Avant et après la Loi n° 2000-493 du 6 juin 2000, tendant à favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, de nombreux travaux ont été menés pour mesurer l’évolution de la place des femmes. L’engouement s’est quelques peu émoussé, pourtant les derniers résultats aux diverses élections, et la projection statistique des effets de la réforme des collectivités territoriales (17,3 % de femmes seraient élues en 2014)1 montrent l’intérêt de poursuivre les recherches pour comprendre les freins à l’entrée des femmes dans ces fonctions de représentantes élues.
Les dispositions légales, concernant la parité, ont été prises à l’issue d’un constat statistique sans cesse renouvelé qui met en évidence un demi-siècle de résistance à l’entrée des femmes sur la scène politique française. Le vote des femmes et leur éligibilité sont validés par l’ordonnance du 21 avril 1944. En 2000, les législateurs français ont dû se prononcer sur un nouveau texte visant à faire une place aux femmes dans les fonctions électives. L’insatisfaction face aux résultats des différents scrutins électoraux suivants, en ce qui concerne l’accès réel des femmes à l’exercice du pouvoir, conduisent le législateur à intervenir à nouveau en janvier 2007, pour imposer des exécutifs paritaires. Un tel interventionnisme est significatif de l’effet relatif de la loi sur les faits eux-mêmes.
Une décennie est passée. L’application de la loi permet de relever quelques infléchissements statistiques mais toujours des freins à l’idée de confier la gestion de la cité à des femmes. L’énoncé de principes, puis l’établissement de règles contraignantes ne suffisent pas à faire plier l’ordre sexué. Face à cela, l’engagement des femmes dans un univers social qui leur reste hostile, où elles sont minoritaires, montre à quel point elles doivent faire preuve de ténacité, de conviction contre le fonctionnement d’un système qui les exclut alors que des textes de lois réaffirment leur légitimité à occuper des places pour une meilleure représentativité des femmes dans le corps des élus.
A la suite d’un état des lieux de cadrage, identifiant les freins et mécanismes lisibles de la discrimination, le propos s’articulera autour de trois points : tout d’abord, le rôle du conformisme social ou des stéréotypes de sexe dans la sphère politique qui reste particulièrement masculine, ensuite la pertinence ou non de la théorie de la domination sera discutée pour comprendre cet état de fait, et enfin, nous verrons comment la résistance au conformisme conduit à la transgression sociale et politique une population minorisée et mise en minorité, les femmes.
18,7 % de femmes élues à l’Assemblée nationale en 2007
22,1 % de femmes au Sénat après le renouvellement de septembre 2011
48 % de conseillères régionales, 7,7 % de présidentes, en 2010
13,9 % de conseillères générales, 5 % de présidentes, en 2011
35 % de femmes élues dans les conseils municipaux, 13,9 % de femmes maires en 2008
7 % de présidence féminine dans les E.P.C.I (structures intercommunales) en 2009
http://www.observatoire-parite.gouv.fr/parite-politique/reperes-statistiques-47/
Etat des lieux et freins
Les analyses des premiers résultats aux élections, pour lesquelles la loi du 6 juin 2000 s’applique, montrent que celles faisant l’objet d’un mode de scrutin uninominal sont défavorables aux femmes. Les élections par scrutin de listes permettent au moins de constituer des assemblées plus paritaires (régions et conseils municipaux). Une des explications essentielles est liée au comportement d’acteurs importants sur la scène électorale : les partis politiques.
Les principaux partis politiques de gouvernement ont dans un premier temps, pour les législatives par exemple, enfreint la loi en ne présentant pas des candidates à parité et choisi de prendre le risque de payer les amendes afférentes. Puis ils ont, dans un second temps, rééquilibré le nombre de candidates. Mais ils n’ont pas positionné ces dernières sur des circonscriptions qui leur étaient acquises.
Les femmes se trouvent discriminées car les partis appliquent une stratégie électorale classique sur la base de ce qu’on appelle « la prime au sortant » : la personne occupant déjà le poste a une meilleure chance d’être réélue ; c’est donc plutôt cette candidature qu’on favorise pour garder le siège. Jusque-là, des hommes occupaient majoritairement les postes ; ces derniers se voient « naturellement » reconduits par les partis. Quand il y a un renouvellement (décès, fin de carrière, limitation du cumul de mandats…), le parti cherche dans son « vivier » une nouvelle « tête d’affiche » ayant une certaine notoriété. Ils se tournent alors vers des maires, des conseillers généraux parmi lesquels la proportion de femmes est faible. Ils peuvent aussi puiser dans leurs rangs militants où existe déjà un successeur, souvent en attente depuis plusieurs années, et avec lequel il est difficile de renégocier le fait de laisser sa place à une femme qui n’aurait rien fait pour mériter la reconnaissance du parti. L’homme de l’ombre se voit ainsi privé d’une gratification symbolique qu’il s’estime en droit de recevoir. De nombreux témoignages locaux ont mis en évidence des tensions liées à cette situation.
Plusieurs entretiens2 réalisés auprès de femmes élues, militantes actives dans leurs partis respectifs, relatent les difficultés qu’elles ont à faire entendre leur voix pour faire appliquer au sein des partis des règles qui permettraient de remédier au mode de fonctionnement qui a eu cours jusqu’à présent et qui a construit une sphère politique quasiment non mixte. Une militante PS a témoigné en 2008, de l’énergie qu’il avait fallu pour obtenir auprès du bureau politique qu’au moins 1/3 des circonscriptions sans candidat sortant soient attribuées à une femme. Ce qui conduit paradoxalement dans l’actuelle mandature à une sur-représentation des femmes socialistes à l’assemblée : alors que cette assemblée est majoritairement de droite, sur l’ensemble des femmes élues 51,9 % appartiennent où sont apparentées au groupe socialiste.
Sans volonté politique interne aux partis politiques pour toutes les instances soumises au mode de scrutin uninominal, il y a peu de chance de voir progresser rapidement la féminisation de ces assemblées. Le scrutin de listes qui donne de meilleures opportunités pour parvenir à des assemblées mixtes se voit aujourd’hui remis en question par les effets de la réforme des collectivités territoriales. Les organisations militantes de la parité3 ont vainement tenté d’alerter les députés, allant jusqu’à proposer des formes innovantes en matière de procédure avec un scrutin binominal paritaire. Le paysage est donc extrêmement contrasté entre des intentions législatives affichées en 2000, réaffirmées en 2007, produisant des résultats peu probants, et une réforme qui arrive finalement en 2010 et qui renforce un mode de scrutin qui se révèlera défavorable à la progression des femmes s’il n’y a pas eu un engagement paritaire fort de la part des partis politiques.
Un dernier exemple remarquable pour illustrer ce propos articulant lieu de pouvoir et absence des femmes. Au niveau local, de nombreux dossiers de la gestion municipale sont transférés au niveau intercommunal dont les structures deviennent le lieu de l’exercice du pouvoir ou de la prise de décision. Dans ces conseils siègent les maires des communes regroupées (peu de femmes) et les adjoints des mandats concernés par le transfert de délégation (sous-représentassions de femmes, puisque ces dernières occupent plutôt dans l’exécutif municipal les mandats du social, de la jeunesse, de l’enfance, de l’école… des compétence qui restent souvent au niveau de la commune), il s’agit donc d’un espace de pouvoir au sein duquel les femmes sont encore plus absentes4, alors qu’en même temps, le vivier des assemblées municipales qui sert à constituer le niveau supra communal est paritaire.
Mais les mécanismes électoraux ou structurels ne sont pas totalement explicatifs ; le constat statistique n’est qu’un état de fait rendant visible la construction sociale d’un espace public réservé historiquement aux hommes.
La démocratie sans les femmes : résistances aux changements
La sous-représentassions, voire la quasi absence des femmes dans la sphère politique des démocratie occidentale, est l’héritage d’un modèle démocratique dans lequel les femmes ont été d’emblée exclues.
Réjane Sénac montre dans son ouvrage comment il va de soi, pour la majorité des hommes qui contribuent à la reconfiguration de l’espace politique sur des fondements démocratiques, de séparer espaces publics et privés et de ne pas faire figurer les femmes comme faisant partie intégrante de la société civique ; en revanche, on veut bien leur laisser une place dans la société civile. « De John Locke à Alexis de Tocqueville, les pères de la démocratie fondèrent en nature l’exclusion des femmes du politique en les désignant comme la « précieuse moitié de la République » chargée de « faire les mœurs » pendant que les hommes s’occupent de faire les lois. » (Sénac-Slawinski, 2007, p. 23.)
Ici la différenciation est basée sur un ordre naturel qui constitue un ordre sexué se traduisant lui-même dans un ordre social et politique qui va de soi. C’est un peu discuté car il y a quelques « hystériques » ou « enragées »5 qui ont des arguments et montent à la tribune pour se faire entendre ou trouvent des alliés car elles sont entendues et soutenues par quelques hommes6.
Mais il est assez remarquable en France que, dans une période historique de grands bouleversements politiques, de changements sociaux fondamentaux imposant la démocratie, un ordre sexué résiste avec force et violence à sa remise en cause, or cette période prône l’égalité comme principe ou fondement d’un nouvel ordre politique.
En France, en comparaison avec d’autres nations, cette résistance va perdurer très tardivement, jusqu’en 1945. Rien avant cette date ne fera infléchir les parlementaires, ni l’exemple des autres nations démocratiques qui font peu à peu une place aux femmes comme citoyennes, ni l’implication de plus en plus importante des femmes dans la vie économique et sociale, ni les périodes politiques plus « socialistes » – on aurait pu penser que cette orientation était plus favorable aux femmes, puisque les pays « grands frères » en la matière leur avaient déjà fait une place.
Des historiennes (du Roy, 1994) ont effectué le dépouillement des débats parlementaires de l’entre-deux guerres ; elles relèvent et classent les arguments de la résistance des assemblées masculines à chaque fois que la question du droit de vote des femmes est mise en débat. Les arguments d’opposition s’organisent en différents types : psychologiques (nature émotive des femmes), esthétiques (des mains qui ne sont pas faites pour le pugilat de l’arène politique), morales (gardienne du foyer, de l’éducation des enfants), politiques (pas libres, pour qui vont-elles voter, sous quelles influences ?). Nous verrons que certains de ces arguments sont encore d’actualité, de façon plus ou moins implicite.
Ce n’est pas la démocratie elle-même et ses principes qui interdisent l’accès à la citoyenneté des femmes. On peut même dire que bon nombre de femmes vont s’appuyer sur un de ses principes, l’égalité, pour faire valoir leur droit, leur reconnaissance. C’est bien la majorité des hommes qui sont en train de construire un nouvel ordre, une nouvelle organisation politique qui y sont hostiles. Eux-mêmes seront confrontés à des contradictions importantes entre les principes qu’ils énoncent et leur mise en œuvre, mais ils trouveront des arguments dans divers registres pour justifier leurs choix. Ces hommes, des dominants dotés de capitaux économiques, sociaux, culturels, ne vont avoir de cesse d’institutionnaliser dans le nouvel ordre démocratique, un ordre social et sexué fondé sur l’inégalité, tout en défendant un nouvel ordre politique faisant référence à l’égalité. Mais « les femmes ne sont pas des hommes comme les autres », elles n’appartiennent pas au même monde, elles appartiennent la sphère privée.
Infléchissements législatifs : résistances des faits
En fait cette institutionnalisation de l’inégalité se joue dans un entre soi au sein des classes dominantes et parmi elles, une partie qui se distingue par son sexe. Ces hommes sont socialisés dans la différenciation de sexe et la distinction sociale. Ils n’étaient pas totalement gagnants dans le précédent ordre social, car ils n’avaient pas de légitimité de naissance, mais ils l’étaient dans d’autres ordres où ils avaient conquis des positions dominantes comme dans le domaine de l’économie et celui de la connaissance.
Autour de la question de l’égalité, ils tentent le dépassement idéologique mais ils ne parviennent pas complètement à sa réalisation pratique, concrète que ce soit au niveau de la différence sociale ou de sexe. Finalement, tout en faisant bouger les lignes au niveau des idées, ils parviennent à mettre en place un système, une organisation qui est conforme aux représentations sociales qu’ils véhiculent, en instituant une stricte partition de ce qui relève du public/politique et du privé.
Cette partition sera un des arguments forts qui va légitimer la relégation des femmes dans la sphère privée. Relégation d’autant plus acceptée qu’elle n’est pas vécue comme telle par la grande majorité des femmes, mais comme la continuité de ce qui existe déjà. Elles-mêmes socialisées dans la différenciation de sexe et surtout en prise avec une institution qui détermine leur place : le mariage, qui les subordonnera jusqu’en 1966 aux décisions du chef de famille, en matière d’accès à l’emploi par exemple.
Nous avons donc d’un côté des hommes qui font bouger des lignes dans l’ordre des idées mais qui, finalement résolvent les contradictions en faisant valoir une différenciation entre les hommes libres et les autres… parmi ces autres : les femmes, les enfants et toutes sortes d’indigents. Mais ces arguments ne sont peut-être qu’un cache-sexe, une façon de masquer leur propre limite, leur conformisme. Ils veulent bien remettre en question un certain ordre social mais ils sont à la fois attentifs et frileux quant à donner la parole au plus grand nombre, ce qui pourrait mettre en cause la redistribution du pouvoir.
La genèse de la mise en œuvre de la démocratie représentative en France donne à voir la construction d’une opposition privé/public ; la première sphère ne relèverait pas de la chose politique. Or le citoyen libre est celui qui évolue dans la sphère publique. L’équation conduit à mettre la liberté du côté du public et à consigner les femmes dans l’espace privé, « fille de », « femme de »… sans liberté, sans égalité. En même temps, que les grands bouleversements de l’ordre politique se dessinent, les hommes qui tracent les contours des futures institutions font preuve d’une résistance sans faille à l’idée d’un changement dans les rapports sociaux de sexe. Cet ordre-là, l’ordre sexué ne sera pas altéré, et en France cette résistance va perdurer dans les textes jusqu’en 1945, et dans les pratiques jusqu’à aujourd’hui.
Comment les individus se conforment-ils ou au contraire résistent-ils ? Ici la position conforme, c’est la norme, le modèle dominant, le système de représentations, des valeurs ancrées dans le temps socio-historique long qui prévaut sur de nouvelles valeurs émergentes. Et ceux qui ont le pouvoir permettent de les institutionnaliser, pas d’une façon immuable mais presque. Ensuite, même lorsque l’on change les lois, les ressorts sociaux parviennent à les contrecarrer. La résistance à donner le droit de vote aux femmes se perpétue pendant des décennies à travers leur non-élection, y compris quand on renforce le système législatif pour contrecarrer le mécanisme social qui les maintient hors de la sphère de l’exercice du pouvoir. Le constat, sans cesse renouvelé, du mécanisme de mise à l’écart des femmes, est significatif d’une résistance profonde dans la société française, ce qui n’empêche pas la production d’un discours politiquement correct, qui parvient même à se traduire en textes de loi.
L’anomalie : une femme au pouvoir
Le système d’exclusion présente des failles où s’engouffrent quelques femmes. Les historiennes précédemment citées ont permis de faire émerger des figures de femmes qui résistent au conformisme. Elles nous donnent à lire, à découvrir, des femmes dotées de capitaux économiques, sociaux et culturels mais aussi de personnalités et d’affects qui leur permettent de conquérir, pour commencer, des positions dans d’autres sphères que la sphère politique, positions qui leur donneront ensuite une légitimité qu’elles tenteront de convertir pour faire valoir leur droit à occuper aussi l’espace politique.
Le plus significatif est de constater que les forces ou résistances auxquelles elles se sont opposées par le passé sont presque les mêmes que celles auxquelles sont confrontées les femmes politiques d’aujourd’hui. Même si la question de « la citoyenne libre » n’est plus à l’ordre du jour, on retrouve les tensions entre l’articulation des sphères privées/publiques. Dans la période précédente, de l’émergence de la démocratie, on s’en servait comme argument pour justifier la relégation des femmes. Dans la période actuelle, c’est un constat fait par les femmes élues elles-mêmes pour décrire une réalité prégnante qui freine l’engagement des femmes et leur présence sur la scène publique. De nombreux entretiens réalisés auprès de femmes maires décrivent cette difficulté à concilier vie professionnelle, vie familiale et vie publique. Même si il y a quelques infléchissements statistiques, l’organisation et la gestion de la vie familiale pèse encore très largement sur l’emploi du temps des femmes7.
Une des femmes maires rencontrées raconte comment elle a négocié, au sein de la famille, son engagement et les conséquences de celui-ci sur la vie quotidienne : « remplir le frigo, voir tous les jours la tête de sa mère sur les affiches de la ville et dans les journaux quotidiens » (maire d’une ville de 15 000 habitants, et mère de deux adolescents). Ces quelques mots synthétisent parfaitement la double difficulté pour ces femmes : celle du « remplacement » au foyer et de la transgression sociale en devenant visible dans l’espace public. Elles sortent de leur rôle social habituel et doivent négocier cette sortie. Il apparaît alors que prendre cette place de maire n’a rien d’évident pour elles et pour leur entourage.
Cette autre femme maire, d’une commune de 3000 habitants, vient de divorcer quand elle entre en campagne pour les municipales. Des membres de son équipe tentent de la décourager et lui proposent de jouer un « second rôle » car cela fait « tâche sur son CV ». Effectivement, tout se passe dans l’ordre sexué comme si ces femmes devaient sans cesse justifier le fait qu’elles ne délaissent pas leur foyer ! Les négociations et justifications se passent au sein du foyer lui-même (enfant, mari et famille élargie) mais les arguments jouent aussi sur la construction de l’image d’une femme qui ne manquerait à aucun de ses devoirs familiaux.
Rien n’est épargné à ces femmes engagées, sans cesse mises en tension entre la sphère privée et publique. Dans leur rôle de maire, elles racontent également qu’elles doivent continuellement faire preuve de leur « compétence » auprès de certains agents travaillant dans leurs collectivités, de certains de leurs administrés, ou de quelques fonctionnaires des services de l’Etat. Mais, plus que des supposées compétences, on leur demande finalement de se faire reconnaître comme chef de file, leader ou décideur, ce qui ne cadre pas forcément avec leur représentation du genre féminin. Elles rencontrent quotidiennement une multitude de formes de résistances exprimant explicitement de l’hostilité à leur encontre, leur rappelant ce que doit être la place des femmes, surtout au début de leur mandat. La figure de « meneur d’hommes » n’est pas habituellement incarnée par une femme et ce rôle leur est souvent contesté dans une sphère qui reste très majoritairement occupée par des hommes.
La résistance d’une minorité agissante
Toute l’ambivalence du concept de résistance s’exprime dans cette situation où les femmes résistent à un univers qui résiste à leur entrée et où elles se retrouvent finalement en minorité. L’approche des minorités selon Moscovici (1979) pourrait être lue comme n’étant pas totalement opérationnelle, les femmes ne sont pas une minorité et encore moins une « minorité visible »8, plutôt une « majorité invisible ». Ce concept de minorité a un sens particulier dans le champ politique. Dans les démocraties représentatives, ce sont ceux qui n’ont pas le pouvoir, ils sont peu nombreux mais peuvent se manifester comme minorités agissantes.
L’effacement ou l’élimination des femmes de la sphère politique, à travers les mécanismes sociaux précédemment décrits, se traduit dans les faits par la présence d’une minorité de femmes élues. Ces dernières sont en situation de désobéissance, même si leur éligibilité est de droit, et les femmes présentes dans la sphère politique mesurent tout le poids de la transgression sociale. Tout d’abord parce qu’elles sont minoritaires d’un point de vue quantitatif. Elles sont « différentes » par rapport à la majorité des élus : leur caractéristique de sexe les distingue. Ensuite, parce qu’elles le deviennent d’un point de vue qualitatif, car elles ont transgressé l’ordre social sexué, ainsi que le leur rappellent de nombreuses interactions.
Cette situation de « minoritaires » dans un univers d’hommes est lisible à travers des rencontres de femmes élues qui partagent une expérience commune indépendamment de la couleur politique, et agissent ainsi en se regroupant comme minorité. Beaucoup témoignent de leur étonnement de se retrouver dans ce type de réunions ou d’associations de femmes élues ; elles ne pensaient pas que leur candidature les conduirait à cette forme d’association qui risque de les catégoriser comme « féministes », une étiquette dont elles se défendent souvent avec ardeur. Elles ne sont pas et ne deviennent pas féministes. Se faire élire leur apparaissait comme une évidence et non une transgression, elles n’imaginaient pas se retrouver en butte à une telle hostilité. En situation, il leur apparaît alors indispensable de partager cette expérience pour la comprendre, pour s’assurer que cela ne vient pas d’elles comme personnes, ni de leur incompétence supposée.
L’étude des femmes maires, une situation rare, pourrait nous amener à croire qu’elles adoptent un comportement atypique. Mais l’analyse des trajectoires met en évidence des ressorts sociaux classiques : héritage familial (reproduction sociale qui vient contrecarrer le genre quand il n’y a pas d’héritier, « fille de », ou au contraire le renforcer quand le mari laisse la place, « femme de »), capitaux sociaux, économiques ou culturels acquis dans la sphère scolaire, sociale, professionnelle, le « fait du prince » ou d’un mentor et le plus souvent un parcours d’engagements successifs dans la société civile puis comme élue. Mais ce schéma général vaut aussi pour les hommes élus. Même s’ils ne doivent jamais leur place à leur statut de « maris de ».
Si les femmes élues font l’objet de la même sélection sociale que les hommes, en revanche, elles sont sur-sélectionnées comme dans tout l’ensemble social où un « plafond de verre » fonctionne quand il s’agit d’accéder au pouvoir, comme dans les entreprises, les conseils d’administrations ou les directions de service public. La sphère politique n’échappe pas à cette règle qui prévaut dans le reste de la société civile et aboutit au constat de l’absence des femmes.
On peut faire l’hypothèse que quelle que soit la caractéristique prise en compte pour désigner une différence, ce n’est pas tant la caractéristique elle-même que la valeur attribuée à la distinction qui conduit à traiter l’autre ainsi désigné comme valant plus ou moins.
Dans le monde politique, le sujet féminin ayant pour caractéristique des éléments connotés négativement par rapport à l’attribution du pouvoir est exclu par différents mécanismes sociaux. Et même si on met des pare-feux au nom du principe égalitaire, il y a des contournements qui font que les choses ne changent pas tellement et que l’ordre social/sexué se maintient.
1 Source : observatoire de la parité, http://www.observatoire-parite.gouv.fr/
2 Recueil et traitement de données statistiques du niveau local au niveau national, série d’entretiens menés auprès de femmes élues qui ont fait l’objet de diverses communications, publications, depuis 2000.
3 http://www.ellesaussi.org/
4 Il existe quelques exemples d’assemblées supra communales paritaires, qui sont le résultat d’une volonté politique affichée comme par exemple à Brest Métropole Océane ou au Mans pour celles étudiées dans l’Ouest de la France. Par contre, en ce qui concerne les cas étudiés des collectivités du pourtour méditerranéen, 27,9% de femmes en moyenne siègent dans ces instances (Roux, 2011).
5 Michèle Riot-Sarcey raconte trois de ces femmes Eugénie Niboyet, Jeanne Deroin, Désirée Véret… il faudrait citer également Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Hubertine Auclert dont les noms ne parviennent à la postérité qu’à travers les travaux de femmes historiennes.
6 John Stuart Mill et M. de Condorcet, tous les deux ayant rencontré des femmes éprises d’égalité et de liberté.
7 INSEE Première, n°1006, mars 2005.
8 Dans l’ensemble social on a vu émerger le concept de minorité visible qui se traduit par des actions de discriminations positives qui visent à mettre en place de la mixité ou de la diversité. Mais dans les deux cas, il est difficile de considérer ce concept opérationnel pour les femmes.
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