N°28 / Anarchisme et pensée libertaire Janvier 2016

Anarchisme et nature humaine : domination contre autonomie

Francis Dupuis-Déri

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« Nous savons que nous-mêmes ne sommes pas sans défaut et que les meilleurs d’entre nous seraient vite corrompus par l’exercice du pouvoir. Nous prenons les hommes pour ce qu’ils sont — et c’est pour cela que nous haïssons le gouvernement de l’homme par l’homme ». Pierre Kropotkine, L’anarchie

À titre de professeur de science politique à l’université, j’ai souvent présenté en classe les principes politiques de l’anarchisme, soit la liberté, l’égalité et la solidarité. J’ai expliqué que les anarchistes espèrent organiser les rapports sociaux sans domination, et cela dans tous les champs d’activités humaines : politique, économie, religion, amour et sexualité, etc.. Je précise aussi que l’anarchisme, comme toute philosophie politique, offre avant tout un idéal régulateur. Il y a toujours un fossé entre l’idée (l’anarchisme) et la pratique (l’anarchie). L’être humain, qu’il soit ou non anarchiste, est imparfait et ne peut jamais être à la hauteur de ses idéaux philosophiques. De plus, il est rare qu’un être humain adhère à tous les principes d’une idéologie politique. Enfin, les partisans d’une idéologie spécifique ne s’entendent pas toujours pour définir et hiérarchiser leurs principes fondamentaux. Conséquemment, tous les régimes — monarchistes, fascistes, libéraux, communistes, théologiques, etc. — comptent un certain nombre d’incohérences et d’imperfections si on les évalue à la lumière des philosophies politiques et des idéologies dont ils se réclament.

Trop souvent, pourtant, on excuse certaines incohérences chez les régimes libéraux, mais on exprime une exigence absolue envers l’anarchisme et l’anarchie. Lorsque je présente l’anarchisme, il se trouve toujours quelqu’un pour évoquer un article de magazine ou un documentaire télévisé portant sur quelques chimpanzés, qui démontrerait de manière définitive que l’anarchie est impossible, puisque la hiérarchie et l’inégalité sont des invariables déterminées par la nature. Il y aura toujours des mâles alpha en position formelle ou informelle de domination, en raison des chromosomes, des hormones, de la différence entre les sexes, des lois de la sélection naturelle. L’anthropologue anarchiste Harold Barclay de l’université d’Alberta, au Canada, témoigne lui aussi de cette conviction élitiste si répandue selon lui à l’université : « c’est mon expérience en plus de 30 années à enseigner l’anthropologie, que parmi les étudiantes et des étudiants, le mythe le plus profondément ancré est celui selon lequel aucune société ne peut exister sans gouvernement — et son corrolaire, à savoir que n’importe quelle société qui existe doit avoir un chef », et il ajoute, au sujet de ma discipline : « [d]ans les Universités, les département de “science” politique sont les principaux centres de promotion de ce mythe ».

Je rappelle parfois dans mes classes les travaux d’anthropologues (dont ceux de Barclay, mais aussi Pierre Clastre et David Graeber) et d’historiens qui ont étudié des sociétés sans chef(s), dont les peuples amérindiens d’Amérique du Nord, qui se gouvernaient par des assemblées où l’on délibérait au sujet des affaires communes. On me réplique alors d’un haussement d’épaules qu’il y avait certainement des individus plus influents que d’autres et qu’ils exerçaient leur domination sur la collectivité. De toute façon, les peuples européens les ont massacré, d’où la preuve que la domination sait inévitablement s’imposer. On me demande aussi toujours, ou presque, comment une société anarchiste saura réagir efficacement un maniaque qui circule armé d’une tronçonneuse et cherchant à décapiter les unes et les autres ? Il faut bien une prison, non, et des policiers ? Donc l’anarchie est impossible.

Constatant que cette exigence absolue n’est pas de mise lorsqu’il est question d’autres types de régime, dont le libéralisme qui connaît pourtant certaines incohérences, j’en suis venu à penser comme d’autres anarchistes que l’objectif rhétorique de tels questionnements est d’écarter toute réflexion sur les potentiels de l’anarchisme en soulevant un seul problème ou en donnant un seul exemple contradictoire. Ou, pour le dire plus brutalement, que « le recours à la “nature humaine” comme argument contre l’anarchisme est tout simplement superficiel, et ultimement une esquive. Il s’agit d’une excuse pour ne pas penser. » Plus sérieusement, j’en suis venu à formuler deux hypothèses pour expliquer cette incapacité, voire ce refus d’imaginer une société sans domination.

La première, confirmée par un sondage informel en classe, voulait que ces étudiants étaient incapables d’imaginer une collectivité sans chef(s) parce qu’ils n’en avaient aucune expérience : de la famille à l’Université, en passant par les colonies de vacances, les équipes sportives, les scouts, les associations étudiantes et leur communauté religieuse, ils étaient toujours intégrés à des institutions structurées de façon hiérarchique. Or, indiquait Errico Malatesta, « comme tous les êtres vivants, l’homme s’adapte et s’habitue aux conditions dans lesquelles il vit […]. Ayant vécu enchaîné depuis sa naissance et étant l’héritier d’une longue tradition d’esclaves, l’homme a cru, quand il a commencé à penser, que l’esclavage était la caractéristique même de la vie, et la liberté lui est apparue comme étant chose impossible. » De plus, comment penser l’absence de domination et de hiérarchie quand l’histoire officielle se résume à quelques noms de grands chefs : Alexandre, César, Richard Cœur de lion, Attila, Louis XIV, Christophe Colomb, Napoléon, Hitler, De Gaule, Staline, Mao et Pol Pot, Barack Obama, Oussama Ben Laden.

Une autre hypothèse, plus cynique, peut expliquer l’apparente impossibilité de ces étudiantes et étudiants à penser l’anarchie comme une possibilité politique : après tout, plusieurs espèrent que leur diplôme leur permettra d’occuper des fonction de cadres dans la société. Par le simple fait d’être à l’Université, mes étudiantes et mes étudiants participent d’ailleurs déjà d’une société inégalitaire, et d’une élite académique. Comme le rappelle à ce sujet Pierre Kropotkine, « [i]l ne faut pas oublier […] que les savants sont des hommes comme tous les autres, et qu’en majorité ils appartiennent aux classes aisées, et qu’ils partagent, par conséquent, les préjugés de ces classes ; beaucoup sont même directement aux gardes de l’État. Il est donc certain que ce n’est pas des universités que nous vient l’Anarchie. »

Que ce soit par ignorance ou intérêt, ces étudiantes et ces étudiants étaient tout de même en phase avec plusieurs critiques de l’anarchisme énoncées par des philosophes politiques contemporains, qui prétendent que (1) l’anarchisme aurait une conception utopiste et trop optimisme de la « nature » humaine et que (2) l’anarchisme serait conséquemment inapte à penser le politique, qui serait toujours affaire de pouvoir, d’autorité et de hiérarchie. Ces critiques sont à ce point récurrentes quand il est question de l’anarchisme qu’il convient d’y répondre.

La nature humaine : l’anarchisme est-il optimiste ?

Selon David Miller, qui a signé un ouvrage de synthèse sur l’anarchisme, il y a au sujet de cette philosophie politique « deux erreurs communes : premièrement, que les anarchistes partagent les mêmes croyances au sujet de la nature humaine ; ensuite, que ces croyances sont exagérément optimistes, c’est-à-dire qu’elles présenteraient les êtres humains sous un éclairage trop favorable. » D’ailleurs, plusieurs anarchistes qui se sont intéressés à la question de la nature humaine débutent leur réflexion en rappelant que l’anarchisme est souvent critiqué parce qu’il proposerait une conception trop optimiste de la nature humaine. Les anarchistes Ian McKay, Gary Elkin, Dave Neal and Ed Boraas, dans leur pamphlet What About Human Nature ?, déclarent que « l’un des plus grands mythes au sujet de l’anarchisme est cette idée que nous pensons que la nature humaine est bonne par essence ». Dans son article « Communitarian anarchism and human nature », David Hartley rappelle que les détracteurs de l’anarchisme laissent souvent entendre que les anarchistes défendraient la « thèse de la naïveté » (naïvety thesis) selon laquelle « une société anarchiste fait disparaitre l’égoïsme ». Judith Suissa, dans son livre Anarchism and Education, rapporte les propos de Max Beloff, pour qui l’anarchisme « est fondé sur une erreur fondamentale au sujet de la nature humaine, à savoir le supposé non démontré qu’en l’absence totale de contraintes, ou dans l’abondance matérielle qu’offrirait le communisme, les sociétés humaines pourraient exister sans aucune élément coercitif ».

En fait, certains anarchistes ont très certainement une conception optimiste de la nature humaine, même si cette posture ne résume pas à elle seule la pensée anarchiste. Dans leur débat avec les promoteurs du darwinisme social, des anarchistes ont développé dès la fin du XIXe siècle un argumentaire à la fois biologique et historico-anthropologique pour démontrer par des exemples historiques l’existence d’une vaste tradition de communautés égalitaires pratiquant l’aide mutuelle, à la fois chez les animaux et chez l’être humain. Vers 1900, Pierre Kropotkine, dans son ouvrage intitulé L’éthique, consacre un chapitre entier à « l’élément morale dans la nature », y discutant les thèses de Darwin. Contrairement au sens commun à propos du darwinisme vulgarisé, Kropotkine note que Darwin affirme dans La descendance de l’homme qu’il y a une sociabilité innée chez la plus part des animaux et chez l’être humain. D’autres anarchistes, comme l’anthropologue Harold Barclay, mettent en garde contre les analogies simplistes et sans nuance entre des animaux violents et agressifs qui viendraient justifier le même type de comportements chez les humains. Certes, les chimpanzés sont violents et agressifs, mais pas les gorilles ni les bonobos, les gibbons et les orang-outang et certains spécialistes contemporains des primates en viennent même à proposer dans les conclusions de leurs ouvrages des réflexions inspirées de l’anarchisme et de la notion d’entraide de Pierre Kropotkine.

Comme l’indique David Loye, spécialiste de Darwin, on ne retrouve dans La descendance de l’homme que deux mentions de la survie du plus fort, dont une dans un contexte où Darwin précise qu’il en a exagéré l’importance dans L’Origine des espèces. Par contre, on retrouve 24 mentions de l’aide mutuelle, 61 mentions de la sympathie pour les autres et 90 mentions de la morale. Kropotkine cite Darwin, selon qui « les instincts sociaux poussent l’animal à trouver du plaisir dans la société de ses camarades, à éprouver une certaine sympathie pour eux, et à leur rendre divers services. » Cet instinct surpasse même parfois l’instinct parental, comme le prouvent des oiseaux migrateurs qui abandonnent leurs rejetons trop faibles pour entreprendre le long voyage. Et « même parmi les fauves, il existe un loi naturelle », indique Kropotkine : les animaux « ne se tuent jamais les uns les autres » au sein d’une même espèce. Kropotkine présente donc l’entraide comme un facteur de l’évolution naturelle. Chez les animaux, l’entraide est rendue nécessaire pour aux moins trois raisons : (1) l’élevage de la progéniture ; (2) pour la recherche de nourriture par bande ; (3) pour la sécurité (tours de garde et cris). Les animaux forment aussi des associations pour se déplacer — les grandes migrations — ou simplement pour le plaisir de jouer.

Plusieurs anthropologues et historiens ont aussi rappelé que l’humanité a vécu pour la plus longue part de son histoire dans des communautés qui ne connaissaient pas la propriété privée et fonctionnaient sans chef(s) ni hiérarchies (à tout le moins entre les hommes, parfois entre les sexes également). Les pygmées, les Tiv au Nigeria, les Santals dans l’Est de l’Inde et les Inuits. Il semble que certaines de ces peuples ont vécu sans État pendant des dizaines de milliers d’années. Même dans des situations d’extrême pauvreté matérielle (Inuits), ce n’est pas la guerre de tous contre tous. Bref, une société sans hiérarchie (donc égalitaire) n’est pas un rêve utopiste mais une part intégrale et très importante de l’expérience humaine.

 Cette tendance chez des anarchistes à insister sur une aptitude certaine à l’aide mutuelle chez les êtres vivants, dont les êtres humains, explique sans doute que d’autres anarchistes reprochent à l’anarchisme de proposer une conception idéaliste et trop optimiste de la nature humaine. James Joll, historien de l’anarchisme, explique d’ailleurs que « l’anarchisme présuppose une bonté naturelle de l’homme ». Le théoricien contemporain de l’anarchisme Todd May se demande pourquoi croire que l’abolition du pouvoir produirait une société meilleure ? « Cette question plonge au cœur de la pensée anarchiste » et « la réponse a toujours été la même : l’être humain est bon par essence » et ce sont les relations de pouvoir qui le détournent de sa bonne nature. Todd May affirme que l’anarchisme « est hanté par un type d’essentialisme ou de naturalisme qui constitue la fondation de sa pensée. Les gens sont naturellement bons ». Or la pensée anarchiste pourrait survivre, selon lui, en adoptant une autre conception de la nature humaine, moins optimiste, à tout le moins comme force critique des relations inégalitaires de pouvoir.

Nature humaine et le politique comme volonté de domination

On reproche également à l’anarchisme d’oublier que le politique est par essence affaire de rapports de force et de volonté de domination.Selon cette critique, qui peut recouper la critique de l’optimisme, aucune communauté humaine ne peut éviter que des chefs émergent et s’imposent, même lorsque l’organisation sociopolitique est en principe égalitaire. Des individus ambitieux parviennent toujours plus ou moins insidieusement à imposer formellement ou informellement leur volonté aux autres membres de la communauté, de par leurs traits de personnalités ou leurs compétences.

Cette conviction se décline sous deux formes, la première plus sociologique, l’autre d’inspiration biologique. L’approche sociologique affirme que toute communauté compte son lot d’individus à la fois ambitieux, rusés et charismatiques, qui parviennent tôt ou tard à exercer un pouvoir ou au moins une influence déterminante sur les choix collectifs. C’est là ce que le sociologue Robert Michels a nommé la « loi d’airain de l’oligarchie », expression par laquelle il désigne le phénomène inéluctable d’une constitution d’une hiérarchie et d’une élite dans tout regroupement humain qui cherche à s’organiser. Son étude célèbre sur les partis politiques socio-démocrates d’Allemagne au début du XXIème siècle compte même un chapitre sur les organisations anarchistes, où il a également identifié des chefs. Sur un ton plus polémique, un psychologue du début du XXIème siècle qui signait un ouvrage dénonçant les anarchistes affirmait que « c’est par cette volonté de l’un de s’élever au-dessus de l’autre, d’acquérir ou de produire ce dont on peut retirer avantage, que l’humanité atteste sa vie », et « en somme, tous nos progrès ».

L’approche biologique relève du darwinisme social, revampé dans les années 1960-70 par les sociobiologistes tels Konrad Lorenz (prix Nobel en 1973) et Edward O. Wilson, qui a raflé le prix Pulitzer et fait la une de nombreux journaux et magazines avec la parution de son livre L’humaine nature : essai de sociobiologie. Ses idées, aujourd’hui reprises par la « psychologie évolutionniste », relèvent du sens commun et sont mise en scène dans les reportages sur les mâles alpha chez les chimpanzés. Pour Wilson, les êtres humains sont naturellement agressifs pour cause d’adaptation naturelle et tendent à s’organiser de façon hiérarchique pour augmenter leur chance de survie et maximiser la diffusion de leur patrimoine génétique.

Des sociologues et des politologues comme Raymond Aron et Maurice Duverger affirment eux aussi qu’il existe des liens entre la politique et la biologie. Duverger affirme ainsi que « la politique a des bases biologiques ». Établissant un lien entre les sociétés animales et la société humaine, il écrit : « L’étude des sociétés animales montre que des phénomènes d’autorité et d’organisation du pouvoir s’y sont développés, comparables à certains égards aux phénomènes analogues dans les sociétés humaines. La politique apparaît sur la terre avant l’homme. » Raymond Aron est plus précis encore lorsqu’il prétend qu’» animale ou humaine la combativité a bien une racine proprement biologique », et que « chaque individu humain est doué héréditairement d’une certaine agressivité ». En 1998, Francis Fukuyama a introduit un de ses articles au sujet de l’influence des femmes dans la vie politique des États-Unis en parlant de la « politique des chimpanzés ».

Y a-t-il une nature humaine ?

Empêtrés dans ce débat rhétorique au sujet de la nature humaine, les anarchistes devraient peut-être tout simplement ne pas avoir recours à cette notion. Ce choix serait d’autant plus cohérent pour les anarchistes que la rhétorique de la nature humaine a souvent servi à justifier des systèmes injustes de domination et d’exploitation, comme l’esclavagisme aux États-Unis au XIXe siècle. À ce sujet, les anarchistes McKay, Elkin, Neal et Boraas constatent que « ce qui est considéré comme la “nature humaine” peut changer selon les transformations des circonstances sociales. Ainsi, l’esclavage était considéré comme “normal” et dans la “nature humaine” pendant des milliers d’années. L’homosexualité était considérée parfaitement normale par les Grecs anciens, et pourtant dénoncée comme contraire à la nature des milliers d’années plus tard par l’Église chrétienne. » Pour sa part, l’anthropologue Marshall Sahlins explique, dans son livre au titre évocateur La nature humaine, une illusion occidentale : Réflexions sur l’histoire des concepts de hiérarchie et d’égalité, sur la sublimation de l’anarchie en Occident, et essais de comparaison avec d’autres conceptions de la condition humaine, que la représentation d’une nature humaine individualiste et égoïste est une production du libéralisme moderne occidental. Selon lui, à peu près toutes les autres cultures et civilisations ont une conception de la nature humaine avant tout communautaire et solidaire, et elles considèrent la personnalité individualiste et égoïste à la fois pathologique et dangereuse.

Du coup, l’anarchiste féministe Susan Brown propose tout simplement de rejeter l’idée de « nature humaine », car elle serait incompatible avec l’anarchisme bien compris : « Présupposer qu’il y aurait de permanent une nature humaine coopérative représente certains problèmes pour l’anarchisme puisque cela contredit l’adhésion de l’anarchisme à l’autonomie de la volonté et à l’individu existentiellement libre. L’anarchisme n’a pas à présupposer une nature humaine fixe ». Elle ajoute que « la notion de nature humaine doit être complètement abandonnée. Cette stratégie est nécessaire, puisque la nature humaine et la liberté humaine sont irréconciliables ».

L’historien de l’anarchisme Peter Marshall semble penser comme Brown, lorsqu’il déclare : « C’est mon avis que nous devrions abandonner l’usage de l’expression “nature humaine” puisqu’elle implique qu’il y a une essence fixe en nous […]. Les grandes généralisations au sujet de la nature humaine sont reconnues pour être suspectes. » Mais il ajoute : « Tout comme pour la controverse à savoir si nous sommes “naturellement” bons ou mauvais, égoïstes et généreux, gentils ou agressifs, je considère que la quête pour une qualité irréductible est absurde et réductrice tout comme la quête pour une essence humaine. Nous avons des tendances innées pour ces deux sortes de comportement ; ce sont les circonstances qui les stimulent ou freinent. » Pour sa part, enfin, Judith Suissa considère que « le concept de nature humaine est par essence problématique », mais elle insiste pour rappeler « le rôle méthodologique que le concept de nature humaine a joué dans les positions philosophiques », et elle conclue que « la notion d’une nature humaine commune peut être un outil conceptuel utile […] dans l’évaluation philosophique de positions normatives particulières ». Plutôt que de rejeter en bloc la notion même de « nature humaine », des anarchistes vont donc tenter d’y réfléchir en s’inspirant des principes même de l’anarchisme, pour démontrer que l’anarchisme n’est pas incompatible avec la nature humaine.

La nature humaine : deux forces antinomiques

Si des anarchistes ont très certainement une conception optimiste de la nature humaine, cette posture ne résume pas à elle seule la pensée anarchiste. Pour d’autres anarchistes, et c’est ce qui m’intéresse ici, l’humanité n’est pas animée d’un seul principe, mais elle est porteuse de deux forces contradictoires et antinomiques. Ainsi, les anarchistes les plus célèbres du XIXe siècle, soit Proudhon, Bakounine et Kropotkine, « reconnaissent que la nature humaine comporte nécessairement deux voies, soit un potentiel essentiellement égoïste et un potentiel sociable ou altruiste ». Plus près de nous, des anarchistes déclarent que « [s]i, par nature humaine, nous entendons “ce que l’humain fait”, il est évident alors que la nature humaine est contradictoire — amour et haine, compassion et insensibilité, paix et violence, et ainsi de suite ».

L’anarchiste Charlotte Wilson explique pour sa part en 1886 que l’être humain serait traversé par deux « instincts sociaux », soit l’instinct de domination et l’instinct d’» auto affirmation » égalitaire et solidaire. Ces deux instincts, ou principes, traversent les raisons et les émotions humaines, et s’expriment sous forme d’une volonté individuelle et collective. Par la domination, l’on entend imposer aux autres sa volonté. Par l’autonomie, on entend vivre selon notre volonté, sur le mode de la coopération solidaire avec celles et ceux animés d’une volonté compatible ou similaire à la nôtre. Dans les deux cas, la question centrale est celle du pouvoir. Si l’on penche pour le principe de domination, on a la volonté d’exercer son « pouvoir sur » d’autres, c’est-à-dire de les dominer. Si on penche pour le principe d’autonomie, on a la volonté d’exercer son « pouvoir de » proposer et réaliser une action individuelle ou collective.

La volonté de la domination s’exprime dans l’organisation hiérarchique d’une communauté et de ses rapports sociaux, en déterminant des positions de commandement dotées de pouvoir coercitif dans les diverses sphères d’activités humaines. Comme l’explique Errico Malatesta, « le principe d’autorité » fait référence à la faculté chez certains « de se servir de la force sociale — c’est-à-dire de la force physique, intellectuelle et économique de tous — pour obliger tout le monde à faire ce qu’ils veulent, eux. »

Pour sa part, la volonté de l’autonomie s’exprime dans l’organisation consciente d’une communauté pour limiter au minimum l’expression de la volonté de domination dans ses structures et ses relations sociales. Pour se faire, il faut que la communauté ait un pouvoir qui lui permet de résister aux personnes animées par des ambitions de domination. L’anarchie s’exprimera donc à travers la volonté d’autonomie, quand une force conteste et s’oppose à la volonté de domination, et parvient momentanément et plus ou moins parfaitement à créer un espace de liberté, d’égalité et de solidarité.

Une pensée structuraliste

Comme chaque être humain est habité par ces deux humeurs, personne n’est ni bon ni mauvais. La position politique, l’appartenance à une classe et l’organisation sociale influencent fortement la part que prendra chez un individu l’une des deux humeurs, dans ses rapports sociaux avec les membres de sa classe ou des autres classes, soit ses supérieures ou ses subalternes. Comme le souligne Kropotkine, « nous savons que nous-mêmes ne sommes pas sans défaut et que les meilleurs d’entre nous seraient vite corrompus par l’exercice du pouvoir. » Judith Suissa rappelle d’ailleurs que Kropotkine « reconnait que la nature humaine est essentiellement contextuelle, dans le sens que les anarchistes la considèrent déterminée non par une essence humaine mais par le contexte social et culturel. » Conséquemment, les « anarchistes affirment que les organisations hiérarchiques font resurgir le pire de la nature humaine. »

L’objectif des anarchistes est précisément de créer et de maintenir des rapports sociaux et des organisations qui favorisent l’autonomie individuelle et collective, car l’être humain est fortement influencé par la structure sociale dans laquelle il ou elle évolue. C’est en raison de cette structure et de la place et de la fonction qu’y occupe un individu qu’on verra s’exprimer avec plus ou moins de force ou de retenue sa volonté de domination ou celle d’autonomie. Kropotkine répond ici aux détracteurs de l’anarchisme qui prétendent que les anarchistes ont une conception idéalisée et trop optimiste de la nature humaine : « loin de vivre dans un monde de visions et d’imaginer les hommes meilleurs qu’ils ne sont, nous les voyons tels qu’ils sont, et c’est pourquoi nous affirmons que le meilleurs des hommes est rendu essentiellement mauvais par l’exercice de l’autorité. » Kropotkine s’en prend ensuite aux « utopistes de l’autorité » qui affirment du même souffle, et sans être conscients du paradoxe, qu’il faut une autorité parce que l’être humain est dangereux, sans se rendre compte que l’être humain en position d’autorité est le plus dangereux de tous… Kropotkine raille alors au sujet de cette « jolie utopie gouvernementale et patronale » où « [l]e patron n’y serait jamais le tyran de l’ouvrier, il en serait le père ! […] jamais un procureur ne demanderait la tête d’un accusé pour l’unique plaisir de faire valoir ses talents oratoires […] les armées permanentes serait la joie des citoyens, puisque les soldats ne prendraient le fusil qu’en pour parader devant les bonnes d’enfants! » Dans un article publié dans Freedom en 1888, intitulé « Are we good enough ? » (« Sommes-nous suffisamment bons ? »), Kropotkine explique que le libéralisme serait un système parfait si l’être humain était bon, puisqu’alors la propriété privée ne représenterait aucun danger. Le capitaliste serait impatient de partager ses profits avec ses employés, et les salariés les mieux payés de partager leur paie avec celles et ceux souffrant de causes occasionnelles. Si les individus étaient prévenants, on ne produirait pas de velours ni d’articles de luxe alors qu’il manque de nourriture dans les mansardes ; on ne construirait pas de palais aussi longtemps qu’il y aurait des bidonvilles.

Kropotkine conclue, en revenant aux anarchistes : « Nous n’avons pas deux poids et deux mesures pour les vertus des gouvernés et celles des gouvernants ; nous savons que nous-mêmes ne sommes pas sans défaut et que les meilleurs d’entre nous seraient vite corrompus par l’exercice du pouvoir. Nous prenons les hommes pour ce qu’ils sont — et c’est pour cela que nous haïssons le gouvernement de l’homme par l’homme ».

L’anarchisme est donc compatible avec une conception pessimiste de la « nature » humaine : l’être humain est fondamentalement corruptible et le pouvoir corrompt. C’est précisément parce que l’être humain n’est pas bon par nature que les structures hiérarchiques mènent à des catastrophes morales et politiques : abus de pouvoir des personnes en position d’autorité, déresponsabilisation des individus subordonnés qui iront même jusqu’à emprisonner, torturer et assassiner leurs semblables sur le simple commandement d’un supérieur hiérarchique. Ainsi, l’anarchiste française Louise Michel, associée à la Commune de Paris en 1871, déclare que « le pouvoir rend féroce, égoïste et cruel, la servitude dégrade ». Quelques individus en position d’autorité pourraient certes travailler au bien des dominés par esprit de solidarité et de justice, mais il s’agira toujours là que d’une exception, car le problème est structurel avant d’être individuel et moral. Un individu en position d’autorité dans une structure hiérarchique deviendra très facilement imbu de lui-même, prétentieux, arrogant, irresponsable, autoritaire et corrompu. Le simple fait d’occuper un poste de pouvoir fausse presque automatiquement le jugement moral que l’individu en poste porte sur le monde et sur lui-même. Le problème est structurel puisqu’il est lié à la fonction politique, l’individu l’occupant se trouve tenté d’abuser de son autorité. Exprimant cette conception structuraliste, l’anarchiste Élisée Reclus souligne à la fin du XIXe siècle que « les grands ont plus d’occasions que tous autres pour abuser de leur situation », et il ajoute : « Dès qu’un homme est nanti d’une autorité quelconque, sacerdotale, militaire, administrative ou financière, sa tendance naturelle est d’en user, et sans contrôle ». Les hiérarchies ont également un effet corrupteur sur les personnes en position subordonnée qui mentent et louvoient, car elles craignent le dominant ou veulent lui plaire pour éviter des punitions et en obtenir des avantages. De plus, la domination (politique) est intrinsèquement liée à l’exploitation (économie) du travail d’autrui, qui produit pour le dominant des biens ou des services.

Comme le note l’écrivain et militant anarchiste contemporain John Clark, les anarchistes en concluent que les structures politiques doivent être horizontales, égalitaires et consensuelles précisément parce que l’être humain n’est pas naturellement bon et parce qu’il tend à être mauvais dès qu’il peut s’incruster dans une position de pouvoir. Influencés par les structures dans lesquels il vit et agit, l’être humain a le potentiel d’être juste dans la mesure où ses structures sont justes.

Conclusion : piste pour une philosophie anarchiste de l’histoire

Évidemment, cette conception structuraliste peut mener à un certain pessimisme chez les anarchistes, ceux-là même à qui l’on reproche d’être trop optimistes au sujet de la nature humaine. Car si c’est la structure hiérarchique qui détermine quelle humeur s’exprime au final, comment alors sortir d’une structure autoritaire ? En fait, une structure hiérarchique provoque elle-même une réaction (une révolte) animée par le principe ou la volonté d’autonomie, qui peut surgir à tous les échelons de la hiérarchie qui se trouvent soumis à un échelon supérieur. Les commentaires précédents au sujet de la conception anarchiste de la nature humaine permettent donc d’identifier des pistes pour le développement d’une philosophie de l’histoire anarchiste, qui aurait comme objet central les rapports d’opposition entre le principe ou la volonté de domination et le principe ou la volonté d’autonomie. Penser dans une perspective historique, c’est alors retracer dans le passé la question du pouvoir, qui peut s’exprimer en tant que « pouvoir sur » (domination) ou « pouvoir de » faire quelque chose pour et par soi-même (autonomie), individuellement et collectivement.

Ainsi entendue, l’histoire n’est pas un processus linéaire qui mène au final à l’anarchie, mais plutôt une suite de situations et d’événements où ces deux principes entrent en conflit, ce qui façonne l’organisation sociale. Or comme cette opposition est permanente aussi bien chez les individus que dans les communautés, l’histoire n’est pas un processus dialectique : l’opposition ne peut se résorber dans une système de synthèse pacifié, où il n’y aurait plus de conflit entre la volonté de domination et la volonté d’autonomie. L’inéluctabilité de ce conflit permanent est résumée par Pierre Kropotkine qui rappelle qu’« à travers toute l’histoire de notre civilisation, deux traditions, deux tendances opposées, se sont trouvées en présence : […] la tradition autoritaire et la tradition libertaire. » Il ajoute que « ces deux courants [sont] toujours vivants, toujours en lutte dans l’humanité ». Il est difficile de prétendre qu’une telle conception de la nature humaine soit naïve et optimiste…

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