N°2 / numéro 2 - Octobre 2002

Réflexions politico-psychologiques sur la personnalité autoritaire

Benjamin Matalon

Résumé

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I. Les attitudes vieillissent... ou seulement leurs indicateurs ?

L’idée de personnalité autoritaire a été bien accueillie lors de la parution de l’ouvrage d’Adorno (1950) et de ses collaborateurs. Elle a été discutée, on a tenté de la développer de différentes manières, puis l’intérêt a décru. Toutefois, périodiquement elle ressurgit, mais en général pour peu de temps, comme si on sentait qu’il y a là une piste intéressante, mais qui finalement ne se révèle pas si féconde.

L’idée qu’il faut une personnalité particulière pour endosser une certaine vision du monde est vraisemblable et séduisante1. Mais les conditions ont changé, le monde n’est plus le même, nous avons d’autres expériences de l’autoritarisme est du totalitarisme ; les opérationnalisations adoptées ont vieilli comme on pouvait s’y attendre. Mais qu’est est-il des concepts, de l’idée-même de personnalité autoritaire ? Que peut-on en conserver ?

Le vieillissement est évident pour la plupart des différentes échelles, dont le contenu porte la marque de l’époque, ce qui est normal, mais qui les rend inutilisables aujourd’hui. Il faudrait en trouver des équivalents, ce qui est certainement possible, mais prendra du temps.

Ce qui est plus important, à côté de cette obsolescence normale des outils, c’est que la manière même de poser le problème porte fortement la marque de l’époque et des conditions de la recherche. Pour les auteurs, pour la plupart des Allemands antinazis réfugiés aux Etats-Unis, ce qu’il fallait étudier et expliquer, c’était le nazisme et le fascisme, dictatures d’extrême-droite fondées sur le nationalisme et le racisme. Ce n’est que plus tard qu’a été avancée l’idée d’un totalitarisme comprenant aussi le stalinisme. Juste après la guerre pendant laquelle l’URSS s’était battue aux côtés des démocraties occidentales et alors que les communistes avaient été des antifascistes particulièrement actifs, cette assimilation était impensable. Reprendre aujourd’hui l’idée de personnalité autoritaire suppose au moins qu’on se pose le problème. Les systèmes autoritaires sont certainement plus divers qu’on ne le supposait.

En particulier, ils ne sont pas nécessairement autoritaires dans tous les domaines, comme l’étaient les fascismes ou le communisme. Les champs économique et politico-culturel peuvent se trouver dissociés. La dictature chilienne était à la fois ultralibérale dans le domaine économique et très autoritaire dans tous les autres. Inversement ; la plupart des sociaux-démocrates sont dirigistes (mais est-ce une forme atténuée de l’autoritarisme ? Il faudra y revenir) en économie et libéraux partout ailleurs. Comment ces différences, évidentes politiquement et historiquement, s’articulent-elles avec l’idée d’une personnalité autoritaire ?

On peut aussi mettre en cause un aspect plus fondamental : l’absence de symétrie, dans la formulation même du problème, entre autoritarisme et démocratie. Il est manifeste que, pour les auteurs, ce qui est à expliquer, c’est la personnalité autoritaire, et pas le fait d’être démocrate. L’autoritarisme est pour eux une pathologie, et un peut rapprocher leur attitude de celle du médecin qui ne cherche à rendre compte que de la maladie, la bonne santé étant perçue comme un état naturel qui va de soi et donc n’appelle aucune explication. Pourtant, nous connaissons suffisamment de cas où la démocratie apparaît plus comme l’aboutissement d’une lutte que comme un régime naturel2.  Faut-il alors supposer une « personnalité démocratique », symétrique et complémentaire de la personnalité autoritaire ? Celle-ci devra-t-elle être simplement définie comme le contraire, le négatif de celle-ci, ou présente-t-elle des traits spécifiques3 ?

La notion de personnalité autoritaire a-t-elle encore une pertinence dans le cadre d’une société démocratique ? Peut-on considérer qu’être partisan du dirigisme économique ou de l’ordre moral, pour prendre des exemples très différents, en sont des manifestations ?

II. La personnalité autoritaire dans la démocratie

On a reproché à l’idée de personnalité autoritaire de psychologiser abusivement la politique. Il reste en effet à comprendre comment et pourquoi des personnalités autoritaires, dans certains contextes et à certains moments, forment des mouvements et des systèmes autoritaires, et pas dans d’autres. D’où la question complémentaire : que deviennent-elles dans ces autres circonstances ? Se manifestent-elles comme une opposition à la démocratie, ou en constituent-elles une opposition, voire un simple courant ?

A mesure qu’on s’éloignait de la guerre, la référence aux régimes fascistes s’est peu à peu estompée, et c’est dans le cadre d’études générales sur les attitudes politiques, menées dans les démocraties occidentales, que certains auteurs ont retrouvé l’autoritarisme, mais comme une dimension parmi d’autres. Eysenck, par exemple, dans sa Psychologie de la politique (1954), obtient par analyse factorielle deux dimensions orthogonales, la dimension gauche-droite, et ce qu’il appelle tough mided opposé à tender minded, opposition retrouvée, avec des nuances, par de nombreux auteurs sous des noms divers :Rokeach (1960) distingue les esprits ouverts et fermés (open and closed minds). Lipset (1960) parle du working-class authoritarianusm, qu’il oppose au libéralisme d’autres catégories sociales.

Quels que soient les termes utilisés, qu’il s’agisse de types distincts ou de dimensions continues, les contenus se ressemblent malgré leurs différences. Un premier groupe peut être assimilé aux autoritaires : ils sont partisans d’un état fort, intervenant dans tous les domaines, ils aiment l’ordre et sont attachés aux traditions, alors que les autres, les libéraux se méfient de l’état, veulent diminuer l’emprise des lois et des règles, préfèrent le contrat à la loi, sont opposés à toute censure et sont partisans de la libération des mœurs.

Ces distinctions sont certainement pertinentes, mais on peut s’interroger sur l’homogénéité de cette dimension et sur son indépendance par rapport à l’axe gauche-droite. Les relations entre ces deux dimensions ont varié selon les époques.

Pendant longtemps la gauche a été dirigiste, jacobine en France, se méfiant des libertés formelles qui ne profitent qu’aux plus forts et croyant à la possibilité et aux vertus d’une gestion rationnelle, volontariste, de la société4. Depuis quelques années, la « deuxième gauche » a pris des positions opposées, préconisant une décentralisation poussée, acceptant le libre jeu du marché et préconisant une politique contractuelle, tout en restant de gauche, en particulier par son attachement à l’état-providence et à la lutte contre les inégalités.

La droite, elle, a en général été libérale en économie, malgré en France une forte tradition colbertienne se perpétuant jusqu’au gaullisme, et autoritaire dans tous les autres domaines. Mais aux Etats-Unis les libertariens, qui ont quelques émules en Europe, sont opposés à l’intervention de l’Etat dans tous les domaines, allant jusqu’à préconiser la légalisation des drogues et défendant les objecteurs de conscience pendant la guerre du Vietnam, au nom à la fois du droit fondamental de chacun de choisir son mode de vie, et aussi par une confiance dans les mécanismes du marché, qu’ils voudraient étendre à tous les domaines, ce qui les distingue des anarchistes.

Il y a quelques années, une enquête du CEVIPOF (1990) sur les attitudes politiques n’a mis en évidence aucune corrélation entre le libéralisme économique et le libéralisme culturel. Mais ce peut n’être qu’une illusion statistique, valable uniquement sur le plan descriptif, montrant qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre eux. Il est à mon avis probable qu’il existe des groupes qui diffèrent par les relations qu’ils établissent entre ces deux domaines, l’agrégation de ces groupes dans une enquête générale se trouvant donner le même résultat statistique que si, pour chaque individu, il y avait réellement indépendance.

La première recherche sur la personnalité autoritaire, sans le dire explicitement, pensait expliquer en même temps l’opposition gauche-droite, la droite étant assimilée à l’autoritarisme. Les travaux ultérieurs ont plus ou moins clairement dissocié les deux dimensions. L’analyse historique montre que, s’il s’agit bien de deux dimensions conceptuellement distinctes, elles se sont toujours trouvées liées de diverses façons. Il serait intéressant d’étudier ces diverses configurations, leurs successions ou leurs simultanéités, leurs transformations.

On a surtout retenu de la recherche sur la personnalité autoritaire la description de celle-ci, en occultant le plus souvent ce qui était la préoccupation essentielle de ses auteurs, son explication, dans la ligne des travaux menés depuis plusieurs années par l’Institut de Recherches Sociales de Francfort sur la famille. Il serait maintenant intéressant de se poser à nouveau le problème de la genèse des attitudes politiques..

1  Mais elle n’est peut-être qu’une manifestation de l’«erreur fondamentale» dénoncée par de nombreux psychologues sociaux, et qui consiste à surestimer le rôle des facteurs «dispositionnels» par rapport aux «situationnels». Une part importante de la psychologie sociale récente vise à le montrer. Citons entre autres les expériences de Milgram sur la soumission à l’autorité, qu’on peut considérer comme une réfutation de l’idée de personnalité autoritaire.

2  Le problème de la symétrie dans la manière de poser un problème d’explication se retrouve dans de nombreux domaines. La dissymétrie révèle souvent les présupposés, souvent implicites, des chercheurs, et la sumonter constitue une avancée importante. A ses débuts, la criminologie se demandant pourquoi on devient délinquent ou éviant, pas pourquoi on respecte les lois et les normes. Des historiens des religions croyants se sont penchés sur les hérésies pas sur l’orthodoxie. Les premiers sociologues de la science se limitaient à expliquer les erreurs scientifiques ou les échecs, les théories et les résultats expérimentaux «valides» s’expliquant naturellement par leur vérité et l’emploi de bonnes méthodes. On peut accumuler les exemples.

3  S’il est nécessaire de poser un problème de façon symétrique, cela n’entraîne pas que les solutions doivent nécessairement l’être.

4  La plupart des utopies, qui sont en général considérées comme des précurseurs du socialisme, sont extrêmement autoritaires, réglant tous les détails de la vie par volonté de rationalité.

Adorno, T.W. et al (1950) The Authoritarian Personality

CEVIPOF (1990) L’Electeur Français en Questions

Eysenck, H.J. (1954) The Psychology of Politics

Lipset, S.M.(1960) Political Man

Rokeach, M. (1960) The Open and Closed Mind

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