N°17 / Littérature et politique Juillet 2010

Formes de l’autoritarisme au Mexique : les cas des États de Veracruz et Tabasco.

Martín G. Aguilar-Sánchez

Résumé

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Introduction

Nous présentons ici une analyse des formes de l’autoritarisme au Mexique vues au travers des actions collectives ou la façon dont se structurent l’autoritarisme et quelques luttes sociales affirmant vouloir démocratiser le système politique. La relation entre autoritarisme et démocratisation traverse donc ce travail.

Au Mexique, le Parti révolutionnaire institutionnel (pri) a gouverné le pays selon un schéma autoritaire durant plus de 70 ans. Conquis par les Espagnols puis colonisé pendant 300 ans, ce pays a subi ensuite la dictature du général Porfirio Díaz entre la fin du xixe et le début du xxe siècle avant que n’éclate en 1910 la Révolution mexicaine, qui aboutira en 1919 à un grand pacte entre les différentes forces politiques dont le pri émerge au terme d’un long processus. Ce parti, tout comme celui qui l’a précédé concluront des pactes économiques et politiques pour gouverner le pays, recourant à la violence en cas d’échec. Ce binôme consensus-coercition est assorti d’une série d’éléments tels que le corporatisme et le clientélisme.

La naissance des grandes centrales ouvrières et paysannes (ctm-cnc) a donné à ces organisations qui dépendaient du pri un statut d’exclusivité dans la résolution des demandes des travailleurs ruraux et urbains. Le clientélisme a trouvé sa place dans cette histoire corporatiste, dans la mesure où les demandes des citoyens et les organisations étaient circonscrites à une relation de subordination vis-à-vis du président de la République et du pri.

Ce n’est qu’en 1977, à la faveur d’une timide réforme du système des partis, qu’une ouverture progressive permet à l’opposition de disputer le pouvoir par la voie légale.

En 2000, après une transition politique longue et mouvementée, l'alternance fait son apparition avec l’accès du Parti d’action nationale au pouvoir,  un parti situé à droite sur l’échiquier politique.

Durant cette période 1977-2000, on assiste à de grands débats sur la transition politique au Mexique, pendant que différentes organisations poursuivent une lutte sociale et politique pour la démocratisation du pays. Depuis trente ans que l’on parle de démocratie, l’invocation de la démocratie dans le discours s’est banalisé, mais les progrès ont été très lents. Mais il y a un phénomène à souligner : si la compétition électorale est devenue effective, le processus de démocratisation du régime lui-même se heurte à l’inertie d’un fond autoritaire qui persiste.

Dans la majorité des États du pays en effet, si les systèmes politiques sont référés aux principes de la démocratie, c’est un autoritarisme qui prévaut dans les pratiques des institutions de ces États. C’est-à-dire que, tandis qu'à l'échelle fédérale et, concrètement, dans la ville de Mexico, des mesures sont prises pour construire des institutions qui puissent consolider la démocratie, dans la majorité des États, les élites politiques, appartenant principalement au pri, continuent à gouverner dans le style traditionnel autoritaire.

L’alternance politique dans le pays a créé un phénomène intéressant. Le pan ayant remporté la présidence de la République en 2000, le système présidentialiste connait un affaiblissement. Le pri, ayant perdu le pouvoir politique, se concentre sur les nombreux gouvernements des États qu’il a pu conserver, ce qui fait de ces États, où il gouverne sans aucune régulation, des bastions de pouvoir inexpugnables.

C’est pour cela qu’il est intéressant de montrer qu’il y a également dans les États de Mexico, Veracruz et Tabasco des réseaux de mouvements sociaux qui luttent politiquement pour démocratiser les systèmes politiques de l’État et les réseaux de pouvoir locaux. La première étude que je présente concerne un secteur du mouvement indigène de la sierra de Soteapan, dans le sud de l’État de Veracruz où des réseaux d’organisations indigènes luttent contre les réseaux de pouvoir autoritaire. Je présenterai ensuite le cas de l’État du Tabasco dans lequel plusieurs réseaux sociaux sont unis pour essayer de démocratiser un système politique autoritaire.

Il faut préciser que j’utilise le concept d’autoritarisme dans la perspective de Linz, afin de différencier l'autoritarisme du totalitarisme ou du fascisme. De même, je reprends dans le travail les concepts de structure d’opportunités politiques et de répertoire de l’action collective du chercheur Charles Tilly, pour identifier les caractéristiques des systèmes politiques et les types de luttes sociales qui apparaissent en scène.

Réseaux communautaires pour la démocratisation et la structure d’opportunités politiques dans l’État de Veracruz

Lorsque nous pensons au concept de « structure d’opportunités politiques », nous faisons référence au degré d’ouverture ou de fermeture dont fait preuve un gouvernement pour canaliser les demandes des citoyens ou des organisations sociales au moyen d’espaces démocratiques ou de politiques publiques.

Dans le cas de l’État de Veracruz, nous pouvons partir du fait que depuis la naissance du pri comme parti politique, les gouverneurs de l’État ont tous appartenu à ce parti. À partir de l’an 2000, lorsque l’alternance survient à la présidence du pays, la compétition politique s’intensifie dans l’État de Veracruz notamment à l’échelle municipale, avec pour conséquence des processus d’alternance politique ; toutefois, cela ne se produira pas au niveau du gouvernement de l’État.

Depuis 1940, les gouvernements du pri ont toujours entretenu une alliance avec les réseaux corporatistes, aussi bien dans les zones urbaines que rurales, c’est-à-dire avec les syndicats de travailleurs du pétrole, de l’électricité, de la canne à sucre, etc. appartenant à la Confédération des travailleurs du Mexique (CTM) ainsi qu’avec les syndicats et organisations paysannes réunies au sein de la Confédération nationale paysanne (CNC).

D’autre part, une des figures-clés du contrôle politique a été celle des caciques, des acteurs sociaux opérant une médiation politique entre le régime gouvernemental et les organisations sociales ou les citoyens. Le cacique est un acteur qui a recours à différentes pratiques politiques garantissant un contrôle politique, notamment dans les régions où celui-ci ne peut pas être assuré par les institutions sociales . C’est pourquoi nous disons que les processus politiques propres aux États sont différents des processus de même nature qui se produisent au niveau du gouvernement fédéral.

Dans les États de Veracruz et du Tabasco, il apparait que l’autoritarisme perdure dans la mesure où le gouvernement de l’État continue à décider du comportement des institutions qui ont pour responsabilité de consolider le processus de démocratisation, telles que les institutions responsables de la transparence des élections, du respect des droits de l’homme et de l’autonomie des moyens de communication.

Dans le cas de Veracruz, nous nous sommes concentrés sur l’analyse d’un groupe d’organisations indigènes situées dans la montagne de Soteapan, au sud de l’État, avec pour objectif de montrer les diverses dynamiques autoritaires locales et les efforts de certaines organisations pour démocratiser leurs communautés.

Dans cette région, nous avons étudié le réseau de dirigeants indigènes intégrés aux communautés ecclésiales de base. La lutte de ce réseau, qui adhère au mouvement indigène national, porte contre les structures des caciquats et contre la marginalisation. Les caciquats sont ici liés aux groupes d’éleveurs et de l’industrie pétrolière. C’est pourquoi, par exemple, lors de changements qui affectent le syndicalisme pétrolier traditionnel cela fragilise certains caciquats ruraux.

Depuis 1990 dans les communes concernées1, la lutte indigène s’est concentrée sur la conquête du pouvoir municipal, ce qui signifie qu e chaque municipalité remportée s’est traduite par un affaiblissement des caciquats et par la possibilité d’un exercice démocratique. Il est intéressant de mentionner les expériences démocratiques de planification dans les communes de Cosoleacaque, Zaragoza et Tatahuicapan, dans le cadre desquelles différents quartiers indigènes ont pris part à l’élaboration de projets municipaux. Dans le cas des deux dernières communes, le maire s’est aussi soumis à l’évaluation de l’assemblée communautaire.

Il faut signaler que dans la conjoncture politique actuelle, l’État essaie de rendre à nouveau fonctionnels certains caciquats qui se sont retrouvés supplantés, et d’en renforcer d’autres afin de récupérer, via le pri, une partie des communes indigènes perdues électoralement. Au sein du réseau indigène, on est passé de la théologie de la libération à une théologie indigène qui entretient des liens avec le mouvement du Chiapas.

Dans la zone connue comme corridor indigène, dans la sierra de Soteapan, on observe depuis 1976 la présence d’organisations sociales, définies originellement par leur affiliation à la théologie de la libération que diffuse un groupe de jésuites installés dans la paroisse de Chinameca. Dans la commune de Cosoleacaque, différents types de coopératives sont mises en place à l’initiative des communautés ecclésiales de base (ceb), pour essayer de répondre aux besoins élémentaires de la communauté et de là, encourager une dynamique d’organisation.

Les communautés indigènes occupent la partie nord de cette commune tandis que les communautés métisses sont installées dans la zone sud. Certes, la théologie de la libération a été diffusée dans la totalité de la commune, mais elle a eu un impact plus marqué dans la zone indigène.  Dans des communes comme Coacotla, San Antonio, Monte Alto, Buenos Aires et Camalotal, les ceb ont formé des coopératives dans différents domaines tels que la production agricole, la commercialisation de ses produits, l’élevage, les soins de santé, etc.2

Carte 1

Mouvements sociaux dans la région Coatzacoalcos-Minatitlan

Image1

Source : Instituto Nacional de Estadística, Geografía et Informática, México, 1995

Le travail des coopératives a également permis un travail d’organisation, principalement via les réunions hebdomadaires des différents groupes, à l’occasion desquelles la situation sociale de chaque communauté était analysée.

Dans un premier temps, le travail d’incitation à l’organisation communautaire a été l'œuvre d’un groupe de prêtres coordonnés par le Père Modesto Martínez. Le travail de réflexion des communautés de base se concentrait sur l’organisation des coopératives, par laquelle on s'efforçait de résoudre les problèmes les plus urgents de la communauté.

Mais l’amélioration des conditions de vie de ces groupes se heurtait à des problèmes très concrets : par exemple, le fait que les caciques accaparent la commercialisation de la production, que les aides économiques distribuées par les institutions aux communautés soient contrôlées par le maire, qui privilégiait ses groupes de soutien. Le plus souvent, les caciques locaux occupaient des postes de représentants du pouvoir politique dans la commune et étendaient leurs réseaux à toute la région. Citons comme exemple de ce phénomène le caciquat de la famille Merlín Alor dans la commune de Cosoleacaque. Les réseaux de ces caciquats s’étendaient à de petites communes comme celle de Zaragoza. Les caciques empêchaient le travail des coopératives de différentes manières, en diffamant leurs membres, en subordonnant les crédits octroyés à un vote qui leur serait favorable, etc. Cette situation a mené les ceb à envisager de participer aux joutes électorales pour remporter la municipalité.

Les élections municipales sont ainsi comprises par ces groupes comme un espace de lutte démocratique en vue d’exercer un pouvoir démocratique dont la principale bénéficiaire serait la population de faibles revenus. On peut donc observer dans la région analysée que la municipalité joue un rôle particulier de régulateur des relations politiques et économiques dans chaque petite communauté. La compétition électorale devient un objectif important au sein des organisations, ainsi qu’il apparait clairement sur certaines périodes dans la régions que nous étudions.

Si nous voulions faire un bilan du travail des ceb dans la région, nous dirions que la première phase de leur organisation est marquée par des réunions ecclésiales régionales pour réfléchir à la problématique sociale de la région. Ces ceb s’organisent dans la plupart des communes indigènes de la région : Cosoleacaque, Zaragoza, Oteapan, Chinameca, Soteapan, Tatahuicapan, Mecayapan et Pajapan. Une deuxième étape dans l’organisation de ces communes consiste en la formation de coopératives dans différents secteurs d’activité.

Dans un premier temps, surtout dans la région de  Cosoleacaque, on a vu dans les coopératives un élément libérateur en soi, mis en place à l’aide des ressources économiques des paysans et des indigènes et avec l’appui d’ong internationales, en faisant barrage aux aides des institutions de l’État, pour éviter que le processus organisateur ne soit perverti. L’idée était que les coopératives devaient demeurer indépendantes des institutions de l’État. Le résultat à moyen terme a été que ces coopératives se sont vues limitées dans leur croissance et dans leurs possibilités de répondre aux besoins vitaux des groupes qui les constituaient.

Il faut signaler aussi les expériences des groupes ayant formé des coopératives à Zaragoza et Pajapan. Là, les ceb ont constitué des coopératives soutenues par des associations. Elles ont également établi des contacts avec des programmes institutionnels, ce qui leur a permis d’injecter des ressources supplémentaires sans affecter le processus organisateur lui-même. À  Zaragoza et Oteapan par exemple, on a ouvert des épiceries rurales avec l’aide du programme « Compagnie nationale de subsistances populaires » (conasupo), qui attribuait une sorte de crédits en nature pour la vente de produits de base à la communauté. Ces programmes ont été mis à profit par des groupes organisés, au point que par la suite, ils ont pu ouvrir leurs propres magasins, sans recourir au programme conasupo.

Dans la commune de Pajapan, on trouve des programmes combinés, certaines coopératives fonctionnant avec les ressources des paysans, et d’autres organisées pour bénéficier d’un programme spécifique. Peu de temps après la mise en route des coopératives, chaque commune ou localité voit se structurer des organisations politiques alimentées principalement par les ceb ; à Zaragoza, le Comité de défense populaire de Zaragoza (cdpz) ; à Cosoleacaque, l’Union de défense de Coacotla et le Comité de défense populaire de Cosoleacaque ; à Pajapan, le Front civique indigène de Pajapan, et à Soteapan, l’Organisation des peuples popolucas indépendants. Elles se fixent pour objectif d’améliorer les conditions de vie et d’impulser la démocratie électorale à l’échelle municipale.

À ce propos, la participation électorale de ces organisations s’intensifie après les élections présidentielles de 1988. Un an après l’élection, ces organisations participent à la formation du prd (Parti de la Révolution Démocratique) dans la région, parti qui, depuis sa fondation, a régulièrement canalisé leur participation électorale. La majorité de ces organisations entendent rester en marge de la vie des partis et se limiter à établir des alliances en période électorale. En fait, certaines de ces organisations avaient déjà pris part précédemment à des élections, comme ce fut le cas du Comité de défense populaire de Zaragoza (cdpz) qui s’allia en 1979 avec le Parti populaire socialiste et, en une autre occasion, avec le PRT (Parti Révolutionnaire des Travailleurs), un parti d’obédience trotskiste.

Ce lent processus de réformes politiques connait à partir de 1988 une accélération qui tend à rendre le jeu démocratique plus équitable, ce qui se reflète dans la participation de ces organisations dans les compétitions électorales à partir de 1991. À Zaragoza, le travail communautaire réalisé par le cdpz a été couronné d’une certaine façon par ses succès électoraux, car ils remportent les élections municipales de 1994 et de 1997. Cette continuité dans le succès électoral a amené le cdpz à s’impliquer totalement dans la gestion publique. L’organisation a donc dû réfléchir à l’épineuse question de comment passer d’un statut d’organisation contestataire réclamant des changements et critiquant un style d’administration, à celui de gouvernement démocratique et efficace. Dès le début de leur administration, il semble que cela ait été la principale préoccupation des dirigeants de cette organisation.

Dans ce contexte, l’administration du Comité de défense a enregistré des progrès importants, tels que l’introduction de 96 % du réseau d’eau potable, 95 % du réseau d’égouts, ainsi que d’un réseau d’électricité couvrant les besoins de 90 % de la population. Parmi les autres problèmes auxquels elle s’attaque, on retrouve le logement et l’emploi, ce dernier étant très aigu. Des logements ont été ainsi construits en essayant d’améliorer les conditions d’hygiène et en respectant les traditions des maisons indigènes, à savoir l’utilisation, comme matériaux, de torchis et de palme. En ce qui concerne le chômage, les maigres ressources que reçoit la municipalité ne lui permettent pas de prendre le problème à la racine, mais elle a tenté de le pallier par la mise en œuvre de chantiers et la création d’emplois indirects, comme dans le cas de la construction du marché municipal, qui a nécessité de la main d'œuvre pour sa construction et ensuite du personnel de la communauté pour le faire fonctionner3.

Sans aucun doute, les actions de cette administration ont été conçus pour le bénéfice de la majorité de la population et le budget a été exécuté dans ce but. Ceci étant, le cdpz a eu à gérer certaines difficultés car, comme ses principaux dirigeants faisaient partie de l’administration publique, persister en tant qu’organisation est devenu un important objet de préoccupation.

Le fait de séparer les projets municipaux et les actions du cdpz s’est avéré extrêmement complexe. L’inquiétude des dirigeants était que si un groupe de ces militants se trouvaient absorbés par l’administration publique, le risque existait que le cdpz se dissolve en cas de vote défavorable, situation qui s’est effectivement produite lors des élections municipales de novembre 2000. Même si cela n’a pas entrainé de dissolution, la confusion de la direction sur les causes de la défaite était évidente, alors qu’ils pensaient pouvoir l’emporter une fois encore.

L’expérience de la commune de Cosoleacaque est distincte. En raison de l’importance de la commune, les organisations comme les comités de défense de Cosoleacaque et Coacotla ont pris part à certaines joutes électorales pour s’assurer qu’elles soient transparentes, mais sans pour autant proposer de candidat à la mairie de leur commune. Cela se produira finalement en 1994, lorsque ces organisations et d’autres membres de la société civile de Cosoleacaque présentent comme candidat municipal un ancien prêtre, Darío Aburto, ex-coordinateur de l’association Centre de développement communautaire du sud-est (sedecos), qui conseille différentes organisations indépendantes dans la région et figurait parmi les fondateurs des ceb dès 1976.

Cosoleacaque étant contrôlée par la famille Merlín Alor, on pouvait prévoir une élection difficile. Dès le début, les caciques lancent une campagne accusant les prêtres de la région et les membres des ceb de créer un climat d’instabilité politique. La bataille pour la municipalité est très intense et la défense du vote, très bien organisée tant par les ceb que par le prd et certaines organisations d’observation électorale comme l’alliance civique. Le candidat du prd gagnera les élections, non sans que se présentent auparavant quelques menaces de violences:   

« Durant la soirée du 14 novembre 1994, quand leur défaite aux élections municipales n’a plus fait de doute, les priistes ont provoqué un affrontement avec les sympathisants du prd présents dans la rue, en essayant de les refouler et de s’emparer des bureaux électoraux ; ils ont blessé une personne par balle et en ont frappé une autre à coups de pierres et de bâtons. La défense des habitants n’a laissé aucun doute sur l’espoir d’un changement et sur leur volonté de continuer à construire dignement leur histoire4 »

Mais si quelque chose a différé du processus de Zaragoza, c’est que les organisations qui ont promu la candidature de Darío Aburto, n’ont pas été les seuls moteurs de la nouvelle gestion publique. En effet, Darío Aburto estimait que l’administration municipale exigeait des experts, tandis que les organisations étaient plutôt d’avis que la connaissance se construisait au fur et à mesure avec la pratique et que ce qui importait vraiment était une attitude de démocrate et la capacité à servir. Cette différence a suscité de longs débats et certains conflits.

Alors qu’auparavant, Darío Aburto soutenait que la formation de coopératives devait conserver son autonomie vis-à-vis des programmes institutionnels, une fois installé à la mairie, il a commencé à recommander l’intégration des organisations sociales aux programmes institutionnels. Et au cours de son administration municipale, la brèche entre les organisations et le maire s’est élargie.

 Cela ne signifie pas que la gestion publique s’en soit trouvée enrayée ; en fait, cette administration se caractérisera par une application de politiques publiques tous azimuts, une gestion claire des ressources et une philosophie de promotion de la participation citoyenne. Mais il y a bien eu une rupture dans la manière de gouverner et de faire de la politique, plus en raison de la personnalité de Darío Aburto que de l’exercice partagé du pouvoir, comme c’était le cas dans la commune de Zaragoza.

« Si je me penche sur Cosoleacaque et que j’analyse ma première étape en tant que politicien, eh bien oui, je gagne au prd  et à la mairie grâce aux groupes chrétiens et aux ceb. Ce sont eux qui me portent comme candidat. La deuxième fois, en 2000, en raison de problèmes internes, il se sont opposés à moi. La situation était différente. Les intérêts de pouvoir ont également infiltré ces groupes. Si je les analyse depuis leur origine, ils n’ont jamais cessé d’être un groupe, il n’ont pas essayé de construire une communauté. Même si leur honnêteté est irréfutable, à Cosoleacaque il se sont limités à subsister et ils ont perdu des membres...5 »

Cette séparation entre les ceb de Cosoleacaque et leur dirigeant historique peut être analysée selon différents points de vue. D’un côté, on observe que cette rupture n’a pas eu de conséquence, en ce sens que le prd continuera sur sa lancée victorieuse lors des élections suivantes pour la municipalité, ce qui signifie que les bases de soutien se sont élargies. D’un autre point de vue, il est clair que le processus organisatif des ceb a trop reposé sur la personne de Darío Aburto. De fait, avant les élections de 1994, les différentes organisations chrétiennes de la région coïncidaient dans leurs pratiques politiques.

Il est également vrai que, à la différence de la commune de Zaragoza, Cosoleacaque présente un certain nombre d’aspects d’une majeure complexité : le nombre d’habitants, une large population métisse et pas uniquement indigène, un territoire plus urbanisé que rural mais également un commune avec plus de ressources ; autant d’aspects rendant difficile une pratique identique à celle de Zaragoza.

Pajapan est une autre commune d’origine nahuatl qui a connu un processus d’organisation très intéressant. Certains évènements extérieurs à la communauté vont y provoquer plusieurs conflits. En 1980, le gouvernement fédéral annonce qu’il va lancer un ambitieux projet de construction dans la lagune Ostión appartenant à cette commune. Il s’agit d’un très beau site donnant sur le mer, où les habitants du lieu élèvent des huitres pour leur consommation et pour la vente. Le gouvernement fédéral  entend alors construire un complexe pétrochimique en profitant de la proximité du site avec les complexes pétrochimiques de la région de Coatzacoalcos‑Minatitlán.6

La construction de ce complexe pétrochimique impliquait d’expropriation des éleveurs et des éjidataires de leurs terres pour y développer le complexe et l’urbanisation. La commune de Pajapan compte trois types de propriété de terres : la petite propriété, la terre exploitée en commun (ejido) et les terrains communaux. Jusqu’en 1960 approximativement, le type de propriété était communal. Toutefois, entre 1960 et 1970, on assiste à une forte dynamique de concentration des terres et de transformations des terrains communaux en terrains ejidaux. Ce double processus  aura pour résultat la formation d’un groupe d’éleveurs usufruitiers d’une partie des terrains de cette commune, et d’un groupe d’éjidataires, possédant individuellement entre six et quinze hectares de terres. À ces deux groupes de propriétaires et de possesseurs, il faut ajouter un grand nombre de paysans ne possédant aucun type de terre et travaillant soit comme journaliers pour survivre soit dans la zone industrielle.

Le gouvernement fédéral a présenté le projet comme la panacée nationale, qui allait créer un grand nombre d’emplois dans la région et augmenterait la production de produits pétrochimiques. C'était peut-être vrai, mais ça n’en signifiait pas moins pour les habitants de la communauté de Pajapan une transformation rapide de leur mode de vie traditionnel.

Cependant, eu égard au fait que le projet était considéré comme d’intérêt national, la communauté a tout d’abord accepté la vente de la terre, en essayant de négocier auprès du gouvernement fédéral un certain nombre de bénéfices pour la population. Le processus sera des plus tumultueux. En effet, le gouvernement propose tout d’abord un prix très bas pour les terrains et divise la communauté en négociant d’abord avec les éleveurs à qui ils offrent de participer aux affaires auxquelles la construction du complexe donnera lieu. Ces démarches entrainent la rupture avec les éjidataires que refusent de vendre leurs terres et s’organisent pour empêcher la construction du complexe.

L’organisation des Comuneros indépendants de Pajapan (cip) est fondée, tandis qu’un autre large groupe d’éjidataires adhère à la Coordination des peuples indigènes (cnpi), une organisation ayant fait dissidence de la Coordination des peuples indigènes officielle. Ces organisations mènent une résistance quotidienne et finissent par obtenir que l’État augmente le prix de la terre et s’engage à assurer des emplois à la communauté indigène. Aussi bien la cip que la cnpi ont dans leurs rangs des membres issus des ceb.

Or, fin 1982, le pays traverse un grave crise économique qui pousse le gouvernement à déclarer que le projet du complexe ne sera pas mené à son terme. Dès lors, les terres passent entre les mains du gouvernement fédéral. Cette situation entraine un nouveau conflit pour la propriété de la terre, surtout entre les anciens éleveurs, qui commencent à essayer de se réapproprier leurs terres, et un vaste groupe de journaliers et avecindados (c’est-à-dire résidents sans droits sur les terrains ejidaux), qui réclament une amplification de l’ejido. Ce conflit va se prolonger plusieurs années et, en 1986, des chrétiens membres des ceb constituent le Front civique de Pajapan, avec pour objectif de parvenir à une redistribution des terres. C’est là la cause des nombreux conflits qui opposeront le Front et le groupe des éleveurs.

Le Front civique va finalement obtenir en 1992 que le SRA (ministère de la Réforme agraire) octroie les terrains à un groupe nombreux de journaliers et avecindados pour amplifier l’ejido. Ce succès donne au Front civique une forte présence dans la commune. À partir de ce moment, le Front met sur pied un groupe de coopératives pour l’amélioration de la production.

Électoralement, le fcp a suivi une stratégie différente de celle des organisations de Zaragoza et Cosoleacaque. Il a bien présenté des candidats au poste de maire en 1994 et 1997 et, allié au prd, il est resté la deuxième force électorale ; mais ses dirigeants n’en ont pas moins considéré qu’il ne convenait pas de forger d’alliances avec les groupes dissidents du pri, parce que ceux-ci recherchent exclusivement un bénéfice personnel et non celui de la communauté. Ils ont donc décidé de se présenter comme une force politique unique. Mais d’autre part, leur expérience historique électorale les a convaincu de l’importance que leurs projets sociaux soient respectés par les autorités et que, pour y parvenir, il importait d’avoir une présence politique. Ainsi, tout en affirmant l’importance du processus électoral, ils aspirent à ce que que leur succès lors des municipales soit le résultat de leurs activités dans les différents secteurs organisatifs.

« Dans la commune de Pajapan, il y a en réalité deux blocs, celui du pri et celui du prd, et les élections des trois derniers triennats ont donné des résultats semblables. Lors des élections de 91, de 94 et de 97, l’opposition a perdu avec une différence de 200 voix. Dans l’opposition, nous sommes le FCIP, des membres du prd, les Femmes organisées. Mais indépendamment de l’aspect électoral, on est présents sur différents axes : la défense de la terre, la proposition qu’il y ait un ministère juridique indigène, la démocratisation des instances électorales ainsi que des institutions qui offrent des services, la préservation de la langue indigène et de notre environnement écologique7. »

Le fcip a offert un soutien permanent aux activités de l’ezln et a organisé des échanges d’expériences organisatives avec ce dernier, dont il se sent très proche. De fait, il considère que son organisation a plus évolué vers une interprétation culturelle de la réalité indigène, que vers une simple organisation qui s’identifie avec le corps idéologique de la théologie de la libération.

Le dernier exemple qu’il nous faut commenter est celui de la communauté de Soteapan, une commune de population indigène popoluca. Dans cette commune, le vote était dominé depuis les années quarante par le pri de façon assez particulière car, jusqu’en 1970, les élections dépendaient d’un processus religieux et d’un système de vote traditionnel par la voie du consensus. Le candidat à la mairie était sélectionné par une cinquantaine de personnes plus âgées, des dignitaires occupant des postes civiques ou religieux. Ils se réunissaient dans une maison, choisissaient le maire et faisaient connaitre leur décision à la population. Ils la communiquaient ultérieurement au pri, qui enregistrait le candidat et gagnait les élections. Le maire exerçait ses fonctions exclusivement le weekend, au cours duquel il célébrait les mariages, procédait à des enregistrements et résolvait des conflits de voisinage8.   

Durant les années soixante a débuté un lent processus de transformation et sont apparus de nouveaux acteurs. L’apparition de la petite propriété a entrainé la consolidation du groupe des éleveurs, et la croissance de la population a exigé des écoles primaires et secondaires organisées par des professeurs bilingues. On a vu aussi surgir de nouvelles organisations sociales, dont la Coordination des peuples indigènes (cnpi) et l’Organisation des peuples indigènes popolucas (opip), principalement constituée de membres des ceb.

Un système complexe de réseaux ainsi que les intérêts des différents groupes mettent fin au système d’élection par consensus et plusieurs groupes commencent alors à se disputer pour devenir les candidats du pri. Durant les années quatre-vingts enfin, le système de compétition électorale met en lice différents partis.

Les chrétiens de l’opip ont entamé depuis sa fondation un double travail organisatif. Le premier a consisté à lutter contre ceux qui monopolisaient le café dans cette région indigène. Ce qu’ils on fait a été de casser l’organisation de l’achat-vente de café qui était contrôlée par un groupe d’accapareurs se  procurant le produit à très bas prix. Les chrétiens ont cherché des acheteurs situés en dehors de la région, disposés à payer un meilleur prix pour le café. Ils y sont parvenus avec pour résultat que les acheteurs de la région ont eux aussi augmenté le prix de leur offre d’achat. Le succès de l’opération les a amené à procéder de même avec des produits tels que le haricot noir et le maïs. Une autre action qu’ils ont menée a été une vaste campagne contre la vente d’alcool sans restriction, qui causait des ravages dans un certain secteur de la population.

Certes, les principales activités des ceb ont eu pour objet l’amélioration du niveau de vie des indigènes de la commune, mais leur participation aura aussi été déterminante pour faire de l’opposition la seconde force électorale. Depuis 1988, l’opip présente comme candidate à la mairie Minerva Cruz Cervantes, qui s’est fait connaitre par son honnêteté et sa capacité d’organisation. Cette année-là, elle était en lice sur les liste du pms qui, à l’occasion de ces élections, s’est imposé comme la seconde force électorale. En 1989, l’opip participe à la fondation du prd, sous la bannière duquel il va se présenter, consolidant sa position de seconde force électorale dans une région où prévalent les intérêts des éleveurs et des professeurs bilingues9.

La participation sociale et politique de l’opip a été constante : actions pour l’amélioration des produits agricoles ; d’autres visant l’obtention d’aide à la production, qui permettront en 1997 à un de ses membres à devenir le responsable du programme procampo dans la région ; formation de coopératives dans différents secteurs, principalement celui de l’approvisionnement ; campagnes de lutte contre l’alcoolisme, de promotion de la santé et de la démocratie électorale. À la différence d’autres communautés, les femmes ont été le moteurs de plusieurs de ces actions.

L’autoritarisme du pri et ses consequences sur la structure d’opportunites politiques dans l’état de tabasco: le pouvoir politique 1982-1994

Les gouvernements qui se sont succédé dans l’État du Tabasco ont agi de façon à ne perdre aucune miette de pouvoir politique comme politiciens appartenant au PRI. Ils avaient donc l’habitude de canaliser les conflits politiques et sociaux grâce aux organisations sociales dépendantes du pri.

C’est durant le mandat de Leandro Rovirosa Wade, de 1976 à 1982, que le Tabasco a entamé une transformation économique radicale, avec la découverte et l’exploitation du pétrole. Comme cela a déjà été exposé dans le chapitre précédent, cette activité incontrôlée, irrespectueuse de l’environnement, a provoqué le mécontentement de la population. Dans le domaine politique, le gouvernement de l’État et le gouvernement fédéral se trouvent alors opposés sur les problèmes occasionnés par Pemex et sur la répartition des bénéfices engendrés par l’exploitation pétrolière.

Le gouvernement de González Pedrero aura à affronter l’organisation du Pacto ribereño. En fait, la plus importante dissension interne dans la classe politique du Tabasco s’est produite suite à la désignation de Enrique González Pedrero comme candidat au poste de gouverneur pour la période 1982-1988. Celui-ci était considéré comme étranger à la classe politique locale car, bien qu’originaire du Tabasco, il avait mené sa carrière politique à Mexico. Il portait en outre une étiquette d’homme de gauche au sein du pri et on le jugeait sans expérience politique dans la gestion gouvernementale.

Sa désignation avait l’aval du pouvoir central fédéral, tandis que le gouverneur sortant proposait un autre candidat. Durant sa campagne politique, on lui a reproché de s’entourer de collaborateurs de Mexico, sans racines dans le Tabasco. Abstraction faite de cette situation, les fonctionnaires ayant fait partie du gouvernement d’Enrique González Pedrero se sont ensuite constitués en deux groupes politiques, dont l’un est demeuré à l’intérieur du pri et l’autre a rejoint l’opposition, et plus précisément le prd. Les deux groupes participent à la vie politique actuelle.

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Le mouvement paysan dans l'état de Tabasco

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Source : Instituto Nacional de Estadística, Geografía et Informática, México, 1995

Durant son mandat, González Pedrero s’est attaché à mener des réformes à l’intérieur du pri, mais elles n’ont pas eu, de l’avis des spécialistes, le succès escompté. Dès le début de son administration, il a essayé de mettre sur pied un système de consultations de la base pour que les dirigeants soient élus démocratiquement, et d’instaurer des comités de base du pri pour superviser le travail des présidents des conseils municipaux. Ainsi que nous l’avons déjà signalé, ces mesures ont été rejetées par la majorité des courants du pri, ce qui a provoqué la destitution d’Andrés Manuel López Obrador, président de ce parti. De son côté, González Pedrero considère qu’à la moitié de son mandat, certaines réformes auraient toutefois pu se concrétiser.

J’ai  été le premier à consulter la base, durant la seconde moitié de mon mandat. J’ai été l’un des dirigeants les plus solides du Tabasco, en termes de légitimité. Grâce à mon expérience sur le territoire national, je suis parvenu à ne pas me compromettre avec la classe politique de l’État, et à ce qu’on ne m’identifie pas avec elle ou avec l’une de ses fractions. J’avais une vision plus nationale que locale. C’est ce qui a permis d’ouvrir le champ électoral ; mon expérience également : j’avais été secrétaire du pri avec Reyes Heroles10.

Il a dû adapter son équipe pour établir de bonnes relations avec les groupes économiques et politiques locaux :

Quand Enrique González est arrivé au Tabasco, il m’a proposé de travailler avec lui et de faire partie de son équipe. Je l’ai remercié de son offre mais j’avais déjà sympathisé avec l’autre candidat, David Gustavo Gutiérrez. Il m'a demandé que je l’aide à établir des contacts avec la classe politique et économique locale, enfin, si je pouvais. Donc, je l’ai aidé à se rapprocher de la classe locale, vu que j’étais membre des Conseils du secteur productif, qui sont importants ici. Et donc, j’ai encouragé tous les groupes à dialoguer avec lui11.

Le problème le plus difficile de González Pedrero aura été sa confrontation avec les organisations du Pacto Ribereño. En dépit d’un discours plus démocratique et d’un effort pour exercer le pouvoir démocratiquement, c’est bien son gouvernement qui a réprimé les manifestations du Pacte, une organisation qui ne s’en tenait pas aux limites habituelles de la négociation avec le gouvernement. L’administration de González Pedrero s’interrompra un an avant son terme, Carlos Salinas lui ayant demandé de se joindre à la campagne électorale des présidentielles.

En 1988, l’élection du gouvernement de l’État coïncidait avec les élections présidentielles. Cette année-là, deux options électorales s’offraient à l’État: d’une part, le candidat du pri, un homme politique bénéficiant de bonnes bases régionales et doté d’une vision très locale ; d’autre part, et pour la première fois, une opposition organisée, représentée en la personne d’Andrés Manuel López Obrador, transfuge du pri.

Salvador Neme Castillo était le candidat de l’État du Tabasco au poste de gouverneur en 1988. Il avait été secrétaire du gouvernement durant le mandat de Leandro Rovirosa Wade. Dès le début de sa campagne, on a pu deviner que ce gouvernement allait affronter une concurrence politique inhabituelle, dans la mesure où le Front démocratique national de gauche avait désigné Andrés Manuel López Obrador comme candidat. Dans le milieu priiste, de fortes dissensions sont apparues entre les différents groupes locaux avec, notamment, l’exclusion d’hommes politiques qui avaient fait partie du gouvernement d’Enrique González Pedrero.

La direction nationale du pri a dû intervenir en désignant Roberto Madrazo comme président du parti dans l’État, afin de réguler ses pratiques. Salvador Neme a gagné les élections, mais pour la première fois dans l’histoire dans cet État, l’opposition a obtenu un résultat, la situant qui plus est en deuxième position sur l’échiquier politique local.  

Dès le début de l’administration Neme, les critiques ont fusé de l’intérieur même du pri, parce que le gouverneur a commencé à favoriser le groupe d’entrepreneurs libanais auquel il était lié, ainsi que des membres de sa famille, dans l’attribution de postes publics12. Les conflits internes du pri s’intensifient. En 1991, la xive assemblée du pri exhibe des signes de démocratisation en recourant au vote direct et aux bulletins secrets pour l’élection des membres de la direction du parti et pour l’attribution d’autres responsabilités politiques.

Une campagne a lieu pour élire le président du pri de l’État du Tabasco, dont les principaux candidats représentent, l’un le gouvernement de l’État et l’autre, (Luis Donaldo Colosio), le pri rénovateur. L’exercice démocratique du vote direct à bulletin secret sera entaché de fraudes, ce qui amènera la direction nationale à ne reconnaitre la victoire d’aucun candidat et à désigner un président provisoire à la tête du pri de l’État.

À l’occasion des élections municipales qui ont lieu la même année, le gouverneur de l’État essaie d’imposer ses candidats dans les principales communes. À Villahermosa, plusieurs membres du pri sont désireux d’entrer en lice. La méthode de consultation de la base est utilisée dans les municipalités où les candidats du gouverneur ont de grandes possibilités de l’emporter. Là où leurs chances sont nulles, on va recourir à la méthode dite d’élection sur consensus sans vote, dans laquelle on suppose que l’unité est faite autour du candidat. C’est ce qui va se produire à Villahermosa où l’une des personnes intéressées, Raúl Ojeda Zubieta, alors membre du pri et président de l’Association des hôteliers du Tabasco, souhaite prendre part à une compétition électorale ouverte. Le gouverneur s’y opposera et annulera toute possibilité de compétition électorale interne, car son candidat avait toutes les chances d’être battu. Il y aura également des accusations de fraudes électorales, que le prd mettra en évidence dans plusieurs municipalités importantes de l’État.

Ces différents aspects, à savoir les conflits internes qui secouent le pri à l’échelle régionale et nationale, les accusations de corruption et la montée en puissance de l'opposition, due à l’irrésolution du gouvernement face aux problèmes persistants de pollution et d’administration de programmes censés résoudre ces problèmes, vont forcer Salvador Neme à abandonner le gouvernement de l’État.

En 1992, suite à une série de mobilisations nationales menées par le prd, le gouverneur Neme Castillo présente sa démission. Manuel Gurría, du pri, assume le pouvoir, établit une nouvelle alliance  au sein du pri de l’État et prend ses distances avec les personnes proches de Salvador Neme. Cette nouvelle alliance va lentement prendre forme sur le plan économique et politique.

Le gouverneur Manuel Gurría, tout comme le leader du parti dans l’État, Roberto Madrazo, entretiennent avec l’un des piliers du pri, Carlos Hank González13, des liens économiques, politiques et familiaux où se mêlent des intérêts nationaux et fédéraux. La vie de l’État commence à changer sous l’effet du renforcement électoral de l’opposition et le pouvoir législatif commence à résoudre les problèmes de l’État malgré l’hégémonie du pri au congrès.

Les espaces vitaux permettant l’ouverture politique ou la consolidation de la démocratie restent toujours cadenassés, ainsi d’ailleurs que les moyens de communication, vu que la télévision, la radio et la presse sont sous le contrôle quasi absolu du gouvernement de l’État. L’université d’État elle-même est un espace occupé par les dirigeants du pri et offre un appui aux politiciens du gouvernement. Ainsi, la confrontation entre le pri et l’opposition se développe sans médiations, aucun espace public ne pouvant accueillir de débats politiques ou idéologiques. Cet état de choses va s’accentuer durant la période de 1994 à 1997.

1994 est une année particulièrement importante pour le Tabasco. En effet tout indique que le processus de transition politique est en train de s’intensifier et, avec lui, la qualité du processus  électoral, c’est-à-dire la compétition et la transparence électorales. Les élections du Tabasco pour désigner un gouverneur ont lieu en novembre 1994. Les principaux candidats sont Roberto Madrazo Pintado pour le pri et  Manuel López Obrador pour le prd.

Il nous faut à présent parler des réseaux politiques et économiques du candidat du pri pour comprendre la conjoncture de la période analysée. Roberto Madrazo hérite d’un capital politique considérable : son père était Carlos Madrazo, gouverneur de l’État auquel il a été fait référence au début de cette partie. L’élite politique du Tabasco et une partie de la population avaient à l’époque apprécié et reconnu le prestige de ce politicien. En outre, Roberto Madrazo a mené sa propre carrière politique au sein du pri, ce qui le place dans une position favorable au niveau national : parmi les postes politiques qu’il a occupé, on distingue ceux de secrétaire de promotion du comité exécutif national du pri, de coordinateur de la campagne présidentielle de Carlos Salinas de Gortari en 1987, de coordinateur de l’École nationale des cadres (alors que Luis Donaldo Colosio était le dirigeant du pri) en 1991 et , en 1993, de secrétaire général du parti au Tabasco.

Cette carrière politique fait de lui le candidat indiqué pour le poste de gouverneur. Ses relations avec le gouvernement en place sont alors très étroites, ainsi d’ailleurs qu’avec la classe politique du Tabasco. Il est donc le candidat idéal pour rassembler toute la classe politique de l’État et freiner la montée de l’opposition (Curzio, 2000: 144).

Néanmoins, selon ses adversaires politiques, Roberto Madrazo entretient des relations politiques et économiques suspectes ; on suppose en effet qu’il s’enrichit grâce aux fonds publics, ce qui est considéré comme normal pour la classe politique du pri dans le pays. Durant sa campagne politique, il va convoquer pratiquement tous les entrepreneurs de l’État dont plusieurs deviendront par la suite fonctionnaires publics dans son gouvernement.

Le fait n’aurait rien eu d’extraordinaire, si certains d’entre eux n’avaient pas été accusés de corruption et d’être impliquées dans des entreprises illicites14. Quelques mois après la victoire électorale, il est accusé, preuves à  l’appui, d’avoir reçu des fonds de la part de l’entrepreneur Carlos Cabal Peniche, lui-même accusé de fraude et de collusion avec les trafiquants de stupéfiants, en raison de la rapidité de son enrichissement15. Cette affaire politique va également mettre en lumière que Madrazo était au courant des mécanismes de fraude mis en œuvre pour faire perdre le prd lors de différentes campagnes électorales.

Les résultats de cette élection seront très discutés. Alors que le pri a gagné avec 56% des voix contre 38% pour le prd ( Curzio, 2000: 146), meilleur résultat obtenu par le prd dans le Tabasco, ce même parti met en doute le résultat par l’entremise de Santiago Creel et de Jorge Ortiz Pinchetti, deux « conseillers citoyens » de l'Institut fédéral électoral.

Les accusations du candidat du prd, Andrés Manuel López Obrador, sont si graves que le gouvernement fédéral doit intervenir en la personne du ministre de l’Intérieur. Pour le prd, l’élection est entachée de fraudes : achat de votes, altération des résultats électoraux, dépenses de campagne atteignant les 68 millions de dollars, quantité extraordinaire pour une campagne de gouverneur.

Le responsable du ministère de l’Intérieur, Esteban Moctezuma accepte la révision des actes électoraux pour vérifier que l’élection a été transparente et il charge les conseillers mentionnés d’effectuer ce contrôle. Selon ces derniers, il y a plus de 20 % d’irrégularités, ce qui est suffisant pour annuler le scrutin.

Tout semble indiquer, qu’on procèdera à de nouvelles élections. Selon différentes sources, c’est là le souhait du président de la République, qui voudrait de plus que Roberto Madrazo occupe un poste dans le gouvernement pour qu’un autre candidat puisse se se présenter sous la bannière du pri. Les choses vont pourtant se dérouler de manière différente. Soutenu par les entrepreneurs, Roberto Madrazo va dénoncer l’accord établi et l’Institut électoral de l’État le nommera gouverneur.

Roberto Madrazo a bénéficié d’un large soutien politique, en particulier du groupe politique de Carlos Hank González, qui avait perdu de son influence dans le nouveau gouvernement. On a donc eu affaire à une sorte de rébellion contre le gouvernement fédéral, mais aussi à des groupes politiques régionaux, comme au Tabasco, faisant prévaloir une conception politique sans la moindre relation avec le processus de démocratisation du système16.

À la suite de ces évènements, le Tabasco va vivre dans une tension politique permanente. Les rivalités entre le pri et le prd s’accentuent. Les fonds de l’État sont utilisés pour fragiliser les bases de soutien au prd, les manifestations et organisations sociales sont réprimées, le contrôle de la presse et des médias s’amplifie et ces derniers offrent au gouvernement de Roberto Madrazo un soutien apologétique.

L’atmosphère politique se polarise et les possibilités d’ouverture politique se réduisent. Les conflits politiques doivent constamment être résolus à l’échelon fédéral. Nous examinerons ce processus en détail dans le présent chapitre et nous soulignerons les conséquences de ces mobilisations sociales.

Il nous faut d’abord signaler certains éléments de définition de la structure politique de cet État. On y trouve une culture que nous qualifierons de libérale autoritaire, caractéristique de la classe politique du Tabasco. Elle est libérale parce qu’elle revendique les réformes de base de la Révolution mexicaine sur un plan idéologique, ce qui est manifeste dans les gouvernements de Garrido Canabal, de Carlos Madrazo et de González Pedrero.

Elle est autoritaire parce que les organisations corporatistes et clientélistes articulées par le pri contrôlent la vie politique ; l’exercice de la démocratie n’existe que dans les discours, dans la mesure où la classe politique n’accepte ni la pluralité, ni une compétition électorale transparente.

L’adversaire politique devient un ennemi. Vue de cette façon, la politique signifie la subordination politique au moyen de pratiques clientélistes et l’absence de respect ou de mise en place d’accords politiques. L’opinion publique y est téléguidée, transmise quotidiennement grâce au contrôle politique exercé sur les moyens de communication. L’opposition n’a pour toute tribune qu’un petit journal au tirage limité et deux programmes radiophoniques. D’autre part, l’université s’est toujours alignée sur cette classe politique. Les débats sur différents sujets y sont limités et les étudiants sont utilisés pour soutenir les candidats du pri , diffamer l’opposition, etc.

Enfin, il est difficile de séparer la politique des affaires. Les hommes politiques sont des hommes d’affaire et les hommes d’affaire, des hommes politiques. L’administration gouvernementale est utilisée comme un moyen naturel d’enrichissement et les fonds publics sont utilisés indistinctement pour les campagnes électorales ou pour des actions au bénéfice des citoyens.

Si un opposant entend remettre le pouvoir en cause, cela prend un caractère d’extrême gravité à cause de la corruption dans laquelle est plongée la classe politique. Les réformes que certains gouverneurs ont voulu mener à bien au sein du pri de cet État ont été sabotées en raison des complicités en jeu, véritable culture politique alimentée par des réseaux de politiciens, d’entrepreneurs, de dirigeants ouvriers ou paysans habitués au clientélisme.

Commentaire final

Comme nous l’avons mentionné au début de cet exposé, notre objectif général était de connaitre la relation entre les mouvements sociaux et le système politique durant le processus de transition politique, et de décrire les caractéristiques des processus autoritaires. Nous avons pu nous en rendre compte : le processus est complexe. Nous avons là une première conclusion, à savoir que les mouvements sociaux pèsent sur la démocratisation politique du système de différentes manières, dont l’une est en suscitant les conditions propices pour que se produise le changement en question.

Un aspect de ces conditions a été de rendre manifeste le contrôle du système autoritaire sur les processus et les demandes des mouvements sociaux. Nous voulons dire par là qu’une demande économique ou sociale se trouvait politisée dans la mesure où les groupes protestataires se voyaient obligés de les canaliser via les organisations corporatistes, comme cela a été le cas avec le Pacto Ribereño. Un mouvement social qui émergeait hors du système institutionnel était difficilement toléré, surtout durant la période 1950-1980. Ce mouvement trouvait sur sa route plusieurs obstacles à sa reconnaissance comme mouvement autonome. Ainsi, les affrontements avec les organisations corporatistes, cnc, ctm, cnop, etc., étaient-ils chose courante.

Dans la mesure où les organisations corporatistes n’ont pas la capacité de représenter les intérêts des différents groupes sociaux et qu’ils perdent peu à peu de leur efficacité dans la gestion des besoins de leurs membres, les mouvements sociaux et les organisations indépendantes conquièrent des espaces et s’affirment en tant que mouvements.

Pour poser une conclusion à ce propos,  nous pourrions dire que le processus de « transition politique » a stimulé les perspectives de participation démocratique, mais que les conditions d’assimilation de ce processus dépendent des caractéristiques régionales.

Un autre élément renvoie aux impacts réels des mouvements sociaux sur le système politique. Nous adoptons ici la position d’auteurs qui considèrent que ceux-ci se produisent de manière graduelle (Fowereker 1990, Harvey 2000) ; nos études de cas nous invitent à penser à des processus où sont impulsées les transformations d’institutions politiques et sociales.

Le cas du Tabasco est plus compliqué. En effet, nous avons là un mouvement clairement politique dont l’objectif est d’influer sur la transformation de l’État, spécifiquement sur la démocratisation du système politique. S’ajoute à ce processus une critique de la politique d’exploitation pétrolière. Bien que l’objectif d’éradiquer les pratiques clientélistes n’ait pas été atteint, on assiste à un début de fonctionnement pluriel du système, malgré la résistance de la classe politique traditionnelle.

Le mouvement indigène présente d’autres types de répercussions. La lutte contre les caciques passe nécessairement par la compétition et la joute municipale. Dans ce sens, la lutte pour le pouvoir municipal dans les zones indigènes, qui passent pour être des régions marginalisées, prend un sens particulier, car triompher de son adversaire politique signifie également transformer les structures de contrôle économique et de domination qui existent dans ces régions.

Nous devons tenir compte d’un aspect. Au Mexique, le processus d’alternance présidentiel commence en 2000, constituant une première phase de la transition politique. Disons que nous sommes entrés dans l’étape de consolidation du processus démocratique, que O’Donnell appelle la deuxième phase17. Les mouvements sociaux nous montrent qu’ils ont été présents dans la préparation des conditions démocratiques et qu’ils interviennent aussi de différentes manières dans cette phase de consolidation : présence parlementaire, participation aux élections municipales, organisation de référendums nationaux, etc. ; ce qui nous amène à penser que les mouvements sociaux sont des acteurs permanents du processus et non pas marginaux, comme les présente la théorie classique de la transition.

Une autre conclusion est que aussi bien les directions que les bases des mouvements comprennent la démocratie dans un sens plus large que celui, strictement formel, d’assurer une alternance au moyen d’une compétition électorale équitable et correcte. Ce sont en effet des mouvements qui prétendent agir sur les façons de déterminer les politiques publiques, émettre des avis et être écoutés pour la prise de décisions relatives au projet général du pays.

D’autre part, on assiste à une tentative, interne et organisative, d’inverser la prise de décisions verticale caractéristique d’un système reposant sur une structure corporatiste, dans la mesure où on prétend que les décisions soient prises du bas vers le haut, et que les acteurs des mouvements ne se contentent pas de présenter leur problématique mais décident également comment la résoudre. Ceci est clairement visible dans le mouvement indigène et celui du Tabasco, au-delà des quelques limitations que leurs mécanismes de décisions peuvent présenter. Le premier défend une vision d’une démocratie participative influencée par la théologie de la libération, dont l’expérience la plus intéressante est celle du Comité de défense populaire de Zaragoza et son projet de développement de la municipalité, élaboré en consultant la communauté dans des réunions de quartier et lors d’assemblées générales ; sans oublier le mécanisme soumettant le maire à une évaluation de la communauté.

L’autre expérience est celle du mouvement paysan du Tabasco, où les décisions et les stratégies de mobilisation du prd se décident au cours d’assemblées des communautés paysannes et, dans les moments de plus forte ébullition du mouvement, dans des assemblées pouvant réunir jusqu’à vingt mille participants.

Il est donc clair que la démocratie ne se borne pas uniquement au respect des droits électoraux, mais qu’elle embrasse également le respect des droits citoyens et sociaux. C’est là un aspect de nos études de cas qui a retenu notre attention et qui n’est probablement pas nouveau si nous considérons les processus de démocratisation dans les pays d’Europe de l’Est. En Amérique latine, cette demande devient récurrente attendu que les processus de transition politique exclusivement basés sur le respect des droits électoraux entrainent généralement la déception des citoyens.

Par exemple, le mouvement indigène ne pose pas des revendications d’ordre strictement politique, mais demande également le respect de sa culture et son identité. De notre point de vue, ces aspects radicalisent la conception de la démocratie, car ils tendent à dépasser les paramètres formels du système pour influer sur le système de vie18.

D’autres éléments qui renforcent cette idée se rapportent à la construction d’espaces publics et à l’élaboration de politiques publiques des mouvements. Les mouvements sociaux étudiés ont créé des espaces publics, estimant nécessaire d’établir des aires de diffusion et de débat permanents sur leurs actions et leurs stratégies. Ces micro-sphères publiques ont beaucoup de sens dans un système autoritaire, surtout avant la libéralisation des moyens de communication. Lors du processus de  libéralisation, ils deviennent complémentaires et nécessaires dans la réflexion sur leurs actions. L’exemple le plus illustratif de notre étude est celui du Tabasco. L’impossibilité des acteurs de s’exprimer dans les médias traditionnellement pluriels comme l’université, a favorisé la création d’espaces propres qui n’étaient pas limités à des réunions partisanes, mais qui étaient également des espaces de décision, comme les assemblées paysannes, ou des espaces d’accueil et d’expression, comme l’université de la Chontalpa. L’utilisation des espaces physiques de l’église et la création d’organismes citoyens comme la Commission des droits de l’homme sont d’une certaine manière des micro-sphères où pouvaient être discutés les graves problèmes d’un État qui cadenasse les espaces d’expression.

Nous observons également dans nos études de cas qu’il y a toujours des moyens de communication qui suivent et diffusent le développement de ces mouvements, d’abord à la radio et dans la presse écrite, ensuite à la télévision. Souvenons-nous que nous parlons de mouvements régionaux dont l’objectif est d’avoir une opinion publique favorable au niveau national. Le cas le plus clair est celui du Tabasco, où le mouvement a connu de sérieuses difficultés pour diffuser l’information dans les médias locaux. Il a ensuite bénéficié d’une grande couverture dans les médias nationaux qui, en plusieurs occasions, ont placé le mouvement paysan au centre de l’information nationale. Ce qu’il nous importe de souligner, c’est que ce même processus de libéralisation des moyens de communication qui a lieu au cours de la transition politique est mis à profit par les mouvements sociaux.

Il nous semble dans ce sens que les mouvements sociaux ont choisi de mettre à profit et d’approfondir les changements générés par le processus de transition politique.

En ce qui concerne le mouvement paysan du Tabasco, nous avons commenté comment la combinaison de répertoires est ce qui constitue sa nouveauté. Les actions de ce mouvement visent principalement à faire connaitre le problème à l’extérieur de l’État, et à attirer l’attention des instances fédérales et de l’opinion publique nationale.

Le mouvement indigène s’est spécifiquement concentré sur la lutte pour le pouvoir municipal et sur une lutte dans tous les domaines – politique, économique, – contre les caciques de la région.

Une autre conclusion que nous pouvons porter est que l’idéologie qui a permis que ces mouvements se développent est celle que nous appelons « démocrate nationaliste ». Les idéologies de ces mouvements ont subi des transformations, principalement sous le coup de la crise du réal-socialisme et de la globalisation économique19. Nous la nommons idéologie démocrate nationaliste pour décrire que ces mouvements ont agi pour démocratiser un système politique autoritaire et, d’autre part, parce qu’elles justifient leurs demandes par un nationalisme reposant sur les idées de la Révolution mexicaine. Ce sont des  mouvements qui ne peuvent pas être classés comme nationalistes traditionnels, basés uniquement sur une vision anti-impérialiste et défenseurs d’une économie fermée.

Le nationalisme fonctionne très bien comme une idéologie qui renforce la résistance de ces mouvements. Ceci étant, d’autres idéologies le côtoient. Le cas le plus clair est celui des communautés ecclésiales de base. Certes, elles conservent la théologie de la libération mais elles l’ont transformée en théologie indigène, dans laquelle le mouvement indigène du Chiapas a eu une influence considérable. Ces transformations ont pour objet la revalorisation de la culture indigène en créant un mode de vie à partir de leur propre histoire.

Nous avons donc établi que les mouvements sociaux utilisent un répertoire d’action(s), qu’ils se définissent par une idéologie et qu’ils diversifient leurs pratiques politiques. Dans ce dernier aspect, le pont qui s’établit avec le système politique passe par la relation avec les partis.

Dans le cas de nos études, les mouvements s’allient avec le prd et cette alliance se construit dans différents aspects, dont le principal est qu’ils coïncident idéologiquement. La relation qu’ils établissent avec ce parti est complexe et on y observe une contradiction, qui est la tendance de ces mouvements à maintenir avec lui une relation corporatiste. Dans ce sens, nous pouvons conclure que les directions des mouvements tendent à convertir les mouvements sociaux en parti politique. Les conditions structurales pouvant étayer cette conception ont disparu, dans la mesure où le rôle de l’État au Mexique a varié ; ce n’est plus l’État qui contrôle toutes les sphères de la société, il s'en est au contraire retiré, l’économie s’affranchit de la sphère politique et le domaine des partis est chaque fois plus précisément défini. La société civile et des mouvements sociaux occupent une place centrale dans la société mexicaine, tendant chaque jour davantage à agir comme régulateurs du pouvoir politique. C’est pourquoi nous affirmons que la conception des dirigeants sociaux ne répond pas à ce nouveau contexte.

Le mouvement paysan du Tabasco s’intègre au prd, conserve la forme organisatrice d’un mouvement social et, dans sa dernière phase, se concentre sur l’activité électorale. Il aspire à être un mouvement de masses, non pas corporatif comme le pri, mais plutôt communautaire et se structure autour d’une figure charismatique.

Voilà telles que nous semblent être les principales conclusions que nous pouvons tirer de notre travail.

1  Les communes de Cosoleacaque, Zaragoza, Tatahuicapan, Pajapan et Soteapan.

2  Entretien avec la dirigeante du Centre de développement communautaire du sud-est, Chiu Pablo, Cosoleacaque, octobre 1997.

3   Plan de développement communal de la municipalité de Zaragoza, 1998.

4  Pérez Rocío et Ricardo Perry. Cosoleacaque l’expérience d’une nouvelle administration. Municipalité de Cosoleacaque, 1997.

5  Entretien avec Darío Aburto, maire de Cosoleacaque, février 2000, Cosoleacaque Veracruz.

6  Daniel Nahmad, Pajapan: histoire et économie politique d’une communauté paysanne, UAM, mémoire de licence, Mexico, 1989.

7  Entretien avec Felipe Ceferino Teófilo conseiller du fcip, Jáltipan Veracruz, aout 1999.

8  José Luís Blanco Rosas, La integración de los popolucas de Soteapan a la sociedad nacional: desarrollo, democracia y ecología [L’intégration des populations popolucas de Soteapan à la société nationale : développement, démocratie et écologie], Universidad Iberoamericana, thèse de master, Mexico, 1999.

9  Blanco, op. Cit., 1999, p. 202.

10 Jesús Reyes Heroles a été un des principaux idéologues du pri, président de cette institution politique sous le mandat du président Luis Echeverría Álvarez, et ministre de l’Intérieur durant l’administration du président José López Portillo. Enrique González Pedrero a écrit un livre intitulé La démocratie en chair et en os, qui a suscité beaucoup de polémiques. Il y parle de la possibilité de démocratie dans un pays de parti unique. Entretien réalisé avec l’ancien gouverneur Enrique González Pedrero, le 6 mars 2001, à Mexico.

11  Entretien avec le candidat prd au poste de gouverneur de l’État du Tabasco durant la campagne d’aout 2001, César Ojeda Zubieta, Villahermosa, 22 mars 2001.

12  Le gouverneur a nommé Sami Yabur Elías ministre des Finances, et son neveu, Ramón Neme Calacich, à la direction des dépenses du même ministère, Le Congrès fédéral a demandé au gouvernement une enquête sur les irrégularités dans l’achat des banques bch y Serfin, dont le président du tribunal de justice de l’État, Ramón Hernández Aguayo, et le gouverneur étaient actionnaires. (Cedeño, 2000: 163).

13  Carlos Hank González est l’homme politique qui représente le mieux la classe traditionnelle du pri. Il a fait fortune grâce à la politique et à des fonctions publiques. Sa devise : « un homme politique pauvre est un pauvre homme politique ». Il a occupé de hautes responsabilités, en particulier, il a été directeur du conasupo, titulaire de la sarh, régent de la ville de Mexico. Il n’a pas pu être président de la République car en 1988, la loi empêchait les enfants de personnes étrangères de postuler la présidence. De nombreuses rumeurs de corruption et d’assassinat courent sur sa personnalité controversée. Ses réseaux politiques se sont étendus jusqu’à la formation d’un groupe dont faisait partie Roberto Madrazo.

14 Les affaires, la politique et les relations familiales constituaient la particularité de ces réseaux. Par exemple, Manuel Ordóñez, cousin de l’ex-gouverneur Gurría et de Roberto Madrazo; Carlos Madrazo Cadena, leader de la coparmex (organisation d’entrepreneurs), et également cousin du candidat; Alberto Gular, président de la canaco (organisation de chefs d’entreprises commerciales), etc., faisaient tous partie de son équipe. Revue Proceso, 30 janvier 1995.

15  Longtemps considéré comme un entrepreneur sans ressources suffisantes pour grandir économiquement, Carlos Cabal Peniche devient subitement un des entrepreneurs les plus prospères non seulement de l’État mais aussi du pays. Il fonde la bananeraie San Carlos, qui produit des bananes au Tabasco ; il acquiert le journal El Sureste ; avec d’autres politiciens de l’État, il achète la banque bch et, plus tard, la banque Unión, dont la faillite sera prononcée par le gouvernement mexicain. Au début 1994, les États-Unis demandent son extradition pour une fraude évaluée à 80 millions de dollars, ce qui le pousse à fuir le pays. Il se réfugie en Australie où il est incarcéré. Il obtient sa liberté conditionnelle après plusieurs années. Il se trouve actuellement  au Mexique, où il est l’objet de plusieurs procès judiciaires. Avilés, Jaime, “Simbiosis entre el pri y la nueva clase de hombres de negocios” [Symbiose entre le PRI et la nouvelle classe d’hommes d’affaires], El Financiero, 4 mai 1994.

16 Andrés Manuel López Obrador considère que le ministre de l’Intérieur n’a pas respecté les accords et a commis une trahison politique. Nous ne partageons pas cette opinion. Nous pensons plutôt que la raison s’en trouve dans la faiblesse du gouvernement du président Zedillo, que ne disposait pas d’une alliance politique très claire. Dès le début de son gouvernement, Ernesto Zedillo affirme qu’il ne va pas suivre la tradition des présidents de la République d’être le représentant suprême du pri, ce qui va l’amener à maintenir une certaine distance avec son parti pour pouvoir conserver son autonomie et avancer dans le processus démocratique. Cette action a été interprétée et utilisée par les groupes les plus conservateurs du pri pour renforcer leurs domaines de pouvoir, sans respecter les règles minimales de la démocratie. D’autre part, il existe des présomptions (Roberto Madrazo l'a insinué plus tard) relatives au financement d’une partie de la campagne présidentielle d’Ernesto Zedillo avec des fonds provenant de l’entrepreneur Cabal Peniche. Proceso, 30 janvier 1995.

17  G. O´Donell, “Transitions, continuites, and paradoxes”, en Scott Mainwaring y Samuel Valenzuela (editores), Issues in democratic consoldation; The new south American democracies in comparative perspective, University of Notre Dame Press, Notre Dame, 1992.

18  Jürgen Habermas, L´espace public, Payton, Paris, 1992. Ernesto Laclau, Hegemonía y estrategia socialista, hacia una radicalización de la democracia [Hégémonie et stratégie socialiste, vers une radicalisation de la démocratie], siglo XXI, México, 1987.

19  Pierre Bréchon, Les Partis Politiques, Montchre Stein, Paris, 1999.

Aguilar, Martín. Mouvements sociaux et processus electoraux au Veracruz, Mexique: 1994-1997. Mémoire de DEA, IEP Grenoble, 1998.

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Gustavo Jiménez-Lagos

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