Introduction
L’expérience africaine de la démocratie parlementaire pluraliste de type occidental, est diversement interprétée. On y parle souvent de « démocratie », de « démocratie africaine », de « démocratie apaisée », de « démocratie consensuelle », de « démocratie participative » etc. Et en raison de ses lacunes, de ses dérives et perversions, d’aucuns la qualifient de « démocrature », de « démocratie taillée sur mesure », de « démocratie politicienne » et de « démocratisme ». Et puis, sa tendance à s’ouvrir au marché la fait confondre avec le libéralisme, le développement, la mondialisation, mais aussi avec l’universalisation. Cependant, cette version tropicale de la démocratie représentative libérale, bourgeoise, bien qu’elle paraisse vraie du point de vue des principes, est contestable ou fausse en pratique. Cela étant, n’est-elle pas un simple moyen de mystifier et de dissimuler les différences de statuts, de classe, les inégalités et injustices sociales ? Ne s’agit-il pas en vrai d’un « machin » qui sert à justifier et légitimer les dépendances et dominations socio-économiques, politico-culturelles et idéologiques des peuples africains ?
Les contextes socio-économique, politico-culturel et idéologique de la démocratie parlementaire pluraliste africaine actuelle
En se lançant dans la voie de la démocratie parlementaire pluraliste de type occidental, les élites africaines, qui n’ont ni fait table rase du passé colonial ni tiré les leçons de l’expérience africaine passée de la démocratie, n’ont pas permis à l’Afrique de faire sa révolution psychanalytique, d’inventer sa propre voie de démocratie et de vivre une vraie histoire démocratique. Par conséquent, l’Afrique actuelle demeure prisonnière du contexte socio-économique, politico-culturel et idéologique exogène, passé, ne garantissant en rien l’instauration d’une « démocratie démocratique ». D’ailleurs, le remplacement de l’ancienne expérience africaine de la démocratie occidentale par la « nouvelle », induit les mêmes diagnostics, les mêmes maux et les mêmes remèdes, car les anciennes dépendances et dominations n’ont fait que changer de face dans le « nouveau » régime africain. Et tout se passe ici comme dans le Nouveau Régime français que Finkielkraut compare à l’Ancien en ces termes : « le Nouveau Régime n’a pas… mis fin à la servitude. Si l’Ancien Régime, c’est l’inégalité, alors force est de reconnaître que nous sommes peut-être sortis d’un monde, mais nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Le monde qui n’est plus doit donc être qualifié d’Ancien Régime, et ce qui prospère sous la belle dénomination rousseauiste de démocratie ou de république, c’est, en guise de modernité, un Ancien Régime de type nouveau. »1
En Afrique présente comme en France, le nouveau n’a pas nié l’ancien, car malgré la fameuse démocratie, les maitres et les serviteurs sont toujours là ; la domination et l’oppression ainsi que les privilèges n’ont pas été abolis : ils subsistent toujours et ce sont même amplifiés. Cela est d’autant plus frappant qu’ici, la lutte pour la démocratie, n’est pas posée en termes culturels, de lutte contre l’Ancien Régime africain, de réflexion préalable sur la démocratie elle-même ; que sans se soucier du manque de capitaux et de vrais entrepreneurs, on confond la démocratie avec l’ouverture au marché, au libéralisme ; que la démocratie universelle est réduite au modèle occidental de démocratie, l’Afrique se refusant de faire sa révolution démocratique.
Aujourd’hui en Afrique comme hier, malgré les discours incantatoires sur la démocratie, c’est la même disconvenance culturelle des constitutions, structures et institutions ; ce sont les mêmes partis politiques sectaires et coupés de la sociologie africaine ; ce sont les mêmes dépendances et dominations économiques, politiques, culturelles et idéologiques ; ce sont les mêmes oppressions matérielles et spirituelles. Donc ici le changement du régime politique en termes de multipartisme politique ou d’institutions de la démocratie ne signifie pas rupture avec l’Ancien Régime africain, et plus de démocratie ou de vraie démocratie.
A- Le contexte socio-économique. Le pari de la démocratie serait celui de l’institution d’une économie à la fois endogène et ouverte à l’extérieur ; de la transformation des structures économiques existantes ; du développement de l’économie productive ; de la bonne gestion, de la transparence et de la bonne gouvernance de la chose économique dans le sens du triomphe du bonheur, du bien-être collectif ; de la solidarité agissante et du partage équitable des ressources nationales. Malheureusement, dans les pays africains qui se disent démocratiques, se développe plutôt une économie extravertie, essentiellement dépendante de l’extérieur, des puissances économiques étrangères. Il s’agit en fait d’une économie de rente, de rapine, sans capitaux et sans de vrais entrepreneurs endogènes, dominée entièrement par des multinationales, des puissances exogènes.
- Une économie de rapine organisée. Dans les pays africains du pluralisme politique de type occidental, prospère ça et là une économie de rente, de rapine, fortement marquée par un système de réseaux qui sape les circuits économiques officiels au profit des circuits économiques obscurs, non transparents, mafieux, cadre idéal du règne de tous les prédateurs et du système de réseaux bien constitués et entretenus. Et à l’intérieur des Etats qui se disent démocratiques, cette économie de rente, de rapine, engendre des désordres organisés, la corruption généralisée, l’enrichissement rapide et illicite des individus, le cercle vicieux de l'argent facile, le bradage du patrimoine national, le détournement des deniers publics, l’impunité et la mauvaise gestion de la "chose" publique. Elle entretient et développe une économie parallèle dont les ressorts sont justement l’organisation des réseaux informels, de la contre bande, de la prédation. La classe politique qui laisse prospérer toutes les pratiques anti- économiques et développer la contrebande et la débrouillardise et qui fait que les auteurs des détournements des deniers publics, les criminels économiques ne soient pas finalement inquiétés, est elle-même au cœur de cette économie prédatrice dont elle a intérêt qu’elle perdure. Et tout se passant ici comme dans le meilleur des mondes, personne ne se pose de questions ou n’a de problèmes avec sa conscience, surtout que seul compte le bon fonctionnement du "système". De toutes les façons, que deviendraient les régimes politiques africains s’ils s’hasardaient à interdire la contrebande et la débrouillardise, rendues ainsi nécessaires par les auteurs et acteurs du Système ?
Naturellement, cette économie de rapine organisée, dans sa forme d’économie parallèle, aux mains des classes exploiteuses, des réseaux, profite à des proportions différentes à tout le monde. Elle est même plus officielle que l’officielle et dispose, pour citer Africa confidential, « … de ses propres solutions d’approvisionnement et de distribution et de son système financier permettant d’obtenir facilement des achats de devises. »2
- La place de choix de la corruption dans ce système. La corruption est une pièce maitresse de cette économie de rente, de rapine, de ce désordre économique organisé dans presque tous les pays africains. On en a même fait un réflexe normal de la vie, une pratique sociale, une institution officielle. Partout et à tous les niveaux, dans tous les domaines, il est étonnant de voir quelqu’un s’indigner quand on lui demande de payer la contrepartie du service rendu. Et depuis l’ouverture de ces pays à l’anti-démocratie, au marché sans capitaux, la pratique des “pots de vin”, des pourboires (“mouiller la barbe”) est tellement enracinée dans les mœurs que rien ne se fait sans rien. Mais, le prix à payer de cette corruption généralisée, est la mise à sac coordonnée et orientée des ressources de l’Etat dit national par les élites politiques, administratives et politiques et par les acteurs sociaux et économiques locaux, les fameux « opérateurs économiques » dont beaucoup ne livrent rien à l’Etat et qui, paradoxalement, grâce à la bénédiction des responsables politiques, encaissent tout. Et dans ce marché de dupes, le grand capital, les acteurs étrangers (Les propriétaires du « Système », ne sont pas en laisse. Le principe des commissions qu’ils ont institué dans la signature des contrats souvent bidon des marchés de l’Etat, témoigne de leur activisme, de leur implication dans le meurtre à grande échelle du potentiel économique de l’Etat dit national. Toujours est-il que, du côté de l’étranger comme du côté local, personne ne se soucie de ce que l’affaire signée peut rapporter au pays concerné, pourvu que le signataire satisfasse son désir égoïste de s’enrichir !
1- La propriété privée. Pour Locke, Rousseau et Montesquieu, la propriété privée des choses et des biens, comme le droit et les règles de justice qui permettent de passer de la simple possession à la propriété, découle du travail. Mais, Locke, les Déclarations des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de 1948 et le néo-libéralisme, considèrent la propriété privée comme un des droits naturels, inaliénables et imprescriptibles de l’homme ; ils la sacralisent et indiquent qu’elle doit être absolument protégée et conservée. Quant à la démocratie parlementaire pluraliste africaine de type occidental, qui sépare la propriété privée du travail, du droit et qui ne s’interroge pas sur nature, elle la conçoit comme une réalité innée et naturelle ; elle la vénère, la divinise et la sacralise : la propriété est ici « … hissée… quasiment au statut d’idée innée. Elle est tenue pour une évidence de la nature humaine, au même titre que l’idée de Dieu dans les Méditations métaphysiques de Descartes. Elle serait aussi naturelle que le fait d’être doté d’un foie et d’un cœur… la propriété va de soi… »3. Pour ce faire, la démocratie parlementaire pluraliste africaine de type occidental encourage et légitime le système des biens mal acquis, l’enrichissement personnel, le profit et l’intérêt privé. Donc, malgré tout, elle banalise la propriété et favorise le règne absolu de l’état de nature, du droit privé, de l’état infra-juridique, témoignant de l’absence du droit public, de l’état civique ou juridique, « … d’une contrainte organisée et unifiée qui soit l’un des facteurs qui justifient le passage de l’état de nature à l’état civil, à l’état de justice distributive qui, par une contrainte organisée, entre les mains de l’Etat, garantit les droits de chacun… »4 Alors ici, ce n’est ni le travail ni l’état civil ou juridique qui fonde la possession, la propriété, mais plutôt le désaccord des libertés, la force, la violence, surtout que, pour reprendre Kant : « L’homme abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables ». Or, la nature de la propriété privée, au « … fondement de l’inégalité parmi les hommes », des injustices, de la mauvaise socialisation et des anomalies sociales, Rousseau, Marx et le monopartisme africain d’obédience marxiste- léniniste, n’en font pas une évidence, mais un problème d’envergure ; ils la critiquent avec véhémence et la condamnent. C’est d’ailleurs sur cette base que le monopartisme africain d’obédience marxiste-léniniste a réprimé la mafia, la délinquance économique, le système des biens mal acquis, l’enrichissement privé, le profit et l’intérêt personnels et toutes formes d’oligarchie. De ce fait, il se démarque de la démocratie parlementaire pluraliste africaine de type occidental actuelle qui, elle, permet à ceux qui détiennent la puissance étatique, la force publique, au mépris du travail des masses déshéritées, du droit, des lois, de la justice, de l’intérêt général, de s’accaparer des ressources de toute la nation, donc de détourner les deniers publics et de se livrer à la course effrénée à l’accumulation primitive du capital, à la propriété privée. D’ailleurs en l’absence ici d’une véritable opinion publique, d’une volonté générale, d’une souveraineté populaire, des vraies valeurs démocratiques, de l’état civil ou juridique, du droit dans son rapport à la contrainte pour une coexistence pacifique des libertés, des règles de droit qui définissent et limitent dans sa juste proportion la propriété et qui instituent un ordre de justice véritablement humain, la force, comme le clame Calliclès dans le Gorgias de Platon, est la loi suprême : elle est la condition du droit, de la justice, de la propriété : « La raison du plus fort est toujours la meilleure », elle seule suffit pour établir la propriété privée. Se développent alors en Afrique actuelle du pluralisme politique, les rapports de duplicité, de servitude, d’exploitation et de domination de la grande masse par une infime minorité, au point que les gens d’en haut, du Pouvoir s’enrichissent de plus en plus et très vite, pendant que le peuple se paupérise davantage. On n’a jamais connu autant sous le monopartisme !
B- Les retombées sociales de ce système. Partout en Afrique actuelle sévit le système économique extraverti, inadapté, inauthentique qui, au grand mépris des règles de vie commune, favorise la propriété privée, les injustices et inégalités sociales, la misère chronique, la redistribution inégale des ressources du pays, la fracture sociale. Car l’Occident dans sa domiciliation économique en Afrique, applique le principe machiavélique « diviser pour régner » : pour avoir le contrôle économique de certaines régions entières et s’approprier de leurs ressources du sol et du sous-sol, les puissances occidentales, se servant des autochtones qui leurs sont acquis et qui sont prêts à exécuter leurs plans macabres, n’hésitent pas à opposer les Africains entre eux, leurs intérêts étant incompatibles avec la morale. L’appartenance au Pouvoir d’un groupe restreint de gens leur permet de s’approprier de l’appareil d’Etat étranger et de s’octroyer la presque totalité des ressources du pays, pendant que la grande majorité végète dans la misère. Ainsi, ce système économique inauthentique en marche, de par les désolations matérielles et spirituelles ou psychologique, les disparités sociales et les frustrations qu’il engendre, constitue la causalité première du cortège funeste des guerres civiles auxquelles certaines régions africaines sont confrontées. Pourtant, ces guerres civiles provoquées et tolérées par des réseaux étrangers et locaux qui en tirent un grand profit économique et financier, sont un mal radical, absolu pour un corps politique, une communauté nationale ; elles sont un facteur de déstabilisation des peuples africains, de bouleversement des équilibres démographiques et de la destruction du tissu économique des pays qui en sont en proie. En même temps, ces guerres civiles qu’on peut aussi attribuer à des constitutions politiques inadaptées (d’emprunt, données ou imposées), dans certains cas, ont fait émerger en Afrique une catégorie sociale spéciale : les “nouveaux riches". Ceux-ci, provenant en grande partie des groupes qui ont combattu et qui ont provisoirement gagné, se sont transformés en pilleurs, en politiciens véreux, en démagogues et en fanatiques zélés. Ils forment avec les élites politiques et administratives, une oligarchie guerrière et financière, non soucieuse de la République, de l’intérêt commun ou général. Ce sont eux qui, de mèche avec le grand capital, ont pris l’économie en otage et écument le trésor public, qui exploitent et spolient sans scrupules les populations désarmées, ces laissés-pour-compte dont la misère et la pauvreté sont devenues le lot quotidien.
Tout bien considéré, le contexte socio-économique de cette nouvelle expérience africaine de la démocratie parlementaire pluraliste de type occidental, est celui de la dépendance et de la domination économique de l’Afrique, du règne économique et financier de quelques uns, de la grande misère chronique du plus grand nombre de gens ; il occasionne les désordres économiques, les détournements des deniers publics, l’enrichissement personnel, des gaspillages et détermine les rapports entre les individus, la propriété et les éléments d’échange ; il engendre le déficit de la République, la désintégration sociale, les inégalités et injustices sociales, la paupérisation des masses, les violences de toutes sortes, la souffrance, la désespérance, la désunion, le désaccord des libertés et l’état infra-juridique.
C- Le contexte politico-culturel. Les défaillances de l’Ancien Régime africain demeurent vivaces dans le Nouveau au point qu’aujourd’hui comme hier, la politique et la culture dominantes demeurent celles des anciens maîtres et, partout, c’est la même disconvenance culturelle des constitutions, structures et institutions ; c’est la même absence d’un espace politique et culturel à dimension démocratique ; c’est le même Pouvoir, le même Etat dit national.
L’Etat dit national porte la marque de la disconvenance culturelle, de l’extranéité. Il consacre la nonchalance des Africains qui, au lendemain des indépendances nominales de leur pays, sans appréhension, sans discernement, sans esprit critique, ont hérité et adopté cet Etat tel qu’il est. En effet, les Africains, au lieu de transformer avant tout ce pouvoir, cet Etat qui n’a aucun lien avec leur génie, leur environnement socioculturel, s’en ont approprié aveuglement, repoussant ainsi les valeurs locales au profit des constitutions étrangères qui échappent à leur contrôle et les empêchent de projeter autrement l’avenir politique de leur continent. Pourtant, le problème politique en Afrique n’est pas seulement d’ordre constitutionnel, mais surtout culturel ; il est inséparable de la problématique de la culture. Ignorer cela, c’est être dupe, c’est verser dans l’infantilisme et le fatalisme.
On sait bien que la lutte pour la décolonisation et les indépendances africaines a été avant tout une lutte culturelle transférée sur le terrain politique. On sait bien aussi que si les élites africaines qui ont lutté pour l’indépendance de l’Afrique ont triomphé politiquement, c’est parce qu’elles avaient compris qu’il leur fallait poser et résoudre culturellement le problème politique. Or, les élites africaines d’aujourd’hui, au mépris des intérêts de l’Afrique, de la culture africaine, se contentent malheureusement de singer l’Occident, d’adhérer bêtement au modèle colonial d’Etat, à la démocratie occidentale ; elles se livrent à la modernité mains et pieds joints. Ce qui fait que l’Afrique piétine et est incapable d’inventer son avenir et devenir politiques.
En vrai, il est maladroit de sacrifier l’humanité africaine sous l’autel de ce modèle étatique extérieur tant idéalisé et de vouloir instaurer un régime véritablement démocratique sans régler au préalable le problème culturel du pouvoir politique.
Le caractère non neutre de l’Etat dit national. En réalité, ce Pouvoir, cet Etat dit national, artificiel, extérieur au peuple et à ses réalités, n’est pas neutre. Comme le dit à raison Ngouabi, cet Etat « … n’est pas à nos yeux, un instrument neutre, pas plus que ne le sont les partis. L’Etat est l’instrument de dictature par excellence. Ce n’est pas un père de famille, car, les rapports des classes ne sont pas des rapports affectueux, mais des rapports de violence… »5 Et Fougerollas fait savoir que : « …au lendemain de l’accession des anciennes colonies anglaises et françaises à la souveraineté internationale, l’Etat qui prend en charge la construction nationale, n’est, dans ses frontières et dans ses structures que l’ancien appareil administratif des colonisateurs…il n’y a vraiment pas d’Etat national, en dépit de la volonté ou des velléités des nouveaux dirigeants… »6
Dans le même esprit, J.F. Bayart affirme que l’Etat qu’héritent les pays africains est un « Etat d’origine européenne » plaqué « sur les sociétés africaines »7
L’Etat en place ici n’est autre qu’un Etat exogène, imaginé, pensé et pratiqué pour la cause européenne et non pour celle de l’Afrique.
- Un instrument de domination et d’oppression. En Afrique comme ailleurs, l’Etat n’a pas toujours existé et n’existe pas toujours ; il est le produit de l’évolution de la société. Mais, la forme d’Etat qui accompagne le processus de démocratisation de l’Afrique n’a rien avoir avec l’Etat de Hobbes, synonyme de bien absolu. Elle n’a aussi rien avoir avec l’Etat de Kant, c’est –à-dire : « … une manifestation de la raison dans l’espace de la relation intersubjective,… l’exercice d’une contrainte légale qui affirme la liberté… » ; « … ce qui rend possible un être en commun plus conforme à la raison… » ; « … un instrument des libertés, … » ; ce qui « … a pour signification de faire advenir un ordre éthico-politique… » ; « … un être moral autonome dont la signification essentielle est de donner une dimension éthique aux diverses déterminations de l’activité et de la relation humaines… » ; « un médiateur du droit et de la contrainte qui garantit les droits de chacun et un moyen au service de la liberté » : un Etat de droit. Il n’est pas non plus la signification hégélienne de l’Etat : « l’Universel incarné ou la raison parvenue à sa maturité ». Au contraire. il s’agit ici plutôt des appareils redoutés et redoutables, d’un Etat dit africain dans sa forme totalitaire, barbare et monstrueuse, semblable à celui que peignent respectivement Marx et Engels, Stirner, Bakounine, Nietzsche et Weber : « … l’Etat tel qu’il existe est essentiellement un Appareil répressif, qui représente et reproduit avant tout les intérêts d’une classe dominante, tout en s’efforçant de dissimuler ce fait. »8 ; « Le monarque était bien misérable monarque, comparé au nouveau, … »9 ; « Derrière l’Etat démocratique se cache le pouvoir réellement despotique, fondé sur l’Etat, la police et l’armée »10 ; le « … plus froid de tous les monstres froids »11 ; « …, l’Etat consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme..., en un gouvernement d’hommes unis en vue de la domination politique »12.
Omnipotent et omniprésent, cet Etat africain postcolonial ou néocolonial, réprime à tout bout de champ toute contestation et revendication. Il viole les droits et libertés, brutalise et tue sans raison. Il est sourd aux cris du droit, de la justice, de la loi, de la liberté et de l’égalité. Ses appareils sont au service non de toutes les forces vives de la nation, de la liberté, mais des anciens maîtres et des acteurs locaux qui, sans scrupules, passent leur temps à torpiller et piller leur pays. On a alors ici affaire à un pouvoir, à un Etat de domination et d’oppression, de répression et d’aliénation politique, incapable de sortir les Africains de l’état de nature, « du communautarisme en produisant l’espace de l’égalité politique », de la vraie citoyenneté, donc opposé à l’avènement d’une vrai démocratie.
- Il fallait d’abord briser, démolir cet Etat dit national. L’Etat de l’actuelle démocratie parlementaire pluraliste africaine de type occidental, n’est qu’une « machine bureaucratique, policière et militaire toute prête », que les Africains se sont bornés à prendre possession. Et pourtant, l’instauration en Afrique d’un régime démocratique fiable, de liberté, exige absolument que cet Etat étranger au peuple, d’essence coloniale, néocoloniale, extrêmement violent, monstrueux, source d’exploitation et de domination, d’aliénation et de déshumanisation, soit radicalement transformé. En fait, il est impossible d’ériger un vrai régime de démocratie avec un tel « pouvoir centralisé d’Etat, avec ses organes partout présents (armée, police, bureaucratie, magistrature ») d’oppression ; avec une telle constitution politique qui ne donne pas « le Pouvoir au demos, au peuple, c’est-à-dire à tous » et qui rend impossible la résolution du conflit pouvoir- liberté. En effet, avant de parler d’une quelconque démocratie en Afrique, il faut au préalable régler le problème du Pouvoir, détruire l’Etat existant et démolir, briser ses appareils ; il faut démocratiser le pouvoir : « …il est clair que les appareils d’Etat qui existent dans nos Etats néo-colonisés sont des instruments de répression et de dictature au profit de la néo-colonisation. Nous devons détruire ces appareils pour instaurer de nouveaux, tous entiers au service des masses africaines, contrôlés par elles… nous devons démocratiser le pouvoir en commençant par les appareils de répression … »13 Il faut en effet détruire, démolir, briser, ces appareils d’Etats qui protègent les intérêts égotistes, privés, afin de donner réellement le pouvoir au peuple. Ce qui permettrait d’en finir avec cette démocratie-farce actuelle qui perpétue le “système”, le Pouvoir contre la Liberté.
Dans la « république démocratique » actuelle, l’Etat est un instrument pour opprimer les populations africaines. Mais curieusement, c’est ce type d’Etat extra africain dont les Africains, qui a en charge le projet d’une constitution démocratique africaine. Les Africains ont plutôt besoin d’une forme d’Etat réellement démocratique, celle-là même qui se détermine par son engagement à répondre aux aspirations et idéaux populaires et dont l’action se fait en faveur de la participation de tous à l’activité politique, à la discussion et à la délibération, en vue du consensus sur les sujets d’intérêt commun : ils ont besoin d’un pouvoir étatique adéquat à l’esprit du peuple, à la souveraineté populaire et apte à faire vivre une « démocratie démocratique »
- Les partis politiques. Les partis politiques du contexte politique de la nouvelle expérience africaine de la démocratie parlementaire pluraliste de type occidental, sont des coquilles vides qui s’éternisent dans des luttes pour le
Pouvoir rien que pour le Pouvoir. Ils ne sont pas neutres. Ils sont sectaires, coupés de la sociologie africaine et ne représentent pas des opinions. Au lieu d’innover, d’inventer, de créer les conditions d’une vraie démocratie, ils se réduisent à de simples rouages dans une grande machine qu’est le Pouvoir, l’Etat étranger, « d’emprunt », « donné » ou « imposé ». Ils participent tous de la perpétuation du Système, de la domination et de l’exploitation de l’Afrique. Partout, dans leur organisation, ils sécrètent des appareils au sens que François Perroux donne à ce mot : « …une trace, un dépôt de l’esprit humain, séparés des critiques, des contestations, des adhésions et acquiescements conscients des sujets concrets… » Or, ces appareils des partis qui s’imbriquent avec ceux d’Etat, sont totalitaires et dominants. Ils répondent d’une logique d’extranéité et leur « rôle ultime est d’aliéner », de sucer, de chloroformer, de déshumaniser les hommes. Ils manipulent et instrumentalisent aussi bien les couches sociales, les ethnies, les tribus que les groupements ou "sectes" religieuses à des fins purement électorales et/ou de conservation de pouvoir.
- L’homme de parti. Dans cette perspective, l’homme de parti s'identifie au parti lui-même ; il est un homme d’appareil. Or, en tant qu’homme d’appareil, il est sans convictions ; il parle le langage du parti, de l’appareil du parti et de ce qui serait son projet. C’est un homme aliéné qui, à en croire François Perroux, « se pense lui-même par rapport à l’appareil » ; il « n’a pas prise sur l’appareil, il ne tient les leviers de commande ; il dit qu’il perd les pédales, qu’il est désembrayé…Il n’est pas étranger à l’appareil : il ne l’ignore pas, il ne peut pas l’oublier, il parle de lui.
L’appareil lui est étranger : l’homme ne sait pas ou ne peut pas s’en servir ; il le voudrait bien, seul ou avec d’autres ; pratiquement, avec d’autres, car l’appareil ne saurait être utilisé sans cette aide ; et très probablement : en collaboration, en union avec d’autres,… Le plus grave est que l’appareil paraisse se servir de l’homme… Il est un rouage dans une grande machine, il est pris dans l’engrenage, il est broyé par la machine, une machine infernale où l’ignorance et le destin jouent contre lui ; il est laminé comme un métal, happé comme par une courroie de transmission, écrasé sous un poids comme dans un accident d’ascenseur. »14. Il » …est un homme aliéné qui ne connaît pas pleinement son proche ; encore peut-il l’identifier ; il a contact avec lui ; il peut avoir contact avec son prochain et l’identifier…car l’appareil exige la collaboration des individus qui le servent même si ceux-ci ne le contrôlent pas… »15
En Afrique du pluralisme actuel, les appareils des partis, “fabricateurs” d’aliénation, ont prise sur l’homme, sur l’existant concret et historique qu’ils pressent, déprécient, dévalorisent, déshumanisent. Ils se servent de l’homme, du militant de telle sorte qu’il ne se pense et ne pense. A contrario, il pense l’appareil et par rapport à lui. L’esprit de parti et la discipline du parti obligent !
- La monopolisation du Pouvoir et de la Vérité par les partis. Dans ce contexte où le rapport des partis politiques au Pouvoir et à la vérité est sublimé et où le Pouvoir lui-même se perçoit comme le seul critère de la vérité, les partis politiques, ensemble d’appareils qui s’imbriquent avec ceux de l’Etat, déterminent, justifient et légitiment tout. Ils monopolisent le Pouvoir et la Vérité. Et, se servant du « mythe de l’Etat sacré », leur vérité est la seule Vérité et le Pouvoir est leur seul critère de la Vérité. Or, « point n’est besoin de rappeler que toute politique, tout régime, tout parti qui fait du Pouvoir le seul critère de la Vérité est désastreux aussi bien pour l’individu que pour la collectivité tout entière ». En effet, aujourd’hui en Afrique, les individus, les partis politiques, égarés par leur ambition effrénée pour le Pouvoir, mettent les paisibles populations en péril : pour le Pouvoir considéré comme l’ultime Bien, Vérité, on aliène, on épie, on ment, on viole, on vole, on tue, on corrompt, on humilie, on frustre, on avilit, on spolie, on sacrifie sans état d’âme des vies. Les guerres civiles qui déchirent le continent africain symbolisent bien la nature du rapport que ces partis politiques entretiennent avec le Pouvoir, avec la Vérité. Les partis politiques n’étant ici que des lieux où se focalisent et s'expriment les passions les plus négatives, les ambitions personnelles, se radicalisent et subordonnent le point de vue individuel, du sujet, du peuple, de l’humanité, les valeurs communautaires au point de vue politicien, devenu le point nodal des considérations idéologiques, consensualistes, tribalistes, régionalistes, capitalise. Donc au mépris de l’individu, du sujet, de la personne humaine et de toutes les valeurs qui sous tendent l’être- en-commun et le “vivre-ensemble”, toutes les luttes politiques sont des affrontements entre les dirigeants des partis politiques en compétition, pour s’assurer la maîtrise des rouages du Pouvoir et pour avoir la main mise sur l’appareil du parti, surtout sur l'appareil d’Etat, source immédiate de revenus de ceux qui en ont le monopole.
- La base des partis. Dans la plupart des pays africains, les partis politiques, nés avec le suffrage universel, leur base est souvent d’origine ethnique, tribale, régionale. Sans assise nationale, ils représentent dans leur majorité des ethnies, des tribus et des régions, des réseaux. Ils agissent sur une base acquise à leur cause particulariste pour conquérir le pouvoir qu'ils entendent partager exclusivement avec des parents et les militants du parti ethnique ; avec des "amis", des frères de sang ou spirituels. Et leurs leaders ne sont souvent que des chefs de tribus ou d'ethnie, manquant de vraie légitimité, car sans vision et projet politique d'envergure nationale. Leur modèle idéal de fonctionnement est le modèle bureaucratique et sectaire, leur rapport au pouvoir étant un rapport de gestionnaire et de protestataire.
Lors des élections, le parti qui a tiré profit du suffrage universel en gagnant les élections, en alliance avec les autres partis qui l’ont aidé à conquérir le pouvoir, forment une mouvance présidentielle qui, désormais, va gérer le pouvoir. Une fois au pouvoir, cette alliance (union circonstancielle des candidats à la “mangeoire”) s’arrange à maintenir et à perpétuer le “système” existant, chaque parti membre de l’alliance s’activant à jouer le jeu mais aussi à assurer l’intégration sociale de ses membres (militants, inconditionnels du parti ethnique, du Pouvoir, parents, amis, frères de sang ou spirituels) au détriment des compétences et valeurs étrangères au parti. Situation compromettante pour le pays qui se prive là de ses compétences extra partis.
En face de cette alliance (la mouvance présidentielle), se constitue et se dresse une opposition qui, dans certains cas rares, est sincère. Le plus souvent, elle fait office de parent pauvre de l’imposture démocratique, car muselée, l’accès aux médias d’Etat lui étant interdit. Et dans d’autres cas, l’opposition n’est qu’une bande de nécessiteux, de ventres faméliques, de simples candidats à la mangeoire dont le Pouvoir se sert pour légitimer son agir anti-démocratique.
- Les élites des partis. Le parti en tant qu'appareil humain, cultive et favorise la figure du militant qui, à tout moment, peut se transformer en fanatique prêt à tout, pourvu que son camp conserve le pouvoir, même au mépris des principes démocratiques du suffrage universel et de l’alternance politique. Cependant, une grande responsabilité incombe aux élites des partis au pouvoir qui n’ont aucun sens de la morale, de l’éthique et ont un faible pour le fanatisme et l’intégrisme. Ces élites politiques, disposant d’un certain savoir et savoir-faire, ne jouent pas le premier rôle au sein de ce qui serait des partis politiques, celui de contenir le fonctionnement du “système politique” existant et de susciter l’adhésion des masses populaires à ses valeurs. Néanmoins, trouve-t-on en Afrique des élites qui manipulent tout le monde, capitalisent et confisquent le jeu politique, le pouvoir. Ce sont elles en effet qui détiennent les arènes du pouvoir de la coalition qu’elles gèrent à leur propre profit et à celui du grand capital. Si bien qu’aujourd’hui en Afrique, malgré la prétendue démocratie pluraliste imposée, c’est le même pouvoir tout-puissant et arbitraire ; c’est la même « tyrannie douce » ; c’est la même obéissance aveugle ; c’est le même triomphe du « nouveau despotisme » ; c’est la même hétéronomie du pouvoir et la même domination des élites telle qu’elles prennent en otage la nation tout entière.
Au bout du compte, la formation des partis et le système politique africain, résultant du “système” d’« emprunt », « donné » ou « imposé », sont décalés par rapport à la réalité, aux aspirations profondes des peuples, à l’histoire, aux valeurs de culture africaine ; ils sont, dans leur forme actuelle, de véritables entraves au progrès politique, à l’idéal démocratique, à la liberté des peuples.
- Le Pouvoir réel est ailleurs. En Afrique d’aujourd’hui, le pouvoir réel est aux mains des puissances étrangères, localement suppléées par une alliance de classes hétérogènes, maintenant et perpétuant le « Système ». Donc celles-ci, de mèche avec les puissances autochtones, confisquent l’espace public et manipulent la Publicité ou « l’usage public de la raison » et bafouent les droits, les libertés individuelles et collectives ; elles monopolisent le Pouvoir, cultivent et exacerbent les clivages ethniques, l'instabilité politique croissante, la montée des divisions, de toutes les formes d’intolérance, de fanatisme, d'intégrisme. Par ailleurs, elles encouragent et entretiennent la démocratisation du phénomène religieux dans le sens de la prolifération des sectes, cet autre foyer de misère, du bonheur illusoire vers lequel les masses africaines sont obligées de se retourner pour y trouver un semblant d’espérance, d’assurance, de réconfort et de sécurité. Mais ces sectes, en retour, par des matraquages, des manipulations psychologiques, voire idéologiques, aident le Pouvoir à contenir ces masses affamées et désespérées.
Tout ceci dit, le contexte politico-culturel de l’Afrique actuelle est celui de l’extranéité, de l’inauthenticité culturelle du pouvoir et de son hétéronomie ; il est essentiellement dominé par les puissances étrangères en étroite alliance avec des classes locales. Ce qui engendre cette démocratie de façade dans laquelle les peuples africains vivent en esclaves dans leur propre pays.
D- Le contexte idéologique. Pour Althusser, l’idéologie existe « … quand les réponses précèdent les questions »16. Mais, globalement, la pensée critique marxiste identifie l’idéologie aux : « … idées produites par une société, qui s’expriment dans son système juridique et dans ses conceptions morales, politiques, philosophiques ou religieuses dominantes. L’idéologie est une fausse conscience, une conscience aliénée du réel… »17. Elle s’identifiée à la fausse conscience ou conscience sociale mystifiée, déformée, à une illusion, aux « spéculations oiseuses », aux « ténèbres métaphysiques » et aux « fantasmagories dans l’esprit humain ». Elle est un mensonge sur un mensonge, un reflet déformé de la réalité, de la base socio-économique : « on ne doit pas croire les hommes ni leurs représentations sur parole, car l’idéologie n’a pas d’histoire autonome, indépendante de celle de l’histoire de la structure économique et des rapports sociaux de production : à une base économique donnée et aux rapports matériels dominants, correspondent les idées dominantes ».
- L’Afrique actuelle et la fonction de l’idéologie. L’idéologie est une stratégie globale de domination, sa fonction de base étant la dissimulation, le travestissement de la réalité, la mystification des rapports sociaux de domination et d’exploitation, la justification et la légitimation du système bourgeois, capitaliste de répression, d’oppression, d’aliénation et d’asservissement du plus grand nombre. Cependant, l’Afrique actuelle du « démocratisme », ses partis politiques, à la différence de la période du monopartisme où certains partis uniques se proclamaient ouvertement des idéologies du marxiste-léniniste, de l’« authenticité », du « socialisme africain ou bantou », nient leur attachement à une quelconque idéologie : ils seraient sans socle doctrinal, se referaient à rien qui corresponde à une idéologie. Tout au plus, ils se disent profondément démocratiques, le mot « démocratie » signifiant pour eux à la fois un régime politique, une constitution et une doctrine, une constellation qui détermine tout. Le « ni à gauche, ni à droite et ni même pas au centre », qu'a clamé Mobutu pour défendre le caractère neutre de l'"authenticité" zaïroise est ici implicitement réhabilité. Toutefois, le refus de l’idéologie par les partis politiques du pluralisme politique africain actuel est purement tactique et stratégique. Il s’agit en effet d’une manœuvre dilatoire, d’un divertissement car, comme on le sait, un parti politique n’est rien sans idéologie au sens noble de « science des idées », de doctrine ou corpus de principes au fondement et au service de son action. La fonction de tout parti politique est avant tout d’être porteuse d’une idéologie ; la construction de son projet de société, d’avenir, se fait à partir des repères idéologiques clairement définis.
En vrai, le refus de l’idéologie par les partis politiques du « démocratisme » africain actuel, n’est qu’une adhésion implicite ou explicite à une forme spécifique d’idéologie ou fausse conscience : « l’idéologie démocratique » de l’univers bourgeois occidental. Celle-ci, transférée sur le sol africain, a généré son corollaire : « l’idéologie démocratique » africaine.
- L’« ’idéologie démocratique » africaine. L’« idéologie démocratique » africaine, expression africaine de « l’idéologie démocratique » de l’univers bourgeois occidental, privilégie la liberté et l’égalité formelles. Et dans sa fonction de camoufler, de masquer, de dissimuler, de mystifier, de pervertir la vraie nature des choses, de justifier et de légitimer des statuts, les hiérarchies sociales, les inégalités sociales, cette « idéologie démocratique » de l’univers africain, nie l’existence des classes et la lutte des classes et « …donne à l’inégalité une trompeuse apparence d’égalité,… La réalité se cache, à chaque fois, derrière le voile... »18 Elle est en effet occultation de la réalité de domination, d’oppression et d’injustice, au point que, avec elle, les rapports des maîtres et des serviteurs de l’ère féodale et ceux des bourgeois et des prolétaires du monde bourgeois, transférés dans le monde africain, toutes les formes d’exploitation et de servitude, ont pris forme, se maintiennent et se perpétuent. Ils sont même modifiés, mystifiés et mythifiés. ,
L’« idéologie démocratique » africaine fait croire aux populations africaines, qu’il n’y a en Afrique ni idéologie ni classes, ni exploiteurs ni exploités, et que leurs propres fils qui les exploitent, les dominent, les manipulent, les affament, les tuent, ne sont pas différents d’elles. Elle ne dénonce pas ainsi les inégalités, l’oppression, le totalitarisme, la corruption, l’exploitation, les différentes aliénations, la préséance et le triomphe des rapports de fraternité spirituelle et de parenté sur les rapports politiques, les dépendances et dominations, la tyrannie. Néanmoins, elle dénonce « la servitude pour mieux la faire passer »19 dans l’opinion, dans les masses africaines qui, elles, doivent s’abstenir et supporter le diktat de leurs propres, devenues les classes exploiteuses, de domination et d’oppression. Or, cette « idéologie démocratique » africaine, pour étendre son venin sur la totalité sociale, a « fabriqué » ses auxiliaires que sont l'ethnisme, le tribalisme, le régionalisme, le sectarisme, le fanatisme, l’intégrisme, « les frères en christ », la « spiritualité bariolée » qui, en derrière instance, sont des terreaux propices à toutes les formes d’intolérance, d’exclusion, du refus de l’autre et du non respect de la vie. Il s’agit, en réalité, d’une idéologie des anciens maîtres, relayée localement par les forces et classes dominantes de l’intérieur, qui entravent la vraie démocratie et menacent durablement la paix civile.
La « démocratie » africaine : le comble du vide éthique et politique
La démocratie dite africaine actuelle est la consécration de la séparation de l’éthico-morale et du juridico- politique dans leur détermination par la raison. En effet, contrairement au platonisme et au spinozisme qui célèbrent l’adéquation de la morale, de l’éthique avec la politique, au kantisme qui exige que l’éthico-morale et le juridico-politique soient fondées en raison, elle vénère le point de vue Machiavel, optant pour le principe : » la fin justifie les moyens », quitte à sacrifier des gens, ce qui compte c’est la conquête et le maintien du pouvoir. Elle est l’antithèse d’une constitution véritablement démocratique et n’est plus ni moins qu’un mixte des pouvoirs totalitaires, autoritaires, oligarchiques, anti-traditionnels en homologie avec un libéralisme, un capitalisme sauvage et mafieux. Il s’agit en fait d’une démocratie de façade, faisant resurgir sous d’autres formes les anciennes tyrannies issues de la colonisation, de la « démocratie » africaine passée et du monopartisme africain. Et en Afrique actuelle, sous le couvert du mot « démocratie », les anciens "démons" se sont reconstitués et ont pris de nouveaux visages : ceux de l’argent, de la puissance sans lois, de la liberté anarchique, de l’intérêt mercantile, de la corruption, de la manipulation de l’opinion et des débats publics, du désordre organisé dans les circuits économiques officiels et dans tous les domaines de la vie sociale. Tout concoure ici à maintenir le “Système” qui tente de se donner un nouveau visage. Il s’est même renforcé qu’il absorbe l’espace public, envahit la sphère politique et réduit au silence les acteurs sociaux, historiques. Sa réalité économique cousue de dépendances, d’exploitation, articule une redoutable mécanique idéologique (une fausse conscience qui déforme et masque cette même réalité, justifie et légitime les inégalités et injustices sociales). Donc à défaut ici d’’une réelle, véritable démocratie, d’un recours au droit et à la politique dans leur articulation à la morale et à l’éthique, on a plutôt affaire, pour parler comme Tocqueville, à un « totalitarisme démocratique », à un "système" maffieux, qui défie le temps, le changement en profondeur, corrompt les vraies valeurs du vivre-ensemble et la « raison démocratique ». Or, celle-ci, selon Habermas, est essentiellement « communicationnelle » et « exige que l’on s’entende tous sur un certain nombre de « règles du jeu » raisonnables et universelles, hors desquelles aucun consensus ne peut émerger » et aucune démocratie digne de ce nom ne peut se construire. Et ce « système », déniant l’éthique de la discussion ou démocratique, crée un vide éthico-moral et juridico-politique ; il est favorable aux forces et classes dominantes de l’intérieur. Il est ainsi réfractaire à l’instauration d’un vrai régime de démocratie, de liberté, donc un « machin » pour justifier et légitimer la domination et l’exploitation des peuples africains.
Conclusion
L’expérience africaine actuelle de la démocratie parlementaire pluraliste, non pensée par les Africains eux-mêmes, est un pouvoir qui s'exerce au profit des gouvernants et des puissances extérieures. Elle n’assure guère la sécurité et la paix civile, la prospérité et le bonheur de l’humanité africaine. Elle consacre ainsi un mauvais régime socio-économique, celui-là qui n’apporte ni la solidarité ni le partage équitable des ressources nationales et une mauvaise constitution politico-culturelle et idéologique inauthentique. D’ailleurs, l’inclination avérée de cette expérience de démocratie à la lutte pour le Pouvoir au détriment de la conquête de la Liberté, montrant bien qu’elle étouffe le désir, les aspirations profondes des peuples africains au régime des droits et libertés individuels et collectifs, induit qu’elle n’est en réalité qu’une simple idéologie, un fétichisme démocratique savamment orchestré, un « machin » de justification et de légitimation du statu-quo. Donc, avec elle, l’horizon de la démocratisation de l’Afrique semble alors totalement bouché.
1 A. Finkielkraut, Philosophie et modernité, Les Ed. De l’Ecole Polytechnique, 2009, p. 18
2 Africa confidential, du 14 mai 1988, p. 2
3 R. Redeker, « Anthropologie philosophique, enjeu du second Discours », in GF Philosophie Catalogue 2008, éditions, Flammarion, Paris, p. 43.
4 Platon, Gorgias, Les Belles-Lettres, p. 162.
5 M. Ngouabi, Vers la construction d’une société socialiste en Afrique, éd. Présence africain, p.49.
6 P. Fougerollas, La nation. Essor et déclin des sociétés modernes, éd. Fayard, Paris, 1987, p. 212.
7 J.F. Bayart, La société africaine face à l’Etat, in Pouvoirs, n°25, éd. Puf
8 Marx et Engels, cité par M. Garandeau et E. Marquer, in Objectif Bac Tles L/ES/S Philosophie, Ed. Hachette Livre, Paris, 2008, p. 50.
9 Max. Stirner, L’Unique et sa propriété, 1845.
10 Bakounine, M. A. L’Etat et l’anarchie, 1873
11 F. Nietzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra, p. 66, ED. Mercure De France, 1898.
12 Max Weber, Le Savant et le politique (1919), trad. J. Freund, Ed. Plon, 1963, pp. 124.
13 M. Ngouabi, ibid.
14 F. Perroux Aliénation et société industrielle, p.36, éd. Gallimard, 1970.
15 F. Perroux, ibid. p.38.
16 L. Althusser, Pour Marx, Ed. Maspero, Paris, 1965, p. 238.
17 K. Marx et F. Engels, L’Idéologie Allemande, Ed. Sociales, Paris, 1972.
18 A. Finkielkraut, ibid. p. 21.
19 A. Finkielkraut, ibid. p. 22.
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