Introduction
Il est une réplique célèbre du film Le Père Noël est une ordure de J-M Poiré (1982) de Pierre (T. Lhermitte) à propos de Mme Musquin (J. Balasko) : « Ecoutez Thérèse, je n'aime pas dire du mal des gens, mais effectivement elle est gentille ! ». A mon sens, cette boutade traduit le discrédit qui frappe des valeurs ou qualités telles que la gentillesse, la prévenance, l’amabilité, la bienveillance, l’indulgence. Il semblerait que nous puissions les oublier, ou du moins nous en passer, dans nos sociétés actuelles de travail tant leurs effets à court terme sur nos conduites apparaissent dérisoires. Cependant, depuis 2009, à l’initiative du mensuel Psychologies magazine, la France fête le 13 novembre la journée internationale de la gentillesse. Inspirée du World Kindness Day (15 pays) avec l’idée que dans un monde capitaliste souvent brutal ou indifférent, nous avons plus que jamais besoin d’entraide, de respect, de solidarité… de gentillesse. Donc une journée pour être gentil-le notamment avec les collègues de travail.
L’ironie c’est qu’en 2011, le 13 novembre tombe un dimanche ! Cela n’a pas empêché Psychologies magazine de lancer un appel à plus de bienveillance au travail :
« Nous, dirigeants, managers, salariés, coachs, psys, appelons les acteurs du monde du travail à s’engager sur la voie de la bienveillance. Bienveillance des dirigeants envers leurs collaborateurs, des collaborateurs entre eux et envers l’entreprise. Nous croyons que bienveillance, exigence et performance économique sont indissociables. L’avenir de nos entreprises repose sur notre savoir-faire, mais aussi, et surtout, sur notre savoir-être. Nous nous engageons à réfléchir et à dialoguer sur la bienveillance avec nos collaborateurs et partenaires sociaux pour envisager ensemble des actions concrètes et réalistes à mettre progressivement en place parmi les thèmes suivants : donner du sens au travail de chacun ; développer la qualité des relations et le mieux vivre ensemble et veiller au bien-être des individus ».
Ainsi la gentillesse pourrait être un antidote aux souffrances de l’entreprise ou plus exactement aux souffrances vécues dans l’entreprise : combattre le stress par la gentillesse.
A ce jour, plus de 250 organisations françaises ont signé l’appel dont le groupe France Telecom Orange ou encore Pôle Emploi. Ces dernières sont remarquables car les conditions de travail de leurs salariés ont fait couler beaucoup d’encre. Pôle emploi, issue, de la fusion de l’ANPE et des ASSEDIC en 2008, ne connaît pas de trêve. La dernière grève date du 14 novembre 2011 (le lendemain de la journée mondiale de la gentillesse…) sur le thème du manque de moyens pour assurer le suivi des chômeurs et une dégradation des conditions de travail. A titre d’exemple, entre le premier trimestre 2010 et celui de 2011 l’entreprise a enregistré 20 % d’actes d’incivilité en plus de la part des usagers en fin de droit qui perçoivent l’établissement comme un exécutoire. Ainsi, les tentatives de suicide au travail ont fait leur apparition1. En effet, il existe un comportement au travail qui s’amplifie : le suicide. Ce n’est plus la tâche de travail qui tue par sa dureté, c’est le travail et son environnement qui poussent les individus à mettre fin à leurs jours. En septembre 2010, le groupe France Telecom Orange enregistre 58 suicides (17 en 2008, 18 en 2009 et 23 en 2010) suite à la mise place du plan « Next ». En effet, selon le rapport de l’inspection du travail2 (Catala, 2010), le stress des salariés et la vague de suicides sont directement liés à la stratégie établie au siège parisien du groupe. Une stratégie fixée en 2005 par le plan « Next » qui vise à augmenter la productivité de 15 % en trois ans, et son volet concernant les ressources humaines, le plan « Act » (pour « Anticipation et compétences pour la transformation »). Avec des objectifs chiffrés : supprimer 22 000 emplois, faire changer de métier 10 000 salariés, et embaucher 8 000 personnes. Au final, les effectifs de France Télécom sont passés de 161 700 à 103 000 personnes entre 1996 et 2009. La montée du stress s'expliquerait notamment par la « mobilité contrainte ». Les changements de postes et de lieux de travail sont pourtant encadrés strictement par le code du travail mais il existe une subtilité : les salariés de droit privé peuvent s'y opposer, pas ceux de droit public. Or, France Télécom emploie encore en grande partie d'anciens fonctionnaires des PTT, qui ont pu conserver leur statut de droit public après la privatisation. En 2010, la direction du groupe gèle les mobilités forcées et le numéro deux de l’entreprise L-P. Wenes, considéré comme l’artisan du plan de suppression des postes est remplacé. En 2011, l’établissement signe l’appel de Psychologies magazine justifiant ainsi une volonté de reconstruire et de repérer les situations de souffrance.
Difficile de savoir si un peu de gentillesse pourrait enrayer ce mal-être au travail, en tout cas tenter de détecter les situations de malaise et donc identifier les travailleurs qui vont mal c’est déjà un début. Si le groupe France-Telecom Orange est l’exemple actuel de la souffrance au travail, il est loin d’être le seul. Le propos, ici, est de s’interroger sur le caractère morbide actuel du monde du travail qui donne l’impression que toute forme de résistance, au sens de « faire face », semble vouée à l’échec au point d’en arriver à des conduites extrêmes tel le suicide. L’exemple de cette journée de la gentillesse peut sembler déplacé face à la gravité des événements. Seulement, il met en avant la nécessité de prendre en compte les relations interpersonnelles, de faire vivre une action collective à travers des valeurs accordées au travail, socialement élaborées et partagées. Comme s’il s’agissait de réparer l’oubli d’un fondamental : la prise en compte des normes de relations au travail et leurs effets sur l’identité professionnelle.
L’absence de résilience apparaît liée à l’effacement du collectif de travail faisant place à une approche individualiste qui gomme par là, les luttes collectives et les enjeux sociaux et donc une certaine forme de résistance par l’appropriation de l’activité.
Résistances collectives
Sans reprendre un historique complet de l’évolution du monde du travail, il est possible d’en pointer ses grands tournants. Le travail, l’activité de travail, la tâche avant la révolution industrielle voire même avant la Révolution tout court étaient généralement individuels. Les personnes vivaient le plus souvent sur leur lieu de travail, les boutiques, les fermes avec un secteur tertiaire de service quasi-inexistant. Il n’y avait pas ou peu de déplacement pour aller « au travail ». Dans l’Ancien Régime des corporations professionnelles extrêmement rigides régnaient. Pour exercer une profession, un commerce, il fallait payer une patente. La fin du 18e siècle connaît la pensée des Lumières, puis la Révolution française, qui vont mettre en avant l’importance de l’affirmation des droits individuels. Ce qui prime, c’est la liberté individuelle. Ainsi, au nom de l’égalité de traitement entre les citoyens, toute association, coalition ou corporation est interdite par la Loi Le Chapelier promulguée le 14 juin 1791. Par-là, elle interdit les grèves et la constitution de syndicats au cours du siècle suivant ainsi que certaines formes d'organisations non lucratives telles que les mutuelles. Cependant, les clubs patronaux, les trusts et ententes monopolistiques ne sont ni visés, ni inquiétés. Ainsi, les confréries sont dissoutes. Le compagnonnage est interdit et devient clandestin. Les ouvriers n’ont plus la possibilité de créer des structures collectives de défense, d’entraide et de solidarité. Parallèlement la révolution industrielle se met en place entraînant une période d’exode rural massif qui s’accompagne de la fin des solidarités de proximité existantes dans les campagnes. Le capitalisme, qui naît avec l’industrie, se développe produisant un statut nouveau à l’ouvrier. En effet, ce dernier ne loue que ses propres forces, sa force de travail pour Karl Marx (1867/1980). Le travailleur vend sa force de travail à un patron dont le prix est le salaire. Celui-ci permettant à l’ouvrier de récupérer sa force de travail par l’achat de denrées alimentaires, par exemple.
Le Capitalisme naît hors de toute régulation, il n’y a aucune loi sociale. Les conditions de travail et de vie sont extrêmement dures à la fin du 18e et au début du 19e. Cependant les ouvriers, malgré ces conditions de travail difficiles et leur maigre salaire réussissent de façon clandestine à mettre en place des caisses de secours mutuelles ou chacun verse une obole en cas de coup dur ou de grève. Ces associations ouvrières sont souvent propres à chaque industrie et sont officieuses. Rappelons que les regroupements sont interdits et que l’Etat voit d’un très mauvais œil cette solidarité entre pairs. Il existe donc une résistance collective en dehors de tout cadre légal puisque le droit social sera ultérieur à la mise en place du capitalisme. Les travailleurs se réapproprient les valeurs collectives du travail entraînant par là une renormalisation de ce champ. Pour Yves Schwartz (1992), la personne qui exerce une activité de travail et qui se retrouve avec de nouvelles prescriptions limitant son autonomie va déployer sa capacité de résistance en adaptant le travail. Elle va renormaliser son environnement à sa convenance à travers une résistance active.
La Loi Le Chapelier a été abrogée en deux temps le 25 mai 1864 par la loi Ollivier, qui abolit le délit de coalition, et le 21 mars 1884 par la loi Waldeck-Rousseau, qui légalise les syndicats. A partir de là, le monde du travail évolue à travers la mise en place d’acquis sociaux généralement obtenus lors de luttes sociales. Malgré ce système de domination-subordination (nous y reviendrons plus tard), la résistance collective n’est plus clandestine et s’épanouit durant la plus grande partie du 20e siècle d’autant que le sens accordé au travail, les valeurs qu’il véhicule restent centraux, ce qui ne semble plus de mise actuellement.
Capitulation individuelle
En France, la valeur donnée au travail est excessivement importante comme le montrent les enquêtes et travaux sur le sens du travail (Méda, 1995 ; Davoine et Méda, 2008). Cependant, cette place centrale accordée au travail tend à s’amenuiser, conséquences dues en grande partie aux nouveaux modes de management par objectifs et à l’intensification du travail. En effet, depuis 30 ans c’est-à-dire à partir des années 1980 et jusqu’à nos jours le monde du travail a connu des modifications extrêmement rapides et nombreuses. La Direction de l’animation de la recherche et des études et des statistiques (DARES) attachée au Ministère du travail produit les grandes enquêtes « conditions de travail » tous les sept ans, le dernier recueil ayant eu lieu en 2005. Les premiers résultats de celui-ci (Bué et al., 2007) montrent que depuis les trente dernières années les contraintes de rythme de travail se sont renforcées tout comme la pénibilité physique et la charge mentale de travail. Toutes catégories socioprofessionnelles confondues le taux de personnes dont le rythme de travail est imposé par une demande extérieure à satisfaire immédiatement est passé de 28 % en 1984 à 53 % en 2005. Le travail dans l’urgence c’est-à-dire « devoir abandonner fréquemment une tâche pour une autre plus urgente» était de 56 % en 1998, il est de 60 % en 2005 pour les cadres, employés et agents de maîtrise. Et pour 50 % des ouvriers spécialisés, le rythme de travail est imposé par la machine. Il existe donc une modification patente des conditions de travail, issue de la mondialisation, de l’augmentation de la concurrence, du déséquilibre du marché du travail, etc ; des transformations économiques et sociales profondes qui se traduisent par une intensification du travail.
Philippe Askenazy et al. (2006) balayent la grande majorité des pays riches pour montrer que l’intensification au travail est bien réelle et qu’elle dépasse la simple idée du productivisme Taylorien. Il serait réducteur de définir l’intensité du travail actuelle par la simple notion de « cadences infernales ». Pour Karl Marks (1867/1980), l’intensité était liée à la réduction des horaires journaliers qui obligeait le salarié à produire plus et plus vite. Aujourd’hui, il paraît difficile de l’objectiver tant elle peut être polymorphe. Pourtant, il existe un certain consensus montrant clairement que le travail s’est intensifié et que le sentiment d’urgence, l’impression de débordement, les difficultés pour mener à bien son travail, l’obligation de décider rapidement sans support méthodologique, avec parfois une imposition de formes de gestion aberrantes dans des activités de service, entraînent des situations contradictoires assez difficiles à vivre et qui se généralisent pour faire de l’intensification du travail un mouvement d’ensemble. La pression s’accroît quel que soit le pays ou le secteur d’activité. Actuellement l’intensification réside surtout dans la fixation des objectifs et par les nouvelles formes de management qui en résultent. De nos jours, les objectifs des entreprises sont de plus en plus complexes et ne peuvent se résumer à un simple effort de productivité. Les buts sont élevés et difficilement conciliables : moindre coût, qualité, réactivité, etc. De plus, les priorités sont changeantes et floues et les organisations ont du mal à traiter cette complexité qui entraîne un cumul de contraintes, d’injonctions contradictoires supportées directement par les salariés qui doivent nécessairement faire leur propre arbitrage entre atteindre les objectifs et parvenir à un résultat qui soit satisfaisant à tous les égards.
Le management par objectifs tout en impliquant le travailleur entraîne une mise à mal des normes de relations collectives au sein de l’organisation. En effet, d’après Claude Lévy-Leboyer (2007), décrire le travail des salariés par des objectifs – et non plus par les activités – constitue une manière de les motiver en renforçant l’estime de soi et l’implication. Atteindre les objectifs nécessite une mobilisation performante des compétences professionnelles. La performance, c’est le résultat ultime de l’ensemble des efforts d’une organisation. Ces efforts consistent à faire les bonnes choses, de la bonne façon, rapidement et au bon moment, au moindre coût, pour produire les bons résultats répondant aux besoins et attentes des clients, leur donner satisfaction et atteindre les objectifs fixés par l’organisation. Ainsi performance et rendement sont intimement liés. Les objectifs doivent donc être atteints et nécessitent par-là une mesure de la performance c’est-à-dire une évaluation individualisée des compétences des salariés. Certains arguent qu’il n’est plus possible de mesurer la performance des équipes de travail car elles sont trop nombreuses et il devient difficile de savoir à qui revient le mérite quand l’objectif est atteint (Lévy-Leboyer, 2007). Le mieux est donc de mesurer les performances individuelles avec un souci accru de gestion des ressources humaines optimal et maîtrisé dans le temps. Cette pratique se généralise et s’étend à toutes les catégories de personnel.
Le monde du travail actuel développe donc un double phénomène d’intensification et d’individualisation de la tâche de travail qui ne peut répondre aux besoins réflexifs du travail. En effet, ce sentiment d’être dans l’urgence contraint aussi à agir sans distance et ce, d’autant que les situations de travail sont en perpétuelle évolution et permettent difficilement de construire des routines de base. Le temps manque pour se former, tirer les leçons de son expérience, nouer des collaborations, organiser sa tâche future. Celle-ci sera donc accomplie dans des conditions plus difficiles et nécessitera un effort accru. C’est ainsi que le cercle vicieux s’établit. Pour le salarié l’intensification du travail s’accompagne toujours d’une dégradation des conditions de travail et un sentiment de solitude (Askenazy et al., 2006). Il est pertinent de s’interroger sur les limites de l’intensification. A court terme cela peut être vécu comme positif car les tâches sont complexes et peuvent être jugées intéressantes par les individus qui possèdent les compétences et les moyens pour y parvenir. Seulement à long terme, l’intensification engendre de la fatigue physique et mentale et elle empêche la mise à jour et l’accroissement des compétences par l’absence de réflexivité, de temps de réflexion.
Ensuite, le salarié qui voit que ses collègues arrivent à garder le rythme contrairement à lui aura tendance à s’incriminer et non à remettre en cause le fonctionnement organisationnel. Ainsi dans cette vision par objectif avec une intensification du travail, l’individu se débat seul avec sa charge de travail et il reste seul responsable de son travail. L’intensification réduit l’approche sociale et collective du travail à sa plus mince expression car elle représente des attentes adressées à l’individu et non au collectif.
Il apparaît une domination et un consentement responsabilisé à cette domination qui engendre de la souffrance au travail. En doublant cet état par une mesure individualisée des compétences professionnelles et donc de la performance, le salarié se retrouve sans résistance, sans résilience, isolé de tout collectif avec une détérioration voire une destruction de ses normes de relations au travail. L’outil de mesure de la performance qu’est le 360° en est un bel exemple. L’évaluation du travailleur se fait par lui-même, son supérieur hiérarchique, ses collaborateurs et collègues (anonymement). Défini comme un instrument de développement personnel et créé pour faciliter la mise en place de plans de formation pertinents, cette évaluation entraîne une mise à mal des normes de relations au travail se traduisant par une suspicion permanente qui ne permet plus à la personne évaluée de savoir sur qui elle peut compter, tout en stimulant son appétit de savoir ce que les autres pensent d’elle. Les liens sociaux sont défaits. Se servir de cet outil pour noter le salarié et donc en évaluer la rémunération pourrait être tentant. C’est le cas aux Etats-Unis où les débats sur l’utilisation du 360° pour la notation et l’attribution de primes sont vifs (Lévy-Leboyer, 2000).
Ainsi cette transformation du monde du travail met en avant les performances individuelles et les valorisent. A titre d’exemple en 1997-98 chez France Telecom au moment de l’ouverture du capital, la DRH a mis en place la PVV, c'est-à-dire la part variable vendeur individuel, il fallait faire du chiffre, toujours du chiffre au détriment du « bien-faire » et de cette valeur accordée au travail, ce sens du travail nécessaire à sa réalisation. La productivité reste au rendez-vous mais l’activité de travail se vide de son sens.
Il en est de même quand il s’agit d’introduire des politiques gestionnaires dans les activités de service à l’instar de la tarification à l’acte (T2A)3 dans les établissements de santé. L’introduction de la gestion des finances dans les missions des acteurs du service public, ici la fonction hospitalière, tend à détourner ceux-ci de leur principale mission – assurer le meilleur soin au patient – au profit de la nécessité de penser la rentabilité du soin. Cette modification organisationnelle heurte non seulement l’identité professionnelle des agents mais aussi crée une mise en concurrence entre les services d’un même établissement et par là, déstructure les normes collectives de travail. La perte du sens donné au travail est prégnante (Muñoz et al., 2010).
De là, les normes de relations s’étiolent, les collectifs de travail disparaissent ne permettant plus de forme de résistance active. Pour résister, il faut d’une part des solidarités effectives et actuellement le système de management dominant clive les modes relationnels en mettant en exergue un culte de l’individualisme. D’autre part, il faut que cela en vaille la peine c’est-à-dire qu’il est nécessaire que le monde du travail véhicule des valeurs, du sens et souvent ce sens se trouve dans l’activité même du travail. Or l’intensification tend à faire disparaître ce sens accordé au travail. Dès lors, l’individu ne peut que se soumettre à ce système dominant, sans résistance possible. Cependant, en France, le travail a toujours été perçu comme un système de subordination – domination et ce dernier n’empêchait pas, les formes de résistance ou de résilience comme nous l’avons vu plus haut.
Le travail comme système de subordination – domination
D’un point de vue juridique, le contrat de travail est défini par trois éléments qui sont le travail pour autrui, sa rémunération et la subordination dans l’exécution du travail. La Cour de cassation dans un arrêt du 13 novembre 19964 spécifie la subordination comme « l’exécution d’un contrat de travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner le manquement de ses subordonnés ». En France, et ce depuis 1836, la subordination est donc toujours liée au contrat de travail, ce qui n’est pas le cas d’autres pays européens. La relation salariale est donc définie par ce mode de dépendance et de subordination. Quitte à se demander comme Stephen Bouquin (2008) s’il est vrai que le travail compense la subordination contenue dans le contrat de travail et donc l’acceptation de la domination comme indissociable du rapport salarial.
Stephen Bouquin, (2008) reprend une étude de Richard Biernacki (1995), où l’auteur compare la France à d’autres pays européens dans une vaste étude historique de la relation salariale entre 1640 et 1914. A titre d’exemple, en Angleterre, travail et marchandise sont synonymes et ne constituent qu’un produit qui est vendu à l’employeur celui-ci faisant office d’acheteur. Ainsi le travailleur considérant que sa rémunération est faible peut produire un travail bâclé. Pour Stephen Bouquin (2008, p. 241), c’est « comme si l’exploitation absorbait la domination et que l’opposition à la domination contenait alors un droit à l’insubordination qui peut notamment se traduire par un travail effectué au ralenti ou dont la qualité est relative. ».
En France, la relation salariale n’est donc pas définie par la rémunération mais bien par ce lien de dépendance. Le salaire est une rémunération perçue pour la fabrication d’une marchandise qui contient le travail rendu. Il y a donc une prise en compte de la qualité du travail et donc de la qualification de l’ouvrier dans ce lien de subordination. Cependant ce lien de subordination – domination toujours très actuel et culturellement ancré ne peut justifier, à lui seul, les dérives que nous connaissons en terme de dégradation des conditions de travail et d’augmentation de la souffrance des travailleurs. En revanche, il peut servir à expliquer l’absence de résistance active.
Servitude volontaire ?
Une manière d’éluder les résistances et les oppositions est de focaliser l’attention sur le consentement de manière à dire que les dominés participent activement à leur asservissement. Ce que l’on peut nommer la servitude volontaire. Les analyses de domination mettent en relief l’omniprésence du management et la souffrance des salariés avec cette idée qu’il est quasi impossible de résister et de lutter. Cela semble d’autant plus prégnant que ce thème très actuel de la souffrance au travail (thème porté par Dejours, 1998) s’est substitué à celui de la lutte et des conflits pourtant extrêmement présents dans ce champ social.
Cette transformation du monde du travail, son intensification, créant un effacement des collectifs de travail, entraîne des thématiques explicatives individualistes comme celle de la souffrance au travail. Lors d’une conférence donnée à Paris en novembre 2009 sur le thème de « la résistance créatrice5 », Christophe Dejours explique la souffrance au travail comme la résultante de l’attente de la reconnaissance qui ne permet pas de résistance active si l’activité de travail est vidée de son sens. En effet, le travailleur se soumet à un système de domination dans l’attente d’une reconnaissance de la tâche effectuée. C’est la reconnaissance qui est le moteur de la soumission, de la dépendance à l’autre. Même si le salarié réprouve le système, il collabore dans l’attente de la reconnaissance, qui souvent n’arrive pas puisque les objectifs sont toujours en perpétuelle évolution. Cela entraîne donc une souffrance au travail. Pour le conférencier, une façon de se défendre de la souffrance, c’est de ne pas ou de ne plus penser.
Cela se traduit par un engourdissement cognitif pouvant être rattachée à une forme de résistance au changement au sens de Kurt Lewin (1975). Ce n’est donc plus de la résistance active. Il n’y a donc plus de résilience mais simplement de la souffrance. Si c’est possible, résister à la souffrance devient donc une résistance individuelle loin de tout enjeu social.
Résister reste une action cachée sinon, il est question de lutte et donc de résistance collective. Pour ce faire le travail doit être axiologique, il doit s’inscrire dans un registre de valeurs partagées, donc faire référence aux autres et ce n’est plus possible au regard de l’organisation actuelle du monde du travail. La souffrance reste donc individuelle. Et c’est une aubaine pour les décideurs du monde du travail ! En effet, le travailleur incapable de faire preuve de résilience, coupé des valeurs et normes de relations du travail, devient l’élément qui focalise les explications individualistes des difficultés rencontrées sur le lieu de travail. C’est la personne qui est fragile. De fait, les organisations n’ont pas à s’interroger sur leur système de management. Et les partenaires sociaux ont du mal à s’approprier ces problématiques car elles sont perçues sous l’angle individuel. Il ne reste plus que la servitude volontaire où la souffrance est intériorisée et quand elle s’exprime c’est par de l’agressivité sur les autres ou sur soi à l’instar du suicide, reflet du décrochage des valeurs de la société (Linhart6, 2009).
La souffrance au travail a toujours existé, qu’elle soit physique ou moral mais il y avait un sens à celle-ci. Elle était prise en charge par le collectif qui la traduisait en termes d’injustice, vis-à-vis de l’exploitation et de la non-reconnaissance. Cela entraînait la mise en place d’une résistance synonyme d’indignation, de colère contre une injustice. Or l’indignation est un vecteur d’énergie. Il ne peut y avoir de résistance active à la souffrance, si les moyens mis en œuvre pour y faire face sont coupés des enjeux sociaux.
Mais pour ce faire il faut un collectif et que cela vaille la peine, c'est-à-dire qu’il faut des valeurs, des valeurs communes et partagées, des normes. Il faut donc redonner un sens au travail.
Issues de secours
Il paraît difficile de concevoir qu’un individu reste passivement à regarder autrui décider du déroulement de sa vie (Efros et Schwartz, 2009). Cette affirmation rejoint un des postulats de l’analyse stratégique des organisations qui prône que l’être humain n’accepte jamais d’être traité comme un simple moyen au service de buts fixés par l’organisation (Crozier et Friedberg, 1977). La résistance peut donc être vue comme une manœuvre stratégique qui vise à se réapproprier la tâche de travail en la renormalisant (Schwartz, 2007).
Cependant, cela nécessite que l’activité présente des normes et des valeurs socialement partagées, ce qui sous-entend qu’elle est porteuse d’enjeux sociaux et donc cela implique qu’elle ait un sens. La clef d’entrée de la résistance serait alors la renormalisation rendue possible par le petit groupe d’irréductibles qui portent les valeurs collectives du travail. Ceux qui, pour reprendre les termes de Cynthia Fleury (2010), pourraient convertir le découragement en reconquête de l’avenir. Cette minorité qui exprime l’éthique collective du travail et qui pourrait faire infléchir le système de penser majoritaire par le phénomène d’influence sociale qu’est l’innovation. Ce sont les travaux de Serge Moscovici (à partir de 1979) sur l'influence ont permis de restituer aux minorités la faculté d'insuffler le changement à une majorité. Ainsi, de nombreuses études ont montré la capacité des minorités à pénétrer et orienter les activités d'une majorité et à transformer en profondeur les jugements dominants fournis par une population donnée, à un moment donné, dans une société donnée. Seulement pour que le message d’un système minoritaire puisse se faire entendre, il faut que la minorité soit cohésive et actuellement les conditions de travail et les nouvelles forment de management ne permettent pas cette cohésion.
1 5 tentatives de suicide dans l’organisation Pôle emploi ont été rapportées par la presse entre décembre 2009 et février 2010.
2 Ce rapport de 82 pages est adressé le 4 février 201 au parquet de Paris. L'auteure du rapport y signale à la justice les faits suivants : « Mise en danger d'autrui du fait de la mise en œuvre d'organisations du travail de nature à porter des atteintes graves à la santé des travailleurs » ; « Méthodes de gestion caractérisant le harcèlement moral ». Le rapport vise directement les principaux dirigeants du groupe.
3 Le plan Hôpital 2007 a introduit la Tarification à l'activité (T2A) comme nouveau mode de financement des établissements. Pilier de la « Nouvelle gouvernance hospitalière » mise en place par les ordonnances de mai et septembre 2005, elle vise à médicaliser le financement des organisations en équilibrant l'allocation des ressources financières et en responsabilisant les acteurs de santé. Ainsi, ce sont désormais les recettes issues des activités hospitalières qui vont déterminer les dépenses et non l'inverse.
4 Cassation, chambre sociale, 13/11/1996, Société Générale c/URSSAF ; pourvoi n° 94-13187, Bulletin n° 386 p. 275
5 La Nouvelle Revue de Psychosociologie, le Cirfip, ESCP Europe, le Centre d'Etudes et de Recherches Sociologiques (CERS) et les éditions Érès ont organisé le 21 novembre 2009, un colloque sur "La Résistance Créatrice". Une table ronde sur le thème de « travail et résistance » réunissait Y. Schwartz (philosophie), C. Dejours (psychanalyse) et D. Linhart (sociologie).
6 Toujours dans le cadre du colloque sur "La Résistance Créatrice", cf. note de bas de page n° 5.
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