Cet article est une version révisée de l’article publié initialement dans la revue Suma Cultural, vol. 1 n° 2, 2000, éditée par la Fondation Universitaire Konrad Lorenz de Bogotá, Colombie. La traduction française a été réalisée par Anne-Rachel Schehr Buchs, psychologue, que l’auteure de l’article remercie pour son travail. L’auteure remercie également Esteve Freixa y Baqué pour ses précieux commentaires sur le texte.
Introduction
B.F. Skinner (1904 – 1990) a été un des auteurs les plus controversés et en même temps un des auteurs les plus mal compris, tant dans le champ de la psychologie que dans d’autres disciplines comme la philosophie. Il paraît donc pertinent de réexaminer plusieurs thèmes importants de son œuvre, notamment ceux qui touchent à la bioéthique.
Cet article prétend, en effet, clarifier la position de Skinner sur le thème de l’éthique à un moment où il est justement « à la mode » de parler de crise des valeurs de la société. En premier lieu, nous présenterons les concepts de base qui permettent de comprendre la position étique de cet auteur. Puis, nous développerons les thèmes spécifiques en relation avec cette problématique, notamment la question du concept de personne, les rapports entre science et humanisme et la question du contrôle. Finalement, nous en résumerons les points essentiels.
Il est difficile d’identifier, au sein de son abondante bibliographie, un article ou un ouvrage qui constitue le point d’origine de la réflexion éthique de Skinner car c’est finalement toute son œuvre qui est traversée de références essentielles sur cette question. Nous pouvons cependant dire que son roman Walden Two (1948) contient certains éléments essentiels, ne serait-ce que parce qu’il a été écrit en pensant au type de société qui devrait exister pour tous les jeunes gens qui revenaient alors de la guerre : un monde dans lequel la probabilité d’un nouveau conflit mondial aurait été minimale (Skinner, 1980).
Plus tardivement, Beyond Freedon and Dignity (1971a) a constitué un autre ouvrage polémique qui a reçu de nombreuses critiques de la part de différents courants philosophiques.
Afin de donner un peu d’ordre au contenu de cet article, nous commencerons par examiner la conception de la personne chez Skinner, car le concept d’éthique n’aurait pas de sens sans elle.
La personne et son environnement
Dans plusieurs de ses écrits et conférences, Skinner attribuait clairement les résistances et le rejet dont faisait l’objet sa conception d’une science du comportement (cf. le chap. 1 de Science and Human Behavior, 1953) à sa conceptualisation de la personne. Ce fut particulièrement le cas de la psychologie humaniste.
Pour Skinner, la personne se définit comme un organisme biologique en interaction avec son environnement social. Cela signifie que nous existons en tant que personnes seulement à partir du moment où nous entrons en relation avec d’autres, au moment où nous commençons à faire partie d’une communauté verbale, c’est-à-dire, une communauté qui partage des pratiques culturelles et un même langage. En ce sens, la personne ne peut se concevoir indépendamment de son environnement social.
De plus, tout comme le comportement se définit comme l’interaction entre un organisme et son milieu ambiant (physique et social), le concept de personne peut se comprendre comme un système de comportement extrêmement complexe, impliquant un ensemble de répertoires de conduites.
Dans cette perspective, ce qui constitue “l’identité” est nécessairement le fruit des contingences responsables du comportement en tant que tel : car nous nous comportons de manière différente en fonction des contingences qui prévalent dans les différents contextes où nous agissons tout au long de notre vie (Skinner, 1953, 1974, 1991).
Il convient sans doute ici d’expliciter le terme de contingence, car il s’agit d’un concept central pour la compréhension du comportement chez Skinner. La contingence se réfère à la relation de dépendance qui existe entre toutes les variables qui déterminent le comportement. C’est-à-dire que le comportement s’explique à partir de l’identification des relations de contingence qu’il implique et que ce comportement ne peut se modifier qu’à travers la modification de ces relations contingentes.
Au sein des relations de contingence, on trouve des variables antécédentes (facteurs biologiques et historiques ainsi que les stimuli présents) et des variables conséquentes (effets sur l’environnement), sans que cela implique forcément une contiguïté temporelle, comme c’est le cas dans certains modèles explicatifs de type mécaniciste.
On appelle contingences de renforcement les relations entre variables qui ont pour fonction d’augmenter la probabilité d’occurrence d’une classe de comportements. Cela signifie concrètement qu’un comportement peut être fonction de contingences de renforcement positif, c’est-à-dire, quand ses conséquences incluent des événements valorisés (par exemple, en cas de réussite scolaire, professionnelle ou affective). Le comportement peut aussi être fonction de contingences de renforcement négatif, lorsqu’il permet la fuite ou l’évitement de situations ou de stimuli aversifs présents ou à venir, comme, par exemple, lorsqu’un adolescent agit essentiellement afin d’éviter les sermons de ses parents.
Le comportement comme objet d’étude en soi
Skinner considérait le comportement humain comme un objet d’étude scientifique en soi et non comme la manifestation de quelque chose d’autre. Cette posture scientifique a aussi été objet de polémique, en grande partie parce qu’elle touche au thème du déterminisme : en tant qu’objet d’étude scientifique, le comportement se conçoit selon lui comme un phénomène naturel qui s’explique à partir des facteurs déterminant la probabilité de son occurrence. Par conséquent, l’objet de la psychologie est de comprendre le comportement en fonction de ces facteurs déterminants.
Le premier facteur déterminant le comportement humain se trouve dans les contingences phylogénétiques (responsables des caractéristiques de l’individu en tant que membre d’une espèce)
Le second déterminant est constitué par les contingences de renforcement liées à la sélection par les conséquences : les comportements se sélectionnent et se renforcent s’ils produisent des effets (conséquences) qui remplissent une fonction de renforcement (et augmentent la probabilité d’occurrence de cette classe de comportement dans le futur).
Le troisième déterminant se réfère aux contingences culturelles, ou contingences de renforcement social, qui permettent d’expliquer la survivance des pratiques culturelles (cultures qui s’expliquent aussi par un processus de sélection par les conséquences selon Skinner (1969)).
Pour notre auteur, l’évidence scientifique milite en faveur de ce déterminisme dans la mesure elle permet de mieux connaître les contingences de renforcement, l’histoire et les conditions génétiques. Cependant, ce déterminisme ne doit pas être confondu avec un « pré-déterminisme », distinction qui n’est pas toujours claire lorsqu’on parle du déterminisme dans la conception skinnérienne : l’explication se fait ici en termes probabilistes et non comme une vérité absolue et définitive, ne serait-ce que parce que les contingences sont changeantes et complexes et qu’il est souvent difficile de les appréhender de manière exhaustive.
L’analyse fonctionnelle de la relation comportement-environnement permet de déterminer la probabilité d’occurrence des classes de comportement via l’identification minutieuse de ces relations de contingence. La complexité du comportement humain est due en grande partie à la complexité grandissante des contingences. Le fait que leur identification et leur analyse soient difficiles n’invalide en rien l’hypothèse déterministe. En dernière analyse, le déterminisme apparaît bien lié au fait de concevoir le comportement humain comme un phénomène régulé naturellement.
Science et humanisme
Cette approche déterministe du comportement est parfaitement cohérente avec son approche pragmatique des objectifs de la science.
Dès le début de sa carrière, Skinner a toujours cherché à atteindre des objectifs de changement qui soient profitables pour l’ensemble de l’Humanité : adopter une position déterministe impliquait ainsi qu’il soit possible de faire quelque chose pour changer les variables qui déterminent le comportement humain.
A l’inverse, la conception traditionnelle de l’homme autonome ne laisse que bien peu d’alternatives car elle empêche de considérer la conduite humaine comme un objet d’étude scientifique en soi (Skinner, 1953, 1971a, 1974).
Il vaut la peine ici de citer ce passage de Science and Behavior : “la science est avant tout un ensemble d’attitudes. C’est une disposition pour aborder les faits… une disposition pour aborder les faits même quand ceux-ci s’opposent aux désirs… Grâce à Freud nous sommes aujourd’hui plus conscients de la pensée du désir. A l’opposé, il y a l’honnêteté intellectuelle, qualité extrêmement importante pour un scientifique efficace…. La science est bien sûr plus qu’un ensemble d’attitudes. C’est la recherche d’un ordre, de régularités, de relations valides entre les faits. » (Skinner, 1953/1971b, pp. 43-44.)
En résumé, le déterminisme chez Skinner renvoie au fait que la personne et son environnement coexistent et sont interdépendants. Selon lui, bien que l’expérience privée soit inaccessible au reste de la communauté verbale, cela ne garantit pas l’autonomie de l’individu, entendue traditionnellement comme une indépendance à l’égard de facteurs externes au système de comportement. Tourinho (2009) aborde la question de l’interdépendance de manière intéressante en faisant un rappel historique de ce qui a conduit à l’individualisme, qui, comme le conclut également l’examen réalisé dans le présent article, est incompatible avec l’éthique skinnerienne.
Toujours en lien avec le concept d’éthique proprement dit, Skinner affirmait que la psychologie, en tant que science du comportement, ne peut accepter l’idée que la science soit éloignée des questions sur le destin de l’homme et le sens de la vie, que ce soit au niveau de l’être humain ou au niveau de l’espèce.
Ces questions impliquent nécessairement des jugements de valeurs parce qu’elles renvoient non pas tant à ce qui peut se faire mais à ce qui doit se faire. Pour Skinner (1991), cela renvoie au comportement humain et c’est pour cela qu’il a proposé comme objectif de la science du comportement de comprendre et d’expliquer celui-ci sous tous ses aspects et dans toutes ses dimensions.
La science du comportement ne cherche en aucun cas à ‘déshumaniser’ l’être humain, simplement à le « deshomunculusiser » afin justement d’éviter la disparition de l’espèce humaine. Son objectif doit être le comportement humain et sa préoccupation centrale doit être ce qu’il est possible de faire, ce qui s’est fait jusqu’à présent au travers de l’analyse des contingences, car il n’existe pour l’instant pas d’explication exhaustive de celui-ci (Skinner, 1984a).
La question du contrôle
La question du contrôle, liée aux concepts de déterminisme, causalité et objet de la science du comportement, constitue un des aspects les plus polémiques de l’œuvre de Skinner. Le symposium sur les problèmes du contrôle du comportement humain auquel ont participé Rogers et Skinner constitue en ce sens une référence intéressante.
Skinner y affirmait notamment que nier la réalité du contrôle constituait un acte de mauvaise foi avec soi-même.
Rogers, pour sa part, partageait l’idée que le comportement humain pouvait constituer l’objet de la science et que cela impliquait comme conséquence la prédiction et le contrôle du comportement. Sa principale préoccupation n’était cependant pas d’accepter ou refuser l’idée du contrôle du comportement mais bien plus de définir le type de contrôle et, surtout, sa finalité ; en d’autres termes, les valeurs impliquées dans l’application du concept.
Sur ce point, Rogers ignorait les valeurs associées au projet skinnerien, en particulier celles évoquées dans son roman Walden Two, ce qui était particulièrement flagrant lorsqu’il les a comparées au roman 1984 de G. Orwell.
Skinner répondit combien il lui était pénible d’entendre Rogers affirmer cela car précisément ses valeurs étaient bien différentes. Celles-ci sont explicites tout au long de son œuvre : égalité réelle entre les membres de la communauté, formation en autocontrôle, justice, bonheur défini en termes de bien-être individuel et collectif, productivité respectueuse de l’écologie, créativité, confiance, pour ne citer qu’elles (Rogers y Skinner, 1956/ 1973 ; Skinner, 1948).
Le concept le plus pertinent par rapport à la question de l’autonomie est sans doute celui de l’autocontrôle. Pour Skinner, un des objectifs de la psychologie est justement de faire de chacun de nous des analystes experts de notre propre comportement afin de nous permettre de discriminer quels éléments contrôlent nos répertoires comportementaux.
Par exemple, au sein de ces répertoires de contrôle, il y en aurait d’aussi simples que tourner 7 fois la langue dans sa bouche avant de parler, changer de chemin pour ne pas passer en un lieu lié à la consommation de nourriture lors d’un régime, arranger un environnement social ou physique de manière à augmenter la probabilité d’un comportement désiré ou, à l’inverse, diminuer sa probabilité d’apparition, pour ne citer que ces quelques stratégies.
C’est dans cette perspective que l’on doit comprendre l’accent mis sur l’éducation morale et l’autocontrôle durant les années préscolaires, tels que décrits dans Walden Two (Skinner, 1948) afin d’en appliquer ultérieurement les principes durant la vie quotidienne (Skinner, 1953, 1984b).
Par ailleurs, il est relativement facile d’identifier le système de valeurs et la posture éthique de Skinner quand on regarde son point de vue sur la politique, l’économie et l’éducation.
Il est cependant vrai que le concept de contrôle a généré un tel rejet qu’il a empêché une lecture de ses implications éthiques qui ne soit pas biaisée. Il sort de l'objectif de cet article d’en faire un rappel détaillé, mais que pourrait-on conclure, par exemple, de l’affirmation suivante : « La présente analyse devrait conduire à une amélioration des méthodes éducatives. Si notre analyse est par essence correcte, il n’existe aucune raison pour laquelle nous ne pourrions pas enseigner à un homme à penser. Il n'en existe pas non plus pour que nous ne puissions pas améliorer fondamentalement les méthodes de raisonnement afin d'utiliser pleinement toutes les possibilités de l'organisme pensant, qu’il s’agisse de l’individu, d’un groupe organisé ou d’un ingénieux mécanisme complexe » (Skinner, 1953 ; 1971b, p. 283). Bien sûr, la majorité des éléments évoqués dans cet extrait ont à voir avec la notion de contrôle et avec son idéal de "égalité des chances", évident dès son roman Walden Two, et dans lequel le système éducatif était conçu de façon à ce que tous réussissent à devenir des êtres pensants ayant développé au maximum leurs compétences.
La notion de contrôle du comportement constitue la pierre angulaire de toute l’œuvre de Skinner, pour qui le rejet et les réponses émotionnelle générées par le mot « contrôle » s’expliquent à travers l’histoire de l’Humanité : le type de contrôle qui a prévalu est celui du contrôle de type aversif ou négatif. Reconnaître par ailleurs que celui-ci a été planifié par quelqu’un ajoute encore au phénomène de rejet (Rogers y Skinner, 1956/ 1973).
Quand des institutions ou des personnes exercent un contrôle aversif, la tendance naturelle est d’y échapper, de l’éviter ou d’exercer un contre-contrôle. Lorsque le contrôle est fort et contrebalance les mécanismes antérieurs, l’effet qui en résulte peut être l’inaction ou la perte totale d’énergie (impuissance – dépression).
Par conséquent, c’est précisément autour du contrôle aversif que surgissent les interrogations relatives à l’éthique, lesquelles ont été amplement analysées par Skinner : si les conséquences d’une punition ne sont pas souhaitables et qu’il ne nous plaît pas d’être puni, pourquoi cela reste-t-il un outil de contrôle social si important ? Bien sûr, il peut exister des raisons phylogénétiques à cela (cf. les études éthologiques) mais il peut y avoir aussi des explications en termes de contingences de renforcement, lesquelles nous aident à comprendre comment nous apprenons à accepter des pratiques aversives au sein de notre propre culture.
D’après l’analyse du comportement proposée par Skinner, la punition comporte des conséquences négatives ou indésirables, mais celles-ci ne sont pas immédiates pour celui qui punit ; elles sont plutôt différées, raison pour laquelle ces conséquences ne sont pas suffisantes pour provoquer l’extinction des pratiques aversives. Quant aux conséquences immédiates, celles-ci sont renforçantes pour celui qui punit : on parle là de soumission à l’autre et d’obéissance (Skinner, 1971a, 1974, 1982, 1991).
Il nous faut mentionner ici d’autres implications éthiques : non seulement le contrôle aversif (cri, menace) comporte des conséquences renforçantes immédiates pour la personne qui l’exerce grâce à l’obtention de l’obéissance de l’autre mais, plus généralement, le contrôle aversif requiert un répertoire de comportement plus simple (en termes d’économie du comportement : il est plus économique en termes d’évolution : il est plus primaire) de la part de celui qui l’exerce.
Par exemple, il est plus facile pour un professeur de crier sur un élève distrait ou inquiet que de modeler son comportement à travers un arrangement de contingences pédagogiques. Le même type d’interactions peut être observé dans le contexte familial, au sein des relations parents-enfants ou entre conjoints. Les pratiques culturelles du contrôle aversif se maintiennent pour cette raison et l’explication de ce maintien en termes de contingences de renforcement est en général plus parcimonieuse qu’en termes d’hypothèses spéculatives (par exemple, la soif de pouvoir).
Se basant sur des observations de l’usage du contrôle aversif, tant en laboratoire que dans l’environnement social, Skinner défendait l’idée qu’il était nécessaire d’élaborer une technologie capable de changer ces contingences de renforcement négatif et de punition. Son projet consistait en la modification du comportement, mais cette terminologie a malheureusement généré beaucoup de malentendus, en grande partie parce qu’elle a conduit à une association avec des techniques basées sur le conditionnement pavlovien (cf., par exemple, le film Orange Mécanique), l’usage de drogues ou la technologie électrique, et cela malgré le fait que le terme ait été conçu en se référant exclusivement au procédé de renforcement positif.
La responsabilité d’attribuer à Skinner les techniques de modifications de la conduite basées sur les principes du conditionnement classique (pavlovien) et de la punition en revient aux auteurs mêmes d’ouvrages de psychologie de l’apprentissage et de manuels de modification de la conduite. Mais si l’on regarde attentivement les travaux de Skinner, on remarque que la modification du comportement se conçoit comme la première proposition alternative au contrôle aversif et que cela n’a rien à voir avec les techniques punitives.
Néanmoins, la proposition du renforcement positif a également été jugée comme une manipulation, une corruption et autres « noms d’oiseaux » exprimant un rejet, par principe, du contrôle. Pour cette raison, il est important de clarifier la position de Skinner sur ce point ; car le problème n’a finalement rien à voir avec le principe du renforcement lui-même, lequel a été scientifiquement prouvé, mais bien plus avec l’interprétation et l’application dudit principe.
Les critiques et opposants au contrôle affirment que personne n’a le droit d’exercer un contrôle sur autrui, mais c’est plutôt l’expérience fréquente du contrôle aversif qui nous amène à considérer le contrôle comme mauvais en soi. En cela, nous avons oublié que chacun de nous a été au moins une fois impliqué dans des comportements de contrôle, que ce soit de manière délibérée ou non (Skinner, 1971, 1982). La position de Skinner est claire en ce sens : mieux nous connaîtrons le contrôle et plus il y aura de chances pour que nous nous rapprochions de formes de contrôle positif. Ce thème est donc directement lié avec l’éthique.
Beaucoup d’alternatives à la punition ont été proposées ; mais les principes sur lesquels elles se sont développées n’ont pas connu de succès, en grande partie parce que les pertes ou les coûts étaient immédiats alors que les bénéfices ou les avantages étaient différés (à long terme). L’analyse expérimentale du comportement constitue en ce sens un outil pointu qui permet d’appréhender le problème du développement des contingences dans le temps.
Origines de l’éthique
Au sein des recherches et interprétations de Skinner sur l’évolution du comportement humain, l’éthique constitue une clase fonctionnelle de comportement social, probablement surgi au moment où le fait que notre comportement produisait des effets sur le comportement des autres était naturellement renforçant. Certaines configurations sociales renforçantes sont ainsi apparues, qui ont permis d’établir une valeur de renforcement à certains processus de conduite tel que le modelage (les uns servant de modèles aux autres). C’est ainsi qu’on a alors commencé à renforcer la conformité à certains patrons de conduites et à punir ceux qui déviaient de ce qui avait été établi (Skinner, 1984a).
Avec l’évolution de ces contingences sociales, certaines entités ont progressivement assumé le pouvoir de contrôler le comportement à travers l’usage de la punition et la menace de punition, et sont ainsi apparues les normes et les règles. Les règles, que l’on peut définir comme la description d’une relation de contingences (relation conduite-conséquences) ont été conçues pour le bénéfice mutuel de ceux qui maintiennent les contingences et de ceux qui sont affectés par elles. Elles assument, par conséquent, une fonction d’autocontrôle au sein du groupe. En ce sens, l’éthique aurait plutôt à voir avec le fait que, à travers de l’histoire, les contingences ont généralement cherché le bien de ceux qui les maintenaient, laissant de côté le bien de ceux qui étaient affectées par elles (Skinner, 1953, 1982, 1991).
Dans cette perspective, l’éthique apparaît liée à des contingences de renforcement de type social : l’effet renforçateur retombe sur la personne ou le groupe qui bénéficie de son action. Cela implique la promotion du bien des autres, du bien de la société. C’est pourquoi cela n’a pas de sens d’affirmer qu’une personne est éthique sans observer directement son comportement dans des situations sociales impliquant des conditions « éthiques ». Pour cette raison, il est préférable de parler de classe fonctionnelle de comportements et non de réponses spécifiques.
En philosophie, on distingue généralement entre morale et éthique : la morale renvoie aux coutumes, devoirs, droits et règles d’une communauté tandis que l’éthique renvoie aux concepts de bien et de mal à l’aune de la vie humaine (Angarita, 1998, p. 88). On ne retrouve pas cette distinction chez Skinner, ce qui peut s’expliquer par sa conception intégrative de « classe fonctionnelle » : la morale et l’éthique appartiennent à la même classe fonctionnelle du point de vue de leurs effets sur le bien-être de la communauté. L’éthique et la morale impliquent des valeurs et des jugements de valeurs. Pour Skinner, les valeurs sont déterminées par des processus de sélection basés sur des contingences de type social : c’est la communauté verbale qui sélectionne quels comportements sont « corrects » et les renforce positivement et établit des contingences punitives pour les comportements contraires.
Ainsi, il convient d’agir pour posséder toute chose qualifiée de « bonne » tandis que, à l’inverse, il convient d’éviter les choses qualifiées de « mauvaises ». Néanmoins, il faut distinguer entre une chose et son effet en termes de renforcement lorsqu’on parle de jugement de valeurs. Pour Skinner, il s’agit là d’un thème qui appartient à la science du comportement (Skinner, 1971a).
Le principe du renforcement et l’éthique
Un des problèmes identifiés par Skinner renvoie aux implications éthiques liées à la perte de renforçateurs naturels et sociaux comme résultant de l’histoire des groupes humains et des conditions de vie. Le concept de renforcement naturel renvoie aux conséquences naturelles qui renforcent le comportement qui les produit ; par exemple, un produit fini, la solution d’un problème, une démonstration d’affect. Dans d’autres orientations de la psychologie, on parlerait plutôt en termes de besoins primaires ou secondaires.
En termes skinnériens, les actions qui résultent de la satisfaction des besoins mentionnés précédemment entrent dans la catégorie de contingences de renforcement. Ainsi, selon notre auteur, dans le domaine de l’industrie, par exemple, on constante que de nombreux pays souffrent d’une baisse de la productivité associée à un phénomène d’inflation. Néanmoins, quand on propose des interventions issues de l’analyse du comportement, il ne s’agit pas « d’exploiter » le travailleur pour le rendre plus productif mais plutôt de récupérer la valeur de renforcement de son travail, c’est-à-dire, faire en sorte que celui-ci soit renforçant.
Cela s’explique par le fait que, d’une certaine manière, l’industrialisation a conduit à la perte du renforcement naturel impliqué par le contact direct avec les résultats du travail en tant qu’activité humaine. L’analyse établie par Skinner dans son article sur le renforcement artificiel aide à comprendre ce phénomène, non seulement dans l’industrie, mais également dans le domaine éducatif où se sont perdues les valeurs de renforcement naturel d’« étudier » et de « savoir ». Cet article examine les dilemmes éthiques de base, que tout détracteur du behaviorisme en tant que philosophie devrait connaître (Skinner, 1982). Skinner a été un fervent critique de la société de consommation et a analysé comment celle-ci a imposé des contingences de renforcement étroitement liées à l’application non-éthique de procédures de renforcement, qu’il soit naturel ou artificiel.
La question est simple : pourrait–on blâmer le béhaviorisme pour l’usage de renforçateurs naturels ou artificiels à fins d’enrichissement économique ou pour un bénéfice personnel ? La réponse est, bien sûr, négative car tous les exemples donnés par Skinner à ce sujet correspondent à des réalités de « contrôle » qui ont existé et prévalu au cours du temps. Des renforçateurs naturels tels que le sucre ou le sexe peuvent avoir des finalités distinctes de celles qu’ils ont par nature ; par exemple, des finalités économiques comme dans le cas de l’industrie agroalimentaire où les aliments enrichis en sucre permettent d’augmenter les ventes, ou dans le cas du commerce de la pornographie. Dans son article de 1982, Skinner présente l’exemple de la mère de famille qui donne à son enfant des aliments sucrés, non parce que ceux-ci sont bons pour la santé, mais parce qu’elle « a besoin » que l’enfant mange rapidement pour pouvoir partir à l’heure. L’idée ici est de montrer que, en plus des finalités économiques, il nous fait aussi considérer les objectifs instrumentaux de ceux qui utilisent les renforçateurs naturels pour leur bénéfice propre.
Tout ceci, et encore plus, constitue des éléments de contrôle qui ont prévalu et se sont accentués au sein de nos sociétés au fil du temps. Pourrait-on accuser le béhaviorisme d’en être responsable ? La réponse est, bien sûr, négative. Bien plus, ce qu’a prétendu réaliser l’analyse du comportement c’est justement d’étudier ce qu’est le contrôle afin de le connaître mieux et de pouvoir ainsi le modifier (Skinner, 1982). Le modifier non pas dans le sens de bénéficier à l’agent externe qui exerce le contrôle à des fins égoïstes, mais bien à l’être humain en tant que tel afin que celui-ci soit libre de toute manipulation externe. Néanmoins, il existe des exemples d’interventions béhavioristes au sein d’institutions psychiatriques ou carcérales dont l’objectif d’aménagement des contingences de renforcement a été déformé et qui a conduit à une levée de boucliers au nom de la défense de la « dignité humaine ».
Ce qui précède est bien sûr en étroite relation avec une préoccupation importante de l’Humanité en général et de notre société en particulier : les droits de l’homme. Pour Skinner, la plupart d’entre eux peuvent se résumer dans le fait que l’individu a droit au renforcement et que la société doit respecter et faciliter l’exercice de ce droit. Mais il est clair que dans une société qui possède des pratiques de gouvernance telles que les nôtres la garantie des droits à un minimum de renforçateurs naturels n’existe pas (satisfaction des besoins de base).
Le modèle de société proposé par Skinner est organisé de manière à garantir à chacun le respect de ses droits. Malheureusement, cette caractéristique du modèle a été l’objet de critiques malintentionnées dont la raison principale est que ce modèle implique de renoncer à l’exercice du pouvoir tel qu’il a prévalu jusqu’à aujourd’hui. Ce modèle implique également que la solution à d’autres problèmes sociaux, tels que la criminalité ou la délinquance, ne se trouve pas dans la punition mais bien plus dans l’élimination des conditions qui favorisent le crime : les statistiques de criminalité seraient ainsi bien moins élevées si nous disposions tous d’un travail et de conditions de vie décentes (Skinner, 1948, 1990).
Au sein des conditions de vie décentes, on trouve tout ce qui a trait au concept de “comportement gouverné par les règles”. Pour Skinner, chaque groupe humain a développé ses propres règles, « qui prescrivent à chacun ce qu’il doit faire car elles indiquent ce que l’on doit au groupe. Cela est donc très différent de ce que quelqu’un devrait faire pour se faire plaisir. L’autoclitique1 devrait, en ce sens, reprendre un sens éthique de ce qui est bien ou mal pour le groupe » (Skinner, 1991, pp. 62-63).
Qui ou qu’est-ce qui contrôle ?
Skinner n’a jamais douté de la nécessité d’accepter la notion de contrôle du comportement. Sa préoccupation majeure n’était pas de savoir qui contrôle mais plutôt qu’est ce qui contrôle, en d’autres termes quelles sont les variables dont le comportement dépend. En ce sens, l’explication du comportement paraît plus claire lorsqu’elle se base sur les variables dont il est fonction plutôt que sur des « états médiateurs » (émotions ou pensées), qui dans la majorité des cas ne sont que des comportements qui doivent eux aussi être, à leur tour, expliqués.
Par rapport au “qui contrôle ?”, toute la conception de l’autocontrôle et l’éducation explicite à ce sujet qui est réalisée dans Walden Two implique que nous devenions experts de ce qui contrôle notre propre comportement afin d’éviter le sentiment d’être manipulé par quelqu’un. Comme on l’a déjà dit, nier ou refuser le contrôle ne constitue pas une solution. Il s’agit plutôt d’accepter l’existence de ces variables de contrôle, d’y avoir accès au travers de leur connaissance et d’organiser son comportement en fonction d’elles.
Progrès de la science du comportement
Dans son article sur la guerre, la paix et l’analyse du comportement, Skinner (1988) affirme que sa position de 1971 a sans doute été trop optimiste par rapport à ce que devrait obtenir une science du comportement telle qu’il l’avait proposée. Bien qu’il n’eût pas renoncé à son projet, il ne pensait déjà plus que son projet puisse être mené à bien par d’autres, en partie parce que, comme on l’a déjà dit, une véritable science du comportement n’a pas été tentée et que « cela ne se fera pas correctement tant que sa philosophie n’aura pas été clairement comprise » (Skinner, 1971, p. 224). Cependant, il convient de mentionner ici qu’en tant que philosophie, la science du comportement exige des changements draconiens dans la manière de penser l’être humain et d’expliquer son comportement.
Dans l’analyse qu’en fait Skinner, le gouvernement, la religion et le système économique constituent les trois premiers pouvoirs. Le travail de changement pour apporter des solutions aux problèmes du monde devrait venir d’un quatrième pouvoir constitué par les scientifiques, les enseignants, les écrivains et les médias. Il incombe à ce quatrième pouvoir d’œuvrer à ce que ces trois premières institutions changent leurs pratiques, mais ce travail sera difficile pour de multiples raisons :
Les gouvernements sont, soit en situation de guerre, soit en situation proche de la guerre ou se sentent menacés dans leur stabilité. C’est pourquoi le député ou le sénateur qui proposerait une réduction du budget de la défense ne serait sans doute pas réélu.
Il paraît également douteux que l’on puisse demander à des grandes entreprises multinationales, telle que General Motors, par exemple, de produire des voitures qui consommeraient moins de carburant si cela devait impliquer une réduction de leur vitesse.
La majorité des religions ne s’impliquent pas beaucoup dans les affaires terrestres car elles s’intéressent plus à un autre monde : celui de l’au-delà.
Face à ces considérations, Skinner affirmait que sa proposition de changement devait revenir à un contrôle direct, « face à face », au sein de communautés telles que celles décrites dans son livre Walden Two, où la vie quotidienne serait destinée à ce que chacun travaille à réaliser ce qui est nécessaire pour que la communauté puisse continuer à fonctionner correctement (Skinner, 1988).
A ce propos, nous pouvons heureusement constater que, dans notre société, il existe des projets compatibles avec ces principes de contrôle et d’autocontrôle, comme, par exemple, dans le cas de la « participation citoyenne », les « mouvements associatifs » ainsi que dans quelques projets autogérés. Skinner a anticipé de nombreux problèmes que notre société affronte aujourd’hui et l’on peut affirmer que tous les principes qui régissent le développement durable sont identiques à ceux qui ont régi la communauté de Walden Two et à ceux qui régissent actuellement la communauté de Los Horcones (Robinson, 1998).
Par rapport à la situation mondiale, Skinner suggère que nous devrions peut être commencer par résoudre les problèmes internes aux nations, et que les négociations internationales seraient plus faciles entre « nations heureuses ». Cela signifie que : « Si, en raison des seules conséquences positives, les gens peuvent acquérir des connaissances et des compétences, travailler de façon productive, se traiter correctement et profiter de leur vie, ceux en charge des affaires internationales pourraient alors être en mesure d'utiliser des mesures non punitives plus efficacement " (Skinner, 1990, p. 105). Pour notre auteur, le malheur et la peur induisent le recours à la guerre et, en un sens, viser une société non punitive participe d’une recherche du bonheur. L’analyse du comportement permet en ce sens d’établir les conditions essentielles du bonheur (Skinner, 1990).
Les concepts de liberté et de dignité et leur fonction au sein de la science du comportement humain
Skinner a donné une conférence sur la dignité humaine en 1964, et le fruit de ses travaux sur les thèmes croisés de la liberté et de la dignité fut publié 6 années plus tard, en 1971. Malheureusement, en raison des critiques et des lectures biaisées qui en ont été faites, beaucoup de gens en ont conclu que les théories de Skinner allaient à l’encontre de la liberté et de la dignité humaine, ce qui paraît paradoxal puisque, depuis 1948, son objectif a toujours été d’aller vers un monde dans lequel chacun puisse profiter des sentiments de dignité et de liberté. Car selon Skinner, chaque être vivant possède une tendance naturelle à « se libérer » de tout ce qui peut lui nuire ou le limiter. C’est pourquoi, s’il n’existait pas de conditions négatives le conduisant à se sentir limité, le concept de liberté serait inutile. Dans ces conditions, on ne pourrait donc pas, au sens propre, parler d'amour de la liberté, mais simplement de formes de comportements efficaces pour éliminer toute menace perçue comme une forme de coercition ou de restriction.
Pour Skinner, si on lutte avant tout pour un sentiment de liberté plus que pour le fait même d’être libre, et s’il en va de même pour le sentiment de dignité (valeur personnelle), il n’en reste pas moins que le nœud du problème reste d’aller vers un monde dans lequel on puisse profiter de ces sentiments importants, sans pour autant nier la réalité du contrôle (Skinner, 1991). Cela signifie qu’il est indispensable de revenir à l’analyse des conditions qui favorisent le développement de classes de comportements dont les composants intellectuels et émotionnels entrent dans la catégorie « éthique ».
Ainsi, en 1979, pendant la conférence qu’il donna après avoir reçu un doctorat honoris causa à l’université Keio au Japon (publiée postérieurement en 1990), Skinner parla de la tendance naturelle des êtres humains à éviter ou fuir les choses désagréables ou punitives et mentionna trois exemples dans l’histoire de l’Humanité : la faim, la maladie et le travail épuisant. L’Humanité a réalisé de grands progrès dans ces trois domaines, mais il existe toujours une grande souffrance à laquelle sont exposés un grand nombre de gens : la souffrance que nous nous infligeons les uns les autres. Les gens détruisent la vie, la liberté et la propriété au travers de la guerre, du terrorisme et du crime organisé.
De plus l’histoire des gouvernements, des religions, de l’industrie et de l’éducation est remplie d’exemples d’utilisation du pouvoir pour punir, c’est à dire d’exemples de contrôle aversif. Même dans des systèmes d’incitations, les gens ne travaillent pas pour gagner ces incitations mais bien plus pour éviter de les perdre. A un niveau plus subtil, nous avons tendance à maintenir différentes formes de punition ou de châtiment : critiques, plaintes, accusations (Skinner, 1990 ; Sidman, 1989).
Dans une société où prédomine le contrôle négatif et dans laquelle nous agissons avant tout pour y échapper, nous disons que nous faisons les choses que nous devons faire ou qu’il nous faut faire (et nous sommes rarement heureux). Au contraire, quand nous agissons en fonction de contingences de renforcement positif, nous parlons de ce que nous voulons faire ou de ce que nous aimons faire et nous nous sentons heureux. Ainsi, le bonheur ne consiste pas en la possession de renforçateurs positifs mais bien à se comporter en fonction des renforcements positifs qui suivent notre comportement. « Les riches vont bientôt découvrir que l'abondance de bonnes choses les rend heureux juste parce que cela les rend capables de se comporter de manière positivement renforcée par d'autres moyens » (Skinner, 1990).
Selon Skinner, nous ne pourrons atteindre un monde plus heureux simplement en surmontant la question des méthodes punitives : il nous faudra aussi résoudre d’autres problèmes (surpopulation, pollution, diminution des ressources naturelles) causés par notre propre négligence. L’arme « suprême » sera aussi la plus néfaste pour l’espèce humaine : l’holocauste nucléaire. Et la solution ne peut venir de méthodes aversives. Une solution plus coopérative que compétitive est nécessaire. Nous pouvons tous travailler en ce sens en utilisant des méthodes de contrôle basées sur le renforcement positif dans les écoles, mais aussi dans l’industrie, les gouvernements, les familles et notre vie quotidienne.
Conclusions
La position de Skinner sur les questions liées à l’éthique peut se résumer de la manière suivante :
L’être humain, tout au long de son histoire, a construit une classe d’environnements sociaux qui invite à se comporter de manière éthique, mais l’éthique, en soi, ne constitue pas une vertu naturelle. L’histoire de la civilisation est claire à ce sujet.
L'éthique est liée aux contingences de renforcement social, l'effet de renforcement s’applique à la personne ou au groupe qui profite de l’action de chacun. Il s'agit de promouvoir le bien de la société.
Cela n’a pas de sens de dire qu’une personne est éthique sans observer directement son comportement lors de situations sociales qui impliquent des conditions dites « éthiques ».
L'intérêt final, du point de vue de l'éthique, est d'atteindre et de maintenir les cultures qui encouragent les gens à adopter un comportement éthique, et non pas attendre que « la raison » les convainque d'adopter des pratiques éthiques. Cliniquement, il est prouvé qu’une personne peut « reconnaître » que son comportement nuit à autrui, tout en continuant à agir de manière « non éthique » en raison de contingences spécifiques.
Les conditions d’une pratique éthique sont en rapport avec les réponses aux questions sur la destinée humaine et le sens de la vie tant pour l'individu que pour l'Humanité, ce qui implique nécessairement des « jugements de valeurs » : la science du comportement aide à expliquer et à comprendre la différence entre une chose et son effet de renforcement, de la même manière qu’elle permet de distinguer entre le renforcement individuel et le renforcement social ("le comportement qui a un effet de renforcement est celui qui bénéficie à l’autre »), et c’est ce dernier qui est éthique.
Certaines institutions sociales ont modifié les contingences de renforcement naturel et ont contribué à renforcer des comportements contraires à l’éthique. Par exemple : la vérité possède des avantages évidents en termes de survie de l’espèce (c’est un renforçateur naturel) ; c’est pourquoi, afin d’expliquer un comportement malhonnête, il conviendra d’identifier les contingences sociales qui ont permis de changer la valeur de renforcement naturel de la vérité. C’est à cela que sert l’analyse du comportement.
L’analyse du comportement contribue à clarifier la différence entre des problèmes qui ont trait à l’éthique et ceux qui n’y sont pas liés.
Le but de la science en général devrait être de parvenir à un monde où tous les individus, pas seulement de petits groupes, puissent profiter des sentiments précieux de liberté et de dignité. La contribution spécifique de la science du comportement est d'identifier tant les conditions dans lesquelles une personne peut bénéficier de ces sentiments que les conditions qui ne les favorisent pas (par exemple, en cas de contrôle aversif à l'école, la famille ou au travail).
L’éthique renvoie à des institutions qui ont tenu entre leurs mains les conditions de contrôle d’une grande partie du comportement social de la majorité des individus. Si celles-ci avaient eu connaissance et utilisé les programmes de contingences de renforcement positif, elles auraient pu favoriser des comportements pro-sociaux et auraient évité des comportements de contre-contrôle tels que la délinquance et le terrorisme.
Il n’est pas certain que la science “déshumanise” l’être humain, bien que ses applications non-éthiques puissent le faire. Il est indispensable de pouvoir expliquer le comportement des scientifiques pour que ceux-ci, en tant que communauté, connaissent les contingences qui régulent leur comportement scientifique de manière à pouvoir réguler les progrès scientifiques et qu’ils puissent anticiper les conséquences de leurs applications technologiques.
Il est certain que la littérature sur la liberté et la dignité a contribué à faire de la notion de contrôle quelque chose de péjoratif et que personne n’a le droit d’imposer de contrôle coercitif sur autrui, conclusions qui paraissent évidentes quand on conçoit l’être humain comme libre et autonome, c’est-à-dire indépendant. Il ne s’agit donc pas de nier le contrôle mais de le regarder comme un processus nécessaire au sein des relations personne à personne comme au sein des relations personne-environnement écologique et de travailler à l’élaboration d’autres formes de contrôle positif qui soient efficaces pour trouver une solution au principal problème de l’Humanité : la souffrance que nous nous causons les uns les autres, tant aujourd’hui que dans les générations futures (cette souffrance étant liée aux conditions sociales et naturelles).
Les scientifiques du comportement humain ont montré qu’il n’est pas nécessaire de recourir à des explications pseudo-scientifiques pour comprendre que les méthodes de contrôle aversif et les conditions de contrôle traditionnellement utilisées par les gouvernements et l’économie ont généré malheur et peur, ce qui conduit généralement à la guerre. La solution est à rechercher dans la modification des contingences de contrôle et non dans la négation du contrôle lui-même.
L’éthique est un produit social : elle s’est créée à partir d’un processus de sélection basé sur des contingences de type social. Afin de trouver des solutions aux problèmes affrontés par l’Humanité, on doit considérer comme éthique tout ce qui renvoie à changer les conditions qui ont conduit à la destruction de la vie, de la liberté et de la propriété à travers de la guerre, du terrorisme et de la délinquance.
La solution est plus coopérative que compétitive : nous ne pourrons nous en approcher qu’à partir du moment où nous commencerons à appliquer des méthodes de contrôle basées sur les principes du renforcement positif dans tous les milieux sociaux, y compris dans notre propre vie quotidienne (autocontrôle).
L’utilisation de l’analyse fonctionnelle du comportement humain est une approche qui permet aux personnes et aux cultures d’être plus efficaces en termes de bien-être humain. Il ne s’agit pas d’un produit fini mais bien d’un processus en constante évolution.
L’être humain ne cessera pas d’être ce qu’il est (une personne) par le fait d’être l’objet d’une analyse scientifique. Les règles prévalant dans certaines entités sociales ont donné une signification aversive à l’étude scientifique du comportement humain, ce qui a constitué un obstacle au développement de ce type d’analyse.
L’ensemble des valeurs qui appartiennent à la catégorie éthique a été difficile à définir en raison de l’absence de consensus sur ce qui « bénéficie à toute l’Humanité, non seulement à court mais aussi à long terme ». Les bénéfices à long terme n’ont rien à voir avec les dangers de « l’utilitarisme » mentionnés par certains philosophes. Parmi ces dangers, Jaime Rubio (1999) relevait en particulier le sacrifice de l’actuelle génération au profit des suivantes. Si « me sacrifier » permet de bénéficier aux générations suivantes en recyclant mes déchets et en contrôlant mes biens de consommation, alors là c’est un sacrifice « utilitariste » bienvenu. De notre point de vue, la question est ailleurs : on ne peut parler de sacrifice à propos d’une conduite qui est renforçante (en l’occurrence, se comporter d’une manière qui bénéficie à toute l’Humanité est renforçant). Là réside le mystère des contingences de renforcement qui est si difficile à comprendre pour ceux qui n’ont pas compris l’approche philosophique développée par Skinner.
BIBLIOGRAPHIE
1 “The term ‘autoclitic’ is intended to suggest (verbal) behavior that which is based upon or depends upon other verbal behavior” (Skinner, 1957, p. 315). En d’autres termes, cela signifie qu’un autoclitique est un comportement verbal qui traite ou a pour thème le propre comportement verbal du locuteur, comme, par exemple, dans l’expression : “je pense qu’il va pleuvoir” ou : “je suis sûr qu’il va pleuvoir”.
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