N°20 / Les nouvelles idéologies Janvier 2012

La recherche de la réalité par l'analyse de l'idéologie et de l'utopie

Karl Mainheim

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L'effort pour échapper aux déformations idéologiques et utopiques est en dernière analyse, une recherche de la réalité. Ces deux conceptions nous fournissent une base pour un scepticisme de bon aloi et elles peuvent être soumises à un usage positif en évitant les pièges dans lesquels notre pensée pourrait nous conduire. Spécifiquement elles peuvent être employées à combattre la tendance de notre vie intellectuelle à séparer la pensée du monde réel, à dissimuler la réalité ou à dépasser ses limites. La pensée ne devrait contenir ai plus ni moins que la réalité dans le milieu de laquelle elle opère. De même que la vraie beauté d'un style littéraire normal consiste à exprimer précisément ce à quoi il est destiné - en ne communiquant ni trop, ni trop peu de même l'élément valable de notre connaissance se détermine par l'adhérence à la situation réelle à connaître, plutôt que par son éloignement.

Si nous considérons les notions d'idéologie et d'utopie, la question de la nature de la réalité intervient une fois encore sur la scène. Les deux concepts contiennent cet impératif que toute idée doit être jugée par son accord avec la réalité. Dans l'intervalle, il est vrai, notre conception de la réalité elle-même a été révisée et mise en question. Tous les groupes et classes antagonistes dans la société cherchent cette réalité dans leurs pensées et leurs actes - il n'est donc pas surprenant qu'elle apparaisse différente à chacun d'eux1. Si le problème de la nature de la réalité était un simple produit spéculatif de l'imagination, nous pourrions aisément l'ignorer ; à mesure que nous avançons, il devient de plus en plus évident que c'est précisément la multiplicité des conceptions de la réalité qui produit la multiplicité de nos modes de pensée et que chaque jugement ontologique que nous portons conduit inévitablement à des conséquences à longue portée. Si nous examinons les nombreux types de jugements ontologiques avec. lesquels les différents groupes se présentent à nous, nous commençons à soupçonner que chaque groupe semble se mouvoir dans un monde d'idées séparé et distinct et que ces différents systèmes de pensée qui sont souvent en conflit les uns avec les autres, peuvent, en dernière analyse, se réduire à différents modes d'expérience de la « même » réalité.

Nous pourrions, évidemment, ignorer cette crise de notre vie intellectuelle, comme on le voit généralement dans la vie pratique quotidienne, au cours de laquelle nous nous contentons d'affronter les choses et leurs relations comme des événements distincts dans leur, cadre particulier immédiat2.S'il arrivait que, dans notre expérience, nous ne regardions les objets que d'un point de vue particulier et que nos moyens conceptuels suffisent dans nos rapports avec une sphère de vie extrêmement restreinte, nous ne pourrions jamais prendre conscience de la nécessité de nous enquérir des relations totales des phénomènes entre eux. Tout au plus, dans de telles circonstances, rencontrons-nous occasionnellement de l'obscurité dont cependant nous arrivons à triompher dans la pratique. Ainsi l'expérience quotidienne a opéré pendant très longtemps par des systèmes magiques d'explication, et jusqu'à une certaine phase du développement historique, ceux-ci étaient adéquats pour régler empiriquement les situations vitales primitives que l'homme rencontrait. Le problème, pour les époques antérieures comme pour la nôtre, peut être énoncé comme suit : dans quelles conditions pouvons-nous dire que le domaine de l'expérience d'un groupe ait changé si fondamentalement qu'une divergence devienne apparente entre le mode traditionnel de pensée et les nouveaux objets d'expérience (à interpréter d'après ce mode de pensée) ? Ce serait une explication trop intellectuelle que de prétendre que les anciennes explications aient été abandonnées pour des raisons théoriques. Dans ces périodes antérieures, c'était le changement réel dans les expériences sociales qui faisait éliminer certaines attitudes et schèmes d'interprétation, non conformes à certaines expériences fondamentales nouvelles.

Les sciences culturelles spéciales, du point de vue de leur particularité, ne valent pas mieux que la connaissance empirique quotidienne. Ces disciplines, elles aussi, voient les buts de la connaissance et formulent leurs problèmes de façon abstraite, en les détachant de leurs cadres concrets. Il arrive parfois que la formulation cohérente des problèmes se fait en accord avec la connexion organique réelle dans laquelle ils se présentent, et non simplement dans le sens où ils entrent dans les vues d'une certaine discipline. Mais, bien souvent, quand un certain stade est ,atteint, cet ordre organique et cohérent disparaît soudain. Les questions historiques sont toujours monographiques, soit à cause de la manière limitée dont le sujet est conçu, soit à cause de la spécialisation de l'étude. Pour l'histoire, ceci est, il est vrai, nécessaire, puisque la division académique du travail impose certaines limitations. Mais, quand le chercheur empirique ,se glorifie de son refus d'aller au delà de l'observation spécialisée que lui dictent les traditions de sa discipline, si larges qu'elles puissent être, il se fait une force d'un mécanisme de défense qui l'assure contre la mise en question de ses présuppositions.

Même cette sorte d'investigation qui ne dépasse jamais les limites de sa spécialité, est capable d'ajouter à nos données et d'enrichir notre expérience. Il est peut-être même exact qu'à une certaine époque, ce point de vue était celui qui convenait. Mais, de même que les sciences de la nature doivent douter de leurs hypothèses et de leurs assomptions, dès qu'un désaccord apparaît avec les faits et de même que toute recherche empirique ultérieure ne devient possible que lorsque les règles générales d'explication ont été révisées,. de même aujourd'hui, dans les sciences culturelles, nous sommes arrivés à un point où nos données empiriques nous contraignent à soulever certains problèmes à propos de nos présuppositions.

La recherche empirique qui se limite à une sphère particulière est pour longtemps dans la même position que le sens commun : c'est-à-dire que la nature et l'incohérence problématiques de sa base théorique demeurent voilées parce que la situation totale n'est jamais prise en considération. Il a été soutenu, à juste titre, que l'esprit humain peut faire les observations les plus lucides avec les concepts les plus inconsistants. Mais une crise est atteinte quand une tentative est faite pour réfléchir sur ces observations et définir les concepts fondamentaux des disciplines en question. L'exactitude de ce point de vue se manifeste par le fait que, dans certaines disciplines, l'investigation empirique se poursuit tout aussi paisiblement, tandis qu'une véritable guerre se livre sur les concepts et les problèmes fondamentaux de la science.

Toutefois cette manière de voir elle-même a des limites parce qu'elle formule sous l'aspect d'une proposition scientifique destinée à prendre une signification générale, une situation dans la science qui n'est caractéristique que d'une période donnée. Lorsqu'on commença à formuler ces idées vers le début du siècle actuel, les symptômes de la crise n'étaient visibles qu'à la surface de la recherche, dans des discussions portant sur les principes et les définitions. Aujourd'hui la situation a changé, la crise a pénétré au cœur même de la recherche empirique. La multiplicité des points de départ possibles et des définitions, la lutte entre les différents points de vue colorent même notre façon de voir ce qui autrefois paraissait être une relation unique et sans complication.

Personne ne nie la possibilité de la recherche empirique et personne ne soutient que les faits n'existent pas. (Rien ne nous semble plus inexact qu'une théorie illusionniste de la connaissance). Nous aussi, nous faisons appel aux « faits » pour notre démonstration ; mais la question de la nature des faits, est, en soi, un problème considérable. Ils existent toujours pour l'esprit dans un contexte intellectuel et social. Qu'ils puissent être compris et formulés implique déjà l'existence d'un appareil conceptuel ; et, si cet appareil conceptuel est le même pour tous les membres d'un groupe, les présuppositions (c'est-à-dire les valeurs intellectuelles et sociales possibles) qui sont à la base des concepts individuels, ne sont jamais aperçues. La certitude somnambulique qui a existé vis-à-vis du problème de la vérité pendant les périodes de stabilité de l'histoire, devient ainsi intelligible. Toutefois, une fois que l'unanimité est rompue3, les catégories fixes qui donnaient à l'expérience son caractère sûr et cohérent, subissent une désintégration inévitable. Il naît des modes de pensée divergents et antagonistes qui (à l'insu du sujet pensant) ordonnent les mêmes faits d'expérience en des systèmes de pensée différents et font qu'ils sont perçus à travers des catégories logiques différentes.

Nous aboutissons ainsi à la perspective particulière que nos concepts nous imposent et qui fait apparaître le même objet différemment selon le jeu de concepts sous lequel nous l'envisageons. En conséquence, notre connaissance de la « réalité », à mesure qu'elle assimile de plus en plus ces perspectives divergentes, deviendra de plus en plus compréhensive. Ce qui autrefois paraissait être simplement une frange inintelligible, incapable d'être subsumée sous un concept donné, a de nos jours donné naissance à un concept supplémentaire et parfois opposé, grâce auquel on peut atteindre une connaissance plus complète de l'objet.

Même dans la recherche empirique, nous reconnaissons toujours plus clairement combien l'identité ou le manque d'identité de nos points de vue fondamentaux sont un problème important. Pour ceux qui ont réfléchi sérieusement à ce sujet, le problème que présente la multiplicité des points de vue, est clairement mis en lumière par la limitation particulière de toute définition. Cette limitation fut reconnue par Max Weber, par exemple, mais il justifia un point de vue particulariste par la raison que l'intérêt particulier motivant la recherche détermine la définition spécifique à employer.

Notre définition des concepts dépend de notre position et de notre point de vue, qui sont, à leur tour, influencés par un, bon nombre de démarches inconscientes de notre pensée. La première réaction du penseur en présence de la nature limitée et de l'ambiguïté de ses notions est de bloquer le passage aussi longtemps que possible à une formulation totale et systématique du problème. Le positivisme, par exemple, prit beaucoup de peine pour se dissimuler à lui-même l'abîme qui se cache derrière toute pensée particulariste. C'était nécessaire, d'une part, pour lui permettre de continuer en sécurité sa recherche des faits ; mais, d'autre part, ce refus de connaître le problème menait souvent à l'obscurité et à l'ambiguïté pour les questions touchant la « totalité ».

Deux dogmes typiques firent particulièrement obstacle à ce que certaines questions fondamentales fussent soulevées. Le premier fut la théorie qui ne voyait dans les questions métaphysiques, philosophiques et autres questions voisines que des problèmes sans objet. Selon cette théorie, seules les formes spécialisées de la connaissance empirique avaient quelque droit à la validité. La philosophie même était regardée comme une discipline spéciale dont la préoccupation primordiale et authentique était d'ordre logique. Le second de ces dogmes qui bloqua l'accès à une perspective de la « totalité », fut une tentative de compromis, par la division du champ de recherche en deux zones exclusives l'une de l'autre et qui seraient occupées respectivement par la science empirique et par la philosophie : la première fournissait aux questions immédiates et particulières des réponses certaines et irrécusables, tandis que, dans les questions et problèmes généraux de la « totalité », on avait recours à des spéculations philosophiques plus « relevées ». Ceci amenait la philosophie à renoncer à sa prétention de fonder ses conclusions sur une évidence universellement valable.

Une telle solution ressemble étrangement à ce dicton des théoriciens de la monarchie constitutionnelle, qui déclare : « Le roi règne, mais ne gouverne pas ». C'est ainsi que la philosophie se voit accorder tous les honneurs. La spéculation et l'intuition sont dans certaines circonstances, considérées comme des instruments de connaissance plus élevés, mais seulement à la condition qu'elles n'interviennent pas dans l'investigation empirique, positive, universellement et populairement valable. Par là le problème de la « totalité » est une fois de plus évité. La science empirique a écarté ce problème ; et la philosophie ne peut être incriminée puisqu'elle n'est responsable que devant Dieu. Son témoignage n'est valable que dans le domaine de la spéculation et n'est confirmé que par l'intuition pure. La conséquence d'une telle dichotomie est que la philosophie, qui devait avoir la tâche vitale de clarifier l'esprit de l'observateur dans la situation totale, n'est pas en mesure de le faire, puisqu’elle a perdu contact avec le tout en se limitant à un domaine plus « relevé ». Par ailleurs, le spécialiste avec son point de vue traditionnel (particulariste) se voit dans l'impossibilité d'atteindre cette vision plus compréhensive qui est rendue si nécessaire par la condition actuelle de la recherche empirique. Pour la maîtrise de chaque situation historique, une certaine structure de pensée est nécessaire, qui s'élève à la hauteur des exigences des problèmes réels auxquels nous avons à faire face en fait, et qui soit à même d'intégrer ce qui est pertinent dans les divers points de vue en conflit. Dans ce cas, il est nécessaire, en outre, de trouver un point de départ axiomatique plus fondamental, une position d'où il sera possible de synthétiser la situation totale. Une dissimulation hésitante et peureuse des contradictions et lacunes ne réussira pas mieux à nous conduire hors de la crise que les méthodes d'extrême droite et d'extrême gauche qui l'exploitent, dans la propagande, en vue de la glorification du passé ou de l'avenir, oubliant pour l'instant que leur propre position est sujette à la même critique. Il ne sera pas non plus d'un grand secours d'interpréter la situation unilatérale et le caractère limité de la perspective de l'adversaire comme étant simplement une preuve de plus de la crise qui sévit dans son camp. Ce procédé ne peut être pratiqué que si la méthode que l'on emploie n'est pas contrée par quelqu'un d'autre et tant, par conséquent, que l'on demeure inconscient des limitations de son propre point de vue.

Ce n'est que lorsque nous sommes entièrement informés du champ limité de tout point de vue, que nous sommes sur la voie de la compréhension de la « totalité », que nous recherchons. La crise de la pensée n'est pas une crise qui affecte simplement une position intellectuelle singulière ; c'est une crise qui affecte tout un monde ayant atteint une certaine phase de son développement intellectuel. Voir plus clairement la confusion dans laquelle est tombée notre vie intellectuelle et sociale, représente un enrichissement, et non une perte. Le fait que la raison puisse pénétrer plus profondément dans sa propre structure n'est pas un signe de faillite intellectuelle. On ne peut considérer non plus comme une insuffisance intellectuelle de notre part, le fait qu'un élargissement extraordinaire de perspective nécessite une révision complète de nos conceptions fondamentales. La pensée est un processus déterminé par des forces sociales réelles : elle met continuellement en question ses découvertes et corrige ses procédés. (Il serait fatal, pour cette raison, de se refuser à admettre, par pure timidité de pensée, ce qui est dès maintenant devenu clair.) L'aspect de la situation présente, qui donne le plus d'espoirs, est que nous ne pouvons nous contenter de perspectives bornées et que nous cherchons constamment à comprendre et à interpréter des vues particulières dans un contexte toujours plus étendu.

RANKE, lui-même, dans son Politische Gespräch, mit les paroles suivantes dans la bouche de son porte-parole (Frédéric) :

« Vous ne pourrez jamais arriver à la vérité en vous contentant d'écouter des affirmations extrêmes. La vérité se trouve toujours en dehors du champ où se découvre l'erreur. Même de toutes les formes d'erreurs rassemblées, il serait impossible d'extraire la vérité. Vous découvrirez la vérité en la considérant en elle-même et, pour elle-même, dans son propre domaine. Toutes les hérésies du monde ne vous enseigneront pas ce qu'est le Christianisme, il ne peut être appris qu'en lisant l'Évangile »4.

Des idées aussi simples et aussi vraies que celles-ci évoquent, dans leur pureté et leur « naïveté », quelque Eden intellectuel qui ne connaît rien de l'ébranlement de la connaissance après la Chute. On découvre trop souvent que la synthèse présentée avec l'assurance qu'elle étreint la totalité, se trouve être en définitive l'expression du particularisme le plus étroit et que l'adoption sans critique de tout point de vue à notre portée est une des façons les plus certaines d'empêcher d'atteindre la compréhension plus large et plus compréhensive qui est possible de nos jours.

La totalité dans le sens où nous la concevons n'est pas une vision de réalité immédiate et éternellement valable qu'on ne pourrait attribuer qu'à un regard divin. Ce n'est pas un horizon stable et limité à lui-même. Au contraire, une vue totale implique à la fois l'assimilation et le dépassement des limitations des points de vue particuliers. Elle représente le processus continu de l'expansion de la connaissance. Son but n'est pas d'atteindre une conclusion valable de façon supra-temporelle : c'est l'extension la plus vaste possible de notre champ de vision.

Pour donner une image simple, tirée de l'expérience quotidienne, de cet effort vers une vue totale, nous pouvons prendre le cas d'un individu dans une situation vitale donnée qui s'occupe des problèmes individuels concrets qui le touchent, et puis qui s'éveille soudain et découvre les conditions fondamentales déterminant son existence sociale et intellectuelle. En pareil cas, celui qui s'occupe exclusivement et continuellement de 'ses tâches quotidiennes, ne prendrait pas une attitude interrogative vis-à-vis de lui-même et de sa situation, et cependant un tel individu, en dépit de son assurance, serait prisonnier d'un point de vue partial et particulariste, jusqu'à ce qu'il ait atteint la crise qui lui ouvre les yeux. Ce n'est qu'au moment où, pour la première fois, il concevrait qu'il fait partie d'une plus vaste situation concrète, que la tendance s'éveillerait en lui à voir ses propres activités dans le contexte de la « totalité ». Il est vrai que sa perspective peut encore être aussi limitée que l'étroitesse de son champ d'expérience l'admet : peut-être la mesure dans laquelle il analyserait sa situation ne dépasserait-elle pas le champ de la petite ville ou du cercle social restreint dans lequel il évolue. Néanmoins, traiter les événements et les êtres humains comme appartenant à des situations identiques à celles dans lesquelles il se trouve lui-même est quelque chose de tout à fait différent de la simple réaction immédiate à un stimulus ou à une impression directe. Une fois que l'individu a saisi la méthode lui permettant de s'orienter lui-même dans le monde, il est inévitablement entraîné au delà de l'étroit horizon de sa propre ville et prend conscience qu'il est partie d'une situation nationale, et, plus tard, mondiale. C'est de la même manière qu'il pourra comprendre la position de sa propre génération, sa propre situation immédiate dans l'époque où il vit, et cette période enfin comme partie du processus historique total.

Dans ses contours structurels, cette sorte d'orientation vers sa situation à soi, représente en miniature le phénomène dont nous parlons, comme une poussée toujours plus vaste vers une conception totale. Bien que ce soit la même matière qui est contenue dans cette réorientation et dans les observations individuelles constituant la recherche empirique, le but est ici tout à fait différent. L'analyse de la situation est le mode de pensée naturel dans toute forme d'expérience qui s'élève au-dessus du niveau commun. Si les possibilités de cette approche ne sont pas pleinement utilisées par les disciplines spéciales, c'est qu'ordinairement, leurs buts d'étude sont délimités par des points de vue fortement spécialisés. Mais la Sociologie de la Connaissance tend à voir la crise même dans notre pensée comme une situation que nous .nous efforçons de considérer comme une partie d'un tout plus vaste.

Si dans une situation aussi compliquée que la nôtre, précédée par un développement intellectuel aussi différencié que le nôtre l'a été, ce sont de nouveaux problèmes de pensée qui prennent naissance, les hommes doivent apprendre à penser de façon nouvelle, car l'homme est une créature qui doit continuellement se réadapter à son histoire sans cesse changeante. Jusqu'à maintenant, nos attitudes envers nos processus intellectuels (malgré toutes nos prétentions à la pensée logique) n'étaient pas très différentes de celles de n'importe quelle personne naïve. Les hommes étaient accoutumés à agir sans comprendre clairement les situations dans lesquelles ils agissaient. Mais. de même qu'il y eut un moment, dans l'histoire politique, où les difficultés d'action devinrent si grandes qu'elles ne pouvaient plus être surmontées directement sans que l'on se mît à réfléchir à la situation elle-même, et de même qu'un homme était contraint d'apprendre de plus en plus à agir, d'abord sur la base d'impressions extérieures touchant la situation, plus tard en l'analysant structurellement, de même nous pouvons considérer comme le développement naturel d'une tendance le fait que l'homme est actuellement aux prises avec la situation critique qui est née de sa pensée, et s'efforce d'envisager plus clairement la nature de cette crise.

Les crises ne se surmontent pas par quelques tentatives nerveuses et précipitées en vue de supprimer les problèmes nouveaux qui nous incommodent, ni par la fuite vers la sécurité d'un passé révolu. Le moyen d'en sortir ne se trouve que dans l'extension graduelle et l'approfondissement d'intuitions nouvelles et dans une avance prudente dans la direction d'une maîtrise réfléchie.

1  En ce qui concerne la différenciation des ontologies selon les positions sociales, cf. mon « Das konservative Denken », loc. oit. - Cf. en outre EPPSTEIN, P. « Die Fragestellung nach der Wirklichkeit im historischen Materialismus », Archiv für Sozialwissenschaft und Soziapolitik, IX (1928), p. 449 s.q. Le lecteur attentif notera peut-être qu'à partir d'ici la conception évaluative de l'idéologie tend de nouveau à prendre la forme de la conception non-évaluative, mais ceci dans l'intention de découvrir une solution évaluative. Cette instabilité dans la définition du concept fait partie de la technique de la recherche qui pourrait être considérée comme étant arrivée à maturité et qui, par conséquent, ne veut s'asservir à aucun point de vue particulier qui restreindrait son horizon. Ce relationnisme dynamique offre la seule issue possible hors d'une situation mondiale qui nous présente une multiplicité de points de vue antagonistes, dont chacun, bien que revendiquant une validité absolue, a été présenté comme relatif à une position particulière et comme adéquat seulement à celle-là. Ce n'est que lorsqu'il aura assimilé tous les points de vue et les motifs cruciaux dont les contradictions internes expliquent notre tension politico-sociale actuelle, que le chercheur sera en mesure d'atteindre une solution adéquate à notre situation vitale actuelle. Si le chercheur, au lieu de prendre aussitôt une position définie incorpore dans sa vision chaque courant antagoniste et contradictoire, sa pensée sera flexible et dialectique plutôt que rigide et dogmatique. Une telle élasticité conceptuelle et l'aveu sincère qu'il y a encore bien des contradictions non résolues ne devra pas, comme cela arrive si souvent dans la pratique, obscurcir sa vision. A vrai dire, la découverte de contradictions jusqu'ici irrésolues devrait servir de stimulant au type de pensée qu'exige la situation présente. Comme nous l'avons indiqué précédemment, notre but est d'amener tout ce qui est ambigu et douteux en notre vie intellectuelle contemporaine, dans le champ de vision -de la conscience ouverte et du contrôle, en signalant constamment les éléments soigneusement déguisés et souvent dissimulés de notre pensée. Une telle procédure aboutira à un relationisme dynamique pour lequel il vaudrait mieux se passer d'un système fermé, s'il devait être le résultat d'une systématisation d'éléments particuliers et discrets, dont les limitations sont déjà apparues. En outré, nous pourrions demander si la possibilité et le besoin d'un système ouvert ou fermé, ne varient pas d'une époque à une autre et d'une position sociale à une autre. Ces quelques remarques doivent faire com­prendre au lecteur que quels que soient les types de formulation que nous employons dans notre pensée. ce ne sont pas des créations arbitraires, mais plutôt des moyens de compréhension et de maîtrise plus ou moins adéquats des formes d'existence et de pensée, constamment changeantes, qui s'y expriment. Pour quelques commentaires concernant l'implication sociologique des « systèmes » de pensée, cf. « Das konservative Denken p. 86 »

2  Rien ne pourrait être plus inutile et incorrect que de discuter comme suit : Puisque toute forme de pensée historique et politique est basée, jusqu'à un certain point, sur des assertions métathéoriques, il s'ensuit que nous ne pouvons accorder notre confiance à aucune idée ou forme de pensée et, par suite, peu importe quels arguments théoriques sont employés dans un cas donné. Ainsi, chacun de nous devrait compter sur son instinct, sur ses intuitions personnelles et intimes ou sur ses intérêts privés, selon ce qui lui convient le mieux. Si chacun de nous agissait ainsi, quel que soit son point de vue partisan, il pourrait s'y attacher en toute conscience et même se sentir le cœur tout à fait léger à ce sujet. Pour défendre notre analyse contre la tentative de l'utiliser pour un tel but de propagande, on peut dire qu'il existe une différence fondamentale entre, d'une part un esprit partisan aveugle et l'irrationalisme qui naît d'une pare indolence mentale ne sachant voir dans l'activité intellectuelle qu'une propagande et des jugements personnels arbitraires, et, d'autre part, le type de recherche qui s'intéresse sérieusement à l'analyse objective et qui, après avoir éliminé toute évaluation Consciente, découvre un résidu d'évaluation irréductible inhérent à la structure de toute pensée. (Pour un exposé plus détaillé, cf. mes conclu$long dans la discussion de mon étude « Die Bedeutung der Konkurrenz ira Gebiete des Geistigen », et mes remarques sur le texte de l'étude de W. SOMMET sur la méthodologie à la même réunion, Verhandlungen des sechsten deutschen Soziologentages, loc. cit.).

3  Pour plus ample détail quant à la cause sociologique de cette désintégration, cf. l'étude de l'auteur « Die Bedeutung der Konkurrenz im Gebiete des Geistigen », loc. cit.

4 RANKE, Das politische Gespräck, éd. par Rothacker (Halle an der Spree, 1925), p. 13.

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