N°24 / numéro 24 - Janvier 2014

Ignace MEYERSON (1888-1983)

Jean-Pierre Vernant

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Créateur de la psychologie historique, dont il a établi les fondements théoriques et fixé les règles de méthode, Ignace Meyerson est né à Varsovie, dans une famille juive d’intellectuels, médecins et savants. En 1905, quand les premières secousses révolutionnaires ébranlent l’empire des tsars, Meyerson, qui, tout jeune étudiant, a participé au mouvement en Pologne, est obligé d’abandonner son pays natal. Après six mois passés à l’université de Heidelberg, il arrive en France où il se fixera. Il y rejoint son oncle Émile (1859-1933), philosophe et historien des sciences, dont le grand ouvrage Identité et réalité, paru en 1908, assurera la célébrité.

Une carrière scientifique

En même temps qu’une licence de sciences, Ignace Meyerson termine ses études médicales. Interne des hôpitaux psychiatriques, il est affecté à La Salpêtrière dans le service de Philippe Chaslin. Mais, plus que le métier de médecin — exercé déjà par son père —, c’est la recherche pure qui attire le jeune homme. En 1912, sous la direction et dans le laboratoire de Louis Lapicque, il entreprend des travaux de physiologie qui le conduiront à publier, conjointement avec son maître, deux articles sur l’excitabilité des fibres du pneumogastrique. Après la guerre, où il est mobilisé dans le service de santé, il assiste Henri Piéron à la direction du laboratoire de psychophysiologie de l’Institut de psychologie de Paris, organisme de recherche et d’enseignement, créé en 1920, pour consacrer l’autonomie de la nouvelle discipline psychologique qu’en raison de son orientation expérimentale on souhaite séparer nettement du domaine de la philosophie, auquel elle était jusqu’alors rattachée. À l’Institut, enseignent à cette époque, à côté d’Étienne Rabaud et de Georges Dumas, deux hommes, Pierre Janet et Henri Delacroix, qui marqueront durablement la pensée de Meyerson et qui contribueront à infléchir ses recherches vers les problèmes de psychologie humaine.

De la physiologie à la psychologie

C’est en effet au cours des années vingt que les intérêts scientifiques de Meyerson se déplacent, s’élargissent, son enquête changeant de sphère et de plan pour le conduire de la physiologie à la psychologie proprement dite. Son interrogation portera désormais sur les traits spécifiques des activités mentales de l’homme, sur les conditions et la portée de ce qu’il a appelé lui-même, dans un article, l’« entrée dans l’humain », sur les discontinuités et les ruptures qu’impliquent, par rapport aux comportements animaux, les conduites, les actions et les œuvres du niveau humain, sur les méthodes particulières que requiert leur analyse scientifique.

Deux institutions joueront — dans cette orientation nouvelle qui conduira Meyerson à lier de plus en plus fortement la psychologie aux autres sciences de l’homme tout en maintenant son entière indépendance — un rôle de premier plan. D’abord, la Société française de psychologie, où se côtoient, pour confronter leurs découvertes, des savants de disciplines diverses ; Meyerson en assure le secrétariat à partir de 1920 ; le médecin et biologiste Philippe Chaslin en est alors le président ; le linguiste Antoine Meillet lui succède en 1922, pour céder lui-même la place en 1923 à Marcel Mauss, sociologue et ethnologue. Ensuite et surtout, le Journal de psychologie normale et pathologique, fondé par Pierre Janet et Georges Dumas. Meyerson en est, dès 1920, l’animateur comme secrétaire de la rédaction. Il le dirigera, à partir de 1938, avec Charles Blondel et Paul Guillaume, puis après 1946 avec Guillaume seul, enfin comme directeur unique, après la mort de Guillaume en 1962. Pendant soixante-trois ans, Meyerson a donc tenu la barre d’une des grandes revues françaises de psychologie, de renom international. Tout en ouvrant ses colonnes aux multiples courants de la psychologie, il a fait de ce périodique le lieu d’un constant dialogue entre les diverses disciplines humaines, le carrefour où se sont rencontrés et exprimés, dans la variété de leurs approches mais dans une même perspective d’enquête psychologique, tous ceux — historiens, sociologues, anthropologues, linguistes, esthéticiens — qui veulent étudier, plutôt que l’homme en général, les hommes de tels lieux, à tels moments, engagés dans tel type d’activité, dans le contexte concret de leur civilisation. La collection du Journal, avec la série de ses numéros spéciaux sur des thèmes définis (le travail et les métiers, les formes de l’art, la construction du temps humain, la vie psychique de l’enfant, les modes et niveaux de la perception, le langage et les langues, les thèmes de pensée religieuse, etc.), constitue, par la variété et la qualité des collaborateurs, venus de tous les horizons de la recherche en sciences humaines, un document d’une valeur exceptionnelle sur la vie intellectuelle française avant et après la Seconde Guerre mondiale. Lié de cœur et d’esprit avec la plupart des savants qui ont contribué, dans leurs secteurs respectifs, à construire une science de l’homme et de la société — Lucien Herr et Marcel Mauss, Charles Seignobos, Ernst Cassirer, Maurice Pradines et Charles Lalo, Antoine Meillet, Joseph Vendryes et Émile Benveniste, Marcel Granet, Louis Gernet et Georges Dumézil, Louis Renou, Paul Masson-Oursel et Jules Bloch —, Meyerson a su mettre l’extraordinaire étendue de son savoir dans les champs les plus variés, ses curiosités multiples, sa passion même pour la peinture, au service de ce qui a été sa véritable vocation de recherche, le sillon qu’il a creusé droit et profond : établir les bases d’une psychologie qui étudierait dans l’homme ce qui est proprement humain, en se donnant pour objet d’enquête l’ensemble de ce que l’homme a créé et produit dans tous les domaines, au long de son histoire (outils et techniques, langues, religions, institutions sociales, système des sciences, série des arts).

L’homme et les œuvres

Pour Meyerson, l’homme est dans ce qu’il a continûment, à travers les âges, construit, conservé, transmis : les œuvres qu’il a édifiées et où il a mis, en leur donnant une forme durable, achevée, ce qu’il avait en lui de plus fort et de plus authentique. Répertoriées par les historiens, elles constituent les grandes classes de faits de civilisation. Parce qu’ils sont variés et variables, ces faits se présentent toujours avec une date et un lieu. Impossible dès lors de continuer à poser, derrière les transformations des conduites et des œuvres humaines, un esprit immuable, des fonctions psychologiques permanentes, un sujet intérieur fixe. On doit reconnaître que l’homme est au-dedans de lui-même le lieu d’une histoire. La tâche du psychologue est d’en reconstituer le cours.

L’étude de psychologie animale que Meyerson publie, dans le Journal en 1930, avec Paul Guillaume, « sur l’usage de l’instrument chez les singes », va déjà dans cette direction et prépare les recherches postérieures sur l’« entrée dans l’humain ». Elle vise à distinguer les niveaux différents dans l’emploi de l’outil, à marquer les seuils, les plafonds qui limitent les conduites instrumentales chez les singes supérieurs et les distinguent fondamentalement des activités et de l’intelligence techniques chez l’homme. En ce sens, cette longue enquête expérimentale trouve comme sa conclusion dans un des derniers articles de Meyerson intitulé « Les singes parlent-ils ? » (Journal, 1980). Contre tout un courant de la pensée contemporaine, Meyerson, en collaboration avec Y. Leroy, montre qu’il ne saurait être question, dans le cas des singes supérieurs, d’un langage au sens propre.

La psychologie historique

Dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, Meyerson prépare les matériaux pour le livre où il va fixer les principes de la psychologie historique, justifier les fondements de la nouvelle discipline, tracer le cadre des enquêtes futures et illustrer son projet en prenant l’exemple de la personne. Le livre ne paraîtra qu’en 1948, chez Vrin, sous le titre : Les Fonctions psychologiques et les œuvres. Auparavant, chassé de l’Université par les lois raciales de Vichy, Meyerson fait front sur tous les plans : comme savant, comme citoyen. Il crée la Société toulousaine de psychologie comparative, centre de libre vie intellectuelle en zone non occupée. En juin 1941, cette société tient un colloque sur l’Histoire du travail et des techniques, avec des rapports de Lucien Febvre, André Aymard, Paul Vignaux, Marcel Mauss, Marcel Bloch, André Lalande, Daniel Faucher, Georges Friedmann. Après l’entrée des troupes allemandes en zone sud, Meyerson assure la direction du journal clandestin de l’armée secrète du Sud-Ouest. À la VIe section de l’École des hautes études (qui deviendra en 1975 l’École des hautes études en sciences sociales), où il est nommé directeur d’études en 1951, il tiendra ses séminaires jusqu’à sa mort.

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