Rapa Nui, ou l’Ile de Pâques, m’a toujours fasciné. Je me souviens des images d’un album que je feuilletais, enfant, en rêvant de tours du monde. Ces énormes bustes qui se dressaient sur les flancs d’herbe rase d’une montagne. Ces yeux vides qui fixaient un horizon immobile. Cette moue dédaigneuse que simulaient des lèvres figées. Le monde semblait s’être arrêté, statufuant pour l’éternité une civilisation que l’on affirmait disparue. Perdue au milieu du Pacifique, l’ile semblait n’attirer personne. Même les navigateurs les plus téméraires comme Cook ou La Pérouse la visiteront sans susciter d’autre intérêt que celui des archéologues et des anthropologues à la recherche des traces de l’humanité à travers le monde, ou bien de quelques aventuriers en quête de profits.
Visiter l’ile de Pâques a toujours été mon rêve de gosse. Voir de plus près ces énormes statues qui avaient peuplé mon imaginaire faisait partie de mes projets. Mais ce n’était qu’une curiosité. Une lubie de touriste. J’en étais resté aux clichés. Je n’aurais jamais pensé en y débarquant un lundi de novembre 2014 que la mémoire disparue était vivante. J’allais découvrir un peuple sympathique profondément marqué par une histoire douloureuse, mais qui se relevait avec fierté des ruines que l’on croyait abandonnées. Un formidable peuple de marins qui conservait dans les tréfonds de sa mémoire les exploits de ses ancêtres. Ils avaient traversé le Pacifique au terme d’un voyage de plusieurs milliers de kilomètres avec une connaissance précise des constellations qui allaient les conduire vers leur destin. Profondément attachés à une nature pillée, ils retrouvaient peu à peu leurs racines ancestrales et recomposaient leur identité que d’autres avaient tenté d’effacer.
L’ile de Pâques a vécu. Rapa Nui renaît. Et avec elle, une civilisation fossilisée renoue avec la vie.
Rapa Nui, ile mystérieuse.
Son origine en soi intrigue. Jaillie des entrailles de la terre, à partir du magma bouillonnant, elle semble perdue au milieu des eaux du Pacifique. Rapa Nui est une Ile volcanique située à près de six heures de vol de Santiago du Chili et plus de 4000 kilomètres de Tahiti. Trois volcans, surgis du fond des mers, ont au fil des siècles dessiné un triangle dont ils ponctuent les sommets, dans une géomètrie parfaite, reflétant sur les eaux le tracé des constellations de la voûte céleste. Les courbes ondulantes de son relief dépassant à peine les 500 mètres d’altitude ont sans doute inspiré les arabesques des tatouages de ses habitants.
Lorsqu’on s’approche d’elle venant de la mer, elle inquiète plus qu’elle n’attire. La côte est rugueuse, parfois escarpée. Des falaises de roche noire plongeant directement dans les flots lui donnent une aspect de forteresse dont l’unique porte d’entrée serait Anakena, au nord est, la seule plage de sable blanc facilement accessible, aux allures paradisiaques. Il existe une seconde porte, sur la côte ouest, il s’agit de la caleta de Hanga Piki, le petit port de l’Ile, mais celui-ci est le résultat d’aménagements particuliers.
Ces premières impressions sont à peine atténuées dès qu’on y pose pied. Son climat tropical humide contribue certes à la douceur des lieux tout en lui apportant ses ressources aquatiques en eau de pluie. Le volcan de la pointe sud ouest, Rano Kau, en est le réservoir principal. Son cratère s’est transformé en un jardin naturel. C’est à ses eaux qu’il y a encore peu d’années, les habitants de l’ile venaient se ravitailler. Mais son dénuement interpelle. Autrefois boisée, l’ile n’offre plus que de vastes espaces de verdure, dénudés et parsemés de cailloux, rappelant des paysages écossais. En son centre, quelques bosquets d’eucaliptus, implantés par une ancienne compagnie agricole, forment une ombraie parfumée. Mais ceux-là ne sont pas des natifs. La végétation tropicale originelle reprend peu à peu ses droits sur les bords des routes, en limites des champs cultivés et dans les jardins, notamment dans Hanga Roa, le seul gros bourg de l’ile où se concentrent les trois quarts de sa population.
Ce qui surprend encore est la discordance évidente que l’on observe au sein de ses habitants. Appartenant au Chili, l’ile n’en montre aucune caractéristique. Les Rapa Nui allient le port altier des insulaires à la nonchalance et la désinvolture des tropiques. Polynésiens, ils en ont les traits, la langue et les coutumes, mais se mêlent à eux de nombreux continentaux, venus principalement du Chili, porte-drapeaux et garants de l’autorité de tutelle. Entre les deux groupes, les relations sont quelque peu formelles, au point que certains continentaux s’y sentent étrangers. Les carabineros présents, représentants l’institution, laissent une impression de figuration. Le drapeau du Chili flotte sur quelques bâtiments publics, mais il n’a pas l’omniprésence hégémonique dont il jouit sur le continent. Signe d’une identité retrouvée, la bannière blanche ornée du pectoral rouge d’un roi légendaire, emblème de Rapa Nui, s’impose partout. Lors de notre séjour se déroulait le championnat de canotage polynésien pour l’Amérique du sud. Etaient représentés le Pérou, l’Argentine et bien sûr Rapa Nui. Aucune des trois embarcations locales, qui par ailleurs ont largement dominé les épreuves, n’arborait les couleurs nationales, mais le drapeau blanc et rouge. Le Chili était visuellement absent ; c’est Rapa Nui qui organisait et animait le festival. Ce renversement de tendance est significatif de l’évolution en cours. Or pour la comprendre, il nous faudra porter notre regard sur l’histoire, mais plus précisément dans les mémoires. Il nous faudra rechercher dans l’imaginaire, les mythes et les légendes, qui, au fil des découvertes, s’avèrent de plus en plus vraisemblables, et dans l’histoire orale, la clé de tous ces mystères.
L’ile a toujours entretenu dans les esprits de ceux qui la découvraient un mystère. Qui étaient ses habitants ? d’où venaient-ils ? Comment ont-ils pu ériger ces colosses de pierre de plusieurs tonnes ? Que signifiaient-ils ? Pourquoi ont-ils de manière radicale modifié leur rituel ? Toutes ces questions sont longtemps restées sans réponse ou plutôt inspiraient les élucubrations les plus extravagantes, comme une origine extraterrestre. Or peu à peu, on commence à y voir un peu plus clair, même si de nombreuses zones d’ombre demeurent, notamment leur écriture, le Rongo-Rongo. Unique parmi toutes les populations polynésiennes, elle reste intraduisible.
Le temps des Moais
La légende originelle veut que les premiers peuplements parvinrent sur l’ile provenant d’un ilot des Marquises appelé Hiva. Le roi Hitu du clan Miru avait envoyé en éclaireurs 7 hommes dont 5 frères. Ceux-ci, parvenus sur Rapa Nui, ont commencé leur installation et attendu le gros de l’expédition. On construira des années plus tard l’Ahu Akivi en leur honneur. Les sept statues trônent sur un monticule sur la côte ouest, leurs regards, (les seuls ainsi), tournés vers la mer, la direction d’où devaient venir leurs proches. Ceux-ci débarqueront avec le roi à leur tête sur la plage d’Anakena. Ils arrivaient sur des pirogues doubles, sorte de catamarans, armées de 12 rameurs, 6 dans chaque coque de bois qui servait de flotteur. L’embarcation disposait d’une voile faite d’un textile végétal. Ils avaient traversé les quatre mille kilomètres de mer en se repérant aux constellations. Parvenu ici avec ce qui restait de sa population, le roi Miru allait procéder au partage de la nouvelle terre. Il allait tracer une ligne médiane est-ouest à partir de laquelle, de part et d’autre, il dessinait des bandes de terre plus ou moins égales ; chacune ouvrait sur la côte. N’oublions pas que la mer était pour ces peuples, la source nourricière. Ces terres ainsi délimitées seraient attribuées aux différents lignages que des recherches anthropologiques postérieures allaient estimer à une dizaine. Or c’est ce tracé ancestral qui sert aujourd’hui de référence pour l’attribution des titres de propriété. La légende que je viens de vous restituer telle qu’on me l’a racontée, est corroborée par des fouilles archéologiques dont les résultats ont été stupéfiants. J’y viens. D’abord les embarcations. La description que j’en ai faite n’est pas le fruit d’une imagination débordante, mais son dessin a été découvert sur l’une des roches de la côte nord. On y voit nettement la forme des deux pirogues aux extrémités pointues et relevées et, reliant les deux, un bâtis sur lequel flotte ce qui ressemble à une voile. Ensuite l’habitat. Il est fort probable que dans les premiers temps de leur installation, ils allaient utiliser les ressources que leur offrait l’ile. Les nombreuses grottes que les coulées de lave avaient formées allaient servir d’abris. Elles sont larges, hautes et profondes. On y trouve le plus souvent des infiltrations d’eau douce et une végétation très luxuriante. Les indigènes auront même l’habileté d’y réaliser des micros jardins, connus sous le nom de Karava. On en trouve encore de nos jours. Nous aurons l’occasion d’en voir un dans l’Ana Te Pahu, à l’entrée de celle-ci. On y remarquait une grande pousse de maïs, des herbes médicinales et des tarots. Ce n’est que plus tard qu’ils allaient construire la casa-bote, sorte de maison très basse en forme de bateau renversé. Sa base est faite de pierres taillées, rectangulaires, avec une cavité sur la partie supérieure, l’ensemble formant un ellipse percée sur un côté. C’était l’entrée. Dans chaque cavité, ils fixaient un bois qu’ils courbaient pour placer l’autre extrémité dans une cavité aménagée sur le mur opposé. Ils réalisaient ainsi un réseau de charpentes entrecroisées sur lesquelles il leur suffisait de poser des branchages pour fermer le toit. L’ensemble est très bas, il fallait ramper pour y rentrer. Le foyer était aménagé à l’extérieur entre quatre pierres bien assemblées. Enfin, une terrasse de pierres plates était disposée tout autour de la maison, et s’élargissait sur la partie avant, là où se trouvait le foyer que l’on appelle le curanto. Ces ruines existent toujours et des mesures réalisées de manière scientifique ont permis d’évaluer les plus anciennes aux alentours du XIIème siècle. Leur origine ? Beaucoup d’hypothèses ont été avancées. Pour certains, ils seraient des descendants de peuplades venant de l’insulinde. L’argument en est la similitude entre les signes du Rongo Rongo et des tablettes provenant de l’Indus.1 Pour d’autres, ils seraient des descendants de peuplades venues de l’Amérique latine. Ce sera la démonstration de Thor Heyerdal à bord du Kon Tiki en 1958. Il s’appuyait sur la théorie des courants marins et la découverte d’un Ahu, celui de Vinapu. La base de celui-ci est composée de mégalithes remarquablement biseautés qui rappellent les constructions Incas de Cuzco. Mais cet ouvrage est unique et s’il n’exclut pas la présence d’un ou de quelques artistes experts dans cette technique, elle n’est pas suffisante pour en déduire leur installation généralisée sur Rapa Nui. La dernière, enfin, est l’interprétation qu’en a faite Alfred Métraux en 1940. Selon lui, ils proviendraient d’un archipel polynésien. Ses arguments sont la langue parlée, certaines coutumes, mais surtout leur physionomie. Or cette thèse s’avère de plus en plus vraisemblable. Des dernières découvertes d’ossements dans un crematorium situé au pied de l’Ahu Akivi, après étude de leur ADN, on a la certitude que ces os appartenaient à des individus ayant les mêmes caractéristiques que les habitants des Marquises. La légende s’avère donc crédible, d’autant que dans cet archipel, il existe une ile appelée Hiva. Ceci, bien sûr, n’exclut pas non plus des mélanges postérieurs, comme l’histoire nous le montrera. Mais, nous devons reconnaître que ce peuple de marins n’était pas ordinaire. Sculpteurs de pierres et de bois, marins, horticulteurs, et détenteurs d’une langue écrite, ils constituaient une civilisation hors du commun, à l’image des statues qu’ils ont léguées à leur descendance.
Les Moai, nom donné aux statues de Rapa Nui, ne sont pas des représentations divines, mais celles des ancêtres, protecteurs des lieux et des lignages. Leur sculpture est en soi un exploit physique et esthétique. Tous proviennent d’une même carrière, Rano Raraku. Ils sont environ 400 sur les lieux dans des positions hétéroclites, à peine initiés dans la roche, ou relevés en attente de finition, ou bien encore brisés, sans doute au cours des manœuvres de relevage ou de leur déplacement. Sur l’ensemble de l’ile, ils sont près de 900. Tous sont faits d’une roche volcanique jaunâtre qui ternit avec le temps. Bien que pourvus de traits sensiblement identiques, on se rend compte qu’ils ont chacun une caractéristique, marque de l’artiste sculpteur ou trait de caractère de l’ancêtre représenté. Leur taille varie entre 3 et 22 mètres pour le plus grand, encore couché dans ses limbes, à peine terminé. Ils n’ont pas encore d’yeux, ni de « chapeau ». En fait, les sculpteurs travaillaient à même la paroi, y taillait leur statue, à l’aide d’un outil contondant et tranchant, sans doute une autre pierre d’obsidienne, avec ou sans manche. Les traits étaient grossièrement esquissés, puis, lorsqu’il était détaché de sa matrice minérale, le colosse de plusieurs tonnes était redescendu sur une rampe aménagée à cette fin, à l’aide cordages, et glissé dans une fosse préalablement creusée où il était redressé. Là on le fignolait, la moue des lèvres, les oreilles aux lobes plus ou moins allongés, les orbites creusés en attente des yeux, le cou affiné, les mains croisées sur son ventre, le nombril ainsi que les nombreuses sculptures gravées sur son dos. On le polissait des jours entiers. C’est dans l’une ces fosses maintenant comblée que l’on a découvert le fameux Moai de plus de 12 mètres dont seule la tête affleure du sol aujourd’hui. Il a fait le tour des sites INTERNET, il y a trois ans, et fait croire de manière trompeuse que les Moais avaient des jambes. En fait leur sculpture se limite au tronc. Taillés dans cette unique carrière, leur déplacement vers leur lieu de résidence, au vu de la masse qu’ils représentent, constitue un véritable exploit donnant lieu là encore à une foule d’interprétation, voire une rumeur. Les Moais marchent. On a imaginé qu’ils étaient acheminés couchés sur des rondins de bois à la manière dont les Egyptiens transportaient leurs obélisques. Mais on ne comprend pas alors pourquoi on les aurait relevés pour ensuite les transporter couchés. D’autres ont même imaginé un relevage selon la technique de l’accumulation de pierres (Heyerdal), mais cette technique, si elle est acceptable sur le site d’accueil, car prouvée techniquement, elle ne résoud pas le transport. Jusqu’au jour où l’un de ces archéologues, s’inspirant de la rumeur des locaux, le « Moai marche », découvre que leur base n’est pas plane, mais légèrement arrondie. Il remarque des traces de frottements dus à des cordages sur les têtes et les troncs. Il en conclut alors que le Moai était acheminé debout. Maintenu droit à l’aide de cordages, on le faisait osciller de droite à gauche, à la manière d’une gigantesque quille, tout en le tirant et le poussant. Cette technique a été appliquée un Moai de plus de trois tonnes sur une distance de près d’un kilomètre. La rumeur n’était donc pas une croyance, elle devenait réalité. Ce mode de déplacement explique le nombre de Moais tombés en cours de route, brisés avant d’avoir rejoint leur emplacement définitif. Ils devaient faire jusqu’à douze kilomètres pour les sites les plus éloignés. Mais, pour ce peuple, le temps ne comptait pas, ni l’effort consacré à la représentation de ces ancêtres qui devaient protéger leur clan. Il y allait de son avenir.
Parvenus à l’Ahu, sorte de terre-plein trapézoïdal formé de pierres harmonieusement arrangées, ils étaient tirés et poussés jusqu’à l’emplacement réservé. On procédait alors à l’installation du « chapeau ». En fait, il ne s’agit pas d’un chapeau, mais de ses cheveux teints de rouge et ramenés en chignon placé sur le sommet du crâne. Le « Pukao », ce bloc de pierre rouge, avait été préalablement taillé dans une autre carrière, celle de Puna Pau. Des blocs ronds de deux tonnes y étaient taillés à même la roche avant d’être tirés vers l’extérieur puis acheminés vers l’Ahu final. Là, sans doute en utilisant la technique de Heyerdal, celle de l’accumulation des pierres, ils étaient hissés, puis positionnés et ajustés sur le buste. On a en effet remarqué qu’ils disposaient à leur base d’une cavité qui s’encastrait sur le tête qui lui était destinée. Mais le Moai n’était pas encore animé de son mana, l’esprit. Il lui manquait les yeux. Ceux-ci étaient taillés dans des blocs de corail en forme elliptique avec une cavité en son centre où l’on plaçait une obsidienne arrondie. On suppose qu’à cet instant, une cérémonie devait marquer ce moment suprême, car la statue, dotée de ses yeux, retrouvait son « mana ». Elle était en mesure de protéger le clan. De leurs pupilles noires sur fond d’iris blanc, ils jetaient sur leurs descendants un regard impertubable qui devait générer chez ceux-là la tranquillité et l’assurance de l’éternité.
Il y a autant d’ahu qu’il y avait de clans, et chaque Ahu regroupait entre trois et quinze Moais, tous tournés vers l’intérieur des terres, à l’exception de ceux d’Ahu Akivi. L’Ahu n’est pas une simple accumulation de pierres, c’est aussi un ossuaire, ce qui lui confère sa sacralité. En effet, sur leur partie postérieure, on a découvert des niches dans lesquelles étaient entassés des ossements ou des cendres. Chaque terre-plein se prolongeait de part et d’autre d’un autre plus bas qui recevait les restes des morts. Tous étaient alors l’objet d’un tabou. On ne les pétine pas. On respecte les morts, en honneur à leur esprit et parce qu’ils protègent le clan. On aborde là leur rites funéraires. On en a observé au moins deux, l’incinération, mais aussi le dessèchement des cadavres, précédant vraisemblablement un lessivage des os à la manière des rites connus à Madagascar. Un mur de pierres borde chaque terrain où se trouve un Ahu délimitant ainsi un espace sacré de plusieurs centaines de mètres carrés, un peu à la manière de nos cimetières. Mais à l’intérieur du terrain, on a retrouvé les emplacements des maisons-bâteaux, ce qui permet de penser que des gens y vivaient. Ce pouvaient être des personnes dédiées à l’entretien de l’Ahu, à leur gardiennage en quelque sorte, mais aussi les membres du clan ayant rang de chefs, sinon les plus élevés dans la hiérarchie.
Le rituel des Moais a pourtant connu une fin que l’on a bien du mal à s’expliquer et qui va conduire à un changement radical de système social, administratif, voire politique. Toutefois, le culte de l’ancêtre, même si dorénavant il n’aura plus cette représentation gigantesque, va perdurer. Il semblerait que ce changement intervint au cours des XVIème, XVII et XVIII ème siècles. Les Moais seront systématiquement abattus. Roggeveen qui abordera l’Ile en 1722 les verra debouts. Cook, en 1774 constatera les premiers signes de renversement. Douze ans plus tard, lors du passage de La Pérouse, le phénomène s’est généralisé. Que s’est-il passé ? On a d’abord pensé à un cataclysme, un tremblement de terre, tout à fait possible dans cet espace sismique. Mais des marques sur les statues évoquant en particulier les symboliques de l’homme oiseau, font penser à un acte d’origine humaine, d’autant que la destruction a été systématisée. Tous les yeux ont été arrachés et pulvérisés, signe que l’on voulait détruire leur mana. Un seul Moai, aujourd’hui a retrouvé les siens. Tous les autres n’ont plus que des orbites vides, regards sans vie, qui nous observent sans nous voir. L’émergence ultérieure du « culte » de l’homme oiseau semble être à la fois la cause et la conséquence de cet acte destructeur. Les thèses en cours penchent pour l’éclatement d’un conflit interne qui y aurait conduit. Il est certain que l’exiguité de l’ile et l’accroissement inévitable de la population que l’on a évaluée à près de 10 000 habitants à son apogée, devaient conduire à un appauvrissement de ses ressources. En bois en particulier. Que ce soit le bois pour la construction des maisons et des embarcations, ou celui destiné à la préparation de la cuisine quotidienne, son utilisation en grosse quantité a conduit à son éradication. D’ailleurs, lors de l’arrivée des premiers missionnaires en 1864, ceux-ci font état de sa rareté. Or si les premiers occupants sont arrivés vers le 12 ème siècle, il est tout à fait plausible qu’en l’espace de 4 siècles, la population ait épuisé cette ressource. On peut encore imaginer une révolte pour le pouvoir. L’histoire orale fait état de luttes intestines récurrentes. Si on y intègre le constat de difficultés croissantes d’un point de vue économique, ces rebellions pouvaient prendre un tour plus grave avec pour seul argument la survie que la dynastie en place n’avait pas su prévoir ni résoudre. Destruction de l’écosystème ou ethnocide, les deux hypothèses demeurent plausibles et sans doute concomittantes. Toujours est-il est qu’à l’ère des Moais allait succéder celle de l’Homme oiseau, coutume qui allait cette fois renter dans l’Histoire puisqu’elle sera vérifiée, puis interdite par les missionaires en 1866.
Le culte de l’homme oiseau
Le tangata Mana, littéralement l’homme oiseau, a bien existé. Sa représentation symbolique que l’on observe sur les roches du village d’Orongo n’est que l’ illustration d’un rituel à connotation religieuse, dont la finalité était véritablement politique. Elle déterminait l’avènement pour une durée limitée, un an précisément, du roi élu ou plus exactement désigné à la suite d’un exploit sportif hors du commun. Avec l’arrivée du printemps, les chefs de clans se déplaçaient avec leur suite dans le village d’Orongo, sur les flancs sud ouest du cratère du Rano Kau, afin d’y surveiller la venue du Manu tari. Cette variété de sterne venait pondre sur l’une des îles situées en contrebas, à la pointe sud ouest de Rapa Nui. Les chefs de clans avaient préalablement désigné leur champions respectifs, jeunes gens habiles et, sans aucun doute, excellents athlètes, chargés de rapporter le premier œuf, symbole du pouvoir pour l’année. Ils allaient vivre là quelques semaines, sous la protection d’un Moai de basalte. C’est celui-ci qui sera enlevé par l’équipage d’un navire anglais en 1868, le Topaze. De basalte pur et pesant près de trois tonnes, il ne faudra pas moins de 30 hommes d’équipages et plus de 300 habitants rapa Nui pour le hisser à bord du navire. Il figure aujourd’hui dans le grand Musée de Londres. Chose curieuse, il porte sur son dos la gravure de l’Homme oiseau, ce qui montre bien que le lien avec les ancêtres, en dépit du changement de rite, n’a jamais été abandonné. Lorsqu’un guetteur constatait l’arrivée des manu tari, les champions se jetaient avec témérité dans l’accomplissement de leur mission. Ils devaient descendre sans cordages ni aide les 300 mètres de falaise escarpée et particulièrement glissante à l’approche de la mer, puis nager sur un bouquet de joncs qui leur servait de flotteur environ 2 kilomètres dans des courants contraires sous la menace des requins avant d’atteindre la première ile, puis la seconde, enfin escalader les trente mètres de falaise de la troisième, Motu Nui, où nichaient le oiseaux. Là ils devaient attendre plusieurs jours voire une à deux semaines avant de découvrir le premier œuf. Le champion qui avait cette chance, entamait alors le trajet retour en emportant avec d’infimes précautions l’œuf. Nul doute que ses concurrents, sous la pression de leurs chefs et de leur clan, tentaient de mettre la main sur ce trésor qui symbolisait le pouvoir. Il devait donc lutter de toutes ses forces et avec toute son intelligence contre les obstacles, au risque de sa propre vie. Il redescendait les trente mètres de falaise, traversait à la nage les deux kilomètres d’un océan dangereux, puis escaladait les 300 derniers mètres du cratère avant de parvenir au village d’Orongo où, exténué mais radieux, il était accueilli dans la joie et l’allégresse. Son chef recevait alors le titre de Tangata manu. Il devenait roi pour un an. Il était alors rasé, épilé, puis son corps entièrement teint de rouge. Il allait demeurer une année entière isolé du monde, intouchable. Objet d’un tabou, il était comme sacralisé. Seul un prêtre l’accompagnait dans sa retraite. Il était chargé de veiller à ses besoins quotidiens et servait d’intermédiaire avec le monde que le roi élu dirigeait. Quant au champion, il recevait les récompenses dues à son mérite, notamment le choix d’une femme vierge. Comme je le mentionnais précédemment, cette coutume allait perdurer jusqu’à l’arrivée des missionaires, au milieu du XIXème siècle. C’est d’ailleurs pour cette raison que la description en est aussi précise et autant crédible. Ce sont eux qui l’interdiront en 1866, au motif que la population décimée ne pouvait plus supporter un rituel aussi dangereux. Ce qu’il nous faut retenir de cette coutume, est que le pouvoir n’était plus le privilège d’une dynastie, mais était attribué au clan le plus méritant. C’était en quelque sorte une forme de démocratisation, même si nous ne pouvons exclure les risques d’avidité du pouvoir mus par des ambitions démesurées avec tous les excès que laisse supposer la nature humaine. Le second point est que si le temps des Moais des Ahu était révolu, la présence du Moai de basalte du village d’Orongo démontre la survivance du culte rendu aux ancêtres. Il est fort probable que le rituel ainsi préservé ait été considéré comme une entrave aux progrès de l’évangélisation et allait motiver l’interdiction opposée par les missionaires. Avec la fin du Tangata Manu, la population Rapa Nui allait perdre toute référence à ses racines identitaires. Se terminait ainsi un cycle, qui entérinait la mort d’une civilisation. Les Moais en avaient été l’apogée, le Tangata Manu une survivance. Une sorte de saut dans le vide, un défi à la mort à laquelle eux-mêmes, les Rapa Nui avaient vraisembablement contribué en épuisant leur île, mais que de toute évidence, le contact avec le monde extérieur, notamment occidental, allait précipiter.
Le choc des civilisations
Le premier contact avec le monde occidental intervint un dimanche de Pâques 1722. C’est le navigateur hollandais Jacob Roggeveen qui allait, le premier, mettre le pied sur l’ile qu’il baptisera du nom du jour de sa découverte. Le second sera le fait du navigateur anglais Cook qui débarqua sur la côte sud en 1772. Enfin La Pérouse aborda l’ile en 1786 dans la caleta est qui porte encore son nom. De ces premiers contacts relativement pacifiques, nous avons une estimation approximative de la population locale, plusieurs milliers, 4000 pour Roggeveen, un millier pour Cook et 2000 pour La Pérouse. Mais à peine un siècle plus tard, en 1863, une expédition péruvienne allait porter un premier coup mortel aux Rapa Nui. Ils allaient s’emparer de plus d’un millier d’individus dont le roi et les lettrés pour les déporter comme esclaves sur les sites d’exploitation du guano au large des côtes du Pérou. Cette nouvelle allait rapidement provoquer une réprobation internationale emmenée par l’évêque Jaussen de Tahiti. C’est à la suite de cet événement que sera engagé le processus d’évangélisation. Le premier occidental à s’installer sur Rapa Nui sera un ouvrier mécanicien français émigré à Copiapo au Chili, Joseph Eugène Eyraud. Fervent catholique, il avait répondu à l’appel de l’évêque et s’était investi dans ce projet avec la foi d’un missionnaire. Il arrive sur l’ile en 1864, accompagné de trois Rapa Nui venant de Tahiti et 5 moutons. Les débuts, selon ce qu’il rapportera, sont difficiles. Il parvient pourtant à établir de rares contacts avec la population ; il construit sa cabane et y organise des cours. Il constate le dénuement des Rapa Nui, mais aussi leurs dissensions internes. Au bout d’un an, il doit rentrer au Chili. Il reviendra sur l’ile en mars 1866 accompagné de quatre personnes dont un prêtre. Commence alors la catéchisation avec la construction d’une chapelle. Mais son état de santé se détériore rapidement. Il meurt en 1868. Entretemps, il aura vu l’arrivée d’un aventurier, Dutrou Bornier et le retour des derniers survivants de l’expédition péruvienne. Dutrou Bornier, ancien de la marine marchande française retiré à Tahiti, va entreprendre avec son associé écossais Brander, l’exploitation agricole de Rapa Nui. les Péruviens, sous la pression internationale, allaient rapatrier les quelques survivants de la main d’œuvre qu’ils avaient emportée de force. Seule une quinzaine dont un malade qui allait contaminer le reste rentra. Les deux effets conjugués, l’évangélisation et l’exploitation forcée de l’espace et de la population, allaient provoquer des dommages irréparables : la perte de leurs traditions et de leur identité, leur esclavitude et une réduction drastique de ses habitants. Les lettrés ayant disparu, plus personne n’était capable de déchiffrer leur langue. Le rite de l’homme oiseau était proscrit. Quant aux convertis, ils devaient abandonner leurs noms traditionnels pour ceux du baptême. Pour ce qui concerne leurs terres, la majeure partie était passée sous le contrôle de la société Bornier-Brander qui en avait fait sa propriété au mépris des droits ancestraux. Ils soumettaient la population locale à une violence quotidienne. Ils n’hésiteront pas à déporter trois cents d’entre eux sur leurs plantations de Tahiti. Enfin le retour des survivants du Pérou, malades, allait contribuer à décimer davantage la maigre population Rapa Nui. De plusieurs milliers observés un siècle auparavant, on n’en comptabilisait plus que 1800 en 1864, un millier quatre ans plus tard, 600 en 1870 et 111 en 1876. Au moment où les Chiliens vont recevoir la tutelle de l’ile le 9 septembre 1888, la société Rapa Nui est atomisée, anéantie. La population, incapable d’interpréter sa langue ancestrale, contrainte à abandonner ses rites traditionnels, voit sa mémoire s’évanouir avec la mort de ses anciens. La prise officielle des fonctions par Polycarpe Toro, pourtant glorifiée à Santiago, ne va rien changer à cette situation au moins jusqu’en 1964. Car l’ile est beaucoup trop éloignée de la capitale pour que l’Etat se préoccupe de sa colonie. D’ailleurs une nouvelle société anglaise s’y est établie, La Williamson and Balfour. Elle entreprend l’élevage du mouton à grande échelle. « Sur les 15 837 hectares (de l’ile), seuls 1391 sont laissés à la disposition des indigènes autour de la baie de Cook ». En 1928, la population va être concentrée de force dans Hanga Roa avec des contraintes de circulation draconiennes. L’ile servira de prison politique. Les travailleurs locaux pour la société anglaise recevaient un salaire de misère, 20 centavos par jour, (et encore, si l’administrateur jugeait leur travail convenable), sinon rien, alors qu’on leur imposait 50 jours de corvée pour l’achat d’un mouton et 500 autres pour celui d’un bœuf. Humiliés, terrorisés, les Rapa Nui vont pourtant survivre. Certains iront trouver refuge dans les grottes qu’avaient occupées leurs ancêtres 900 ans plus tôt. Les missionnaires vont sans doute s’émerveiller des progrès de la catéchisation, mais ils ne percevront pas l’ampleur du mal fait. Toutefois, leur action aura permis l’éducation de quelques jeunes dont l’un, après de bonnes études sur le continent, deviendra avocat. C’est lui, qui de retour sur son ile natale, va exiger la reconnaissance par l’autorité de tutelle des droits de ses compatriotes. En 1964, les habitants se voient reconnaître leurs rang de citoyens ; ils obtiennent le droit de vote et la liberté de circulation sur leurs terres. Alberto Hotus est toujours en vie, il préside le conseil des anciens recréé. L’ile revit, elle se repeuple et s’éduque. Aujourd’hui ils sont environ 25002. A la recherche de leur identité, ils reconstruisent peu à peu leur mémoire, tout en s’adaptant aux formes de la vie moderne. L’Etat chilien a fait des efforts en terme d’aménagement de l’infrastructure, en offrant des facilités de formation aux jeunes. La décision de l’UNESCO de faire de l’ile « patrimoine immatériel de l’Humanité » et l´elévation de Rapa Nui au rang de merveille du monde ont fait du tourisme une manne économique rentable.
La renaissance de la mémoire
Une mémoire renaît, mais elle n’est pas la copie exacte de celle des anciens. Elle a revitalisé celle-là, je dirais qu’elle l’a sublimée uvé sae celle des anciens. ciens se sont efforceux que l'oits de prori. Reconstruite sur la base de l’histoire orale, elle restaure les mythes originels et les magnifie. Elle est le fruit d’une représentation qui leur est spécifique où l’imaginaire et le ressenti psychologique, en particulier la violence vécue et contée, vont jouer un rôle déterminant. Sa nature et la dynamique que cette renaissance génère en sont les éléments les plus intéressants.
Elle est d’abord le produit d’un traumatisme profond. Tous les récits que les générations contemporaines ont accumulés font état d’un passé douloureux. Ils relatent des malheurs et une maltraitance récurrente, physique et psychologique : les abus des exploiteurs, (que ce soient les déportations successives, l’expédition péruvienne, les excès de Dutrou Bornier et son compère et ceux de la Williamson And Balfour, le choc culturel et la destruction de leurs traditions par les Occidentaux (pillage de leurs monuments, l’évangélisation qui s’accompagne de l’imposition d’une culture où ils ne se reconnaissaient pas, l’effacement de leur identité par la substitution d’un nom qui leur est étranger, l’interdiction de leurs rituels jugés sauvages) , l’abandon par l’ autorité de tutelle, (le confinement dans le camp de Hanga Roa, les restrictions à leurs déplacements sur un territoire qui était le leur, la discrimination). Ils avaient perdu toute connaissance de leur propre langue et devaient s’exprimer dans une autre que bien longtemps ils ne comprirent pas. Les adultes se découvraient brutalement illettrés, muets, incapables de communiquer avec les jeunes générations. Ils se sentaient des étrangers sur la terre de leurs ancêtres. Humiliés, ils ne comprenaient pas pourquoi les malheurs s’abattaient sur leur peuple. Traités comme des sous-hommes, ils recevaient moins de considération que les 40 000 moutons qui peuplaient leur ile. Réduits à l’indigence, acculés dans les grottes de leurs ancêtres ou reclus dans les cabanes du camp, ils vivaient dans la peur et le dénuement. C’est cette mémoire douloureuse qui sera transmise aux générations successives durant plus d’un siècle.
La seconde caractéristique de cette mémoire recomposée est son ancrage dans le mythe. Les jeunes générations vont rapidement comprendre que leur peuple n’a aucun rapport avec le pays qui les a colonisés. Ils se sentent différents. De par leur physionomie, mais aussi parce qu’ils ont vu, vécu et parfaitement compris la discrimination exercée contre leurs parents. A la recherche de leurs racines, ils vont s’intéresser à leur passé, dans les récits, les lectures et les restes de pierre qui jonchaient leur sol. Ils reconstruisent leur histoire et s’en enorgueillisent. Ils vont donc la sublimer pour en faire leur référent. Même s’ils ne comprennent pas tout, car il y a beaucoup d’inconnues, de mystères suscitant une multitude d’hypothèses, cette histoire ne peut être que sublime pour effacer les souffrances endurées. Ce rapport à la légende peut surprendre notre rationnalité occidentale, mais chez eux, elle est, je dirai, naturelle. Les peuples originels ont une perception différente de la nôtre. La référence à l’imaginaire est fondamentale. Le rêve a autant d’importance sinon davantage que le vécu en conscience. Il peut influencer une décision ou un comportement. Un signe de la nature aura toujours une signification. Pour eux, le monde invisible est une réalité. L’irruption des esprits dans le réel est un fait avéré, admis, car intrinsèque à leur culture. Le visible et l’invisible cohabitent et leurs interférences font partie de la normalité. La légende et le mythe sont donc des éléments inhérents à leur histoire, à leur mémoire. C’est sur ces bases que se reconstruit leur mémoire. Le cimetière et l’église nous en livreront quelques signes. Le petit cimetière de Hanga Roa abrite les convertis, enterrés selon le rite catholique. Une curieuse impression de vie s’en exhale. Le culte porté aux morts est à l’image de celui que l’on portait aux Moais. Les tombes sont toutes tournées vers l’intérieur, sans doute une survivance de leur fonction protectrice du monde des vivants. Elles sont submergées de fleurs, d’offrandes, d’objets hétéroclites, de gravures de photos et de peintures en souvenir du disparu, dans un syncrétisme singulier où se mêlent des symboles chrétiens et ceux de leurs cultes anciens. Lorsque nous pénétrons dans l’église, nous sommes surpris par les statues qui ornent ses allées, un christ aux traits Rapa Nui et la représentation d’un saint dont la tête n’est autre que celle de l’homme-oiseau. Pour grossir le nombre de leurs paroissiens, les missionnaires successifs n’avaient eu d’autre ressource qu’associer symbôles chrétiens et païens, au risque de porter un coup terrible au dogme. Mais c’était le prix à payer pour endiguer, sinon maîtirser la résurgence de la mémoire Rapa Nui, cette dynamique déferlante.
Or celle-ci prend davantage de force en se projetant dans le futur. L’origine extraordinaire de leur peuple et sa capacité de survie dans des situations aussi terribles ne peuvent que faire espérer un futur meilleur. Ils ont surmonté tant de misères qu’ils sont, à leur tour, capables d’exploits à l’image de leurs ancêtres. Cette foi en eux-mêmes est très perceptible dans leurs attitudes et dans les projets qu’ils formulent. Ils l’expriment dans leur comportement. Fiers et sûrs d’eux, ils affichent leur différence avec le monde qui les entoure. Ils vont même plus loin ; ils élaborent un projet politique et revendiquent leurs capacités d’autonomie. Le directeur de l’hôtel où nous séjournerons est très clair sur ce point. Ils disposent d’ores et déjà des moyens suffisants pour ce faire : l’infrastructure, les ressources, l’organisation sociale, l’éducation et la renommée. Grâce au conseil des anciens, les habitants ont retrouvé leurs droits de propriété sur leurs terres. Aujourd’hui, seul un Rapa Nui peut prétendre à ce privilège et le découpage a été fait sur les bases des lignages premiers, du moins ceux que l’on a reconstitués. Il envisage leur participation à une assemblée constituante pour faire valoir leurs revendications. L’étape suivante sera l’indépendance. Il reconnaît qu’il leur manque encore la connaissance, « il nous faut apprendre », les structures et les ressources humaines, mais ce n’est qu’une question de temps. Il est convaincu qu’ils y parviendront. Alors Rapa Nui aura retrouvé la plénitude de son identité, en renouant avec ses racines jamais oubliées, ils vont faire revivre dans un contexte modernisé la mémoire de leurs ancêtres. La civilisation Rapa Nui, tel le phénix, renaitra de ses cendres. Fascinés par cette perspective extraordinaire, nous sommes retournés voir les Moais. Ceux de l’Ahu Est. Nous les visiterons trois fois. Une première fois en plein midi. La lumière crue leur donnait un aspect contrasté ; chacun semblait avoir une posture particulière et nous adressait un regard fuyant imprégné d’indifférence. Le lendemain, nous les avons revus au soleil couchant. Les rais de lumière, au travers des nuages en mouvement, semblaient les animer. Leurs moues dédaigneuses nous interpellaient en silence. Nous y retournerons le lendemain matin à l’aube naissante. Leurs faces étaient dans l’ombre, mais la lumière du soleil levant dessinait autour de chacun d’eux un halo brillant qui les rendait encore plus majestueux. Tels des géants, ils nous dominaient de toute leur hauteur et s’imposaient à nous avec une puissance indescriptible. Nous avons alors compris toute l’importance qu’ils représentaient, témoins immobiles d’une civilisation qui n’aspirait qu’à revivre.
L’histoire de Rapa Nui devrait nous servir de leçon. De modération d’abord. Le risque mortel que court une population en exploitant de manière effrénée les ressources limitées de la nature qui l’entoure. D’humilité ensuite. Le caractère éphémère des idéologies et des schémas politiques mus par la seule impulsion d’une logique absurde. D’espoir enfin. La puissance d’une mémoire qui se perpétue en faisant abstraction du temps. La mémoire est une source inépuisable d’espérance.
J’ai alors compris que notre connaissance n’est pas seulement le fait de notre seule rationnalité. Elle était surtout le fruit de notre sensibilité, notre intuition, notre ressenti psychologique et notre imaginaire. Or ceux-là ont cette faculté de se régénérer de générations en générations. L’histoire n’est donc plus un tracé linéaire, ni un cycle fini, mais bien plutôt une spirale interminable dont chaque volute reprendrait certains souvenirs de précédentes dans un contexte différent. A la manière des hommes de Marcel Proust, chargés de leurs besaces de souvenirs, nous progressons ainsi au rythme de la marche du temps. Car c’est du tréfonds de notre mémoire que nous construisons notre histoire et comme le disait le philosophe Jankélévitch, c’est dans la mémoire des hommes que réside l’idée d’immortalité. A l’image de Rapa Nui, une civilisation ne meurt jamais totalement. Il y aura toujours des germes qui lui redonneront vie.
1 Cité par le R.P. Moulis dans son ouvrage relatant les débuts de la christianisation, p. 52.
2 Selon les estimations actuelles, la population totale de résidents serait de 6500. Lors du recensement de 2002, il y avait 3791 habitants dont 2000 Rapa Nui.
Mouly R.P., île de Pâques, île de mystère ?, Librairie de l’œuvre Saint Charles, Bruges, 1935.
Métraux Alfred, L’île de Pâques, Gallimard, collection Idées, Paris, 1941.
Autres sources :
Le musée anthropologique Sebastian Englert à Hanga Roa.
Entretiens divers dont ceux avec le directeur de l’Hôtel Vai Moana, Edgard Hereveri et notre guide diplômée, Daniella Pino.