N°25 / numéro 25 - Juillet 2014

Les victimes de la Morale

Emma Goldman

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J’assistai il y a peu de temps à une conférence prononcée par Anthony Comstock, qui est depuis quarante ans le gardien des bonnes mœurs en Amérique. Ce fut un délayage verbal des plus confus et ignorants que je n’eus jamais entendu d’aucune autre tribune.

La question qui me vint à esprit en écoutant les propos ordinaires et fanatiques de cet homme fut de savoir comment quelqu’un à l’intelligence aussi limitée et irraisonnée pouvait exercer un pouvoir de censeur et de dictateur sur une nation prétendument démocratique. Il est vrai que Comstock a la loi qui l’appuie. Il y a quarante ans, alors que le puritanisme était encore plus exacerbé qu’aujourd’hui, et qu’il empêchait une diffusion totale des lumières de la raison et du progrès, Comstock réussit par une manœuvre suspecte et par clientélisme à présenter un projet de loi qui lui conférait un contrôle total du ministère des Postes et des Télécommunications – contrôle qui s’est avéré catastrophique pour la liberté de la presse, ainsi que pour le droit au respect de la vie privée des citoyens américains.

Dès lors, Comstock s’est immiscé dans les appartements privés de la population, a saisi les correspondances personnelles, ainsi que les œuvres d’art et instauré un système d’espionnage et de corruption à en faire pâlir la Russie. Et pourtant, la loi seule ne suffit pas à expliquer le pouvoir d’Anthony Comstock. Il existe quelque chose d’autre de bien plus redoutable que la loi. Il s’agit de l’esprit puritain étroit, tel qu’il est incarné dans les consciences stériles de la Young-Men-and-Old-Maid’s Christian Union, la Temperance Union, la Sabbath Union, la Purity League1, etc. Un mode de pensée auquel les expressions les plus naturelles de la vie échappent totalement ; et qui est par conséquent synonyme d’immobilisme et de décadence. Comme dans la période d’avant-guerre, les vieux croûtons puritains se lamentent sur l’immoralité abominable qui sévit à notre époque. La science, l’art, la littérature, le théâtre sont soumis à la censure fanatique et aux procédures judiciaires, si bien que l’Amérique, malgré toutes ses déclarations vaniteuses sur le progrès et la liberté, est toujours imprégnée du provincialisme le plus profond.

Le plus petit dominion en Europe peut s’enorgueillir d’un art débarrassé de l’entrave morale, un art qui a le courage de dépeindre les grands problèmes sociaux de notre époque. Il dissèque chaque ulcère de la société, et chaque injustice, avec le scalpel de l’analyse critique, tout en revendiquant des changements majeurs ainsi que la transvaluation des valeurs communément admises. La satire, l’intelligence, l’humour, ainsi que les modes d’expression les plus sérieux et intenses y sont employés pour nous révéler nos mensonges sociaux et moraux traditionnels. En Amérique, nous chercherions en vain un tel moyen, puisque la tentative même pour l’utiliser est devenue impossible par le régime politique rigide, le dictateur moraliste et sa clique.

Les journalistes de la presse à scandales de notre pays ont cependant une démarche très proche. Et que ces journalistes aient aidé ou non à en changer les conditions, ils ont tout du moins arraché le masque de la face hypocrite de notre société suffisante et auto satisfaite.

Malheureusement, le mensonge de la Morale a la vie dure, puisque personne n’ose s’attaquer à cette vache sacrée. Il est cependant prudent de dire qu’aucune autre superstition n’est aussi préjudiciable au développement, ni aussi débilitante et paralysante pour l’esprit et le cœur du peuple que ne l’est la superstition moraliste.
L’aspect le plus navrant, et d’une certaine façon le plus décourageant de la situation, est le fait que certains libéraux et radicaux, des hommes et des femmes libres en apparence des revenants religieux et de la société, se prosternent devant le monstre de la Morale tout autant que le plus pieux de leur pair. Ce qui prouve, une fois de plus, à quel point le ver de la morale a rongé dans l’organisation de ses victimes, et comment des mesures rapides et complètes doivent être prises pour l’en chasser de nouveau.

Inutile de dire que la société est hantée par une pluralité de principaux moraux, car chaque institution contemporaine détient en réalité son propre code éthique. Ni que celles-ci n’auraient pu perdurer si cela ne l’avait été grâce à la religion qui agit comme une protection, et à la moralité qui lui sert de masque. Ce phénomène explique l’intérêt qu’ont les riches à exploiter la religion et la moralité. Les riches prêchent, encouragent et financent les deux à la fois, espérant un juste retour sur investissement. Par l’instrument religieux, ils ont paralysé les esprits du peuple tout comme la morale a asservi leur âme. En d’autres termes, la religion et la morale représentent un fouet beaucoup plus efficace que la matraque ou le pistolet pour maintenir le peuple à l’état de servitude.
Prenons un exemple : la théorie de la Morale sur la Propriété affirme que cette institution est sacrée. Malheur à celui qui oserait remettre en question le caractère sacré de la propriété, ou y ferait un manquement ! Pourtant chacun sait que la propriété c’est le vol ; qu’elle représente les efforts accumulés de millions de gens qui ne possèdent aucuns biens. Mais le plus effroyable, c’est que plus les victimes de la Morale de la Propriété sont frappées par la pauvreté, et plus leur respect et leur crainte à l’égard de leur maître sont puissants. Ainsi, entendons-nous des gens éclairés, y compris des travailleurs soi-disant conscients des distinctions sociales, décrier les méthodes de sabotage et d’action directe comme immorales parce quelles portent atteinte à la propriété.

Mais en vérité, si les victimes elles-mêmes sont rendues aveugles de la sorte par la Morale de la Propriété, que devons-nous attendre de ces maîtres ? Le temps est donc venu de montrer que les travailleurs ne connaîtront pas le répit tant qu’ils ne perdront pas le respect pour l’instrument de leur esclavage matériel.

 Cependant, c’est l’effet exercé par la Moralité sur les femmes qui me préoccupe le plus. Ses effets sont si désastreux et si paralysants que même certaines parmi mes sœurs les plus instruites ne s’en détachent jamais totalement an grandissant.

C’est la Morale même qui condamne la femme au statut de femme célibataire, de prostituée, ou à celui de génitrice irréfléchie et sans borne d’enfants malchanceux.

Commençons par la célibataire, cette plante humaine affamée et fanée. Alors qu'elle n'est encore qu'une fleur naissante et belle, elle s'amourache d'un jeune homme respectable. Mais la Moralité décrète qu’à moins que celui-ci ne se marie avec cette fille, elle ne devra pas connaître les ravissements de l’amour charnel ni l’extase de la passion, qui atteint son paroxysme dans l’étreinte sexuelle. Le jeune homme respectable veut se marier, mais la Morale qui entoure la Propriété, la Famille et la Société décrète qu’il doit avant cela faire fortune et épargner suffisamment d’argent pour construire une maison et subvenir aux besoins de sa famille. Les jeunes gens doivent attendre souvent de longues et ennuyeuses années.

Entre-temps, le jeune homme respectable, réjouit de s’unir et d’être aux côtés de sa bien-aimée, cherche une distraction en échange de son argent pour laisser libre cours à son tempérament. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il contractera une maladie, et lorsqu'il aura les capacités matérielles de se marier, il contaminera sa femme et son éventuelle descendance. Qu’en est-il de la jeune fleur dont chaque fibre rayonne d’ardeur, et qui demande à corps et à cris l’amour et la passion ? Pour elle, aucun exutoire. Elle commence à souffrir de maux de tête, d’insomnies et d’hystérie, devient aigrie, querelleuse, et finit par devenir une créature défraîchie, desséchée, morose, et désagréable pour elle-même et pour ses proches. Il n’est pas étonnant que Stirner aie préféré la grisette à la vieille fille qui s’est desséchée dans la vertu.

Il n’y a rien de plus poignant, de plus abominable que cette victime desséchée par une moralité dépassée. Et cette réalité est encore plus forte pour la majorité des salariées issues de la bourgeoisie que pour celles du peuple. Ces dernières, poussées par la nécessité économique, rentrent dans la jungle de la vie à un âge précoce ; elles grandissent tout en fréquentant leurs compagnons à l’usine, à l’atelier, ou encore lors des divertissements et des bals. Par conséquent, leurs instincts physiques s’expriment de manière plus naturelle. Enfin, les jeunes gens du peuple ne se limitent pas autant aux apparences et suivent souvent l’appel de l’amour et de la passion sans tenir compte du mariage et de la tradition.

Mais la fille de la bourgeoisie, excédée et obsédée par la sexualité, enfermée dans le cadre étroit de la famille et des traditions sociales, surveillée par une centaine de regards, apeurée par sa propre ombre, reporte son désir profond de l’homme et de l’enfant sur les chats, les chiens, les canaris, ou bien le catéchisme. Telle est la cruauté du devoir imposé par la Morale qui exclue chaque jour l’amour, la lumière et la joie de la vie de nombreuses victimes.

Venons-en maintenant à la prostituée. Malgré les lois, les ordonnances, la persécution et les prisons ; malgré la ségrégation, les enregistrements, la croisade des mœurs et autres dispositifs, la prostituée est le véritable fantôme de notre époque. Elle bat la campagne à la manière d’un feu qui brûle chaque recoin de vie, dévastant et détruisant sur son passage.
Après tout, elle rend à la société dans une faible mesure la monnaie de sa pièce pour la malédiction, le fléau et les horreurs que celle-ci a répandu sur son chemin. Lasse de tant d’années de trottoir, harassée et menée à droite et à gauche, à la merci de tous, elle reste la Némésis des temps modernes, la déesse de la Vengeance qui brandit sans pitié son épée de feu. Car n’a-t-elle pas l’homme en son pouvoir ? Et à travers lui la maison, les enfants, l’espèce. Par conséquent elle tue, tandis que c’est elle-même qui meurt le plus brutalement.
Comment en est-elle venue à cette situation ? D’où vient-elle ? La cause en est la Morale, cette attitude implacable vis-à-vis de la femme. En effet, une fois qu’elle a osé être elle-même et vivre conformément à sa nature et à la vie, il lui est impossible de revenir en arrière : la femme est mise au ban de la société et de sa protection. La prostituée devient la victime de la Morale, tout comme la vieille fille desséchée. Toutefois la prostituée est la martyre de bien d’autres forces silencieuses, la principale étant la Morale de la Propriété, qui contraint la femme à se vendre en tant qu’objet sexuel pour un dollar en dehors des liens du mariage, ou 15 dollars la semaine dans les liens sacrés du mariage. Cette dernière est sans aucun doute plus en sécurité, plus respectée et plus reconnue, mais de ces deux formes de prostitution la fille de la rue est la moins hypocrite, la moins dégradée puisque son métier ne revêt pas le pieux masque de l’hypocrisie ; elle est cependant poursuivie, escroquée, outrée et fuie par les pouvoirs mêmes qui l’ont créée : l’homme de la finance, le prêtre, le moraliste, le juge, le geôlier, et le policier, sans oublier sa sœur protégée à la vertu respectable, qui est la plus implacable et brutale quand elle persécute la prostituée.
La morale et sa victime, la mère : quel épouvantable tableau ! Existe-t-il, en effet, une chose plus terrible et criminelle que notre fonction de la maternité qui a été sacrée et glorifiée ? La femme inapte physiquement et mentalement à être mère, et pourtant condamnée à procréer ; la femme éprouvée jusqu’à sa dernière étincelle d’énergie par l’économie, et pourtant condamnée à procréer ; la femme, liée à un homme qu’elle répugne, et dont le souffle même la remplit d’horreur, et pourtant condamnée à procréer ; la femme éreintée et épuisée par le processus de la procréation, et pourtant contrainte de procréer, encore et encore. Quelle chose immonde que cette maternité dont on a tant fait les louanges ! Il n’est pas étonnant que des milliers de femmes risquent la mutilation et préfèrent encore la mort à ce sort qui leur est cruellement imposé par le fantôme de la Morale. Chaque année ce sont 5 000 femmes qui sont sacrifiées sur l’autel de ce monstre, et dont l’immolation ne signifie pas qu’il y ait une prévention, mais évitera des avortements. 5 000 soldats qui se battent pour leur liberté physique et spirituelle, comme d’autres milliers encore qui sont estropiées et mutilées plutôt que de mettre au monde la vie dans une société qui repose sur la décadence et la destruction.

Est-ce pour se soustraire à ses responsabilités ou par manque d’amour pour sa progéniture que la femme moderne a recours à la méthode la plus radicale et la plus dangereuse pour éviter de mettre au monde des enfants ? Une telle accusation ne peut être portée que par des esprits étroits et fanatiques. Sinon, ils sauraient que la femme moderne a pris conscience des inégalités de race, et qu’elle est sensible aux besoins et aux droits de l’enfant en tant qu’il compose l’unité de l’espèce humaine, et que par conséquent elle a un sens de la responsabilité et de l’humanité qui était étranger à son aïeule.
Dans un contexte de guerre économique qui fait rage autour d’elle, avec les conflits, la misère, les crimes, les maladies et la folie auxquels elle fait face, et un nombre incalculable d’enfants réduits en poudre d’or, comment la femme timide et consciente des inégalités raciales peut-elle devenir mère ? La morale ne peut répondre à cette question. Elle ne peut que dicter, réprimer ou condamner – combien de femmes sont-elle assez fortes pour affronter cette condamnation, et défier les règles morales ? Peu il est vrai. Aussi viennent-elles remplir les usines, les maisons de correction, les maisons de fous, les prisons, les asiles, ou bien meurent-elles des suites d’une tentative d’avortement. Ô Maternité, quels crimes ne sont-ils pas commis en ton nom ? Quelles foules ne gisent-elles pas à tes pieds, à toi Morale, destructrice de vie !
Heureusement, l’Aube émerge du chaos et de l’obscurité. La femme se réveille, elle se libère du cauchemar engendré par la Morale ; elle ne sera plus soumise. Amoureuse de l’homme elle ne regarde pas le montant de son portefeuille mais la richesse de sa nature, qui est la seule source de vie et de joie. Pas plus qu’elle n’a besoin des sanctions de l’Etat. Son amour est déjà une sanction pour elle-même. Alors elle pourra s’abandonner à l’homme de son choix, comme les fleurs s’abandonnent à la rosée du matin et à la lumière, la liberté, la beauté et l’extase.

En prenant récemment conscience d’exister en tant qu’un individu, une personnalité, et une créatrice de l’espèce humaine, elle deviendra mère seulement si elle désire un enfant, et seulement si elle est en mesure de lui apporter, et cela même avant sa naissance, tout ce que sa nature et son intelligence peuvent produire : l’harmonie, la santé, le confort, la beauté, et par-dessus tout, la compréhension, le respect et l’amour qui est l’unique sol fertile indispensable à une nouvelle vie, un nouvel être.

La Morale ne terrorisera plus celle qui s’est élevée au-dessus du bien et du mal. Et bien que la Morale continue à dévorer ses victimes, elle sera totalement impuissante devant l’esprit moderne qui brille de toute sa splendeur sur le front de l’homme et de la femme, libérés et sans peur.

Emma Goldman

1 L’Union chrétienne des jeunes-gens-et-des-vieilles-filles (l’auteure ici raille la YMCA), le Mouvement pour la tempérance, l’Union pour l’observation du Vendredi saint, et la Ligue pour la pureté étaient des organisations promouvant la pensée puritaine.

Traduction par Stéphanie (du site endehors.org)

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N°24 / 2014

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