Frigyes Karinthy est né en 1887 à Budapest (il est mort à Siófok en 1938). iIl a très tôt fait montre d’un immense talent littéraire en pastichant la littérature de ses contemporains tant hongrois qu’étrangersii. Il a ensuite mis ce talent au service de l’humouriii, puis du fantastiqueiv et de l’absurdev. Un humour léger au premier abord, mais recelant toujours une profonde vérité humaine ; un fantastique toujours poétiquevi ou messager d’une sagesse fondamentalevii ; un absurde qui fait éclater des vérités premièresviii.
Jusqu’en 1914 Frigyes Karinthy vivait dans la croyance d’un progrès humain indéfini accompagné par les progrès de la science. Il a applaudi à toutes les inventions du siècle : le dirigeable, l’avion, la radio, le cinéma. L’éclatement de la première guerre mondiale a mis à bas cet optimisme. Dès lors, tout en gardant inépuisable sa fibre humoristique, il n’a eu de cesse de dénicher la bêtise où qu’elle se terre et de caresser des motifs d’optimisme dans les vérités fondamentales de l’humanité, sans jamais pontifier un seul instant.
De 1908 à 1938, Karinthy comme les autres brillants écrivains hongrois a collaboré à la revue "Nyugat" (Occident). Cette revue n’avait comme objectif que la haute tenue littéraire de ses collaborateurs et elle a favorisé de nombreuses premières publications d’écrivains et de poètes devenus célèbres par la suite. Elle avait une influence considérable sur la jeunesse. Karinthy y a aussi apporté de nombreuses contributions.
On comprend donc à quel point Frigyes Karinthy était non pas "intéressé" par le mouvement de la société, mais "passionné" par son évolution, ses perspectives, ses tendances, et en conséquence les responsables qui la gouvernaient (ou qui selon lui "croyaient le faire"). C’est de cette façon que Karinthy a introduit la politique dans son art.
La politique dans l’art de Karinthy
L’analyse qui suit illustre les diverses facettes de son approche de la "chose politique". (Les citations sont extraites de nos traductionsix, non publiées à ce jour).
Dès 1912, sentant probablement monter les conflits européens, il tourne en dérision le monde parlementaire dans une nouvelle censée se passer en 1998 :
« le président (baisse la visière de son casque) Je déclare la séance ouverte et j'en informe les troupes unies de l'opposition. Dans la bataille de ce jour, nous allons débattre d'un projet de loi sur les forces de défense : le procès-verbal de la séance précédente traitant ce même sujet nous sera transporté ici en avion depuis la table de la Chambre par le député lieutenant Árpád Désy, accompagné par deux députés plantons. Le ministre des dragons Bulcsú Khuen-Héderváry a demandé la parole : Prions ! (Extrait de "Main courante parlementaire")
En 1915, il revendique pour lui, donc pour chacun, d’être homme parmi les hommes :
« … le gouvernement a dit que j'étais satisfait, l'opposition que j'était insatisfait. L'un prétend que je suis son électeur, l'autre que je ne suis pas son électeur. Quand donc finiront-ils par se mettre d'accord, quand décideront-ils de mon sort ? Ô vous, puissances jouant de vos chimères, j'ai beau hurler et gesticuler : je suis un homme, un homme vivant, que faites-vous de moi ? » (Extrait de "Points de vue" dans le recueil "Krisztus és Barabbás")
Dans les années 1916 à 1918 il publie un grand nombre de nouvelles pour dénoncer l’absurdité de la guerre et un court roman fantastique où il met en scène un homme, Titus Telma, devenu immortel et capable de prendre l’aspect de toute personne vivante ou morte. Il se transforme en Abraham Lincoln et va à Washington forcer le président Wilson d’organiser un désarmement général :
« Voilà mon éthique. Pas besoin de guerre, c'est inutile. La solution est très simple, Monsieur le Président. Je développerai tout mon programme à la conférence d'Anvers. Si je suis venu vous voir, Monsieur le Président, c'est pour vous dire d'ores et déjà : l'Amérique cesse les livraisons d'armes sur toutes les lignes et sans délai, elle ordonne par télégraphe le retour aux navires déjà partis, elle entrepose les matériaux accumulés en des lieux désignés et attend les instructions. » ("Légende de l’âme aux mille visages", 1916)
Encore une citation de 1917 au ton absurde :
« …il ne reste plus que de retrancher la déclaration de Lansing de l’attitude menaçante du premier ministre suédois, d’y ajouter trois, de la multiplier par deux déclarations de guerre, de jeter la moitié dans la mer Baltique, d’y ajouter vingt-neuf, de bien pétrir tout, de faire mijoter à feu doux, alors qu’en sortira-t-il ? Il en sortira quarante-deux plus six racine carrée de quatre cent vingt-six, divisé par zéro. Après mûre réflexion, une fois les allusions de politique internationale rendues claires par ce qui précède, nous devons pouvoir nous former une conviction qui, si on la détaille, pourrait bien se résumer dans l’expression oà, oà, o-àào !!! où x représente la coupe du triangle, b est le coefficient, c est le tonnerre de Dieu qui fait frissonner les frondaisons aux arbres de l’avenue Üllöi au lieu de faire quelque chose d’utile. » (Jusqu’à quand ça va durer ? mars 1917)
Dans les années 20 il rédige moins de nouvelles à connotation politique. Cette fibre ressort de plus belle dans les années 30, et en particulier après la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne. Il ne cite jamais directement ni Hitler, ni le national-socialisme, mais de nombreux écrits sont des allusions à l’absurdité de la tyrannie où qu’elle se déploie. Dans le recueil de nouvelles "Malades rieurs" (1936), la nouvelle "Bellit ou les livres magiques" décrit le succès mondial d’un livre que l’on s’arrache, qui devient la bible de la société entière ; et quand bien des années plus tard on l’examine : « Le célèbre livre […] s'avéra n'être du début jusqu'à la fin qu'un ramassis confus de phrases primitives sans l'ombre d'une signification, de mots incohérents, jetés les uns derrière les autres. Les éléments du texte assemblaient exclusivement des expressions telles que : il fait froid l'hiver, il fait chaud l'été, vive la mèche-empeigne biochimique chrétienne secrète et générale, pampadaram, rapapam. À titre d'illustration, le mot peaud'oie, peaud'oie, peaud'oie, peaud'oie… se répétait sans interruption sur dix pages »
Dans le même recueil, la nouvelle "Propagande" se présente comme un dialogue, elle parle d’elle-même :
« Mister. Overall, Directeur Général des Usines d'Idéologie Politique & de Fabrication de Constitutions Aptes à un Régime d'État Capable de Gouverner
Vous allez gentiment descendre au labo et composer pour moi une bonne petite mixture à partir des substances disponibles. N'oubliez pas d'y mettre un peu de production sociale, un peu de purification ethnique, quelques gouttes de néocapitalisme, un zeste de technocratie, de la revalorisation économique, un concentré de forces nationales diluées de paneuropéanisme. Pour le reste je vous fais confiance.
Mr. Fuksz. De l'antisémitisme ?
Overall Juste pour l'arôme, avant de servir. »
Karinthy et les parentés françaises
Karinthy a choisi Diderot comme guide à l’instar de Dante son Virgile, pour parcourir les paradis de son "Reportage céleste"x (éditions Cambourakis, 2008), il avait pour ambition de contribuer à une Nouvelle Encyclopédie pour laquelle il a écrit plusieurs entrées.
Mais à mon avis Karinthy a une autre parenté française. Elle se situe au XVIe siècle : ce sont Rabelais et Montaigne.
Rabelais parce qu’il convient de rechercher la substantifique moelle dans l’humour de Karinthy. Montaigne parce que Karinthy a abordé les mêmes sujets que "Les Essais" et les a très souvent traités de la même façon : l’art, la littérature, la société, la religion (voir le site Internet qui rapproche Montaigne et Karinthy.)
Les deux philosophes ont affronté des fanatismes semblables : Montaigne les guerres de religion, Karinthy les idéologies totalitaires. Ils ont réagi de façon semblable en défendant la modération et en déplorant l’extension du fanatisme.
Montaigne : « Le meilleur et le plus sain parti est sans doute celui qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. Entre les gens de bien, toutefois, qui le suivent, […] il s’en voit plusieurs que la passion pousse hors les bornes de la raisonxi »; « Ils nomment zèle leur propension vers la malignité et violence. Ce n’est pas la cause qui les échauffe, c’est leur intérêt; ils attisent la guerre non parce qu’elle est juste, mais parce que c’est guerre. Rien n’empêche qu’on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement; conduisez-vous-y d’une sinon partout égale affectionxii »
Karinthy : « À bas les neutres – celui qui n’est pas avec nous est contre nous – à bas cet ignoble ! - Oui ou non ? Réponds ! Une réponse claire, sinon on en a fini avec toi. - …C’est ainsi que l’on crie après toi et tu es pris de panique, tu restes là planté, tête baissée, le monde se met à tourner avec toi. » ; « Ma conscience est pure car j’ai contribué à la transformation de la Société Je suis un homme bon, donc ce que je fais ne peut faire que du bienxiii ».
Quant à la réflexion sur les lois qui régissent la société, Montaigne, conforme à la modération qui est la sienne : « Or je tiens, qu'il faut vivre par droit, et par autorité, non par récompense ni par grâcexiv »; « Car c’est la règle des règles, et générale loi des lois, que chacun observe celles du lieu où il estxv »
Karinthy est bien de cet avis, mais il lui arrive de le déplorer et de rêver autre chose : « S’il existait aussi une loi de récompense, il y aurait un moyen pour le bien et le mal en tant que forces contraires de s’équilibrer, créant ainsi une harmonie dans le mondexvi », pendant que Montaigne, bien conscient des limites de la société, observe : « De fonder la récompense des actions vertueuses, sur l’approbation d’autrui, c’est prendre un trop incertain et trouble fondement. » (En est-il désabusé ? il incrimine le siècle corrompu)xvii.
Leur réflexion débouche naturellement sur la fonction de l’homme public chargé de responsabilité, Montaigne à partir de son expérience personnelle (« Messieurs de Bordeaux m'esleurent Maire de leur ville. ») analyse sa fonction : « [L’]âpreté et violence de désirs, empêche plus, qu'elle ne sert à la conduite de ce qu'on entreprend […] Celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse, il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasionsxviii ». Karinthy fait part de réflexions voisines à l’issue d’une rencontre avec un ministre autrichien : « Oui, ce monsieur jovial [Monsieur Kollmann] était en effet le ministre des finances d’Autriche et le maire de Baden […] un commerçant possédant un bon jugement, il semble aller de soi qu’en sa qualité de ministre des finances il fasse également un excellent travail, étant donné que ce dernier poste exige les mêmes qualités que le commerce […] On n’entendra pas dans sa bouche une théorie géniale des problèmes de l’économie mondialexix »
Agir c’est "faire de la politique"
Évoquer la politique c’est envisager plusieurs attitudes : agir, commenter, juger, refuser... Agir c’est "faire de la politique", s’engager, gouverner, s’opposer, choisir. Commenter c’est se placer "à l’extérieur", analyser en "historien contemporain" sans exprimer de jugement. Juger c’est aussi choisir, mais sans agir, distribuer les réprimandes et les satisfecit qui peuvent aller aux mêmes personnes ou à leurs opposants selon les circonstances. Refuser la politique c’est renoncer au jugement en manifestant soit de l’indifférence, soit de l’hostilité.
Chacun se reconnaîtra probablement dans plusieurs de ces attitudes, voire toutes selon la période de sa vie ou selon les moments ou sujets abordés.
Karinthy exclut expressément et l’action politique de même que son refus. Dans son recueil "Tout est autrement" il écrit sous le titre "Politique", après avoir sévèrement jugé Bernard Shaw qui fustigeait les lois de son pays sans s’engager :
« …vous m’avez posé deux questions. Si la politique m’intéressait et si j’avais une opinion politique.
À la première question je réponds sans hésitation par un oui claironnant. Et comment elle m’intéresse ! Puisque le destin de chacun de nous en dépend davantage que de notre propre caractère par lequel la science et l’art nous déterminent.
À la seconde question, si j’ai une opinion politique, vous aurez ma réponse le jour où je me ferai élire député : mais vous en apprendrez tout au plus que oui, j’en ai une. . Quant à savoir laquelle – je vous le dirai seulement quand je serai au moins premier ministre.
D’ici là
Disposez de moi pour une interview sur Roméo et Juliette. »
En 1937 il fait une entorse à ce principe. Scandalisé par le faux grossier intitulé "Protocole des sages de Sion" il se sent interpellé par un des hommes qu’il respectait le plus, Thomas Mann. Suite à l’appel de celui-ci qui dénonçait comme coupable le silence face à la barbarie du National-socialisme de Hitler, Karinthy prend la plume dans le style qui lui est propre en racontant le conte d’un livre illustré pour enfants de huit ans qui lui est tombé entre les mains à Munich :
« Des dessins et des comptines enseignent à des enfants "aryens" (tout comme on se débarrasse des punaises), comment on reconnaît le Juif, comment on s’en protège et comment faire pour le chasser du pays, si possible quand il est encore enfant, en lui tirant les oreilles, lui administrant des gifles, et en lui donnant des coups de pieds aux fesses. Une des illustrations avec la légende adéquate représente un vieux Juif concupiscent en train de commettre un outrage contre la race envers une petite fille allemande. »
Karinthy n’a pas connu le désastre et la barbarie de la deuxième guerre mondiale, il est décédé en 1938. Une chance pour lui probablement.
i Traductions françaises de Frigyes Karinthy
Romans :
Voyage autour de mon crâne, Corréa (1953), Viviane Hamy (1990) ;
Éditions Denoël 2006, traduction nouvelle de Judith et Pierre Karinthy
Capillaria ou le pays des femmes, Rieder, (1931) Traduction de L. Gara et M. Largeaud ;
La Différence, 1990, traduction de V. Charaire.
Reportage céleste (de notre envoyé spécial au paradis), traduction de Judith et Pierre Karinthy, Editions Le Passeur, 1998, réédité aux éditions de poche 10/18 (2001) ; Editions Cambourakis, (2008)
Danse sur la corde, traduction de F. Gal, Presses Orientalistes de France, 1985
Recueils de nouvelles :
« Je dénonce l’humanité », traduction de Judith et Pierre Karinthy. Editions Viviane Hamy, 1996.
« Le Cirque et autres nouvelles », traduction de Judith et Péter Diener, 1997.
« La Ballade des Hommes muets », traduction de Judith et Pierre Karinthy, Ediitons des Syrtes, 2005.
« M'sieur », traduction de F. Gal, Editions In Fine, 1992.
Nouvelles dans diverses anthologies :
« Le Cirque » : Rieder, 1927; Seghers 1961, Corvina, 1965 et 1996 ; Viviane Hamy, 1992
Quatre nouvelles dans « Tout l’humour du monde », Anthologie établie par Pierre Daninos. Editions Hachette. 1958
Quatre nouvelles dans « écrivains hongrois autour de Sándor Ferenczi », traduction de S. Képes. Gallimard, 1992 ; Ombres, 1997 ; Le Passeur, 1998.
« À ventre ouvert » dans « Amour » Aux éditions Corvina, 1996, traduction de Judith et Pierre Karinthy.
Deux nouvelles dans « Les cafés littéraires de Budapest ». Editions Le Passeur. 1998.
Poésie :
Trois Poèmes dans « Anthologie de la poésie hongroise du xxe siècle à nos jours », établie par Ladislas Gara, préface de L. C. Szabo, Le Seui,l 1962.
Trois poèmes dans « Cahiers d’études hongroises » n°10 – 2002. Traduction de Judith et Pierre Karinthy.
ii C’est ainsi que vous écrivez, 1912
iii Nombreux articles dans la presse entre 1907 et 1912 ; M’sieur, 1916 ; en français aux Éditions In Fine, 1992, traduction F. Gal
iv Tombe la neige, 1912
v La leçon de chant, 1921, en français aux Éditions Viviane Hamy, 1996, traduction Judith et Pierre Karinthy
vi La ballade des hommes muets, 1912, en français aux Éditions des Syrtes, 2005, traduction Judith et Pierre Karinthy
vii Légende de l’âme aux mille visages, 1916
viii Je réclame le remboursement de mes frais de scolarité, 1922
ix Judith et Pierre Karinthy
x Éditions Cambourakis, 2008, traduction Judith et Pierre Karinthy
xi Livre II, chapitre XIX
xii Livre III, chapitre I
xiii Oui ou non, 1919
xiv Livre III, chapitre IX
xv Livre I, chapitre XXII
xvi Du recueil "Tout est autrement" – "La Société", 1928
xvii Livre III, chapitre II
xviii Livre III, chapitre X
xix Du recueil "Tout est autrement" – Kollmann, 17e dimanche]