École de pensée qui s’intéresse à la formation des idées dans la conscience à partir des organes des sens sollicités par la réalité extérieure pour Condillac et Destutt de Tracy, l’idéologie devient avec Napoléon la manière de désigner ceux qu’il nomme « les intellectuels brouillons et les empêcheurs de tourner en rond ». Dans son ouvrage traitant de l’utopie de la santé parfaite, L. Sfez souligne les dangers d’un gouvernement qui soigne corps et âme dans un pays imaginaire, risquant alors de développer une idéologie dominante prête à se muer en totalitarisme. Ici, l’homme devient une machine parfaite qui ne peut pas mourir en dehors d’un accident grâce à la toute puissance de la technoscience, et il lui en coûtera la perte de sa liberté. Ici, « Respirer et manger…, sont devenus des actes dangereux dont l’accomplissement exigera bientôt une audace extrême »1. Quittant les limbes de l’imaginaire, cette utopie de la santé parfaite, entre les mains du politique, est devenue une idéologie, le médicalisme, dont la réalisation a été confiée aux experts du corps médical. La médecine scientifique apparaît ainsi comme une idéologie qui remet en question le statut de l’homme, son rapport à son corps et au corps des autres, sa relation à sa « vie vivante » pour reprendre l’expression de Michel Henry, et qui disqualifie toutes les autres formes de médecine. Comment cette transformation s’est-elle réalisée, comment a-t-elle été reçue par la société ?
La médecine traditionnelle hippocratique, raillée par Platon ou par Molière, pour son efficacité hasardeuse, allait à la rencontre de la personne malade pour autant qu’elle en avait les moyens, ou que le médecin était charitable. Elle évolue progressivement depuis le xixe siècle avec l’usage du calcul statistique appliqué aux populations et les découvertes de la physiologie, de la méthode clinique, ainsi que l’évolution du statut de l’hôpital, mais il semble bien qu’elle devienne révolution avec le développement de la réanimation au milieu du xxe siècle.
L’idéologie du tout médical
Alors peut naître une idéologie, le médicalisme, idéologie du tout médical qui étend ses tentacules pour enserrer tout ce qui a trait à la détresse humaine. Demandons-nous donc si nous ne sommes pas tombés dans le pays des Morticoles, « maniaques et hypochondriaques qui ont donné aux docteurs une absolue prééminence » eux « dont la faculté de médecine est à la fois un Parlement, une diète et une cour de justice »2.
L’homme rêve d’une longue vie sans souffrance et s’il sait que sa mort est inévitable, il la souhaite lointaine et évite d’y penser. « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser ».3 Ainsi les « progrès » de la médecine assurent d’une vie plus longue, traitent la douleur physique, font reculer la mort et demain, qui sait jusqu’où nous irons ? Entre l’homme et la médecine s’est sans doute produite une rencontre enchantée, réponse à l’angoisse de la finitude de l’homme et c’est cette rencontre qui constitue le terreau du médicalisme. Médicalisation de la vie quotidienne, expression du comportement individuel et social, le médicalisme semble sans limite car il est alimenté par le désir de l’homme et c’est ici que la médecine a beau jeu de s’instaurer en dictature.
Il ne s’agit point ici d’établir une quelconque axiologie mais de s’interroger sur le rôle dévolu à la médecine comme si elle seule avait, pouvoir, force et compétence pour porter la misère humaine faite d’angoisse, de solitude, de désarroi. La mort aussi est médicalisée, les soins palliatifs permettent, nous dit-on, une meilleure mort, car si la mort nous tourmente, les conditions de sa venue nous tourmentent tout autant. Mais attention, la nécessaire médicalisation n’est pas le médicalisme, dans lequel les médecins se trouvent placés hors du champ de la médecine, dans lequel la médecine perd son identité. La médecine se retrouve ainsi tiraillée entre la médicalité qui est son âme et le médicalisme qui est sa version aliénée, ce dernier ne présentant de surcroît que les bons côtés de la médecine et négligeant ses effets pervers.
Le médicalisme n’est-il pas aussi le reflet d’une certaine médecine, branche de l’utopie technoscientifique, portée aux nues par les médias ? La médicalisation, en tant qu’acte d’appropriation par la technique, d’un moment de la vie, comme le mourir, tombe dans le médicalisme quand elle prétend tout savoir, tout rationaliser, tout mettre en normes, contrôler le sort de l’homme. Si le médicalisme affirme la nécessité de réanimer systématiquement tous les arrêts cardio-respiratoires, ne faut-il pas s’étonner, non seulement d’être un homme « réduit » à un arrêt cardio-respiratoire, mais aussi de voir la médecine s’instaurer en exécuteur des hautes oeuvres. Entraîné à être le metteur en scène de la mort : réanimation, soins palliatifs, mais aussi acharnement thérapeutique, euthanasie, le médecin sera-t-il le bourreau des temps modernes ?
Le médicalisme a phagocyté la mort, il a fait tenir à la part compassionnelle de la médecine le rôle de la peau de chagrin. Comment la médecine a-t-elle rendu le médicalisme opérationnel ? Comment a-t-elle gommé l’arrière-boutique, chère à Montaigne, espace de notre vraie liberté ? Quelle est cette nouvelle médecine qui nous impose de réfléchir sur les limites de l’intervention médicale librement consentie au moment de la maladie ou de la fin de la vie ? Qu’a-t-elle fait de l’homme, du corps de l’homme, qu’a-t-elle fait de la maladie, quels nouveaux liens a-t-elle crée entre eux ? Que cache ce médicalisme qui se veut scientifiquement rationnel au point d’envahir toute la société ? N’est-il pas l’expression d’une utopie de la santé parfaite, la transformation au goût du jour du mythe d’immortalité ? Quels moyens a-t-il employé pour pouvoir s’instaurer en totalitarisme ? Qu’est ce qui légitime l’autorité du médicalisme : la vieille crainte de la mort en nous ou les contraintes économiques hors de nous ?
Avec le xixe siècle, le socialisme utopique devient le socialisme marxiste, impérialisme de normes, « Routes, écoles, hôpitaux deviennent des servitudes de l’Etat tout puissant »4. Le phénomène idéologique apparaît « lié à la nécessité pour un groupe social de se donner une image de lui-même, de se représenter au sens théâtral du mot, de se mettre en jeu et en scène »5.
Il y a ainsi dans toutes les sociétés un acte fondateur qui va assurer la cohésion. Puis cet acte va devenir souvenir, et l’idéologie motrice dans un premier temps va devenir justificatrice d’un mode de comportement. Ainsi l’hygiénisme au xixe siècle fut moteur, il est devenu aujourd’hui paralysant sous le nom de principe de précaution. Franceville est une utopie de la ville hygiénique, les moindres détails sont prévus, papiers peints et tapis, « nids à miasmes », y sont proscrits, « il faut nettoyer, nettoyer sans cesse, détruire et annihiler, aussitôt qu’ils sont formés, les miasmes qui émanent constamment d’une agglomération urbaine, telle est l’œuvre principale du gouvernement central »6. L’idéologie revêt un aspect temporel, elle s’insère dans une société vécue. La quête d’hygiène est tombée aux oubliettes, les locaux insalubres sont toujours là, la tuberculose a encore de beaux jours devant elle, de nouvelles maladies sont apparues.
Hubris scientifique
La science n’échappe pas à l’idéologie quand elle devient scientisme et proclame que toute représentation non scientifique est fausse. La médecine en se proclamant scientifique ne connaît que notre corps biologique, mû par des règles de physiologie intangibles. La science médicale se comporte alors comme un système clos et autoritaire, tombé entre les mains de spécialistes, d’experts, fermé à la réalité de l’homme, du malade, du mourant. Tous les soignants connaissent des adeptes de la formule « ne fermez pas le cercueil une dernière chimiothérapie vient d’arriver » ! Nous sommes fâchés avec la mort comme aucun siècle ne l’a exprimé auparavant, et nous voici, croyons nous, en pouvoir de faire fuir la mort ou de la faire reculer sine die. S’il est vrai que « L’idéologie est un discours orienté par lequel une passion cherche à se réaliser dans une valeur » et que « Cette réalisation se fait dans le champ politique »7, alors tant pis pour notre corps symbolique, notre corps vécu, notre corps phénomène, intermédiaire de notre relation avec les autres, le gouvernement affirmera son souci de la santé de notre corps biologique.
Tremblante du mouton, risque de développement du prion dans notre organisme, tuons donc quelques moutons ou quelques vaches « folles » et passons à autre chose. Il n’est plus pensable d’être victime d’une contamination bactérienne ou toxique. Il faut interdire toute consommation d’œufs frais dans les maisons de retraite, risque de salmonellose oblige, attention à la consommation de rillettes, elles sont potentiellement mortelles si la listeria s’y cache. L’aspect culturel de l’alimentation a du souci à se faire. Attention au virus de la grippe, sortons masqués, précipitons-nous vers les vaccins. Le politique se confond avec la préservation de la santé, l’Etat se porte garant de la santé de l’homme, même si quelques « erreurs » ou « fautes », selon le discours officiel, entachent cette fonction. L’action politique quitte le monde de la rationalité, « elle fait au contraire un choix entre certains ordres de valeurs et certaines croyances qui sont en concurrence, qui se dispensent des contraintes d’une argumentation et restent inaccessibles aux exigences d’une discussion »8. Notre avis n’est pas requis, mais qu’importe. On pourrait ainsi analyser la décision des hommes politiques de développer les défibrillateurs semi-automatiques comme la rencontre de la crainte de leur propre mort avec les possibilités technologiques, tout ceci en accord avec la crainte de la population. L’homme ne peut jamais se mettre totalement à distance de ses comportements sociaux, il lui faut reconnaître l’idéologie en tant que représentation de soi et par la même la justifier.
Il existe une politique médicale qui gère les moyens humains et techniques aux fins de la santé publique, élément de l’ordre social. Mais n’y a-t-il pas un risque pour cette « biopolitique »9 comme la nomme M. Foucault, de s’ériger en tyrannie avec à sa tête un tyran appelé santé parfaite, vie longue, nutritionnellement correct, si tant est que le commun des mortels redoute la maladie et craint les souffrances de la fin de la vie. Tout se passe comme si la biomédecine voulait tenir l’homme en son pouvoir absolu. Le pouvoir politique est lui, convaincu que les avis d’experts l’aideront à prendre une décision ou même que les experts prendront la décision pour lui. C’est ici que l’idéologie se fonde, dans cette délégation sans appel supportée par un hubris scientifique qui exprime là sa démesure.
Mais tout le monde ne supporte pas la tyrannie, certains préfèrent vivre et mourir à leur manière, même si la biomédecine les dénonce comme responsables de leur maladie et de leur temps de vie écourté. Que ceux-là se taisent, ils n’ont pas voix au chapitre. ! Portant, Locke nous avait enseigné que « celui qui tâche d’avoir un autre en son pouvoir absolu, se met par là en état de guerre…, et la raison m’ordonne de regarder comme l’ennemi de ma conservation celui qui est dans la résolution de ma ravir ma liberté »10. Tout se passe comme si ce qui soudait notre société était un ennemi nommé microbe, virus, protéine, vieillissement et on ne demande pas l’avis du citoyen, on le gave de campagne sanitaire. Alors c’est le rapport de l’individu au politique et du privé au collectif qui se trouble. Que se passe-t-il si notre monde commun devient uniquement mû par l’objectif santé ? La vie de l’homme devient alors essentiellement privée, au sens où H. Arendt le fait remarqué, « privé de », privé de voir, privé d’entendre les autres et d’être vu et entendu par eux et « le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que sous une seule perspective »11.
Ce n’est plus la personne qui intéresse l’Etat c’est le malade, le fœtus, le vieillard, tous réduits à des études statistiques dont Condorcet puis Quételet avaient ouvert la voie en créant « l’homme social. ». Comment ne pas s’étonner que la réponse de l’homme face à la médecine technicienne qui ne l’empêchera pas de mourir soit vive, l’incite à se grouper en associations de défense, à considérer la réanimation d’un œil critique, l’incite à exiger des informations sur ce que la médecine prétend lui faire subir, n’hésite pas à se dresser contre l’Etat quand il estime qui l’usage de la technoscience a pu lui nuire ?
Ici intervient à son tour, la loi qui n’est pas épargnée par la biomédecine. Lois de bioéthique publiées en 1994, révisées en 2004 puis 2011 : les fondements juridiques de notre société seraient-ils solubles dans les découvertes médicales ? Si l’homme n’est plus une personne, sujet d’imputation juridique, celui dont M. Stirner disait « je suis homme, les droits de l’homme sont mes droits », alors vont fleurirent les droits du malade hospitalisé, les droits de la personne handicapée, les droits de l’enfant, du vieillard, les lois relatives à l’information du malade, puis à l’information du malade en fin de vie. La question qu’est-ce que le droit ne mérite-t-elle pas d’être posée ? Le droit ne serait plus « l’ensemble conceptuel des conditions sans lesquelles l’arbitre de l’un peut être concilié avec l’arbitre de l’autre selon une loi universelle de la liberté »12 ? L’inflation des lois n’est-elle pas une voie d’auto-annulation du droit, « une voie d’accès à la tyrannie juridique »13 ?
L’ombre de l’économie plane sur l’homme malade
Mais il y a plus encore, l’ombre de l’économie plane sur la technique et sur l’homme malade. Tous les jours les médias dénoncent notre consommation excessive de médicaments et les dépenses de santé explosent et affirment haut et fort la valeur de la bonne santé, ce qui équivaut, bien sur, à être capable d’effectuer des tâches, à être productif et concurrentiel. L’économie de marché se fonde sur les nouveaux désirs qu’il faudra satisfaire ; la société devient un terrain d’expression du marché et, par l’intermédiaire des médias, les nouveaux médicaments font l’objet de publicité avant même leur mise sur le marché, parfois avant même d’être certain de leur efficacité. La biomédecine se cache derrière le masque de l’économie, ce qui par ailleurs a l’avantage à la forcer de réfléchir sur ses pratiques. Mais a-t-elle encore les moyens de réfléchir sur un juste usage de la technologie à l’aide d’une vraie raison pratique ? La raison médicale, influencée par le risque judiciaire, ne risque-t-elle pas de se ranger au services des financiers de l’industrie et des laboratoires ?
Conclusion
Ainsi il semble bien qu’aucun domaine n’échappe à cette médecine technicienne qui envahit et veut commander notre vie. Pourtant dans l’histoire, les idéologies se succèdent, la prochaine sera-t-elle l’idéologie du tout juridique ? Peut être, si la biomédecine ne veut pas réfléchir sur ses pratiques et si elle continue à dicter la formation des nouveaux médecins sans entendre ce que demande la population, faite de malades réels ou potentiel.
1 Sfez L., L’utopie de la santé parfaite, Colloque de Cérisy, Paris, PUF, 2001, p. 146.
2 Daudet L., Les morticoles, Paris, Grasset, « cahiers rouges », 1984, p. 7.
3 Pascal B., Les pensées,dans Oeuvres, Paris, Gallimard, ,« La Pléiade », 1954, p. 1147.
4 Wunenburger JJ., L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delage, 1979, p. 110.
5 Ricoeur P., Du texte à l’action, Essai d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 305.
6 Verne J., Les cinq cents millions de la Bégum, Paris, poche, 1998, p. 153-154.
7 Baeschler J., Qu’est ce que l’idéologie ?, Paris, Gallimard, « Idées », 1976, p. 60.
8 Habermas J., La technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, « Tel », 1973, p. 99.
9 Foucault M., Il faut défendre la société, Paris, Gallimard, 1997 : La biopolitique est « la manière dont on a essayé depuis le XVIIIe siècle de rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale par des phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en population : santé, hygiène, natalité, longévité. On sait quelle place croissante ces problèmes ont occupé depuis le XIXe siècle et quels enjeux politiques et économiques ils ont constitué jusqu’à aujourd’hui ».
10 Locke J. ? Traité du gouvernement civil, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 155.
11 Arendt H. ? Condition de l’homme moderne, Paris, Calman-Lévy, 1983, p. 99.
12 Kant E. . Doctrine du droit, paris, GF Flammarion, 1994, p. 17.
13 Ewald F., L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986, p. 435.