N°24 / numéro 24 - Janvier 2014

Analyse des répercussions d’une politique (post)coloniale sur les comportements actuels des Martiniquais

Claire-Emmanuelle Laguerre

Résumé

L’histoire de la Martinique est liée à la colonisation et à l’esclavage pratiqués durant plusieurs siècles par les Espagnols, les Anglais, les Français et les Hollandais. Ces événements qui ont créé un traumatisme psychique tant chez les esclaves et leurs descendants que chez les colons et leurs descendants, empêche l’avènement d’un apaisement social, les souffrances qui en découlent n’étant pas traitées. L’objectif premier de cet article est d’apporter un éclairage sur les répercussions de cette époque coloniale sur le comportement actuel du Martiniquais. Nous analysons la façon dont le trauma s’est figé dans un complexe culturel transmis de génération en génération. Par ailleurs, si l’ère coloniale est révolue, son héritage continue d’influencer le présent notamment depuis le vote de la loi dite d’« assimilation » de 1946. En effet, les décisions politiques post-coloniales n’ont guère favorisé la construction identitaire du Martiniquais.

The history of Martinique is tightly related to colonisation and slavery applied for centuries by the Spanish, the English, the French and the Dutch. These events, which have created a psychic trauma as for the slaves and their descendants as among settlers and their descendants, hinders the emergence of a social pacification. The sufferings made have not been handled yet. The main goal of this article is to highlight the impact of the colonial period on the current behaviour of Martinique people. We analyse how the trauma was frozen in a cultural complex passed from generation to generation. Moreover, if the colonial era is gone, his inheritance still influences the present particularly since the passing of the so-called "assimilation" act in 1946. Indeed, postcolonial political decisions have hardly promoted the identity construction of the people from Martinique.

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Introduction

La Martinique, région monodépartementale, est une petite île située dans la mer des Caraïbes. Son histoire est fortement marquée par la colonisation et l’esclavage pratiqués durant plusieurs siècles par les Espagnols, les Anglais, les Français et les Hollandais. Quelques auteurs ont tenté de mettre en évidence les répercussions psychosociales de ces faits sur toute une communauté mais les travaux sont relativement récents et aucune théorie n’émerge vraiment. La complexité réside en grande partie dans le fait que la Martinique est un département français, les habitants étant les descendants, aussi bien des colons que des esclaves. L’esclavage qui a créé un traumatisme psychique chez tous les habitants empêche l’avènement d’un climat social apaisé, les souffrances n’étant pas traitées.

L’objet de cet article est d’évaluer les effets d’une politique (post)-coloniale de style français sur une population de nationalité française résidant dans un département français séparé de la France par l’océan Atlantique et affichant une culture et un art de vivre sensiblement différents de ceux de la France hexagonale. Comment l’histoire s’inscrit-elle dans les destins individuels ? Pour comprendre les répercussions des événements traumatiques sur les comportements actuels des Martiniquais, il faut prendre en compte plusieurs éléments, notamment ceux qui s’attachent à décrire deux axes, à savoir : la trajectoire individuelle qui reste subjective et propre à chaque individu, et, la part collective et sociétale. Cependant, il est compliqué de séparer totalement ces deux axes, l’un ayant des répercussions sur l’autre. C’est la raison pour laquelle surmonter les conséquences de cette époque coloniale dépend du contexte social dans lequel l’individu évolue. En outre, ce n’est pas seulement l’événement colonial en lui-même qui est important dans l’analyse mais bien la façon dont l’individu et la société martiniquaise interprètent cet événement. C’est la compréhension de cette interprétation qui aidera à prendre des décisions politiques adéquates.

Complexe identitaire marqué par les politiques

La traite négrière et l’esclavage ont produit un traumatisme qui s’est transmis de génération en génération affectant les récits collectifs des Martiniquais. Ce qui est alors intéressant d’analyser dans les comportements des Martiniquais est la façon dont le trauma s’est figé dans ce complexe culturel. L’héritage traumatique lié à l’esclavage serait le noyau du trouble identitaire dénoncé en grande partie par le psychiatre Frantz Fanon, premier auteur à avoir travaillé sur les conséquences psychologiques de la période coloniale. C’est ainsi que pour lui ainsi que pour Jacques Lacan [1], l’inconscient du colonisé est celui qu’on lui a vendu en même temps que les lois sur la colonisation et non celui de ses souvenirs d’enfance, qui eux ne sont que juxtaposés. De fait, Fanon décrit cette psychopathologie comme un dédoublement de la personnalité : le Noir désire à la fois devenir blanc en intégrant le monde des Blancs tout en voulant rester lui-même [2].

En somme, le Martiniquais semble être mal à l’aise dans un monde qui paraît l’exclure. Il marque son identité par une culture à forte dominante africaine mais est irrésistiblement attiré par la société de consommation incarnée par le monde occidental. Plus explicitement, l’île de la Martinique formée de différentes ethnies, donne lieu à une société en grande majorité métissée. La cohabitation entre ces cultures n’est donc pas toujours évidente ; chacune d’entre elles proposant des modes de vie et des règles de comportement qui entrent parfois en contradiction les unes avec les autres. Face à la diversité des influences, le positionnement culturel est délicat. Si les groupes culturels comptent habituellement sur leur langue et leur religion pour établir leur identité, le Martiniquais est lui empreint d’un pluralisme que ce soit au niveau de son histoire, de sa langue, de sa religion et voire même de ses traits physiques et de sa couleur de peau.

On pourrait alors s'interroger sur l’ambivalence qu’affichent certains Martiniquais qui tantôt montrent une certaine identité, tantôt dissimulent cette identité. En d’autres termes, la culture martiniquaise est un mélange d’influences multiples dont deux majeures, une africaine et l’autre occidentale ; les deux étant tour à tour acceptées ou rejetées. Cette ambivalence marque bien le poids d’une histoire omniprésente, difficilement acceptée. De fait, si l’ère coloniale est révolue, son héritage continue d’influencer le présent notamment depuis le vote de la loi dite d’« assimilation » de 1946. En effet, les décisions politiques post-coloniales n’ont guère favorisé la construction identitaire du Martiniquais. Ses actes et comportements sont conditionnés par les pratiques de l’Hexagone continuant ainsi d’influencer la vie sociale, économique et politique voire dans certains cas, la vie culturelle de l’île.

La loi dite d’assimilation

L’assimilation, terme difficile et délicat à définir, est un concept colonial. En effet, la définition politique de l’assimilation date de cette période coloniale. Les historiographes de la nation française du XIXe siècle (Michelet, Renan, Augustin Thierry, Guizot, etc.) l’utilisent en louant la capacité de la France à attirer, intégrer, fondre des populations différentes sur le modèle des Romains [3]. En somme, à la différence de la politique coloniale britannique – politique dite d’association qui consiste à respecter les coutumes locales et à diriger les colonies avec les indigènes – la politique d’assimilation en France est une politique qui vise à conduire les indigènes à adopter la langue, la culture et les valeurs de l’Hexagone pour qu’ils obtiennent l’égalité juridique avec les citoyens métropolitains.

L’objectif principal est d’homogénéiser les populations afin d'effacer leurs us et coutumes.

Grâce au programme d’assimilation à la France, le niveau de vie semble s’être amélioré à la Martinique. Toutefois, ce projet est sous-tendu par la transmission du modèle socioculturel français ce qui, sur du long terme, entraîne une remise en question de la vie culturelle locale. L’attrait indéniable que ce mode de vie exerce sur les Martiniquais, renforcé par les effets médiatiques de la mondialisation, suscite un désir d’imiter le modèle occidental, parfois inaccessible pour des raisons qui peuvent être économiques ou psychologiques inscrites dans l’inconscient collectif. Ainsi, certaines particularités liées à la culture martiniquaise sont refoulées voire niées.

La départementalisation a donc pour effet de permettre aux Martiniquais de sortir plus ou moins rapidement de la misère économique, mais également d’imposer une intégration et une assimilation aux us et coutumes de la France métropolitaine. Des incohérences apparaissent alors, et interfèrent dans l’élaboration identitaire des autochtones.

Dans l’inconscient collectif, le sentiment d’être dominé par la France métropolitaine perdure ce qui engendre, chez les Martiniquais, un sentiment partagé entre gratitude envers l’Etat français et vengeance ; entre bénéfices immédiats (ne pas retourner ou sortir dans la misère) et identité propre à la culture et tradition martiniquaise. Certains ont alors la sensation de ne plus être à leur place, de n’avoir de légitimité ni dans l’espace caribéen ni dans l’espace français.

Complexe œdipien au cœur de la problématique Martiniquaise

La population martiniquaise souffre d’un traumatisme chronique et a constamment le sentiment de revivre l’époque coloniale. Ce sentiment a été renforcé lors de la départementalisation. Le Martiniquais souffre du traumatisme de devoir affirmer son identité en tant qu’Antillais français face aux difficultés des Métropolitains à admettre l’existence d’une telle identité. C’est ainsi que la naissance de la Martinique, telle que nous la connaissons actuellement, ne s’est pas faite sans douleur.

Malgré l’amour que le Martiniquais témoigne à la France qui lui a apporté confort et éducation, cette dernière représente un danger et reste une rivale qui souhaite l’éloigner de son objet d’amour, la culture antillaise.

Le Martiniquais souhaite marquer son appartenance à son île mais refoule ce désir puisqu’il lui était interdit d’aimer davantage ses composantes (e.g. le créole ou encore son folklore) que celles de la Métropole. Par ailleurs, il a peur de la « castration », c’est-à-dire peur qu’on le coupe de ses avantages socio-économiques acquis. C’est ainsi, qu’il refoule ses ambitions et espoirs pour la Martinique et accepte la France castratrice. En effet, il souffre d’une angoisse de séparation avec sa « mère patrie ». Ce sentiment d’abandon est ordinairement associé à un sentiment d’insécurité. Un individu qui se sent en sécurité acquiert confiance en lui et parvient à prendre ses distances pour explorer son environnement. Cette angoisse, liée à l’autorité représentée par l’Etat français, est donc à explorer.

Généralement, les réactions face à une séparation sont illustratives de la qualité du lien d’attachement. C’est ainsi que le sentiment d’abandon renvoie au concept d’attachement décrit par John Bowlby [4], pédopsychiatre anglais. L’individu a généralement besoin d’établir un lien stable et sécurisant avec une figure d’attachement. En l’occurrence, à la Martinique, cette figure serait la l’Etat français.

Le Martiniquais est constamment à la recherche de reconnaissance auprès de la France métropolitaine pour combler un manque originel, mais dans le même temps, rejette cette dite France métropolitaine car il ne supporte pas la frustration qui en découle [5]. Sur l’île, on retrouverait non pas un attachement secure avec pour figure d’attachement la France mais un style d’attachement anxieux-ambivalent qui consiste en une alternance de recherche de contact et d’évitement. En considérant la théorie de l’attachement, l’enfant anxieux-ambivalent est en effet très bouleversé lors de la séparation avec sa mère mais se console difficilement lors des retrouvailles. Ce qui domine donc à la Martinique, c’est cette ambivalence marquée par cette recherche de contact avec la France et cette résistance envers elle. Ce type de réaction est par ailleurs associé à une incohérence des réponses de la figure d’attachement qui alternent entre disponibilité et rejet. Cette dynamique est exactement le résultat de l’analyse des répercussions que l’on peut imputer à la colonisation et à la départementalisation.

Enfin, avec la prise de conscience, favorisée par le discours de certains écrivains martiniquais tels que Aimé Césaire, Frantz Fanon ou encore René Ménil, le Martiniquais est confronté depuis quelques années, à ce que Freud appelle le « retour du refoulé ». Il comprend que la culture antillaise lui appartient mais ne sait plus comment la gérer pour exister en tant qu’Antillais, et plus précisément en tant que Martiniquais à part entière.

C’est alors qu’à la Martinique, il faudrait apprendre à gérer ces angoisses de séparation d’avec la France afin d’assumer pleinement son identité. Cette identité passe par l’acceptation de soi et de ses origines aussi traumatiques soient-elles.

Conclusion

Il est vrai que le Martiniquais a des difficultés à surmonter les événements traumatiques du passé. Il est tout simplement confronté à ce que Derivois nomme le Syndrome d’amputation originaire [6], concept emprunté à la neurologie décrivant l’impression d’une personne que son membre amputé existe encore. Le peuple martiniquais serait confronté à plusieurs membres fantômes : le fantôme africain, le fantôme européen mais également le fantôme amérindien du fait de vivre sur une terre hantée par les esprits des bourreaux et des victimes. Tout l’enjeu actuel pour le Martiniquais, est qu’il doit se reconnaître dans son passé en acceptant sans acrimonie son histoire. En admettant son métissage (influences africaines et européennes voire autres), il attestera son identité qui lui permettra de construire son avenir.

En s’affirmant, le Martiniquais parviendra à s’assumer dans sa singularité et dans sa différence. Toutefois, s’affirmer en tant que soi renvoie à la peur d’être rejeté mais garantit par la même opération l’obtention d’une autonomie. Pour gagner une autonomie psychique, il faut être capable de manifester à la fois les besoins de dépendance et les besoins d’affirmation sans agressivité vis-à-vis d’autrui. Il faut acquérir une confiance en soi. Il faut pouvoir s’affirmer en prenant en compte son expérience, ses besoins, ses émotions et ses valeurs.

Ainsi, le Martiniquais pourrait être autonome s’il prenait conscience de ses ressources, de sa capacité de résilience (notamment culturelle et familiale) [5].

[1] Cherki, A. (2000). Frantz Fanon, portrait, Paris : Seuil.

[2] Fanon, F. (1971). Peau noire et masques blancs. Paris : Seuil.

[3] Cottias, M. (2007). Esclavage, assimilation et dépendance. Essai sur une relation coloniale. In Dépendance(s), 40, 143 – 161.

[4] Bowlby, J. (1988).A secure base: Parent-Child Attachment and Healthy Human Development, New-York : Basic Books.

[5] Laguerre, C.E. (à paraître). Événements traumatiques à la Martinique, Les vivre et les surmonter. Paris: L’Harmattan.

[6] Derivois, D. (2012). L’hypothèse d’une résilience de l’Esprit et des esprits en Haïti, In Sciences-Croisées, 11, 1 – 9.

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