N°28 / Anarchisme et pensée libertaire Janvier 2016

Psychologie du « terroriste en herbe »

Joëlle Dyan

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Le système Daech sous le regard du psy : une organisation qui valorise le suicide à des fins héroïques du point de vue des acteurs, et de conquête de pouvoir omnipotent du point de vue de ses dirigeants

Question du jour sur Europe 1 ce matin : "comment on s'organise aujourd'hui pour commettre des actes terroristes et réussir à déjouer tous les systèmes visant à lutter contre leurs réalisation ?"

Je voudrais aborder ce thème sous l'angle du suicide, en retournant la question ainsi : comment parvient t-on à faire d'un être humain l'instrument d'un pouvoir à la « logique apocalyptique »1, qui prône le suicide -comme moyen de conquête, en vue de l’instauration d’un nouveau monde- et comment un tel système, tel que DAECH actuellement, a t-il pu être mis en place en « recrutant » des individus prêts à servir leur cause –détruire le monde duquel ils sont issus2 –en se sacrifiant ?

Je proposerais que l'on qualifie le système DAECH comme une sorte d'"organisateur du suicide" à des fins héroïques du point de vue de ses "acteurs » (ceux qui commettent les actes terroristes-les « exécutants ») et à des fins de prise pouvoir, du point de vue des "organisateurs" et ce, de façon de plus en plus sophistiquée, avec des moyens psychologiques et financiers très importants-(ibid.art.precité). Nous reviendrons sur les moyens psychologiques par la suite, que nous devons absolument connaître, puisqu'ils sont au fondement des modalités de passage à l'acte des terroristes...

Comme nous l’avancions auparavant, les enjeux des « organisateurs » et des « acteurs », sur le terrain du terrorisme tels que nous le vivons actuellement dans le monde et en France, ne sont pas tout à fait de même nature.

En tant que psychologue, je m'intéresserai plus particulièrement à la psychologie des « acteurs », - en particulier, ceux issus de notre société occidentale, qui en s’engageant auprès des combattants du Djihad, se déclarent en guerre (sainte) contre les valeurs de cette société qui pourtant les a vu naître- avec une question fondamentale : comment un jeune élevé au sein de la République, qui est « supposé » avoir reçu des valeurs de liberté, fraternité et respect de l'autre (cf. note 2 - mes « réflexions » sur ce point), peut-il en venir à un tel désir de mort pour lui-même et pour autrui, dans une sorte de déni de la vie absolue– alors qu’elle est une valeur sacrée des sociétés desquelles ils sont issus ?

Plutôt que de déterminer dans l’après-coup, comment il agit, va agir - ce qui relève du travail des forces de police et des enquêteurs dès lors que les actes ont été commis-- il me paraît tout à fait important aujourd’hui de s’intéresser également aux ressorts psychologiques des acteurs, et de maintenir vivace une pensée distanciée qui nous recentre sur un point fondamental : qu’est-ce qui nous fait humain, versus qu’est-ce qui peut nous rendre barbare ?

A quel moment un individu qui est en passe de faire ce choix de la mort pour lui-même, en s’attaquant à celle d'autrui- comme ultime moyen d'exister- peut-il être identifié, accompagné, soutenu, afin d’éviter qu'il n'en vienne à ce choix radical ? Lorsque le candidat au Djihad, au départ pour un « supposé » monde meilleur, est face au précipice, qu’il a décidé de sauter, il est en effet déjà trop tard…

C’est bien avant qu’il est important de le retenir, et pour cela il faut qu’il ait pu être « tenu » par d’autres humains, qui auront pu au moins tenter de le ramener à une autre représentation de lui-même, de sa vie, de son monde. Comment re-donner de l’espoir et le sens de son « droit » à être parmi les humains, à une personne qui l’a déjà totalement perdu ? Cette mission qui est celle des « psys » face à des êtres en dérive – mais pour cela, il est nécessaire qu’ils se présentent ou se « rendent » à eux !_ ne devrait pas demeurer leur apanage exclusif.

Les candidats au Djihad le sont à un âge – adolescence- entrée dans le « monde adulte »- qui tolère difficilement l’impuissance du désespoir : ce n’est pas « en eux » que quelque chose peut –être changé, selon leur pensée, c’est à « l’extérieur », c’est le monde qui doit être changé. Pour cela, il faut détruire l’actuel et en bâtir un nouveau.

À quel moment, sur son chemin de détresse, l'entourage, la société, a failli à voir, à comprendre le futur candidat aux attentats suicide, héros d'un jour, le jour de sa mort. La mort, non pas comme « en-jeu », mais comme moyen de devenir un héros.

Ce qui nous conduit à une réflexion sur la "psychologie du héros", qu'il s'agira d'envisager dans sa version la plus actuelle. Le terroriste- kamikaze, un héros des temps moderne, pour une génération d'exclus, d'humiliés, de paumés, que notre société a elle-même "produit". Un héros qui deviendra ensuite un modèle auquel s'identifieront tant d’autres exclus, humiliés, paumés, dans un mouvement à la fois de désespoir et antidépressif (se créer un but). Il est probable qu'en tuant son prochain, c'est sa part à lui qu'il hait tant qu'il détruit. La preuve en est qu’il est prêt à donner sa vie pour permettre la destruction de l’autre, du monde de l’autre, auquel il ne se sent pas appartenir3.

La guerre a été de tous temps un puissant moyen pour redonner du « sens » à un moment où les hommes se sentaient menacés, soit dans leur sécurité physique (territoire, crises économique) soit, comme il me semble à l’heure actuelle, dans leur sécurité psychique (crise des valeurs, et de la « valeur » de l’être humain). Dans le système DAECH, il ne s’agit pas seulement de détruire le monde extérieur, mais également toutes les valeurs qui constituent l’humanité même de l’être : en premier lieu, la Vie, essence de l’être, est attaquée, et tout ce qui en émane –art, culture, plaisirs charnels- doit l’être également.

Si « Terreur » il doit y avoir c’est - au-delà des horreurs commises- de réaliser, alors que le mal est déjà là, en train d’être fait, que notre communauté humaine a pu laisser prospérer, en son sein, une organisation suicidaire -DAECH, dont les visées apocalyptiques et qui a « la fin du monde » comme projet (art précité note 1)– fondée sur une pensée humaine qui se donne pour but de détruire l’humain, enfin celui qui ne lui ressemble pas et qui le menace dans sa différence ! Le but initial des « organisateurs » étant également de restaurer un monde organisé selon des principes primitifs, un monde « ancien » et codifié (pratique d’un Islam radical, le Salafisme, et ses lois – la Charia), moins menaçant que ceux du « monde libre » dont ils ne disposent pas, à l’heure actuelle les moyens d’intégrer les fondements4. C’est également à ce niveau qui nous dépasse, que nous devons nous mobiliser, penser et agir : re-penser notre monde et l’homme qui en est à l’origine, en nous efforçant de comprendre les modes de pensée et les ressorts psychologiques de ceux qui veulent l’anéantir5. Nous pouvons prendre le risque de comparer ce mouvement, aux modalités de « passage » de l’enfant qui s’autonomise, et qui, pris par la crainte de perdre l’amour de ses parents et la sécurité qui en découle _ voire afin de reculer encore le moment des renoncements que ce cette nouvelle liberté implique_ va se « replier sur ses acquis » et « régresser » au stade antérieur, plus rassurant car « connu » de lui….

Ainsi, c’est la question de la "valeur de la vie" selon les cultures, les époques, les religions qui vient à être reposée par la même occasion… La question de la religion étant elle-même prise au cœur de ce qui motive l'action des terroristes et les enjeux politiques et de pouvoir qui les sous- tendent...

Le fondateur de la psychanalyse, S.Freud, a beaucoup écrit sur la « face double » que porte en lui tout être humain. Selon lui, et à sa suite la psychanalyste anglaise M. Klein, l’amour et la haine sont réunis en chacun de nous. De manière très simplifiée, on pourrait en extraire le fait qu'une part de l'être vise au développement de la vie, ce qui inclut l'amour (on parle de pulsion de vie à laquelle se rattache selon lui, la pulsion sexuelle/eros), tandis que l'autre aspire à un retour au néant, au rien, assimilé sur le plan psychique, à la mort (pulsion de mort/thanatos).

La guerre, quelle qu'en soit sa forme, serait un moyen pour les êtres humains de déporter la pulsion de mort sur le terrain du réel. La pulsion de mort vise à la destruction de tout ce qui peut venir à constituer une menace pour le sujet. Cette menace peut être vécue comme une limitation au désir des hommes : d'une certaine façon, la pulsion de mort vise à éliminer tout ce qui vient à contraindre la pulsion de vie… Elle ne souffre point d'être frustrée, limitée.

La société résulte d’une « auto-limitation consentie » au « désir de toute puissance » de chacun pris individuellement. Celle-ci prend la forme des lois et des instances destinées à les faire respecter, dans le but ultime de protéger les hommes de leurs propres tendances destructrices…

Chez le petit enfant, le « non », le premier « non » est toujours à l'origine d'une grande colère découlant du sentiment de frustration face au désir de toute-puissance qui anime l'enfant qui découvre le monde et veut le posséder pour lui tout seul (comme sa mère des premiers moments de la vie)…

Chez l'adulte, qui est pourtant « supposé » avoir appris à dominer ses pulsions destructrices, voire même à les refouler sévèrement sous la pression de la contrainte sociale, la pulsion de mort va se déporter ainsi, par l'entremise du conflit, de la violence ou de la guerre qui en est une des expressions paroxystiques.

Les enjeux sont, comme nous le suggérions précédemment, de différentes natures : les guerres antérieures visaient à la délimitation d'un territoire et à des velléités d'expansion de celui-ci, avec à l'appui, la nécessité d'assujettir les individus se trouvant sur le territoire convoité. Les guerres de religions ont existé de tous temps et été à l'origine de ce que les hommes puissent en arriver à s'entre-tuer au nom de croyances considérées par les uns comme fondatrices de l’humanité et d’un Idéal/ de Dieu (les « croyants ») tandis que combattues par d’autres les estimant entraver leurs croyances autres ou leur liberté de jouissance et d’être…

Aujourd'hui, il s'agit d'une tentative par un groupe d'individus qui - en raison de leur appartenance religieuse- se sentent « missionnés » par Dieu / Allah, d’étendre ce qu'ils considèrent comme les valeurs suprêmes que les hommes se doivent de respecter en son nom, sur cette terre. La « guerre sainte » (sens du terme Djihad) qu'ils ont décidé de mener, se traduit dans les faits, par l'élimination de tous ceux qui viennent à contrevenir à leur projet ou menacent les valeurs portées par eux.

Nous sommes cependant en droit de nous interroger sur la réalité du projet religieux, au regard des actes commis en son nom : en effet aucune religion–qui signifie étymologiquement relier les hommes entre eux-ne peut avoir pour ambition que des hommes en tuent d'autres, au nom d'un Dieu supposé bon pour tous…Aujourd'hui, à la lumière des actes perpétrés de manière de plus en plus diffuse, la dimension religieuse apparaît plus comme un « motif » permettant de « légitimer » des manifestations de destructivité aveugles et non canalisées par la pensée, que comme la réelle justification à des actes, qui dans leur forme barbare, ne peuvent se soutenir d’aucune pensée rationnelle.

Les actes terroristes que mènent actuellement les affiliés au groupe DAECH s'apparentent ainsi à l'expression en acte, d'une colère, d'une haine de l'autre en tant que représentant d'une différence qui les exclurait. Les sentiments d'exclusion, de rejet, d'humiliation sont de tous temps les ferments de la haine agie.

C’est cette haine qu’aucun mouvement d’amour n’a pu « contrer » en son temps, qu’il s’agira désormais de repérer, ce qui suppose de la (re)connaître afin d’accompagner, et ce, dès le plus jeune âge, tous les exclus de la Vie, de la société qui l’accueille avec ses règles et ses lois, sans lesquelles aucune communauté humaine ne peut survivre…

Mon propos est, en tant que psychologue spécialisée dans ces premiers temps - fondateurs de l’identité et du sentiment d’exister comme partie d’une communauté humaine (cf.note complémentaire sur ce point)- de sensibiliser chacun d’entre nous, à cette responsabilité qui nous incombe en raison de notre statut d’humain, à cette nécessaire attention à l’autre, aux familles qui, fragilisées par une société en crise matérielle, politique et morale, ne parviennent plus ni à assurer la transmission des valeurs « civilisatrices » fondamentales et des contraintes limitantes qui rendent possibles leur intégration, ni à identifier, « rattraper », « un des leurs », au moment il perd pied, où sa confiance en lui et dans le monde s’ébranle… au point de s’en remettre à un Autre , détenteur d’un pouvoir de vie et de mort sur lui, en lieu et place de ceux qui en étaient les dépositaires originels…

Provenance :http://www.psychologies.com/Planete/Societe/L-actu-decryptee/Articles-et-dossiers/Le-systeme-Daech-sous-le-regard-du-psy

1  In la Nouvelle Revue Géopolitique – Juill_Août_Sept 2014- Dossier extrêmement instructif consacré à Daech : « Le djihadisme dans tous ses états ».

2  cf. ma note complémentaire à celle-ci : « La barbarie comme ultime recours pour des jeunes en rupture avec leur humanité : Réflexions d’une psychologue. » Eclairages conceptuels sur la construction de la personnalité et les  fondements du sentiment d'appartenance à une communauté humaine.

3  Se reporter à ce sujet aux développements du psychanalyste, Fethi Benslama , qui s’intéresse depuis longtemps au fait religieux et en particulier à l’Islam (nombreux livres sur le sujet dont « La guerre des subjectivités en Islam ». Lignes Ed. 2014)- « Pour les désespérés, l’islamisme radical est un produit excitant » _ Le Monde Culture et Idées- 12 Nov 2015 (la veille  des attentats de Paris !)-

4 Fethi Benslama- art. précédement cité : « L’islamisme comporte la promesse d’un retour au monde traditionnel où un être sujet est donné, alors que dans la civilisation moderne, l’individu est une superproduction de lui-même qui l’oblige à un travail harassant. Il faut en avoir les moyens. Certains jeunes préfèrent aujourd’hui l’ordre rassurant d’une communauté avec des normes contraignantes, l’assignation à un cadre autoritaire qui les soulage du désarroi de leur liberté et d’une responsabilité personnelle sans ressources ».

5  Ecouter (ou lire) les propos du philosophe et historien Marcel Gauchet, interviewé par Anne Sinclair le samedi 21 novembre 2015 sur Europe 1 : l’émergence des nouvelles technologies de l’information auprès de populations vivant depuis des siècles sous domination de régimes politiques dictatoriaux et/ ou par régis par des principes religieux, les  aurait confronté à des modes de vie (musique, liberté sexuelle, religieuse, de pensée…) qu’elles n’étaient pas prêtes à affronter et ce,  avant que d’autres modèles n’aient pu être mis en place. N’oublions pas  que l’accession des peuples à la liberté et à la démocratie a de tous temps été le fait de mouvements « d’aller et retour » (liberté-autorité ; dans le récit biblique de l’Ancien testament, désordre et chaos ont succédé à la sortie d’Egypte et à l’affranchissement du joug des pharaons dont ils étaient les esclaves) et qu’il ne s’est pas fait sans douleur !!!
http://www.la-croix.com/Actualite/France/Marcel-Gauchet-La-conscience-musulmane-traverse-une-crise-tres-profonde

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