N°21 / Résistances et altérité Juillet 2012

La nostalgie comme moteur de changements et d’innovations

Estelle Masson, Gervaise Debucquet

Résumé

En matière d’alimentation, la nostalgie connaît une pérennité étonnante. Qu’il s’agisse de pratiques, de manières de table ou encore de qualité des nourritures disponibles, à des millénaires d’écarts, sur un plan ou un autre, de nombreux auteurs constatent que « c’était mieux avant ». Cependant, dans un contexte où la relation du mangeur à son alimentation est de plus en plus empreinte de réflexivité (Giddens, 1994), cette nostalgie apparaît aujourd’hui paradoxalement plus comme un levier possible de changement et d’innovation que comme un simple symptôme d’un passéisme passif. En nous appuyant sur les résultats d’enquêtes récentes, nous montrerons comment, au travers d’initiatives individuelles elle contribue aujourd’hui à l’invention d’une nouvelle modernité alimentaire.

When it comes to food, nostalgia knows a surprising sustainability. Whether it’s about practices, table’s behaviour or quality of food available, a lot of autors claims that « it was better before ». However, in a context in which eater’s alimentation is more and more marqued by reflexivity (Giddens 1994), this nostalgia appears paradoxically today more as a lever of changes and innovations than the simple symptom of a passive traditionalism. By relying on recent enquiry’s results, we’ll show how, through individual’s initiatives it contributes today to imagine a new food modernity.

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Pour qui travaille sur le rapport du mangeur à son alimentation, l’aphorisme « c’était mieux avant » relève de ces lieux communs qui jalonnent les matériaux empiriques recueillis au fil des entretiens (Masson, 2001), des focus groups (Fischler et Masson, 2008) et des réponses aux questions ouvertes (Flahault et al. 2002). Concentrant en une formule la désolation du mangeur contemporain face à une offre alimentaire qui n’a cessé au cours des dernières décennies de s’industrialiser, elle semble exprimer l’impuissance résignée des consommateurs à maîtriser leur alimentation et leur repli dans une nostalgie passéiste. Cependant, en analysant les données d’enquêtes récentes sur l’alimentation, nous tenterons ici de montrer que les crises alimentaires qui marquèrent la fin du 20e siècle (Apfelbaum, 1998) et le début du 21e siècle, loin d’accentuer cette nostalgie ont contribué, pour certains, à sa décristallisation et ont permis le passage d’une alimentation perçue comme subie à une alimentation affirmée choisie. Paradoxalement pourrait-on dire, ce qui longtemps parût être un signe d’une résistance inefficace au changement devient un moteur de changement contribuant à l’invention d’une nouvelle modernité alimentaire.

la nostalgie alimentaire : un phénomène récurrent

En matière d’alimentation, la nostalgie est un phénomène récurrent qui traverse les âges. Qu’il s’agisse des pratiques, des manières de table ou encore de la qualité des nourritures disponibles, on retrouve chez différents auteurs, sur un plan ou un autre, à des millénaires d’écarts, l’expression d’un même constat : « c’était mieux avant » qui le plus souvent est assorti de la volonté à renouer avec un régime alimentaire considéré comme ayant été préexistant. Ainsi, les membres des sectes orphiques « en ne consommant que des nourritures parfaitement pures, telles que le miel ou les céréales, aliments homologues à ceux que prescrit pour chaque puissance invoquée la liturgie orphique, quand elle dresse le catalogue des fumées odorantes destinées aux dieux » (Détienne, 1979, p. 16) aspiraient à rejoindre le temps de l’Unité primordiale. Diogène et les cyniques prêchaient le retour à l’alimentation crue des premiers hommes ; Rousseau prônait le végétarisme qu’il jugeait plus proche du régime alimentaire de l’homme primitif (Onfray, 1989) ; quant à Grimod de La Reynière, il rédigea en 1808 un Manuel des Amphitryons, dans le but de sauvegarder les savoirs gastronomiques et les manières de table que, selon lui, la révolution manqua balayer.

Plus proche de nous et dans l’optique d’une meilleure santé Thierry Souccar (2006) préconise un retour au régime préhistorique ; plus prosaïquement, c’est la nostalgie des « bons produits d’antan » qui revient comme un leitmotiv dans les entretiens menés auprès des consommateurs contemporains. Dans certains cas, les produits mentionnés semblent aujourd’hui impropres à la consommation, comme dans cet extrait où une femme faisait référence aux consommations alimentaires de son enfance durant la seconde guerre mondiale : « j’ai connu les charançons qu’il fallait extraire des légumes secs, les uns après les autres, c’est un travail… mais on n’avait rien d’autre à manger, et nous au moins on avait ça, d’autres n’avaient rien ». Cependant cela ne l’empêcha pas de conclure un peu plus tard que : « c’est indéniable, on n’a plus la même qualité aujourd’hui que du temps de mon enfance »1. Si pour cette femme, le regret du temps de l’enfance semble s’amalgamer et se confondre avec le regret des nourritures de l’enfance, le sentiment de perte qu’elle exprime est partagé par de nombreux Français. En 2002, plus de la moitié d’entre eux s’accordaient à considérer que, par rapport à il y a 50 ans, l’alimentation avait perdu en qualité en général et plus des deux tiers qu’elle avait, en particulier, perdu en goût (sources Masson et col., 2002 ; Fischler et Masson, 2008).

Si depuis fort longtemps, en ce qui concerne l’alimentation, il semble que « l’avenir est à la nostalgie » (Fischler et Masson, 2008, p. 67 ; Fischler, 2011, p. 85), il n’empêche que la modernité alimentaire présente des caractéristiques qui sans aucun doute ont contribué à l’accentuer et à lui faire recouvrir de nouvelles significations. En effet, tout au long du vingtième siècle, la distance entre le mangeur et les denrées qu’il consomme s’est amplifiée. Il s’agit d’un éloignement physique car, si à la veille de la première guerre mondiale une très large majorité encore de la population active française était directement occupée à produire des denrées alimentaires, un siècle plus tard seuls 2 % des actifs sont agriculteurs. Mais il s’agit aussi d’un éloignement subjectif car l’industrialisation des processus de production et de transformation de l’alimentation n’a cessé de faire augmenter la part d’invisible et de « caché » séparant le produit brut du produit consommé (Rémésy, 2005). Parallèlement au développement d’une offre alimentaire de plus en plus abondante et diversifiée, on observe l’accélération du double processus de médicalisation et d’individualisation de l’alimentation qui tous deux ont contribué à problématiser le rapport de l’homme occidental à son alimentation. Le mangeur contemporain, libre de choisir dans le vaste éventail de l’offre alimentaire présenté dans les rayons des grandes surfaces, mais sommé par les campagnes de prévention nutritionnelle de faire les « bons choix », se voit contraint à toujours plus de réflexivité (Giddens, 1994) dans ce domaine.

Les crises alimentaires (Apfelbaum, 1998) qui ont marqué la fin du 20e siècle et le tout début du 21e ont, quant à elles, fragilisé la confiance (Masson, 2011). En 2001, au lendemain du second épisode de la crise dite de « la vache folle », 82 % des Français s’accordaient à proclamer que « de nos jours on ne sait plus ce que l’on mange » et 67 % que « aujourd’hui on ne sait plus quoi acheter pour ne pas s’empoisonner » (Flahault et al., 2001). Les effets de cette crise furent particulièrement sensibles car outre la révélation d’un nouveau danger, l’annonce en mars 1996 de la transmissibilité à l’homme de l’ESB contribua à lever le voile sur de nombreux aspects jusqu’alors ignorés du public des processus de production et de transformation des denrées alimentaires. Ces révélations entraînèrent l’indignation des Français et tout particulièrement la découverte par les consommateurs de l’usage de farines animales dans l’alimentation des bovins. En 2001, 87 % jugeaient scandaleux que l’on ait transformé des herbivores en carnivores d’autant plus que selon eux ce changement de régime qui relevait d’une transgression de l’ordre naturel (Lévi-Strauss, 2001) avait exclusivement été motivé par « une recherche aveugle du profit » (Masson et al., 2003 ; Masson, 2011). Brutalement, les courbes de consommations de viande bovine s’effondrèrent. Aux mesures prophylactiques mises en place par les pouvoirs publiques (abattage de troupeaux, interdiction des viandes anglaises, détectage systématique, etc.), les consommateurs opposaient avec nostalgie le rêve d’un retour à des pratiques ancestrales : « remettre les veaux sous leur mère », « laisser brouter les vaches dans les prés » et à une société d’éleveurs soucieux du bien-être de leurs troupeaux (Masson et Fischler, 2006).

Régime alimentaire, nostalgie et contestation

Cependant les phénomènes de nostalgie alimentaire ne se limitent pas toujours à une réminiscence d’un passé idéalisé car libéré, dans le présent du sujet qui s’y plonge, des contraintes d’alors (Halbwachs, 1925, p. 103-113). Il arrive qu’ils aient pour ressort la contestation. Ainsi, en refusant le feu marqueur de civilisation et par conséquent la consommation de nourritures cuites, Diogène et les cyniques prêchaient un retour à la vie simple des premiers hommes et tout comme Rousseau, en creux, critiquaient l’institution sociale. De façon plus radicale, le végétarisme des pythagoriciens impliquait le refus de participer aux repas sacrificiels. Dès lors, pour eux, « refuser de manger de la viande n’est pas seulement se conduire autrement que les autres ; c’est décider de ne pas accomplir l’acte le plus important de la religion politique » (Détienne, 1979, p. 14), c’est ériger un code alimentaire en moyen de protestation contre un système politico-religieux dominant.

L’analyse des réponses aux questions ouvertes recueillies auprès d’un échantillon représentatif de la population française en 2001 (Flahaut et al., 2001) lors d’une enquête menée aux lendemains de la seconde crise dite de la vache folle et l’analyse de focus groupes menés à la même époque (Masson et col., 2002), avaient révélé l’existence de phénomènes analogues à propos de la consommation de viande bœuf (Masson et Fischler, 2006). En effet, certains consommateurs utilisaient alors délibérément le contenu de leur assiette comme un moyen d’expression. Manger ou ne pas manger de bœuf était devenu pour eux un acte militant, un acte partisan. Parmi eux, une grande majorité avaient opté pour le boycott de la viande de bœuf et entendaient par-là signifier leur réprobation des techniques de l’élevage intensif moderne et leur abstinence s’apparentait à une forme de résistance consciente, active et délibérée à un système jugé dysfonctionnant et perverti. Parallèlement, une minorité de consommateurs engagés dans un buycott (Dubuisson-Quellier, 2006) de viandes issues de filières plus traditionnelles entendaient par leur action soutenir et encourager les éleveurs qui avaient su préserver des techniques d’élevage jugées plus respectueuses de la nature animale et de l’environnement.

Décristallisation de la nostalgie

Pour ces consommateurs en particulier, mais pour d’autres également, le vécu de la crise de la vache folle s’apparenta bien plus à un temps de prise de conscience qu’à un simple accès de « psychose collective » comme le suggéraient les discours relayés par les médias à l’époque. La crise constitua le déclencheur d’une réflexion critique portant sur les modes de production de l’agriculture moderne en particulier et s’étendant à la « filière alimentaire » (Lambert, 1987) dans son ensemble, elle contribua à la décristallisation de la nostalgie. Vécu jusqu’alors sur le mode de l’assujettissement au processus d’industrialisation de l’alimentation, le passéisme passif caractérisant bon nombre de nostalgiques se transfigura chez certains, en une volonté active de se réapproprier leur alimentation. Ce fut pour eux l’occasion d’envisager le passage d’une alimentation perçue comme subie à une alimentation choisie. Quittant le rôle de victimes passives ingurgitant sans discernement les denrées disponibles sur le marché, ils tentèrent d’endosser dans la chaîne alimentaire un rôle d’acteur responsable, voir un rôle de citoyen impliqué (Lamine, 2008). Si certains, espérant agir sur les leviers économiques de l’offre et de la demande, décidèrent de transmuer leurs pratiques d’achat en actes militants en opérant des choix spécifiques s’appliquant aux produits et/ou aux circuits de distribution, d’autres érigèrent le « faire soi-même » comme moyen ultime de contrôle des nourritures consommées. Mais quelle que soit la stratégie adoptée, l’alimentation était devenue pour eux un domaine à réinvestir et à revaloriser ; ils s’inscrivaient en cela, à contre courant d’une tendance générale s’étant développée tout au long du 20e siècle, où une part de moins en moins importante des budgets temps et argent des ménages est consacrée à l’alimentation. En 50 ans, si l’on se réfère aux sources de l’INSEE, la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation2 a diminué considérablement, passant de plus de 35 % à la fin des années 1950 à moins de 20 %3 aujourd’hui et bien plus que la qualité, c’est le prix qui détermine le choix du lieu d’approvisionnement (Crédoc, 2009, p. 31). Parallèlement, le temps consacré à la préparation des repas n’a cessé de diminuer et au moment de la crise dite « de la vache folle », les Français ne consacraient plus qu’en moyenne 36 minutes à la préparation d’un dîner en semaine (Hébel, 2008).

Mettre la main à la pâte : un moyen de se réapproprier un domaine désinvesti ?

Nous l’avons évoqué plus haut, au moment de la crise, le « faire soi-même » était devenu pour certains un moyen de résistance à l’industrialisation des processus de production et de transformation des produits alimentaires. Le « fait maison » était affirmé comme une solution permettant de contourner la boite noire perçue de plus en plus noire et de plus en plus suspecte dont semblaient sortir les produits transformés, qui avait fait apparaître des OCNIS4 (Fischler, 1990) et autres « gadgets alimentaires » (Rémésy, 2005). La défiance passive à l’égard de l’industrie agro-alimentaire trouvait une alternative dans la reprise personnelle de la maîtrise du processus de transformation des produits bruts en nourritures bonnes à manger. Cuisiner soi-même apparaissait comme une solution pour échapper à l’opacité des produits prêts à consommer. Mais pour cuisiner encore faut-il savoir cuisiner ! De manière séculaire et jusqu’à la fin des années 1960 comme en témoignent les programmes d’enseignement des écoles ménagères, la bonne éducation des jeunes filles impliquait un volet consacré à la maîtrise de compétences culinaires plus ou moins sophistiquées. Mais le développement du travail féminin salarié à l’extérieur du foyer a contribué simultanément à une moindre valorisation de ces compétences spécifiques et à une nouvelle division du travail qui ne s’est pas opérée au sein des foyers, mais s’est déplacée des cuisines vers les usines de transformations agroalimentaires. Si les enquêtes sur la répartition des tâches au sein des ménages montrent que ce sont les femmes qui aujourd’hui ont, de fait, encore largement à charge d’assumer les tâches ménagères, tout comme celles liées aux soins des enfants, cela apparaît plus comme étant une injustice persistant à frapper les femmes que comme quelque chose de normal (Beaufils, 2004). Même si elles continuent largement à remplir au sein des foyers le rôle nourricier en tenant une place centrale tant en ce qui concerne l’approvisionnement que la préparation des repas, une rupture au niveau de la transmission familiale est notable (Garabuau-Moussaoui, 2002 ; Kauffman, 2005 ; Asher, 2005). En effet, elles préparent moins de repas, y consacrent moins de temps, et surtout les enfants les voient moins le faire. En 2011, 69 % des Français déclaraient avoir appris à cuisiner, mais moins d’un tiers affirmait avoir appris avec sa mère (Crédoc, 2011, p. 26).

Cependant, contrairement aux tâches ménagères tels que le nettoyage ou la lessive, une régénérescence de l’intérêt octroyé à la cuisine est notable dans la société française. La multiplication des émissions de cuisine à la télévision, le développement des cours privés de cuisine, individuels ou collectifs, et le renouvellement des publications (livres et revues) consacrées à ce domaine en témoignent. Inscrit dans la modernité, ce regain d’intérêt s’observe également dans les contenus diffusés par les nouveaux supports de communication et d’information (Hébel, 2008). Sur internet, les blogs de cuisine prolifèrent tout comme sont apparus des sites exclusivement dédiés à la cuisine. Parmi ces sites, marmiton.org est l’un des plus connu et l’un des plus fréquenté en France. En juin 2010, 4,4 millions de Français5 s’y étaient déjà connectés au moins une fois.Gigantesque bibliothèque de recettes, ce site propose aujourd’hui non seulement 54000 recettes de cuisine mais également de nombreux commentaires et suggestions d’amélioration proposés par des internautes les ayant essayées.

Afin d’éclairer les effets de la réappropriation du processus de transformation des aliments en nourritures bonnes à manger sur le rapport à l’alimentation et les phénomènes de nostalgie alimentaire, nous nous appuierons ici sur les données recueillies lors d’une enquête en ligne, proposée sur le site marmiton.org durant les mois de juillet et août 2010 et à laquelle 5656 internautes répondirent6. Les répondants découvraient l’existence de l’enquête après s’être connecté de leur propre chef au site. Il s’agit d’une population composée à 95 % de femmes, adulte mais jeune (59 % ont entre 18 et 35 ans), active (65 % ont un emploi et 15 % sont étudiants) et urbaine (70 % habitent en ville ou en périphérie d’une grande ville). 76 % des répondants vivent en couple.

En ce qui concerne ses caractéristiques sociodémographiques, cet échantillon n’est pas représentatif de la population française, mais s’il nous intéresse ici, c’est parce que les individus qui le forment possèdent comme point commun d’avoir été, au moment de l’enquête, dans une démarche active : la quête d’une recette de cuisine. Cette quête volontaire et partagée témoigne à minima, d’un intérêt de leur part pour la cuisine et laisse présumer de leur intention de s’engager personnellement dans un processus de préparation culinaire. L’analyse des données recueillies lors de l’enquête révèle l’existence de véritables spécificités dans cet échantillon et, comme nous allons le voir, d’un intérêt pour la cuisine bien plus fort chez les répondants que dans l’ensemble de la population française.

Pour eux, cuisiner est une pratique quotidienne (78 % des répondants déclarent cuisiner au moins une fois par jour) à laquelle 46 % consacrent entre une demi-heure et une heure et 21 % plus d’une heure par jour en semaine. Le week-end, le temps consacré à la cuisine se démultiplie. Près des deux tiers déclarent y consacrer plus d’une heure par jour les jours de week-end et 14 % plus de 2 heures. Alors que pour près d’un quart des Français faire la cuisine représente une corvée (INPES, 2008, p. 111) ce n’est le cas que pour une toute petite minorité (1,6 %) des Marmitonautes7 ayant répondu à l’enquête. A la question « pourquoi cuisinez-vous ? » 64 % répondent « parce que j’aime ça, même si je n’y suis pas obligé » et 29 % « parce qu’il le faut bien, mais de toute façon ça me plaît ». Seuls 6 % déclarent cuisiner « parce qu’il le faut bien, même si parfois je m’en passerais » et moins de 1 % « parce que je n’ai pas vraiment le choix ». Ainsi, pour une très large majorité des répondants, ce que d’autres considèrent comme une tâche ménagère, contrainte8, ingrate et coûteuse en temps, apparaît comme une activité réhabilitée et source de satisfaction. En effet, la pratique de la cuisine est pour ces personnes très largement associée au plaisir. Plus d’un quart des répondants déclarent que pour eux la cuisine est une vraie passion, plus d’un tiers l’assimile à un loisir créatif et 75 % affirment trouver dans sa pratique l’occasion de faire plaisir à leur entourage. Lorsqu’on leur demande ce qui les intéresse le plus dans la cuisine, c’est encore le plaisir (le sien et celui de ses proches) qui apparaît être la motivation principale, bien avant celles relatives à la santé, à l’optimisation de son temps ou encore de son budget. La finalité principale du faire à manger soi-même dépasse largement pour ces individus le remplissage de la fonction nutritive des corps et s’étend au nourrissement des liens sociaux (familiaux et amicaux).

La préparation culinaire est pour la majorité des internautes ayant répondu à l’enquête un domaine qu’ils ont investi et se sont appropriés de façon volontaire. En effet, si 75 % d’entre eux déclarent avoir un bon niveau de compétence en cuisine, ils ne sont que 14 % à considérer la cuisine comme une tradition. Pour eux les recettes de cuisines ne sont ni immuables, ni des modes d’emploi à suivre à la lettre, mais des références et indications à partir desquelles ils se sentent libres d’improviser à leur guise. S’inscrivant moins dans la poursuite d’habitudes familiales acquises durant l’enfance (27 % affirment cuisiner plus que leurs parents) que dans l’invention d’une nouvelle modernité alimentaire, ils semblent faire de jeunes émules (ceux qui ont des enfants en âge de cuisiner sont 91 % à déclarer qu’au moins l’un de leurs enfants cuisine, et même 21 % qu’il cuisine souvent). Dans cette nouvelle modernité alimentaire, la problématique du partage qui anthropologiquement a toujours été étroitement liée à celle de l’alimentation, redevient première. Le pôle du don, du triptyque « donner – recevoir – rendre » si bien décrit par Mauss dans l’essai sur le don (1923), se retrouve dans les résultats de l’enquête très investi. Les Marmitonautes ouvrent fréquemment leur table aux autres : les trois quart déclarent inviter au moins une fois par mois des convives à dîner chez eux et pour 38 % des répondants, la fréquence des invitations s’élève à plusieurs fois par mois. Lors de ces invitations cuisiner pour les autres semble s’imposer.    Qu’il s’agisse d’un « repas festif » ou d’un « repas entre amis sans chichi » 99 % des répondants déclarent préparer à manger eux-mêmes. Dans ces deux contextes d’invitation, ils sont plus de 8 sur 10 à préparer eux-mêmes l’ensemble du repas tandis qu’une petite minorité se contente de cuisiner certains plats et d’acheter le reste. Et même lorsqu’il s’agit d’un « repas à l’improviste » la préparation reste de rigueur. En effet, seuls 7 % déclarent ne rien préparer eux-mêmes dans ces situations, alors que 66 % continuent à faire tout eux-mêmes et que la proportion de ceux qui associent la préparation de certains plats et l’achat d’éléments du repas s’élève à 27 %. Préparer à manger pour les autres recouvre une part d’altruisme et renvoie au don de soi. Ce don de soi, de son temps, cet investissement dans l’élaboration de quelque chose qui est destiné à être offert aux autres est librement consenti et est, lui aussi, source de plaisir. En effet plus que le moment du partage (le moment du repas lui-même) c’est le moment de la préparation des plats et plus généralement les temps d’anticipation du repas qui sont affirmés par près de trois-quarts des répondants comme étant les moments préférés.

Ce qui les effraie le plus lorsqu’ils cuisinent c’est de ne pas parvenir à régaler leurs convives, mais pour ainsi dire aucun ne se soucie véritablement de soi (seuls 2 % redoutent de se blesser en se coupant ou se brûlant par exemple) et les craintes relatives à la gestion du temps sont marginales (seuls 7 % s’inquiètent de leur possible retard ou de celui de leurs invités). Inscrites dans le système de don et de contre don, les préparations culinaires maison s’exportent. Plus d’un tiers des Marmitonautes disent apporter, lorsqu’ils sont invités à dîner chez des amis, un dessert, un plat ou une gourmandise « fait maison » bien plutôt que du vin ou des fleurs.

L’investissement particulier des sujets ayant répondu à l’enquête dans le domaine de l’alimentation ne se limite pas à leurs pratiques culinaires. Ils se distinguent également des Français dans leur ensemble par le soin particulier qu’ils déclarent accorder aux choix des produits qu’ils utilisent. Les trois critères de choix les plus importants pour eux lorsqu’ils achètent un produit alimentaire sont : sa fraîcheur (99 %), sa qualité (99 %) et le fait qu’il soit de saison (74 %). Le prix n’apparaît qu’en quatrième position et moins de la moitié des répondants (42 %) le considèrent comme un critère très important, alors que c’est le cas de 87 % pour ce qui concerne la fraîcheur. Ils fréquentent plus que la moyenne des Français les marchés (49 % contre 38 % si l’on se réfère aux données recueillies lors de l’enquête INPES 2008) et semblent manifester un plus grand intérêt pour les produits « Bio » : 67 % déclarent en acheter beaucoup ou de temps en temps alors que moins de deux Français sur cinq déclaraient en avoir acheté soi-même ou quelqu’un de leur foyer au cours des quatre dernières semaines lors du recueil des données du baromètre 2010 de l’agence Bio (CSA, 2010). Si comme les sujets de l’échantillon représentatif des Français ayant répondu au baromètre de l’alimentation du Crédoc en 2010, ils semblent tout particulièrement préoccupés par la contamination des aliments par des substances chimiques (pesticides, additifs, etc.)9, ils se montrent cependant bien plus soucieux qu’eux des problèmes liés à une alimentation déséquilibrée10 et à la recrudescence des allergies alimentaires11.

Tous ces éléments convergent et font apparaître les Marmitonautes comme des individus dans l’ensemble plus soucieux de leur alimentation que les Français en général, mais surtout comme des consommateurs opérant au quotidien des choix attestant d’une reprise en main de leur alimentation, tant au niveau de la sélection des produits qu’ils achètent qu’au niveau de l’usage qu’ils en font. Dans ce sens, on pourrait dire qu’ils sont passés à l’action. Si on compare les données recueillies dans cette enquête à celles recueillies lors d’entretiens et de focus groupes réalisés la même année (document de travail interne CRPCC), il semble que les Marmitonautes déclarent faire ce que les autres disent penser devoir faire ou aimeraient faire, mais ne font pas pour de multiples raisons telles que le manque de temps, le manque d’argent, le manque d’énergie ou encore le poids des mauvaises habitudes de facilités acquises. Par ce passage à l’acte déclaré, par leur implication, ils rappellent les individus que nous avions interrogés au lendemain de la crise de la vache folle et qui avaient décidé de devenir acteurs (Masson et Fischler, 2006). Quels sont les effets de cette reprise en main de leur alimentation sur la nostalgie ? Quel paysage alimentaire imaginent-ils pour la France, dans dix ans ?

Cuisiner rendrait-il optimiste ?

On a vu (voir supra) que les Marmitonautes semblaient avoir une perception plus aigüe que la moyenne des Français d’un certain nombre de risques relatifs à l’alimentation et tout particulièrement ceux liés à une alimentation déséquilibrée et à l’explosion des allergies alimentaires. Lors des discussions de groupes on s’aperçoit que souvent les individus les plus inquiets sont également ceux qui partagent la vision la plus négative des évolutions à venir, tant en ce qui concerne l’offre alimentaire qu’en ce qui concerne les pratiques alimentaires. Cependant, il semble que ce ne soit pas le cas des Marmitonautes qui dans l’ensemble affichent plutôt confiance et optimisme en ce qui concerne ces questions.

L’enquête « cuisine et vous » comportait une question ouverte où il était demandé aux internautes : « comment voyez-vous la cuisine évoluer dans les 10 années à venir ? Que mangerons-nous ? ». L’analyse de contenu thématique (Bardin, 1977) du vaste matériel qualitatif que constituent les 5612 réponses à cette question permet de différencier trois profils : deux minorités, l’une anxieuse plutôt pessimiste, l’autre plus pragmatique mais soucieuse d’un renforcement des clivages et une large majorité confiante et véritablement optimiste.

La minorité pessimiste redoute qu’au cours des dix prochaines années, l’accélération des rythmes de vie et l’amplification des contraintes de temps s’exerçant sur les individus entraînent une réduction du temps octroyé à la préparation culinaire domestique. Jeunes et moins jeunes imaginent alors l’émergence d’une société sans cuisine et sans cuisinier où les préparations industrielles prédomineront. Selon ces internautes, dans dix ans nous mangerons « toujours plus de plats préparés », « plus de fast food », « que des cochonneries, que des choses rapides et chimiques », « certainement beaucoup de lyophilisé hélas... », « Encore plus de plats tout faits, encore plus de "malbouffe" », « que des boites ou des cachets », voire « des produits en poudre », des « gélules », des « comprimés », « des pilules et des sachets à mélanger avec de l'eau » ou encore « des pilules et de la pâte concentrée comme les astronautes ».

Parfois, dans leurs réponses, les contraintes de temps se combinent avec l’incompétence et le désintérêt postulés des jeunes pour la cuisine. « Je pense que nous consommerons énormément de plats industriels surgelés... la jeunesse d'aujourd'hui n'étant pas très intéressée par la cuisine… Fast food & co ! » écrit une jeune internaute (18-25 ans) tandis que son ainée (35-49 ans) juge que « si la cuisine ne devient pas une matière obligatoire à l'école elle risque de se perdre. A une époque où le stress dirige tout et où le temps manque à tout le monde, la malbouffe prend du terrain ». La dégradation de la qualité des produits semble inéluctable à cette minorité et elle est vécue sur le mode de l’aliénation : « nous sommes pris en otages par les industriels, nous mangeons de plus en plus de pesticides, etc. » écrit une femme (35-49 ans) tandis qu’une autre femme (25-34 ans) précise que dans dix ans on ne mangera « pas de bonnes choses vu tous les pesticides et autres poisons qu'ils nous mettent un peu partout. On mangera des choses transgéniques, bourrées d’OGM et autres saloperies ».

Les craintes de cette minorité pessimiste ne se limitent pas aux contenus ; elles s’étendent aux formes du manger (Masson, 2001). Ces Marmitonautes prévoient une dislocation des pratiques commensales. Le repas, comme moment de partage et de sociabilité, faute de nourritures bonnes à partager serait amené à disparaître : « on mangera des produits transgéniques ou des pilules qui remplaceront le repas » (femme, -18 ans) ; « de moins en moins de moments partagés, de plus en plus de repas rapidement consommés » (femme, 25-34 ans). En creux de ces réponses, se dessine la sombre vision d’une alimentation devenue un comportement strictement individuel, détaché de toute communauté de mangeurs. Contrairement aux « plats traditionnels » et « recettes de famille » ou encore aux « produits du jardin » mentionnés par d’autres internautes qui ancrent le mangeur dans une histoire et un territoire, les contenus aseptisés, médicalisés (pilules, comprimés, seringues, etc.), dévalorisés (« cochonneries », « merde », etc.) ici mentionnés apparaissent impropres à nourrir positivement l’identité (Fischler, 1990 ; Douglas, 1967). Le risque à terme semble être la « déshominisation » du mangeur comme cela transparaît dans la réponse de cette femme (50-64 ans) qui prévoit que dans dix ans nous mangerons « des granulés comme les vaches »12.

Face à ces réponses, s’érigent d’autres réponses, elles aussi minoritaires et marquées par l’empreinte de l’inquiétude, mais d’une inquiétude qui ne se structure pas autour de la crainte d’une dégradation générale de la qualité des produits et des pratiques alimentaires mais autour de la crainte d’un renforcement de clivages déjà observables aujourd’hui. Parmi ces clivages, les internautes prévoient l’accentuation de la fracture cuisine quotidienne / cuisine festive ou de loisir. Selon eux, dans dix ans, l’alimentation quotidienne sera plus encore soumise aux contraintes de temps et la consommation de « plats tout prêts », de « repas pris sur le pouce », etc. se généralisera, tandis que hors contrainte de temps se développera une cuisine festive marquée par le plaisir de faire, les bons produits et la consommation partagée. « Je pense que la cuisine dans les dix années suivantes va être partagée entre plats cuisinés et cuisine maison, cette dernière de façon plus exceptionnelle, pour des raisons de temps » (femme 25-34 ans). Les plus optimistes imaginent une amélioration de la qualité de l’offre alimentaire en ce qui concerne la cuisine « rapide » : « plus de plats tout préparés mais sains (bio, sans matières grasses hydrogénées...), plus de plats variés » prévoie une femme (25-34 ans) tandis qu’une autre « suppose que la cuisine s'adaptera de plus en plus à nos modes de vie à 100 à l'heure. Donc une cuisine rapide, plus saine et à petit prix. […] En tous les cas, elle sera toujours là notre envie de cuisiner ! » (Femme 35-49ans).

Mais ce que redoute le plus cette minorité, c’est l’accentuation des fractures géographiques et sociales dans la possibilité pour tous d’accéder à une alimentation de qualité, saine et en quantité suffisante. Au niveau mondial, ces internautes craignent que les épisodes de pénurie alimentaire se multiplient dans les pays pauvres tandis que les populations des pays riches, toujours plus confrontées à la pléthore alimentaire et ne sachant pas réguler leurs consommations, voient leurs taux d’obésité augmenter. Plus spécifiquement en ce qui concerne les pays riches, ils envisagent un renforcement des conséquences sur l’alimentation des inégalités socio-économiques : « je pense que les différences entre familles aisées et familles pauvres vont s'accroître (difficile de manger bon, sain et varié pour pas cher) » (femme 18-24), « 1. Pour 20 % de la population, une alimentation de meilleure qualité, et un retour à la cuisine. 2. Pour les autres, une dégradation de la qualité des aliments et une perte du savoir culinaire » (femme 25-34). De nombreuses réponses décrivent des régimes spécifiques déterminés exclusivement par le niveau des ressources économiques de ceux à qui ils s’appliquent : « des plats sous vide du supermarché pour les gens de conditions sociale moyenne des plats en conserve pour les pauvres, des plats sains, bio, pour les riches » (femme 35-49) et bien souvent c’est une bipartition scandaleuse de l’offre alimentaire à venir qui est dénoncée : « du bio pour les riches, de la M pour les pauvres » (femme 25-34).

Il apparaît cependant que ce qui préoccupe véritablement cette catégorie d’internautes n’est pas tant la manière dont eux-mêmes mangeront dans dix ans, mais celle dont mangeront les autres et notamment les plus démunis.

Mais contrastant avec la vision déshumanisée de l’alimentation des plus pessimistes et celle clivée des pragmatiques, la majorité des répondants affichent au travers de leurs réponses un véritable optimisme. Confiants dans l’avenir, ils prédisent, pour dans dix ans, une nette amélioration de l’offre alimentaire et un réinvestissement des individus dans la préparation culinaire. Au niveau de l’offre alimentaire, ils envisagent une plus grande « naturalité » des produits qui se décline en un respect accru de la saisonnalité des produits, le développement d’une agriculture biologique ou tout au moins raisonnée, la prépondérance de produits frais non transformés et parfois dans une reprise personnelle du contrôle de la production comme cette citadine qui déclare que « nous allons revenir comme les anciens, cuisiner des légumes du jardin et des volailles élevés par nos soins » (femme 25-34 ans) ou cette villageoise qui constate que « l'on revient au jardin » et extrapole « donc cuisine du marché et produits frais » (femme 50-64 ans). L’accès aux denrées alimentaires est lui aussi pensé comme étant amené à se modifier et nombreux sont ceux qui prévoient un développement des circuits courts qui permettront simultanément de lutter contre l’opacité perçue des modes de production et de transformation des denrées et d’assurer une plus juste rémunération des agriculteurs.

Ces prédictions apparaissent comme autant de réponses positives propres à dissiper dans le futur leurs inquiétudes relatives à la présence de pesticides, d’additifs et autres substances toxiques dans l’alimentation, mais aussi celles relatives aux problèmes de nutrition (voir supra). En effet, l’évolution prévue par les Marmitonautes des modes de production est retraduite en termes de produits plus sains qui associés à la conviction de l’émergence d’une cuisine plus variée et équilibrée leur font espérer des gains substantiels pour la santé. « La cuisine dans les années à venir sera certainement une prise de conscience importante de la part de tous pour des produits plus sains. Des cultures raisonnées sans produits chimiques et nuisibles pour la santé et l'environnement. Une cuisine savoureuse, variée, de qualité et à la portée de tous » (femme 50-64).

Outre l’importance croissante accordée à la variété et l’équilibre, les principales mutations du régime alimentaire envisagées consistent dans le développement d’une cuisine domestique concentrée autour des légumes. « Je pense que dans les dix ans à venir, nous préparerons de plus en plus nos repas, achèterons de moins en moins de plats préparés, de surgelés. Chacun aura son jardin et cuisinera ses propres légumes, nous consommerons moins de viande pour notre santé et pour la planète. » (femme 25-34 ans). Cependant, il n’est pas question dans ces réponses optimistes de véritable rupture. Comme en témoignent les nombreuses références faites à la culture, à la gastronomie et aux traditions françaises ou encore aux plats régionaux, le répertoire culinaire envisagé reste sensiblement similaire13 mais exploité de sorte à apporter plus de variété et « d’authenticité » au régime alimentaire quotidien. Lorsque certains envisagent l’ouverture du répertoire culinaire à des influences étrangères, c’est sous la forme d’« un métissage plus important des différentes cuisines du monde » (homme 25-34 ans). Contrairement aux pessimistes qui évoquent l’exercice des influences étrangères (surtout américaines) comme autant d’éléments de contamination néfastes et de dégradation de la cuisine française, les optimistes envisagent ces influences comme des sources d’enrichissements : « une cuisine enrichie des autres cultures culinaires, épicée, métissée » (femme 35-49 ans), « nous mangerons plus sain (moins gras) et certainement plus d'aliments issus de l'agriculture biologique. Notre culture culinaire sera modifiée car enrichie par d'autres cuisines du monde » (femme 18-24)14.

Dans les projections faites par les Marmitonautes optimistes, la prépondérance d’une cuisine bonne, saine et faite à la maison est associée à la réhabilitation des valeurs du plaisir de faire et du partage alimentaire au quotidien. Les pratiques du faire ensemble et du manger ensemble apparaissent dans les réponses comme des vecteurs essentiels à la transmission aux enfants et aux générations futures d’un savoir bien vivre. Nombreux aussi sont ceux qui envisagent une recrudescence des invitations à dîner à la maison présentées comme des moments d’échange et de resserrement des liens sociaux ; parfois comme des remparts à la progression de l’individualisme à l’image de cette femme qui annonce davantage de « repas festifs entre amis, moment de partage, moment de retrouvailles dans cette société qui s'individualise de plus en plus ! » (femme 25-34 ans). Cependant ce n’est pas qu’une revivification des liens familiaux et amicaux que prédisent pour dans dix ans ces optimistes, mais aussi l’établissement de nouveaux liens, directs et de confiance, entre consommateurs et producteurs. Au fil de leurs réponses, se dessine la croyance en l’avènement d’une nouvelle forme de consommation, citoyenne et responsable, répondant simultanément à des enjeux personnels et collectifs, environnementaux et sociétaux.

Conclusion : au pays de l’utopie rustique ?

En 1979, Henri Mendras troqua, le temps d’un livre, sa plume de sociologue reconnu15 contre celle d’un écrivain de roman de science-fiction. Se laissant aller, selon ses propres dires, « à faire l’écolo »16, il rédigea le « Voyage au Pays de l’Utopie Rustique ». L’histoire se déroule dans le futur d’alors : en 2007 ! Alexis, ressortissant d’un pays riche en ressources énergétiques, agricoles et intellectuelles à qui se présente l’opportunité de choisir son avenir, est missionné par les autorités dirigeantes pour « faire rapport sur le Pays de l’Utopie Rustique qui s’est développé […] en Europe Occidentale, plus particulièrement en France » (Mendras, 1979, p. 12). Lors de sa mission il découvre, juxtaposé à un monde ultra moderne, urbanisé et industrialisé où la Beauce s’apparente à une « véritable usine à blé » (p.25), un monde PUR aux frontières floues, essentiellement rural mais connaissant des prolongements urbains, où les hommes tout en profitant des progrès de la technique vivent selon des règles et valeurs différentes : celles de l’autoconsommation et de la solidarité. Bien des passages de ce petit livre rappellent les réponses des Marmitonautes. Comme eux, Alexis préfère aux « champs de légumes (poussés à coup d’engrais immondes et de pesticides putrides) qu’une machine avalait pour les déverser dans une usine, d’où ils ressortaient en boites de conserve » (p.55) qu’il découvre aux alentours de Nîmes, « les bonnes choses » issues des vergers, jardins et petits élevages de ses amis PURs qui ont développé une production vivrière. Comme les Marmitonautes, les PURs cuisinent des produits bruts, se passionnent pour les recettes et ouvrent leur table avec plaisir à des convives : « tous les soirs nous [Alexis et son ami ethnologue] étions invités dans une maison ou une autre. Le repas était excellent, souvent préparé par les hommes qui prennent grand plaisir, semble-t-il, à faire la cuisine17 et surtout à retrouver des recettes anciennes » (p.35). Mais contrairement aux PURs, à la fin de la première décennie du XXIe siècle, les Marmitonautes ne vivent toujours pas en Pays d’Utopie Rustique.

Cependant, comme nous l’avons vu, ils se distinguent des autres Français tant au niveau des critères de choix qu’ils appliquent pour sélectionner les produits qu’ils consomment, que du temps qu’ils consacrent à la préparation de leurs repas et au partage alimentaire. Leurs pratiques témoignent d’une résistance aux processus d’industrialisation de l’alimentation et d’individualisation du rapport à l’alimentation. Par leurs actions individuelles, ils se libèrent de ce double assujettissement. Leur investissement dans le processus culinaire correspond à une « prise en main » de leur destin alimentaire. La quête de bons produits remplace les discours sur la dégradation de la qualité et la médicalisation de l’alimentation ; le temps consacré à la préparation des repas remplace le dénigrement des plats industriels « prêts à consommer » ; la pratique du partage s’oppose aux discours sur la montée de l’individualisme. La décristallisation de la nostalgie va de pair chez ces internautes avec des actions concrètes qui leur permettent de se réapproprier les nourritures qu’ils consomment, mais aussi et surtout le passage d’une alimentation subie à une alimentation choisie les amène à repenser l’alimentation comme un fait social total (Mauss, 1923). En pionniers dont le maître mot pourrait être « montrons l’exemple ! » (femme 50-64 ans), ils explorent les voies possibles pour une autre modernité alimentaire. S’ils affichent leur sympathie pour des mouvements minoritaires déjà constitués et bénéficiant d’une certaine visibilité (57 % d’entre eux reconnaissent l’agriculture biologique, et 61 % les AMAP18 comme étant des « initiatives citoyennes qui leur parlent ») leur action personnelle reste non fédérée. A défaut de constituer une minorité active (Moscovici, 1976), les plus optimistes sont convaincus que leur résistance active préfigure l’avènement prochain d’un vaste mouvement de prise de conscience collective. Selon une femme de plus de 65 ans, dans dix ans nous mangerons « une cuisine plus légère, avec des produits de plus en plus sains, des produits de saison et locaux. Je pense à une prise de conscience générale pour faire un pied de nez à tous ceux qui veulent nous empoisonner sous prétexte de profits » (femme 65 ans et plus). L’indignation soulevée chez les victimes devenues conscientes de la tentative d’empoisonnement évoquée par cette femme, de la dégradation de l’environnement ou encore des iniquités sociales et économiques observables tout au long de la chaîne alimentaire dénoncées par d’autres internautes, est envisagée comme le point de départ d’une véritable mutation des pratiques mais aussi de l’offre. En cela, ces internautes optimistes qui se sont déjà engagés individuellement dans un processus de désassujettissement alimentaire rejoignent Dominique Lhuilier et Pierre Roche lorsqu’ils écrivent : « point focal à partir duquel, par lequel, et dans lequel s’opère le processus d’inversion. Seule l’indignation, lorsqu’elle est partagée, lorsqu’elle se généralise, devenant l’affaire non de quelques-uns mais du plus grand nombre, peut non seulement contrarier le processus de destruction et de décomposition de la vie, non seulement le stopper mais l’inverser, le transformer en processus de reconstruction et de recomposition de la vie. Seule l’indignation peut transformer une somme d’individus atomisés en collectif et peut permettre le passage de la résistance individuelle à la résistance collective. Dans cette perspective, la résistance devient aussi le concept même de la possibilité de la subjectivation collective, et donc de la transformation sociale, de l’histoire » (2009, p. 16).

Décédé en 2003, Mendras n’aura jamais réalisé physiquement de « Voyage au Pays de l’Utopie Rustique ». 33 ans après la publication de son roman, le PUR reste une utopie. Mais ce que montrent les données de différentes enquêtes récentes sur l’alimentation c’est que l’aspiration des Français à une nouvelle modernité alimentaire (Poulain, 2002) grandit et que parmi eux, certains ont entrepris, individuellement, d’agir en ce sens. Peut-être feront-ils des émules et contribueront-ils à l’édification d’un nouveau système alimentaire meilleur à penser19, c’est ce que prédisent les Marmitonautes les plus optimistes. Peut-être leurs actions resteront-elles isolées et sans effet perceptible pour la collectivité… Mais quoi qu’il en soit, leur résistance au processus d’industrialisation de l’alimentation, leur permet de se réapproprier, tout au moins partiellement, leur alimentation et d’imaginer un futur où il fera mieux manger comme dans le PUR de Mendras.

1  Source : Masson, 2001, p. 262.

2  Consommations hors foyer et consommation d’alcool comprises.

3  Moins de 15 % si l’on se limite aux consommations au foyer.

4  L’acronyme OCNIS inventé par Claude Fischler désigne les « Objets Comestibles Non Identifiés ».

5  Chiffres présentés par Christophe Duhamel (co-fondateur du site) lors de la journée « conférence de presse » organisée le 22 novembre 2010 à l’occasion des 10 ans de Marmiton.org.

6  Nous tenons à remercier Christophe Duhamel, co-fondateur du site marmiton.org, de nous avoir confié, pour analyse, les données de cette enquête.

7  Le terme « Marmitonaute » provenant de la contraction de marmiton (nom du site) et d’internaute est une invention d’utilisateurs du site pour s’auto désigner.

8  Dans l’enquête INPES, 50 % des personnes interrogées considèrent que l’acte culinaire est une obligation. (Baromètre santé nutrition, 2008, p. 83)

9  62 % des individus composant l’échantillon représentatif utilisé par le Crédoc pour le baromètre de l’alimentation 2010 citent « Les traitements (exemple : pesticides) sur les cultures » comme l’un des trois risques liés à l’alimentation qui les inquiètent le plus ; 39 % citent « Contamination des aliments par les polluants présents dans l'environnement » et 35 % « Les colorants ou conservateurs ».69 % des Marmitonautes se déclarent préoccupés en ce qui concerne l’alimentation par « Les additifs, les pesticides et autres substances toxiques ».

10  54 % des Marmitonautes se déclarent préoccupés par « Les problèmes de nutrition (mauvais équilibre des repas) » alors que dans le baromètre Crédoc seuls 21 % se disent inquiétés par les risques liés à « Une alimentation déséquilibrée : trop grasse ou trop riche en sucres ».

11  21 % des Marmitonautes se déclarent préoccupés par « L’explosion des allergies et intolérances alimentaires » alors que le Baromètre Crédoc n’indique que 8 % citant « Les allergies alimentaires » parmi les trois risques liés à l’alimentation qui les inquiètent le plus.

12  Ce faisant, elle inscrit sa perception de l’évolution de l’alimentation humaine dans la polémique ouverte lors de la crise dite de la « vache folle » et témoigne que la crise de la confiance qui s’en est suivie reste d’actualité pour certains.

13  « je pense que la cuisine et le "fait maison" vont reprendre leurs droits et que nous allons réapprendre le bien manger, car notre patrimoine culinaire est riche. » (femme 50-64 ans)

14  « Peut-être saurons-nous plus varier la cuisine quotidienne en s'inspirant des traditions du monde entier, pour tirer le meilleur de chaque culture. Pour retrouver une alimentation simple et saine. » (Femme 25-34 ans).

15  Les « éléments de sociologie » (Mendras, 1989) ont marqué des générations d’étudiants en sociologie.

16  Dédicace apposée sur le volume qu’il offrit à son collègue Serge Moscovici.

17  Notons que 78 % des hommes ayant répondu à l’enquête déclarent que chez eux, c’est eux qui cuisinent le plus souvent, voire toujours.

18  Association pour le maintien d’une agriculture paysanne.

19  La notion de système alimentaire bon à penser est construite à partir de la notion de Lévi-Strauss (1964) selon laquelle « il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser ».

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Elisabeth Michel-Guillou

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