour Ghiglione (Ghiglione et Trognon, 1993), communiquer suppose notamment que chaque acteur soit conscient des enjeux liés à l’acte de communication. Or, selon Beauvois, ce n’est pas le cas chez la majorité des citoyens. La persuasion s'inscrit dans une situation de communication claire, unilatérale ou bilatérale, reconnue par tous comme une situation porteuse d'enjeux en matière de croyances, d'opinion et d'attitude. Une des differences fondamentales entre propagande et persuasion est l’acceptation réciproque entre les producteurs et les récepteurs d’un contrat de communication. La théorie des médias de Beauvois est incompatible avec la théorie du contrat de communication telle qu’elle est actuellement théorisée dans les recherches qui postulent que les medias mettent systématiquement en oeuvre des contrats de communication. Les phénomènes médiatiques, mettant en oeuvre de véritables contrats de communication, sont trop rares aujourd’hui. Ainsi, au regard des critères établis par la théorie cohérentiste de la vrité peut-on en conclure que la thèse de Jean-Léon Beauvois fait preuve d’une grande cohérence.
2.2 Quelques apports de la théorie de Beauvois pour les théories critiques des médias
A ce stade de l’analyse, je souhaiterais étudier quelques apports de la théorie de Beauvois pour les théories critiques des médias en sciences sociales et en sciences de la communication.
a) Comparaison de la théorie de Beauvois avec celle de Bourdieu et de Chomsky
Bourdieu, dans son livre, Sur la télévision (1996) ne pense pas que des organisations ou des institutions planifient et organisent le système médiatique de manière à obtenir ou accroître leur pouvoir social. Il pense que c’est une conséquence secondaire du système libéral ; or pour Beauvois, il existerait un minimum d’organisation des systèmes de propagande et de planification dans les « hautes sphères des pouvoirs ». Il cite notamment des organisations états-uniennes financées par l’État américain pour véhiculer sur l’ensemble de la planète une image valorisée des valeurs américaines.
Chomsky construit un modèle de propagande en mettant en interaction le contexte de production médiatique, le contenu médiatique et le pouvoir économique et social mais donne le primat, dans la définition de la propagande, au contenu médiatique. Ce qui le différencie de Beauvois qui, en tant que psychologue social met davantage le primat sur le sujet social et la réception. Loin de s’opposer, les deux thèses sont en fait complémentaires, chacun des deux auteurs abordant le lien entre les médias et la propagande selon des perspectives épitémologiques différentes. Pour Chomsky (Chomsky et Herman, 2003), les médias américains ne constituent pas un système de propagande identique à celui des pays totalitaires car ils encouragent les débats contradictoires à condition que ces derniers restent à l’intérieur d’un système de présupposition qui constituent un principe élitaire, ce que ne renie pas Beauvois qui aborde cet aspect d’une façon différente.
Cependant, il y a des points communs entre la thèse de Beauvois et celle de Chomsky. Ils partagent touts deux l’idée selon laquelle il y a des actes de regroupements et d’envois planifiés de symboles de la part de certains groupes, certaines institutions et notamment des Etats-Unis pour dominer le monde. Tous deux réfutent également l’utilisation des modèles herméneutiques pour construire des modèles psychologiques et sociaux en lien avec les médias et les propagandes, notamment parce que les citoyens ne sont pas conscients soit des enjeux soit des processus d’influence qui se réalisent.
Trois différences majeures distinguent les trois auteurs. Une première différence conceptuelle sur la définition de la propagande. Si Bourdieu ne parle pas explicitement de propagande, Chomsky quant à lui définit la propagande à partir des techniques liées au contenu des médias : sélection des thèmes, rhétorique de la présentation de l’information par les journalistes, appel à la séduction…. Or pour Beauvois la propagande se définit à partir de la réception, lieu privilégié pour observer l’absence de contrat de communication partagé et l’absence de conscience des processus d’influence chez les récepteurs. Beauvois n’accorde que peu d’importance aux recherches sur les techniques liées au contenu telles qu’elles ont été menées depuis 50 ans dans le cadre du changement d’attitude par la persuasion. Elles ne permettent pas d’accéder aux véritables enjeux associés aux médias et à la propagande. Une deuxième différence sépare Bourdieu de Beauvois. Bourdieu met plutôt le focus sur les conditions socio-économiques de production de l’information au sein même des organisations médiatiques. Comme Beauvois, il pense que les journalistes ne sont pas forcément conscients des conséquences de leurs actions quotidiennes. Cependant, à la différence de Beauvois, Bourdieu réfute l’existence d’un système intentionnel et planifié de la production de propagande de la part des groupes qui possèdent le pouvoir dans les médias. Si Beauvois pense que la plannification est plausible, -en tous les cas elle a existé-, celle-ci n’est pas nécessaire pour definer la propagande. Une troisième différence porte sur la finalité de leur thèse. Même si tous les trois partagent l’idée selon laquelle une démocratie doit accorder une large part aux débats publics et prônent une liberté d’expression forte, Bourdieu et Chomsky n’expliquent pas, comme le fait Beauvois (2005a), comment on pourrait mieux utiliser les médias pour améliorer le fonctionnement démocratique et social.
b) Autres apports pour les théories critiques des médias
Quels sont les autres apports de Beauvois pour les théories issues du courant critique des médias en sciences sociales et en sciences de la communication ? L’idée développée par Beauvois n’est pas nouvelle car déjà développée dans le courant de l’hégémonie des médias (Gitlin, 1980 ; Said, 1993) inspiré par l'école de Francfort (Marcuse, 1965). Cependant le système d’argumentation de ce dernier courant est loin d’être aussi développé que celui de la thèse de Beauvois qui argumente en utilisant des modèles scientifiques à haute valeur explicative. Beauvois fait donc dialoguer de manière originale, études critiques et études empiriques.
La théorie de l’hégémonie des médias développe implicitement l'image de sujets sociaux possédant peu de « défenses psychologiques ». Cependant cette thèse manque de référents empiriques : les seuls référents empiriques appelés par quelques théoriciens sont des référents psychanalytiques qui vont dans le sens d’une influence inconsciente, au sens freudien. La psychanalyse étant peu valide scientifiquement, certains chercheurs en sciences de la communication et en sciences sociales ont abandonné la référence à cette discipline. Cependant il y a chez ceux qui défendent la thèse de l’hégémonie des médias une contradiction majeure. En effet, ces théoriciens défendent un modèle du récepteur comme un sujet social « cognitivement actif et capable notamment de résister à la propagation de valeurs libéralistes et américaines». Dans ce cas, comment un aussi grand nombre de valeurs, normes, rôles…. libéraux et/ou états-uniens américains ont-ils pu aussi rapidement envahir la société françaises ses dernières décennies ? Sans doute parce que les théoriciens qui prônent un modèle du « récepteur actif » utilisent des méthodologies empiriques (souvent ethnographiques) qui ne mettent en évidence que des processus de réception où les sujets sociaux sont actifs. A partir des méthodes de recherche qui enregistrent la signification que donnent les sujets sociaux à des informations et images médiatiques, les théories passent sous silence un grand nombre d’autres processus de réception basés notamment des automatismes, des effets de modelage, des effets de simple exposition ou de conditionnement évaluatif (voir Courbet, 2003). J’y reviendrai. La thèse de Beauvois apporte des arguments scientifiquement valides, empruntés à la socio-cognition implicite et à l’inconscient cognitif qui accroissent la validité des théories critiques des médias.
3. Analyse épistémologique de la théorie de Beauvois selon le critère de la vérité-correspondance
La majeure partie de l’argumentation de la thèse de Beauvois repose sur des recherches expérimentales. Cette conception est novatrice en sciences de la communication où le courant des recherches critiques ne dialogue pas avec le courant des recherches expérimentales. Or une des forces heuristiques de la théorie de Beauvois est de permettre un aller-retour entre modèles locaux réfutables et théorie générale critique. Ce cheminement permet à sa théorie, quand c’est nécessaire, de s’émanciper de l’empirie, de devenir autonome et de nourrir une réflexion philosophique et idéologique.
En sciences sociales, les théories générales sur les médias, souvent critiques, disent s’insérer dans le paradigme de la complexité ou dans le paradigme systémique (voir Courbet, et Fourquet, 2003). Un des inconvénients de ces paradigmes est qu’ils situent les recherches à un niveau de généralité telle qu’il n’est plus possible de revenir au terrain pour tester les connaissances construites. L’argumentation s’en trouve affaiblie. En sciences de la communication françaises, les recherches empiriques s’insèrent plutôt dans le paradigme herméneutique et utilisent souvent des méthodologies qualitatives (notamment des entretiens) reposant sur l’analyse du « déclaratif ». Or Beauvois est extrêmement critique vis-à-vis de la validité des recherches herméneutiques.
3.1 Une forte opposition aux recherches herméneutiques
Produire un corps de connaissances scientifiques, comme le font certaines théories des médias, uniquement à partir de recherches herméneutiques pose un certains nombre de problèmes épistémologiques. Sur le plan épistémologique, Beauvois n’est ni positiviste, ni néo-positiviste. En défendant le recours à l’expérimentation et donc à la construction de la science par des modèles réfutables, il adhère à l’épistémologie de Popper qui s’est opposé au positivisme. L’épistémologie de Popper est sur de nombreux aspects proche de l’épistémologie de Bachelard. En suivant Popper, on considère que les hypothèses et les modèles véritablement scientifiques doivent être falsifiables. Ce qui me conduit à aborder trois revendications épistémologiques fortes dans la théorie de Beauvois :
a) L’utilisation privilégiée des recherches expérimentales qui permettent la construction de généralités, parfois de lois avec un seuil de risque statistique maîtrisé.
b) Un appel à développer les recherches expérimentales sur les automatismes dans la réception et l’influence des médias, parce qu’elles montrent l’influence parfois puissante des médias à l’insu des personnes.
c) Un appel à développer des recherches expérimentales étudiants l’influence des médias directement sur les comportements. Ce qui permet une étude plus objective de ce que font réellement les personnes et non uniquement de leur discours, déployant des vues souvent normatives, issues de théories publiques, possible conséquence de rationalisations communes.
3.2 La faible pertinence épistémologique des concepts d’intention et de liberté humaines
Selon Beauvois, les seules libertés données aux citoyens dans notre société sont les libertés de voter et de consommer. Or, des recherches en communication persuasive menées dans le domaine de la socio-cognition implicite montrent que même la liberté de consommer est contrainte et limitée par la publicité qui fait appel aux automatismes et aux influences non conscientes. La théorie de Beauvois, qui interroge le concept de liberté humaine, permet d’élargir la discussion sur le plan philosophique et humaniste et de questionner la relation entre la communication médiatique persuasive, l’action quelle influence et la liberté humaine. En discutant le cas de la communication commerciale, je poserai deux questions. L’action d’achat influencé de manière non consciente par la communication commerciale est-elle une action intentionnelle ? Est-elle une action libre ?
Les philosophes de l’action expliquent qu’une action intentionnelle doit :
1) être précédée d’une intention d’action consciente ;
2) renvoyée à des états mentaux, c’est-à-dire des désirs et des croyances ;
3) être accompagnée d’une signification : la personne doit pouvoir donner du sens à son action ;
4) être accompagnée d’intentions en action et d’une dynamique motrice (notamment pour Searle)
L'action d'achat faisant suite à des influences non conscientes remplit ces conditions, elle est donc intentionnelle pour les philosophes de l’action.
Allons voir du coté des philosophes de la liberté pour questionner les liens entre les influences non conscientes et le concept de liberté. Partons de la conception classique de la liberté du sujet social : le concept de liberté rationnelle définie par Descartes, proche de celui défini par Frankfurt, en 1971. L'homme ne peut accéder à la liberté qu'en possédant des volitions de deuxième niveau, c'est-à-dire en souhaitant que ce soit lui même qui décide d'avoir le désir de se fixer un but.
Dans notre vie sociale, l’absence de conscience d’un grand nombre de mécanismes fondamentaux conduisent à une impénétrabilité psychologique, cognitive et émotionnelle qui nous empêche d'avoir conscience des véritables déterminants de nos actions (Wegner, 2002 ; Proust, 2005). C’est problématique car l’homme a besoin de donner des causes à son action : il construit la signification de ses pensées et de ses actes en leur attribuant souvent, sans en avoir conscience et a posteriori, de « fausses raisons » ou « fausses causes ». Ainsi en communication commerciale, premièrement, on utilise l'incapacité des personnes à savoir que des traitements automatiques, déclenchés à leur insu face aux images publicitaires, les conduisent à être attirées par les marques publicisées. Deuxièmement, on utilise l'incapacité des sujets à empêcher ces traitements automatiques. Troisièmement, on utilise l’incapacité à raisonner justement et la tendance à faire de faux raisonnement. Dans le modèle de la fausse attribution de la fluidité cognitive (Courbet, 2003), la personne pense à tort qu’elle a elle-même décidé d’acheter la marque en raison par exemple de sa bonne qualité. Cependant c’est un effet de simple exposition aux messages.
Les influences non conscientes orientent, en amont de l’action, les croyances et désirs. Elles limitent l'autonomie du sujet, sa capacité et sa volonté de se gouverner par ses propres règles. La communication commerciale est une limite de la liberté rationnelle et morale, définie comme le pouvoir absolu de la volonté d'être la cause première d'un acte.
Le raisonnement des philosophes cités ci–dessus est encore trop étroit dans la mesure où ils se fondent sur le mythe de la volonté toute-puissante et sur le fait que ce sont les pensées qui gouvernent les comportements. Or pour Beauvois, les pensées comme les comportements sont en grande partie déterminés par les rapports sociaux et les structures sociales dans lesquelles se réalisent ces rapports. Dans un contexte de communication médiatique, l’étude des effets sur les comportements et les pensées ne peut faire l’impasse du lien avec les structures sociales et le pouvoir social. A défaut, cela limiterait considérablement la portée d’une théorie de la communication médiatique uniquement basée sur la philosophie d’action et sur la philosophie classique de la liberté.
Avec Beauvois et les théoriciens de l’engagement et de la dissonance cognitive, il s’agit d’élargir les théories des comportements en abordant les rapports sociaux. La problématique est bien celle du pouvoir social qui organise et façonne directement ou indirectement les médias et contenus médiatiques, lesquels agissent ensuite sur les comportements et les pensées individuelles et sociales.
4. Pour une utilité sociale et un engagement actif
Une des forces de la théorie de Beauvois est de ne pas s’arrêter uniquement à l’aspect sémantique. Sa théorie a également une utilité sociale, une utilité pour l’action et le changement social. Sa théorie conduit à « vouloir changer la société pour changer l’homme ». Outre son aspect de dénonciation argumentée, une bonne théorie critique doit également proposer des pistes pour des solutions alternatives, Beauvois donne des solutions concrètes et applicables pour que les médias jouent un plus grand rôle démocratique. Un de leur rôle serait de contribuer à développer de larges débats dans la société de manière à ce que chaque citoyen veuille et puisse jouer un rôle actif dans le pouvoir social. Les médias devraient assurer une « formation continue des adultes à la démocratie » en mettant en place des débats contribuant à mieux connaître, par exemple, la philosophie politique, à donner aux citoyens l'envie de participer à la gestion publique ou de réfléchir à ce que pourrait être une véritable autonomie des personnes de notre société.
Pour contribuer activement à ce changement, Beauvois utilise lui-même certains médias de masse. La participation active, premièrement, à l'émission « Le jeu de la mort » sur France-Télévision en mars 2010 et, deuxièmement, aux débats et polémiques médiatiques associés est illustrative de son engagement dans l'action. Rappelons qu'un des objectifs de l'émission était de transposer l'expérience de Milgram dans le contexte d'un jeu télévisé réalisé devant un public. Les résultats ont montré que 80 % de l'échantillon constitué de personnes tout-venant ont envoyé des chocs électriques allant jusqu'à 460v à une autre personne. Le principal message transmis à cette occasion est que la télévision, en tant que système, représente aujourd'hui un véritable pouvoir social capable de produire chez des personnes « tout venant » des comportements violents et des actes de torture sur un plateau de télévision. Si de nombreuses recherches avaient déjà montré que la télévision a un pouvoir d'influence sur les téléspectateurs, c'est à notre connaissance la première fois qu'une démonstration expérimentale montre qu'elle a pouvoir de prescription sur les comportements des citoyens sur un plateau de télévision. Les polémiques qui ont suivi cette émission montrent combien il difficile d'utiliser les médias de masse traditionnels, en l'occurrence la télévision publique, sous « surveillance » des pouvoirs politiques pour débattre de ce sujet. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles Beauvois utilise des médias alternatifs pour susciter le débat : un site Internet (maniprop.com), les livres avec le succès qu'on leur connaît (près de 300 000 exemplaires du Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens vendus, livre qui a inspiré une pièce de théâtre de G. Garutti -« Une comédie infernale : Petit Traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens » avec notamment Jean-Claude Dreyfus, joué au printemps 2007 à Paris).
En guise de conclusion
La conclusion est en fait une ouverture. Parmi les nombreuses nouvelles perspectives de recherche ouvertes en sciences humaines, sociales et politiques, je me limiterai aux nouvelles pistes de recherche actuellement suivies dans la tradition beauvoisiène en sciences de l’information et de la communication (SIC). Le premier chantier ouvert porte sur la communication engageante, concept formalisé par Robert-Vincent Joule, un de ses collaborateurs et amis. Le principe expérimentalement démontré repose sur le fait qu’en contexte de communication, les personnes changent plus facilement leurs comportements et cognitions si on les conduit à réaliser préalablement un petit comportement dont la finalité est identique au comportement final que l'émetteur souhaite leur faire réaliser. On y retrouve la perspective théorique des travaux sur « le pied dans la porte ». Il s'agit pour les SIC d’une nouvelle tradition de recherche dans la mesure où la communication engageante incite à étudier l’effet des médias sur les comportements en contournant les verbalisations des personnes. Les applications opérationnelles sont larges et concernent des domaines aussi variés que la santé publique, la communication pour l'environnement … Plusieurs chercheurs en SIC travaillent déjà sur ce chantier : Françoise Bernard, Severine Halimi, Didier Courbet et quelques doctorants de l'équipe de recherche IRSIC à Aix-en-Provence ; Marie-Pierre Fourquet -Courbet à l'université d’Avignon ; Audrey Marchioli et quelques doctorants en SIC dans le laboratoire I3M des Université de Nice –Sophia Antipolis et de Toulon.
Une autre perspective en SIC est de poursuivre les recherches expérimentales sur les influences médiatiques automatiques, dans le contexte des attitudes implicites et de la socio-cognition implicite. À l'avenir, il s’agirait également d’étendre la théorie de Beauvois aux « nouveaux » médias : à Internet, aux réseaux sociaux utilisant les TIC, aux téléphones mobiles. Cette perspective est intéressante dans la mesure où, à la différence des médias de masse, un grand nombre des contenus de ces médias dits sociaux échappent aux organisations et groupes qui détiennent actuellement le pouvoir social, ce qui permettrait des analyses comparatives heuristiques. Plus largement, il conviendrait d’étendre sa théorie sur le pouvoir social aux industries culturelles et de loisirs (cinéma, théâtre…). Autrement dit, de quoi occuper les chercheurs en SIC pour les années à venir….
Beauvois J.-L., (2003), Les démocraties, la télévision et la propagande glauque, in Courbet, D. et Fourquet, M.P,(eds.) La télévision et ses influences, De Boeck-INA, pp. 160-170.
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