Préface de la nouvelle édition
Les idées actuelles sur la révolution française
Paris, Janvier 1913
L’ouvrage dont je présente une nouvelle édition n’a pas été écrit pour blâmer ou louer la Révolution, mais seulement pour tâcher de l’interpréter au moyen des méthodes psychologiques exposées dans un autre de mes livres : Les Opinions et les Croyances.
Le but poursuivi me dispensait de tenir compte des opinions antérieurement formulées. Il était cependant intéressant de les connaître, c’est pourquoi j’ai consacré un chapitre à énumérer les idées, d’ailleurs contradictoires, des historiens sur le grand drame révolutionnaire.
Les livres ne traduisent guère que des opinions anciennes. Ils peuvent préparer les idées de l’avenir mais expriment rarement celles du présent. Seuls les revues et les journaux traduisent fidèlement les sentiments de l’heure actuelle. Leurs critiques sont donc fort utiles.
Des divers articles consacrés à l’analyse de cet ouvrage on peut dégager trois conceptions, représentant nettement les idées ayant cours aujourd’hui sur la Révolution Française.
La première considère la Révolution comme une sorte de croyance qu’il faut accepter ou rejeter en bloc ; la seconde comme un phénomène mystérieux resté inexplicable ; la troisième, comme un événement ne pouvant être jugé avant la publication d’un nombre immense de pièces officielles encore inédites.
Il ne sera pas sans intérêt d’examiner brièvement la valeur de ces trois conceptions.
Interprétée avec les yeux de la croyance, la Révolution apparaît à la majorité des Français comme un événement heureux les ayant sortis de la barbarie et libérés de l’oppression de la noblesse. Plus d’un personnage politique croit que sans la Révolution il serait réduit à la domesticité chez de grands seigneurs.
Cet état d’esprit est bien traduit dans une étude importante, consacrée par un célèbre homme d’État, M. Émile Ollivier, à combattre les idées de mon livre.
Après avoir rappelé la théorie qui considère la Révolution comme un événement inutile, l’éminent académicien ajoute :
“ ...Gustave Le Bon vient d’accorder son autorité à cette thèse. Dans un ouvrage récent sur la psychologie de la Révolution, où l’on retrouve sa puissance de synthèse et de style, il dit : “ Le gain récolté au prix de tant de ruines eût été obtenu plus tard sans effort par la simple marche de la civilisation. ”
M. Émile Ollivier n’admet pas cette opinion. La Révolution lui paraît avoir été nécessaire, et il conclut en disant :
“ Regrette qui voudra de n’être plus un vilain allant battre des étangs pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil du seigneur ; se lamente qui voudra de n’avoir plus la satisfaction de voir son champ dévasté par la meute d’un jeune insolent ; se désole qui voudra de n’être plus exposé à se réveiller à la Bastille parce que quelque Lauzun convoite sa femme, ou à cause d’un mot prononcé contre un puissant, ou mieux encore, pour un motif ignoré ; se désespère qui voudra de n’être pas tyrannisé par quelques ministres, par quelques commis, par quelques intendants, de n’être plus taillé à merci, pillé plus qu’imposé ; de n’être plus foulé et conspué par de prétendus conquérants. Pour moi plébéien, je suis reconnaissant à ceux dont le rude labeur m’a délivré de ces jougs qui, sans eux, pèseraient encore sur ma tête, et malgré leurs fautes, je les bénis. ”
La croyance synthétisée par les lignes précédentes contribua fortement, avec l’épopée napoléonienne, à rendre populaire en France le souvenir de la Révolution. Elle dérive surtout de cette illusion si répandue, même chez des hommes d’État, que les institutions déterminant les formes d’existence d’un peuple, alors que ces dernières sont presque exclusivement conditionnées par les progrès scientifiques et économiques. La locomotive fut une niveleuse autrement efficace que la guillotine, et même sans la Révolution, nous serions sûrement arrivés depuis longtemps à la phase d’égalité et de liberté atteinte aujourd’hui et que d’ailleurs plusieurs peuples avaient déjà conquise avant l’époque révolutionnaire.
La seconde des conceptions énumérées plus haut — jugeant la Révolution un événement mystérieux et inexplicable — contribue également à maintenir son prestige.
Dans un article consacré à l’examen de mon ouvrage, le directeur politique d’un des plus importants journaux de Paris, M. Drumont, s’exprime comme il suit :
“ Cet événement formidable, qui secoua le vieux monde sur sa base, reste toujours une énigme... Les méthodes de la psychologie moderne ne font pas comprendre davantage ce qu’il y eut d’étrange et de mystérieux dans cette crise qui restera toujours un des étonnements de l’histoire. ”
Cette théorie paraît assez répandue chez nos hommes politiques. Je l’ai retrouvée sous une forme peu différente dans un article publié par un ancien ministre, M. Edouard Lockroy :
“ ...Les historiens n’ont pas compris la Révolution... La Convention a vécu dans le chaos au centre d’une émeute permanente... La dictature de Robespierre est une fable... L’histoire de la Révolution, c’est l’histoire d’une foule où personne n’est responsable et où tout le monde agit... Qui est responsable ? La foule, tout le monde, personne, des gens obscurs qui entraînent des gens inconnus. ”
Envisagée sous un tel angle, la Révolution apparaîtrait comme une série d’événements chaotiques dominés par un hasard mystérieux.
Ces courtes citations montrent quelles incertitudes obscurcissent encore l’étude de la Révolution et semblent justifier la prudence des érudits se bornant à publier des textes1.
Un esprit impartial soucieux de se former une idée juste sur la Révolution se trouve donc aujourd’hui en présence, soit de croyances aveugles, soit d’assertions déclarant ce grand événement inexplicable, au moins avec les documents actuels.
Cette impuissance d’interprétation m’avait frappé quand je commençai l’étude de la Révolution pour y chercher une application de mes méthodes psychologiques. Il m’apparut très vite que les incertitudes des historiens sur cette grande crise résultaient simplement de l’habitude d’avoir recours aux interprétations rationnelles pour expliquer les événements dictés par des influences mystiques, affectives et collectives étrangères à la raison.
L’histoire de la Révolution en fournit à chaque page la preuve. La logique collective seule et non la logique rationnelle pouvait révéler pourquoi les assemblées révolutionnaires votaient sans cesse des mesures contraires aux opinions de chacun de leurs membres. La raison ne saurait expliquer davantage pourquoi, dans une nuit célèbre, les représentants de la noblesse renoncèrent à des privilèges auxquels ils étaient si attachés et dont l’abandon en temps utile eût peut-être évité la Révolution. Comment, sans connaître les transformations de personnalités dans diverses circonstances, comprendre que les bourgeois intelligents et pacifiques qui, dans certains comités, décidaient la création du système métrique et l’ouverture de grandes écoles, votaient ailleurs des mesures aussi barbares que la mort de Lavoisier, celle du poète Chénier ou encore la destruction des magnifiques tombeaux de Saint-Denis ? Comment comprendre enfin la propagation des mouvements révolutionnaires en général sans la connaissance des lois réelles de la persuasion, si différentes de celles qu’enseignent les livres ?
Nous sommes trop rationalisés en France pour admettre facilement que l’histoire puisse se dérouler en dehors de la raison et souvent même contre toute raison. Il faudra bien cependant nous résigner à changer entièrement nos méthodes d’interprétations historiques si nous voulons arriver à comprendre une foule d’événements que la raison demeure impuissante à expliquer.
Je crois que les idées exposées dans cet ouvrage se répandront rapidement. De nombreux articles prouvent qu’elles ont déjà frappé beaucoup d’observateurs. Il suffira de citer parmi eux quelques extraits du plus important des journaux anglais, le Times.
“ Tous les hommes d’État devraient étudier le livre de Gustave Le Bon. L’auteur n’a aucun respect pour les théories classiques concernant la Révolution, et ses interprétations psychologiques le conduisent à des conclusions très neuves. C’est ainsi qu’il expose avec un frappant relief le faible rôle joué par la masse du peuple dans les mouvements révolutionnaires, l’absolue contradiction entre les volontés individuelles et les volontés collectives des membres des assemblées, l’élément mystique qui conduisit les héros de la Révolution et à quel point ces héros furent peu influencés par la raison. Sans la Révolution il eût été très difficile de prouver que la raison ne saurait transformer les hommes, et que par conséquent une société ne se reconstruit pas à la volonté des législateurs, si complet que soit leur pouvoir. ”
L’histoire de la Révolution se compose en réalité d’une série d’histoires parallèles, et souvent indépendantes : histoire d’un régime usé qui périt faute de défenseurs ; histoire des assemblées révolutionnaires ; histoire des mouvements populaires et de leurs meneurs ; histoire des armées ; histoire des institutions nouvelles, etc. Toutes ces histoires représentant le plus souvent des conflits de forces psychologiques, doivent être étudiées avec des méthodes empruntées à la psychologie.
On pourra discuter la valeur de nos interprétations. Je crois cependant qu’il sera désormais difficile d’écrire une histoire de la Révolution sans en tenir compte.
1 Cette besogne du reste fort utile, bien que devant peu changer, je crois les idées actuelles, sera fort longue. On en jugera par les lignes suivantes d’un récent critique. “ La Révolution sera connue seulement lorsque sera écrite histoire de ces innombrables comités de province — vingt mille, dit-on — tous invariablement composés de politiciens d’aventure, terroristes de villages, rétablissant insolamment à leur profit une basse et cruelle féodalité et s’efforçant, pourrait-on croire, à décourager et à déshonorer par leur cynisme l’effort inouï du pays tout entier vers des utopies sublimes et des rêves de fraternité. ”