N°23 / La psychologie politique en Europe Juillet 2013

Spartacus, héros de l'antiquité et des temps modernes

Charles Guittard

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L'histoire de l'homme appelé à succéder à l’empereur Marc-Aurèle et devenu gladiateur a fait l'objet, il y a quelques années, d'un film à succès de Ridley Scott : Gladiator, qui reprenait la tradition du péplum. Spartacus incarne au contraire l'esclave gladiateur qui a pris le commandement d'une véritable armée capable de tenir en échec les puissantes légions de Rome. Pour la plupart de nos contemporains, quel que soit leur niveau de culture, Spartacus est d’abord le héros d'un film du grand Stanley Kubrick, qui l’a ensuite renié, film fondé sur le roman de Howard Fast ( qui est d’ailleurs l'un des fondateurs du Mouvement mondial des partisans de la paix) et où son personnage était magnifiquement incarné par Kirk Douglas ; le film de Kubrick n'a pas vieilli et d'autres films plus récents, comme Gladiator ou Troy, ont redonné vie à un genre qui a connu la gloire dans les années d'après-guerre, les années 50 et 60, celui du péplum.

Les images de films et des œuvres romanesques

Il est vrai que le cinéma a beaucoup contribué à faire renaître le mythe de Spartacus au cours du siècle précédent. Dès 1912, un film muet avait été consacré au héros par Pasquali et, avant Kubrick, Riccardo Freda avait donné un Spartacus en 1953 : ce spécialiste du film populaire à grand spectacle y dénonce avec force, à travers les exactions de l’armée romaine, les méfaits du fascisme. Après Kubrick, on peut mentionner, pour l’année 1962, un film italien de Sergio Corbucci intitulé Le fils de Spartacus, avec Steve Reeves. Une série américaine télévisée, en deux saisons, (Le sang des gladiateurs et Vengeance), créée par Steven S. De Knight, a été récemment diffusée ave un certain succès sur des chaînes privées aux Etats-Unis, au Canada et en France, dans l'attente d'une troisième saison. Il va sans dire que le recul des humanités et les modes contemporaines ont quelque peu contribué à éclipser le renom d'un personnage qui a pu passer pour un héros. Il est peu de personnes, même cultivées, qui de nos jours ont quelques connaissances en histoire romaine et il en est encore moins, qui iraient se plonger dans la lecture de la Vie de Crassus , qui figure en bonne et due place dans les Vies parallèles de Plutarque. Dans un volume de la série Alix intitulé Le fils de Spartacus, paru en 1975, J. Martin a eu recours au fameux mythe pour son scénario. Plusieurs romans contemporains ont contribué à faire revivre la figure du héros antique, fort idéalisée : les plus célèbres sont ceux d’Arthur Koestler, de Howard Fast, et, plus récemment, de Joel Schmidt (Spartacus et la révolte des gladiateurs, Paris, Mercure de France, 1988). Plus récemment encore, a été réédité le Spartacus d’un communard qui a beaucoup œuvré pour le mouvement social, Benoît Malon : Spartacus ou la guerre des esclaves, (Jacques André éditeur, Lyon, 2008).

Crassus versus Spartacus : la puissance et le courage

La figure de Crassus, qui viendra à bout de la révolte servile conduite par Spartacus en 71 avant J.-C., s'oppose de manière antithétique à celle de Spartacus : Crassus est l'homme le plus riche de son temps, ses richesses fabuleuses sont l’instrument de sa puissance, même si par ailleurs l’homme montre des qualités politiques indiscutables. Crassus connaîtra une fin tragique dans une guerre contre les Parthes en 53 : les aigles romaines prises dans cette bataille ne seront restituées que plus tard à Auguste ; la mort de Crassus en 53 met fin au triumvirat et laisse face à face César et Pompée, qui vont alors s'affronter dans une guerre civile qui signera le glas de la République. Crassus et Spartacus, c'est la richesse face au plus complet dénuement, le pauvre face au riche, l'esclave face au puissant. Les deux hommes auront connu la même fin tragique, au combat.

Le personnage : mythe et réalité

Que représente ce héros de la révolte dans l'Antiquité, dont le nom a été associé à toutes les grandes révoltes des opprimés au cours des siècles, en particulier dans une perspective révolutionnaire et marxiste ? Qui était l'esclave qui a fait trembler la puissance romaine ? Comment s'est forgée sa légende ? Comment a-t-il été associé à de nombreuses révoltes ? Qu'est-ce-que le spartakisme ? Toutes ces questions restent aujourd’hui encore d’actualité, car la liberté est une valeur fondamentale qui conduit l’homme à briser ses chaînes et l’esclavage reste malheureusement d’actualité

On sait peu de choses sur le personnage lui-même, au-delà de la révolte qu'il conduisit et de son rôle de meneur. Les éléments les plus intéressants se trouvent dans la Vie que le moraliste Plutarque, au IIe siècle de notre ère, a consacrée à Crassus, et chez Appien. Les historiens n’ont consacré quelques lignes à la révolte des gladiateurs, quand ils en ont fait mention : c’est le cas de Florus, qui rédige un Abrégé d’histoire romaine sous le règne d’Hadrien. Les incertitudes qui entourent les origines du personnage ont favorisé les légendes qui se sont formées autour de son action. Selon Plutarque, lors de son arrivée à Rome comme esclave, Spartacus aurait eu un rêve où il voyait un serpent entourant son visage : sa femme, qui l'accompagnait et qui savait interpréter les présages et les songes, lui dit que c'était un signe de puissance mais que la fin serait tragique.

Né au début du Ier siècle avant notre ère, vers 100 avant J.-C., Spartacus était un Thrace ; son patronyme traduit bien une telle origine : il est donc barbare aux yeux d'un romain, comme à ceux d'un grec. Il servit comme auxiliaire dans l'armée romaine mais les conditions inhumaines qu'il découvrit firent de lui un déserteur, tout au moins selon l'historien latin Florus ; selon l'historien grec Appien, il aurait servi dans une légion et aurait été fait prisonnier. Prisonnier ou déserteur, il fut vendu alors comme esclave à un laniste du nom de Lentulus Battiatus ( qui était donc un marchand et un entraîneur de gladiateurs) ; compte tenu de ses forces physiques qui étaient exceptionnelles, il fut incorporé dans l'école de gladiateurs de Capoue. C’est de cette ville de Campanie que partira la révolte des gladiateurs à laquelle demeure attaché le nom de Spartacus, qui, au début de l'été 73 avant J.-C., incite ses compagnons à la révolte et s'évade. Ce n'était pas la première révolte de ce type qui menaçait la puissance de Rome : deux guerres serviles avait éclaté au siècle précédent et menacé Rome. Ce sont elles qui nous aident le mieux à comprendre la révolte de Spartacus et à la situer dans son véritable contexte historique.

Les guerres serviles et leurs causes

Le nom de Spartacus évoque, dans nos consciences, la condition de l’esclave. Son épopée est liée à l’esclavage. L’histoire de l’esclavage dans l’Antiquité a retenu l’attention de nombreux historiens, comme Henri Wallon, l’un des pères fondateurs de la Troisième République (Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, réédition, Paris, Robert Laffont, 1988). La question qui se pose est de comprendre comment Rome et Athènes, qui ont fondé la démocratie, ont pu intégrer l’esclavage dans un système si élaboré et le concilier avec les valeurs de l’humanisme.

Spartacus est le héros de la troisième guerre servile de l’histoire romaine, qui sera d’ailleurs la dernière. Pour les guerres serviles, deux historiens grecs, postérieurs aux événements, constituent des sources utiles. Diodore de Sicile, qui écrivait vers la fin du premier siècle avant notre ère, a retracé dans les livres 34 et 36 de son histoire, le récit des deux guerres serviles de Sicile : Diodore a le mérite de reprendre le récit du philosophe stoïcien Posidonius d’Apamée, qui écrivait peu après les événements. Un autre historien, Appien, au début du IIe siècle de notre ère, a dressé un bilan assez circonstancié et objectif des tribunats de Tibérius et Caius Gracchus dans son premier livre des Guerres civiles. C’est sans doute le récit le plus objectif que bous ayons. On trouve dans le même ouvrage une relation, assez confuse il est vrai sur bien des points, de la révolte de Spartacus.

En fait, dès les premiers temps de la République, les esclaves se sont révoltés, à Rome même ou dans des villes du Latium, pour protester contre leur condition, mais ces révoltes furent facilement et rapidement matées, et aucun mouvement ne mit en danger la jeune République. C’est seulement au IIe siècle avant notre ère que ces mouvements de révolte prirent de l’ampleur et furent organisés en véritables révoltés serviles : deux grandes révoltes serviles secouèrent le pouvoir de Rome au second siècle avant notre ère : elles survinrent en Sicile et elles sont la préfiguration de la révolte de Spartacus.

Les guerres serviles eurent deux causes principales : d’une part, le nombre et la concentration sur de grands domaines des esclaves, d’autre part l'engouement pour la gladiature et les combats de l’amphithéâtre de la part des Romains.

Les cités antiques, qui ont contribué à forger notre concept de démocratie et de république, à définir la notion de citoyenneté, se sont accommodées de l'esclavage : ce paradoxe peut surprendre nos contemporains. Rome et Athènes, mères de la démocratie moderne, comptaient dans leurs murs nombre d'esclaves, qui n'avaient pas d'existence légale et étaient assimilés à des choses, à des objets : tuer un esclave était un acte peu différent de celui qui consiste à briser un objet. L’esclave est désigné à Rome comme une chose (res) et n’entre dans aucun des cadres de la société publique ou privée ; il ne possède aucune personnalité, son maître a sur lui droit de vie et de mort et peut en disposer à son gré. Toutefois, même si les conditions étaient souvent inhumaines, surtout dans les ergastules où les esclaves étaient enfermés après les travaux des champs, le statut évolua peu à peu : les esclaves pouvaient se constituer un petit pécule qui leur permettait ensuite de racheter leur liberté. L’esclave pouvait sortir de sa condition en étant affranchi par son maître, ce qu’il pouvait faire en l’inscrivant dans son testament. Par l’affranchissement, le maître peut rendre ou accorder la liberté à l’esclave et ce fut une des grandes originalités de la société romaine que de constituer une classe d’affranchis, dont les enfants pouvaient alors accéder à la condition d’homme libre. Les esclaves ne constituaient en rien un groupe social homogène : si la condition d’esclave était dure dans les ergastules des exploitations à la campagne, les esclaves des centres urbains jouissaient d’une condition qui pouvait paraître enviable : les esclaves d’origine grecque jouait un rôle important dans l’éducation des enfants (les pédagogues), des même que les maîtres pouvaient mettre à profit leurs compétences en matière artistique ou technique, certains pouvaient exercer de petits métiers et les matrones n’avaient plus à filer la laine (le pensum) pour confectionner les vêtements de la famille.

La réflexion philosophique et l’esclavage

Très tôt, la réflexion philosophique a posé le problème de l’esclavage : c’est le cas de Platon dans Les Lois ou d’Aristote dans La Politique. Selon Platon, qui se pose la question de leur place dans la cité, les esclaves sont des hommes de condition inférieure, ils sont réduits à l’état de moitiés d’homme, dont on doit craindre les rebellions (Les Lois 6, 776b-777). A la suite de Platon, Aristote, dans La Politique (I, IV-V ; I, XIII, 2), revient sur la condition de l’esclave : Aristote pose comme principe qu’il ne peut y avoir de distinction entre les hommes, c’est la loi qui fait que l’un est de condition libre, tandis que l’autre est réduit en esclavage. Le philosophe justifie la domination du maître sur l’esclave, en vertu d’un principe de subordination que l’on retrouve dans le monde animal (voir le rapport mâle-femelle) et qui s’impose dans l’organisation du travail.

A Rome, et dans la lignée de Platon dont il s’inspire étroitement, Cicéron poursuit cette réflexion dans son traité Sur la République, qui aura une influence considérable sur la mise en place du principat (par la définition du princeps) ; Cicéron met l’esclavage en relation avec la guerre de conquête et la domination de Rome ; la culpabilité du vaincu dans une guerre « juste » motive sa réduction en esclavage. Comme le souligne Jean-Christian Dumont dans sa Thèse sur l’esclavage (Servus. Rome et l’esclavage sous la république, Rome, Ecole française, 1987), l’esclavage apparaît un peu comme une propédeutique à la liberté. Peu à peu, la réflexion sur la condition humaine modifiera le point de vue de l’homme libre sur l’esclave et une lettre de Sénèque à Lucilius (Lettres à Lucilius 47) illustre bien le progrès de cette réflexion en reconnaissant en l’esclave un homme : « Cet être que tu appelles ton esclave est né de la même semence que toi », écrit Sénèque à son ami Lucilius.

Comme le souligne Cicéron dans son traité Sur la République, l’esclavage était le résultat des guerres incessantes par lesquelles les cités consolidaient leur empire, qu'il soit macédonien ou romain. Les conquêtes romaines, qui marquent les étapes fondamentales d'un impérialisme conquérant et dominateur, ont conduit sur les marchés des esclaves des milliers et des milliers de prisonniers chaque année au cours du second siècle avant notre ère.

La victoire de Paul Emile sur Persée en 167, qui marque la fin de la puissance macédonienne, réduit 150 000 Epirotes en esclavage ; à la suite de la victoire de Scipion Emilien qui détruit Carthage en 146, au terme de la troisième guerre punique, 50 000 Carthaginois sont mis à l'encan. Ces esclaves s'entassent dans les ergastules des grands propriétaires fonciers enrichis par les conquêtes où ils sont ouvriers agricoles, bergers, ouvriers, où ils forment un prolétariat impuissant, compte tenu de la diversité des langues et des cultures. Les quelques tentatives de révoltes qui eurent lieu au début du second siècle avant notre ère furent rapidement matées dans le sang. Sur les grandes propriétés d'Italie du Sud et de Sicile, ce que l'on appelle des latifundia, les grandes concentrations d'esclaves allaient permettre de grands mouvements de révoltes dans la deuxième moitié du IIe siècle, une période également troublée à Rome même comme le montre les réformes des Gracques et les crises de la République qu'elle entraînèrent en 133 et en 123 av. J.-C.

Les révoltés oubliées

En 139 av. J.-C., un esclave du nom d'Eunous le Syrien souleva des milliers de ses compagnons d'esclavage et prit même le titre de roi. Après les échecs successifs de trois préteurs romains envoyés en Sicile, les légions de Rome mirent trois bonnes années (135-132) à venir à bout des ces bandes redoutables qui semaient la terreur. Il s'agit là de la première révolte servile dans l'histoire de Rome et de l'Antiquité. La première insurrection sicilienne dura plus de sept années et enflamma une grande partie des terres de Sicile ; elle sut s’appuyer sur une organisation politique et militaire assez cohérente. Eunous avait pris le titre de roi et, voulant constituer un royaume à l’image de sa Syrie natale, il se fit nommer Antiochus : Eunous voulait reconstituer une monarchie sur la modèle hellénistique dans la région d’Henna au cœur de la Sicile. C’est seulement en 132 qu’un consul, Publius Rupilius, écrase la révolte en s’emparant des places fortes de Tauromenium et d’Henna.

En 104 av. J.-C., une deuxième révolte servile éclate en Sicile : cette fois, ce sont deux esclaves Salvius Tryphon et Athénion qui armèrent 40 000 hommes qui se répandirent dans toute l'île ; les dernières bandes ne furent matées qu'en 101. La deuxième insurrection dura quatre ans et toucha surtout la partie occidentale de l’île.

La révolte de Spartacus se situe historiquement bien après les crises gracquiennes, qui sont elles aussi l’effet d’une grave crise sociale qui bouleverse l’Italie romaine. Elle prend place aussi après la Guerre des Alliés qui secoue le pouvoir de Rome et marque la révolte des alliés contre le pouvoir de Rome. Ces années sont marquées, en politique intérieure, par les réformes des Gracques, Tibérius et Caius Gracchus, deux tribuns de la plèbe qui ont proposé, face aux problèmes posées par l’exploitation des grands domaines où travaillaient de très nombreux esclaves, de redistribuer des terres en faveur des plus pauvres citoyens romains. La possession du territoire de l’Etat (ager publicus) était strictement limitée et les terres ainsi récupérées devaient être redistribuées aux citoyens les plus pauvres. Mais la classe sénatoriale, qui avait accaparé ces terres, fit échouer ces projets et les deux tribuns connurent une fin tragique.

La troisième guerre servile : Spartacus

Les guerres serviles du IIe siècle furent conduites par des esclaves abandonnés à eux-mêmes sur les vastes domaines des riches propriétaires siciliens. La guerre servile qui éclate en 73 av. J.-C.a pour origine les écoles de gladiateurs de Campanie, de Capoue en particulier.

A partir de l'année 73, la vie de Spartacus se confond avec la troisième révolte servile. Au début de l'été, Spartacus parvint à s'évader, avec quelques dizaines de ses compagnons d'armes (environ 70), de l'école où les retenait Lentulus Battiatus. Spartacus est l’un des trois meneurs, avec Crixos et Oenomaos. Après avoir pillé des armes, ils se réfugièrent sur les pentes du Vésuve. Rome réagit en envoyant le propréteur Claudius Glaber avec 3000 hommes, l'équivalent d'une légion, qui encercle les fugitifs révoltés. Les forces de Rome, en particulier ses meilleurs généraux comme Crassus, Lucullus ou Pompée, sont accaparées en cette période par la guerre contre Mithridate VI en Orient et par la révolte de Sertorius en Espagne. Les troupes romaines sont facilement vaincues par les hommes de Spartacus dont les effectifs ne cessent de grossir grâce à l'afflux de milliers d'esclaves de toute condition : vers l'automne, Spartacus se trouve à la tête de 40 000 hommes qui pillent la Campanie et se répandent en bandes à travers toute l'Italie du sud. L'idée de Spartacus était de remonter vers le nord de l'Italie, pour gagner des régions où les esclaves auraient pu vivre libres. Il laisse donc Crixos en Italie du Sud avec 10 000 hommes qui continuent à se livrer aux pillages. Ces hommes sont vaincus en 72 par le consul Publicola dans la région du mont Gargano, mais Spartacus remporte une victoire sur Publicola et Clodianus dans les Abruzzes. Spartacus est alors au faîte de sa puissance. Il contraint même 400 prisonniers romains jouer les gladiateurs et à s'entretuer dans l'arène. Au cours de l'été 72, Spartacus remonte vers le nord et parvient sur les rives du Pô, après avoir de nouveau vaincu une armée romaine. Là, brusquement, il décide de rebrousser chemin et de repartir en direction du sud. Parvenu sur le golfe de Tarente, il occupe la région de Thurium ou Thourioi, où la légende veut qu’il ait organisé une sorte de république idéale, organisant un commerce avec les peuples voisins et faisant commerce d’armes, de bronze et de vivres. Son intention de passer en Sicile, fondée sur le souvenir de la deuxième guerre servile, qu’il comptait ranimer, ne put toutefois se réaliser. C’est à cette époque, que Verrès, pour satisfaire son avidité insatiable pour les œuvres d’art, exerce en Sicile une propréture de sinistre mémoire qui fera la gloire d’un jeune et ambitieux avocat, du nom de Cicéron.

C'est alors que le Sénat romain décide de reprendre les choses en mains et confie à un préteur, le richissime Crassus, parfait représentant des grands propriétaires de la noblesse romaine, la tâche de mater la révolte, en lui confiant un pouvoir militaire exceptionnel. Crassus recruta une armée de 50 000 hommes, dont 30000 à ses frais et prit l’offensive au cours de l’automne 72. Les révoltés furent repoussés et acculés dans l’isthme de Reggio de Calabre, la pointe de la botte. Au début de l’année 71, Spartacus parvint dans un premier temps à forcer le blocus et la rencontre décisive eut lieu en mars de la même année, en Lucanie : les esclaves furent écrasés et Spartacus tomba au combat après avoir vendu chèrement sa vie. Les survivants furent poursuivis et massacrés en Italie du sud par Crassus et par Pompée, qui rentrait d’Espagne, dans le nord où 5000 fuyards furent massacrés. Crassus crucifia 6000 prisonniers le long de la route qui mène de Capoue à Rome. Rome s’était ressaisie : ainsi s’achevait la troisième guerre servile, celle de Spartacus, plus dure que les deux précédentes, mais les premiers succès de Spartacus ne durèrent qu’un temps et la troisième révolte s’acheva comme les précédentes, dans le sang des combattants.

Rome elle-même n’a jamais été directement menacée ; de tout temps des hordes de mercenaires avaient traversé l’Italie. La révolte de Spartacus illustre l’importance de la gladiature, la place qu’elle occupe dans la société romaine, par les spectacles sanglants qu’elle offre, les problèmes qu’elle pose, par le nombre et la popularité grandissante des combattants et par la cupidité des lanistes qui exploitent la ferveur populaire.

Les deux premières révoltes serviles tombèrent dans l’oubli mais le nom de Spartacus est passé à la postérité.

La destinée de Spartacus

La guerre servile conduite par Spartacus est souvent considérée par les modernes comme le plus ancien événement de l'histoire du mouvement social. La révolte de Spartacus annoncerait les Jacqueries du Moyen Age, les révoltes paysannes et urbaines des Temps modernes et, surtout, les mouvements ouvriers qui aboutiront à la Révolution russe et aux différents mouvements sociaux et marxistes du XXe siècle. Il faut nuancer ces différents points de vue.

Il faut d’abord reconnaître que, tant au Moyen Age qu’à la Renaissance, la figure de Spartacus reste dans l’ombre. La littérature classique, même une tragédie comme Mithridate de Racine, qui évoque un esclave, un vil gladiateur (Acte 3, scène 1), ne lui reconnaît aucune importance et il faut attendre la période révolutionnaire en France pour que l’esclave de l’Antiquité retrouve la figure d’un héros et occupe de nouveau le devant de la scène. C’est ainsi que, en février 1760, un ami de Diderot, Bernard-Justin Saurin donne un Mithridate, aujourd’hui bien oublié, où il met en scène un Spartacus amoureux de la fille de Crassus et tiraillé entre ses devoirs et son amour, à la manière d’un héros cornélien. Ce sont surtout les abolitionnistes de l’esclavage qui vont faire renaître la figure du libérateur thrace conduisant ses compagnons d’infortune vers la liberté. Louis-Sébastien Mercier et l’Abbé Raynal apparaissent comme des pionniers dans cette voie. Le premier, dans son ouvrage, L’An 2440, rêve s’il en fut jamais, paru en 1771, imagine dans un chapitre visionnaire, un vengeur du Nouveau Monde (chap. XXII) ; mais c’est surtout dans L’histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux Indes (livre XI, chap. XXXI) que l’abbé Raynal établit un parallèle entre le gladiateur révolté et le chef noir qui libérera son peuple. Les révolutionnaires ne manqueront pas de se référer au gladiateur dans leurs discours en faveur de l’abolition de l’esclavage et de la suppression de la Traite des Noirs. La révolte des esclaves conduits par Toussaint-Louverture au nord de Saint-Domingue en 1790-1791 constitue une première référence historique intéressante. Cependant, l’image de Spartacus demeure encore ambiguë : il apparaît comme un chef de bande plus que comme un défenseur des droits de l’homme ou de la liberté. Si les réminiscences de la Grèce et de Rome sont nombreuses dans les discours des révolutionnaires, comme l’ont montré J. Bouineau (Les Toges du pouvoir (1789-1799) ou la révolution de droit antique, Toulouse, 1986) et Cl. Mossé (L’Antiquité dans la Révolution française, Paris, 1989), ce sont des personnages comme Caton, Brutus ou Scévola auxquels il est fait le plus souvent référence et non Spartacus, jugé trop dangereux par la bourgeoisie possédante : c’est le bonnet phrygien, symbole de la loi et de la liberté, et non le glaive de Spartacus, qui sera le symbole révolutionnaire par excellence. Le problème de l’abolition de l’esclavage va occuper la scène politique jusqu’à la révolution de 1848 : la République mettra alors fin à l’esclavage et c’est à Victor Schœlcher que reviendra cet honneur.

Les révoltes de Saint-Domingue se retrouvent dans la trame de Bug-Jargal, premier roman de Victor Hugo paru dans le Conservateur littéraire en 1819 et publié en 1826 ; Hugo s’inspire en particulier d’un roman de Jean-Baptiste Picquenard, Adonis ou le bon nègre, paru en 1798. En 1829, Mérimée, dans son Tamango, dont la figure n’est cependant guère idéalisée, met en scène une révolte qui éclate sur un navire négrier ; en 1833, dans son Rolla, Musset rend hommage aux « Nègres de Saint-Domingue » qui se sont soulevés au souffle de la haine et de la liberté.

C’est surtout Lamartine qui, dans son combat politique contre l’esclavagisme, donne vie au héros de l’Antiquité. Dans L’Histoire des Girondins, il établit un rapprochement entre le député mulâtre Ogé et Spartacus : cette image d’un Spartacus vengeur des Noirs s’inscrit dans la droite ligne de L’Histoire des Deux Indes de l’Abbé Raynal. Mais Lamartine compose une tragédie qui met en scène Toussaint-Louverture en tant que noir révolté : le drame se situe en 1802, au moment où les troupes françaises débarquent à Saint-Domingue. La figure du gladiateur hante les héros de ce drame méconnu du grand poète.

Le souvenir du guerrier thrace est donc bien présent dans la première moitié du XIXe siècle ; comment ne pas rappeler que c’est Louis-Philippe, le plus bourgeois des rois, qui demanda au sculpteur Foyatier une statue du gladiateur qu’il plaça dans les Jardins des Tuileries !

Ce ne sont pas des sentiments humanitaires, tels qu’on peut le trouver exprimés dans un roman comme La Case de l’Oncle Tom de l’écrivain américaine Harriet Beecher Stowe, qui animent le personnage, mais plutôt le glaive de la révolte et de la vengeance. C’est ainsi que le Thrace va devenir le symbole de la révolte au sein des mouvements ouvriers et des mouvements révolutionnaires dans la seconde moitié du XIXe siècle ; la propagande associe les prolétaires du monde moderne et de la société industrielle aux esclaves révoltés de l’Antiquité et le nom de Spartacus va voisiner avec celui de Gracchus Babeuf. Ainsi, Karl Marx qui relisait les Guerres civiles d'Appien avec un grand intérêt ne cacha pas, dans une correspondance avec son ami Engels, son admiration pour ce héros de l'Antiquité : « Pour me détendre, j’ai lu Les guerres civiles à Rome d’Appien, écrit Marx dans une lettre à Engels du 27 février 1861…On y voit que Spartacus est le plus splendide des hommes de l’histoire antique. »

Au nom de la révolte antique : la ligue spartakiste en Allemagne

Cette tendance va se confirmer au début du XXe siècle, au cours de la Première guerre mondiale, quand le groupe Spartacus (Spartakus Bund) se forme en Allemagne en 1916, sous l'égide de Karl Leibknecht et de Rosa Luxemburg : il avait pour organe Les Lettres de Spartacus, sous forme de publication clandestine. Le groupe Spartacus fit scission du parti socialiste et prit une part prépondérante aux mouvements révolutionnaires de 1918-1919. Après la défaite du 11 novembre 1918 et l’abdication de Guillaume II, l’aile rouge du Parti Social-Démocrate allemand, conduite par Karl Leibknecht, appela ouvriers et soldats à la révolte. Du 5 au 15 janvier 1919, des combats ensanglantèrent les rues de Berlin avant que la « Commune d Berlin » ne soit réprimée à l’échelle du pays. Dans l’Allemagne de Weimar, le héros de Capoue, glorifié par Rosa Luxemburg, était devenu le porte-drapeau d’une nouvelle lutte.

C’est essentiellement dans les pays communistes, avant la chute du Rideau de Fer, que l’image de Spartacus, l’esclave révolté contre le pouvoir, a été exploitée. Spartacus a donné son nom à de nombreux monuments, à des rues, à des clubs sportifs, en particulier le Spartak de Moscou. Le mythe de Spartacus est entretenu par les pays communistes de l'Est qui ont créé, dès 1928, les Spartakiades, sorte de Jeux olympiques du prolétariat, en mémoire de la révolte du gladiateur dont les qualités physiques étaient exceptionnelles. Les admirateurs inconditionnels de l'URSS ont vu en Spartacus le précurseur de la république idéale kolkhozienne ; on a pu évoquer sa mémoire même à propos de la fondation des premiers kibboutz en Israël.

A l’instar de Rosa Luxemburg et de Karl Leibknecht, tous les pays socialistes ont voué un véritable culte à Spartacus, qui symbolise la lutte contre l’esclavage. Bénéficiant des recherches historiques sur l’esclavage, très développées dans les pays du bloc socialiste, la révolte du héros thrace a été élevée au rang de mythe fondateur du socialisme : le souvenir du héros a même inspiré un ballet de Katchatourian, Spartacus, créé en 1956 au théâtre Kirov de Léningrad.

Le mythe du héros anticapitaliste repose à l’origine sur une tradition voulant que Spartacus ait interdit à ses hommes tout usage de l'or et de l'argent, selon les témoignages antiques. Cela n'empêcha pas les révoltés de piller les riches demeures, de voler l'or et l'argent qui leur permettaient d'acheter à des pirates les matériaux et les métaux nécessaires à la fabrication de leurs armes. En fait, aucun témoignage antique ne fait de Spartacus un héros : la tradition littéraire a eu recours a son image, mais pour expliquer les défaites des légions et grandir la victoire finale de Crassus ; Spartacus a fait régner une forme de terreur en Italie pendant trois années où le République vieillissante vacilla sur ses bases. Après la révolte des gladiateurs, plus aucune guerre servile ne menacera Rome : c’est que, sous l’Empire, la condition de l’esclavage a évolué et les dangers signalés par les Gracques ne sont plus présents dans le monde dominé par l’impérialisme romain. Les esclaves ne constituent plus une menace.

Les formes d’esclavage existent encore dans le monde moderne : la Maurétanie sera le dernier pays à abolir l’esclavage, en 1981, mais ces pratiques ancestrales perdurent et la législation a encore dû être renforcée par des mesures récentes pour combattre ce fléau. Selon le Centre international de recherches sur les esclavages, il y aurait dans le monde, de nos jours, 27 millions d’hommes vivant dans l’esclavage. Le combat de Spartacus est encore actuel.

L’actualité du combat de Spartacus

La littérature, le cinéma, le théâtre se sont emparé à l’époque moderne de la figure de Spartacus pour idéaliser sa figure et le transformer en héros. Il est vrai qu’il a fini presque en martyr, du fait du châtiment particulièrement cruel infligé par la vainqueur au vaincu. Parmi les mythes entourant le héros, l’un des plus significatifs est celui qui entoure sa mort : Spartacus a été crucifié, avec 6000 de ses hommes, le long de la voie Appienne. Or, presque toutes les fictions font mourir Spartacus sur la croix comme le Christ un siècle plus tard. Déjà, Rosa Luxemburg avait fait ce rapprochement avec force, dans un article intitulé Que veut la ligue spartakiste ?, publié dans le journal Die rote Fahne le 14 décembre 1918 et cité par G. Badia (Rosa Luxemburg – Textes – Présentation et notes, Paris, 1969) : « Clouez-le sur la croix, vous, les capitalistes, les petits bourgeois… » Le même rapprochement se retrouve dans la conclusion du roman d’Arthur Koestler. L’image de la croix s’impose et c’est là l’un des avatars les plus surprenants et inattendus du mythe de Spartacus.

Quelques lectures

Anne Bernet, Les Gladiateurs, Paris, 2002.

Jean-Paul Brisson, Spartacus, 3e éd. , Paris, 2011.

Jean-Christian Dumont, Servus. Rome et l’esclavage sous la République, Rome, Ecole française de Rome, 1987.

Jean-Claude Golvin et Christian Landes, Amphithéâtres et gladiateurs, Paris, 1990.

Claude Nicolet, Les Gracques, crise agraire et révolution à Rome, Paris, 1967.

Catherine Salles, Spartacus et la révolte des gladiateurs, Editions Complexe, Bruxelles, 1990.

Eric Teyssier, Spartacus, entre le mythe et l’histoire, Paris, 2012

Georges Ville, La Gladiature en Occident, Rome, Ecole française de Rome, 1981.

Henri Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, Paris, rééd., Robert Laffont, 1988.

Pour les historiens latins, on dispose des éditions avec traductions de la Collection des Universités de France, aux Belles Lettres (dite collection « Budé »). Pour Diodore de Sicile et Appien, on peut se référer aux éditions de la collection anglaise Loeb Classical Library.

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Il n’existe pas d’humanité universelle

Jacques-Philippe Leyens

La psychologie sociale traditionnelle a toujours rejeté les catégories entre personnes au nom de l’égalité et de l’individualisme. Bien que les recherches récentes montrent l’efficacité de la color-consciousness sur la color-blindness, cette dernière est spécialement ancrée dans les habitudes des citoyens des U.S.A. et se traduit notamment par le langage politiquement correct. Color-consciousness et color-blindness comportent chacune deux volets dont l’un est raciste et l’autre pas (ou moins). Alors que seul l’individualisme défend l’idée d’une humanité universelle, je propose que...

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