N°3 / numéro 3 - Avril 2003

La création d’un délit de manipulation mentale. Histoire d'un débat faussé

Matthieu Villatte, David Scholiers, Esteve Freixa i Baqué

Résumé

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Introduction

Le 30 mai 2001, l’assemblée nationale a adopté, en deuxième lecture, le projet de loi About-Picard renforçant la législation contre les sectes. Le texte définitif, comportant de nouvelles mesures qui facilitent la dissolution civile d’organismes condamnés à plusieurs reprises par la justice et qui limitent l’installation et  la publicité des groupements sectaires, étend l’article 313-4 du code pénal réprimant l’« abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse » puisqu’il devient également répréhensible s’il concerne un sujet « en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement pour le conduire à un acte ou à une abstention qui lui est gravement préjudiciable ». Cette reformulation du délit de manipulation mentale, initialement prévu par le projet et adopté en première lecture, est un compromis entre les différentes positions qui se sont affrontées tout au long de l’élaboration du projet de loi.

Le texte définitif est en fait rejeté par l’ensemble des représentants des religions monothéistes, par une large partie du monde juridique et par le milieu de la psychiatrie. Pourtant, tous s’accordent à dire que la lutte contre les sectes est d’une importance capitale. On peut se demander ce qui est à l’origine de positions aussi diverses et opposées dans la poursuite d’un but commun.

Pour tenter de répondre à cette question, nous présenterons d’abord les origines du projet de la loi About-Picard - en précisant les différentes définitions du concept de manipulation mentale apportées notamment par la psychologie clinicienne française - puis les étapes de son élaboration et les justifications qu’y apportent leurs auteurs ; nous verrons ensuite les réactions du milieu non religieux et la critique formulée par des juristes à l’égard du texte ; les réactions des représentants des religions monothéistes seront également examinées, notamment lors de leur audition devant le sénat ; enfin, à la lumière de l’approche béhavioriste du comportement et de son contrôle, nous proposerons de clarifier ce débat qui semble faussé dès l’origine par une conceptualisation erronée de l’être humain.

Le problème sectaire en France

La France a commencé à s’intéresser sérieusement au problème des sectes en 1995, en particulier après le suicide collectif des membres de l’Ordre du Temple Solaire et la découverte de tentatives répétées d’infiltration de l’Église de Scientologie dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Une commission parlementaire, dirigée par Alain Gest, a tenté de dresser une liste des mouvements sectaires en France en fonctions de critères définissant leur dangerosité, un seul suffisant pour figurer dans la liste:

Déstabilisation mentale ;

  • Caractère exorbitant des charges financières ;

  • Rupture induite avec l’environnement d’origine ;

  • Atteintes à l’intégrité physique ;

  • Embrigadement des enfants ;

  • Discours plus ou moins antisocial ;

  • Troubles à l’ordre public ;

  • Importance des démêlés judiciaires ;

  • Eventuels détournements des circuits économiques traditionnels ;

  • Tentatives d’infiltration des pouvoirs publics.1

Une liste de 172 organismes et associations a été ainsi produite par la commission et 12 catégories différentes ont été identifiées :

  • Les groupes « New Age », persuadés de la venue de l’âge du verseau et de la vocation de leur religion à remplacer le christianisme, religion dominante de l’âge du poisson qui s’achève.

  • Les groupes « alternatifs », qui basent leurs discours sur des propositions de changement de la société, des rapports entre économie et politique.

  • Les groupes « évangéliques », dissidences des religions chrétiennes. Parmi les plus célèbres, l’ « église de Jésus-Christ des saints des derniers jours », dont les adeptes sont plus connus sous le nom de Mormons, fondée en 1830 par Joseph Smith.

  • Les groupes « apocalyptiques », tels les témoins de jéhovah.

  • Les groupes « néo-païens ». Essentiellement des adorateurs de dieux nordiques ou germaniques. Le rapport en cite trois pour la France : « l’ordre monastique d’Avallon », « le suicide des rives » et  « la clé de l’univers ».

  • Les groupes « sataniques », souvent nommés avec les précédents ou confondus avec eux.

  • Les groupes « guérisseurs », souvent condamnés pour pratique illégale de la médecine, ils peuvent en effet se révéler très dangereux s’ils se substituent aux traitements classiques.

  • Les groupes « orientalistes », telle la Soka Gakkaï, émanation nationaliste et intolérante, selon le rapport Gest, de la religion bouddhiste.

  • Les groupes « occultistes », adeptes des para-sciences comme la chiromancie, la radiesthésie, la télépathie, la télékinésie, etc. Un exemple de ces mouvement était l’Ordre du Temple Solaire.

  • Les groupes « psychanalytiques », dont la Scientologie.

  • Les groupes « ufologiques », pour lesquels l’existence d’êtres extraterrestres est une évidence (ex : les Raëliens).

  • Les groupes « syncrétiques », mélangeant diverses religions2

Le droit français, et le code pénal en particulier, permettaient déjà de sanctionner la plupart des infractions dont se rendent coupables les mouvements  sectaires, qu’il s’agisse de l’homicide ou des blessures volontaires, de l’escroquerie, de la non-assistance à personne en danger, des agressions sexuelles, du proxénétisme, de l’incitation de mineurs à la débauche, de la séquestration des mineurs, des violences, des tortures, etc. L’article 313-4 du code pénal, qui incrimine le délit d’« abus de faiblesse », était également adapté au comportement de certains groupements sectaires :

« L’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur, pour obliger ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 250 000F  d’amende ».

La justice civile permettait également de protéger les individus, y compris majeurs (placement sous sauvegarde de justice, de tutelle ou de curatelle, législation sur la protection des majeurs incapables en application de l’article 488 du code civil, etc.).

Cependant, selon une commission parlementaire formée en 1999 et emmenée par Nicolas About et Catherine Picard, cette législation ne prenait pas assez en compte la manipulation mentale. La commission observait en effet que l’abus de faiblesse ne s’appliquait qu’à des personnes objectivement vulnérables à l’origine, en raison de leur âge ou pour des raisons physiques, et qu’il ne sanctionnait que des préjudices matériels ou patrimoniaux. Par ailleurs, il apparaissait que les poursuites pour escroquerie, attentat aux mœurs, séquestration, rupture familiale, se heurtaient souvent au consentement, passé ou présent, des adeptes ; la justice civile semblait également confrontée au consentement des victimes majeures et apparemment, saines de corps et d’esprit. Le problème s’avérait d’autant plus grave que les instruments dont disposent les manipulateurs étaient bien supérieurs à ceux des décennies passées3.

Dès lors, la commission s’est interrogée sur ce que signifiait la liberté de conscience (droit garanti par la déclaration des droits de l’homme et du  citoyen, article 10 et 11) d’une personne qui ne maîtrise plus ni sa vie psychique, ni sa vie morale. Il est apparu opportun à la commission, sachant que la manipulation mentale est l’un des moyens souvent utilisés par les sectes pour obtenir des avantages matériels et financiers de leurs membres, de combler ce vide juridique. La création d’un délit de manipulation mentale a été ainsi envisagée.

La notion de manipulation mentale

La notion de manipulation mentale fait l’objet d’un large débat entre spécialistes. En effet, pour les uns, le phénomène n’existerait tout simplement pas, alors que pour les autres, il s’agirait d’une réalité. Mais, là aussi, des divergences existent : certains pensent que, même s’ils sont influencés, les adeptes des sectes demeurent des personnes libres et responsables de leurs choix tandis que pour les autres, ce sont des victimes totalement manipulées.

Pour Massimo Introvigne4, avocat professeur d’histoire et de sociologie des nouveaux mouvements religieux, président du CESNUR (Centre d’Études Sur les Nouvelles Religions, Italie), la manipulation mentale ne serait qu’un mythe et ne serait qu’une vue de l’esprit ultra-combatif d’association qu’il qualifie d’« anti-sectes ». De même, Bernard Chouvier5, psychologue clinicien et professeur de psychopathologie à l’Université de Lyon, ne peut adhérer à l’idée d’une manipulation mentale pratiquée par les sectes. Pour lui, il s’agirait plutôt d’une mise en aliénation volontaire puisque l’être humain ne peut être manipulé sans son accord : « le psychisme n’est pas un bloc de cire modelable et sa transformation, une question de technique ».  Chouvier ajoute qu’il importe de comprendre l’investissement sectaire en terme de rencontre qui serait sous le signe de l’échange passionnel ; l’adepte adhèrerait activement et se laisserait entièrement investir par la secte.

Pour d’autres, la manipulation mentale est à la base de l’endoctrinement sectaire. Ainsi, d’après le psychiatre Jean-marie Abgrall6, nous serions tous manipulables, même si le degré de résistance à la manipulation varie selon les individus et les moments de la vie, et serions tous manipulés, que cela soit à l’école, en famille ou au travail. Cependant, dans certains cas, cette manipulation se ferait coercitive, c’est-à-dire que l’individu perdrait son libre arbitre et se transformerait en marionnette. Abgrall précise que la manipulation ne se manifesterait que par ses effets. Elle s’articulerait en trois temps, selon une démarche d’approche, de séduction et de persuasion. Aussi, Michel Monroy7, psychiatre et fondateur du groupe d’études sur les sectes GRAPH, estime que la responsabilité des individus séduits par un groupe sectaire n’est pas totale dans la mesure où ils ne détiennent pas l’ensemble des paramètres qui pourraient leur permettre de se rendre compte, dès le départ, du type de mouvement dans lequel ils s’apprêtent à s’engager. Le sujet donnerait son accord à une procédure mais aurait méconnaissance de la nature du processus de transformation qu’il va connaître, du résultat final de cette transformation et aussi des finalités des maîtres du jeu.

Pour ceux qui soutiennent l’existence du phénomène de manipulation mentale, il reste à définir les mécanismes qui le sous-tendent. Selon Bouderlique8, nous avons souvent tendance à penser qu’un adepte aurait subit un lavage de cerveau pour adhérer à une secte ; pourtant, cette théorie explicative des adhésions aux groupes sectaires doit être différenciée de ce que vit réellement un adepte. En effet, le lavage de cerveau serait une technique spécifique entrant dans le cadre d’une situation bien définie. Lors de la guerre de Corée (1950), des soldats américains capturés et torturés par les chinois furent contraints de suivre un programme visant à vider le cerveau de ses informations antérieures pour le remplir d’autres informations grâce à des techniques coercitives. Ainsi, cette notion implique, par définition, contraintes, tortures et emprisonnement. Or, selon les témoignages, les anciens adeptes insistent sur les notions d’engagement et de libre arbitre.

Il semblerait que la notion de manipulation mentale soit plus pertinente, dans la mesure où elle implique le caractère insidieux du processus. Selon cette conceptualisation, l’adepte retrouverait son statut de sujet désirant et responsable et, en même temps, un statut de victime puisqu’il y aurait décalage entre ce à quoi il croit s’engager et ce à quoi il s’engage réellement9. Dans cette perspective, certaines pratiques de mise sous influence pourraient entraîner des altérations des processus de pensée, une déstabilisation au niveau des besoins physiologiques et une déstabilisation psychologique qui renforcerait le processus de dépendance et enfermerait le sujet dans un système de croyances. Aussi, la manipulation mentale n’opèrerait que si elle est totalement dissimulée ; la victime serait persuadée que toutes ses pensées et décisions viennent librement d’elle10.

Le processus d’embrigadement

Pour obtenir, sans contrainte visible, une adhésion et une participation active des sujets, le groupe sectaire utiliserait des masques séduisants, en s’appuyant sur les aspirations des personnes susceptibles d’être intéressées. Ainsi, seraient proposés des programmes de développement personnel, des activités humanitaires, écologiques, commerciales, culturelles et éducatives, des médecines alternatives. Les groupes sectaires feraient également de larges emprunts aux diverses religions et psychothérapies11.

Selon Bouderlique12, pour mettre en place une emprise psychologique, le groupe sectaire proposerait une initiation progressive obligeant l’adepte à abandonner ses repères habituels et toutes ses références antérieures, excluant toute réflexion critique et incitant à la soumission totale, condition de sa progression, de sa connaissance, de son initiation. Ainsi, l’adepte contribuerait à sa propre transformation en se coupant progressivement de la réalité extérieure. Ensuite, d’après Michel Monroy13, la transformation de la personnalité se ferait en plusieurs phases. Dans une première phase, il s’agirait de déstabiliser le sujet grâce à plusieurs phénomènes divers tels que les effets de groupe, la mobilisation des émotions, l’isolement et les ruptures, l’encouragement à évoquer le passé, les aveux de difficultés, les séances de confessions et d’autocritiques, la culpabilisation ou encore la modification des niveaux de vigilance.  La seconde phase serait de reconstruire une identité en proposant une rupture définitive avec les doutes et les sentiments d’impuissance, la possibilité de changer le monde en se changeant soi-même. Enfin, dans une dernière phase, consisterait à renforcer la dépendance physique et psychologique : le groupe apparaîtrait alors comme un univers de remplacement où l’on trouve identité, relations, activités, idéal, explications et projets. Ainsi, ayant un nouveau cadre de vie, l’adepte s’isolerait progressivement des réalités du monde extérieur et considèrerait le monde profane comme suspect voire dangereux.

Les techniques de mise sous influence14

Ces trois phases seraient soutenues par des techniques particulières de mise sous influence. En effet, pour qu’un sujet soit en conformité avec le collectif, pour qu’il soit totalement imprégné par ce qu dit le gourou et pour que son monde ne puisse plus être autre que celui constitué par la secte, de nombreux procédés très divers seraient exploités afin d’annihiler le sens critique et de renforcer la dépendance. Tous les groupes sectaires n’utiliseraient pas les mêmes techniques, n’exploiteraient pas les mêmes phénomènes.

Les mécanismes psychologiques :

D’après les psychologues issus du courant psychanalytique, certains mécanismes psychologique, inhérents à tout individu, seraient exploités et renforcés afin de créer des conditions de vulnérabilité. Ainsi, les groupes sectaires tireraient profit des pouvoirs de la séduction et de la tendance au transfert, entretiendraient certaines peurs et inquiétudes, multiplieraient les promesses et certitudes, développeraient la culpabilité et valoriseraient en félicitant et en glorifiant. De même, les sectes s’appuieraient sur certains besoins psychologiques de tout individu : le besoin de sécurité, d’appartenance à un groupe, d’estime et de reconnaissance de soi, de réalisation de soi. Profiter des tendances et des prédispositions psychologiques de chacun garantirait engagement, soumission, acceptation et dépendance.

La rupture avec les habitudes, le cadre de vie et les relations :

Il s’agirait d’assujettir l’adepte à un rythme de vie carencé en sommeil, en alimentation car, soumis à un tel mode de vie, il aurait de plus en plus de difficultés à analyser et à critiquer ce qu’il vit au sein du groupe. Aussi, la privation de sommeil peut provoquer, à court terme, de l’euphorie mais des troubles importants peuvent également se manifester tels que l’altération de la mémoire du raisonnement et une perte totale du sens critique. Stimulant cérébral, le jeûne ou la soumission à des régimes très sévères peut entraîner des complications médicales graves comme un déséquilibre important du système nerveux. De même, sans moment possible de solitude, surveillé, l’adepte serait invité progressivement à se couper de tous repères, qu’ils soient familiaux, culturels, langagiers, afin de le déstabiliser et, plus précisément, de l’isoler du monde extérieur pour accroître sa dépendance au groupe, devenu unique référence.

Le délit de manipulation mentale

Basé en grande partie sur la définition que les psychologues donnent du concept de manipulation mentale, le projet de loi About-Picard a été adopté en première lecture le 22 juin 2000. Il définissait le délit de manipulation mentale, selon l’article 225-16-4 du code pénal, comme suit :

« Le délit de manipulation mentale est le fait, eu sein d’un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer ou d’exploiter la dépendance psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités, d’exercer sur l’une d’entre elles des pressions graves et réitérées ou d’utiliser des techniques propres à altérer son jugement afin de la conduire, contre son gré ou non, à un acte ou à une abstention qui lui est gravement préjudiciable. Cette infraction est punie de trois ans d’emprisonnement et de 300 000 F d’amende. »

L’article 225-16-5 ajoute :

« L’infraction prévue à l’article 225-16-4 est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 500 000 F d’amende lorsqu’elle est commise sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparent ou connue de son auteur.15 »

Des premières réactions issues du monde religieux, notamment lors de l’audition des représentants des quatre grandes religions monothéistes devant le sénat (nous y reviendrons), contraignent le garde des sceaux (à l’époque, Elisabeth Guigou)  à saisir la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme afin d’établir si le nouvel article était conforme à la Déclaration des Droits de l’Homme. Celle-ci a rendu son avis le 21 Septembre 2000 :

« La Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme constate que la simple appartenance à un « groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer ou d’exploiter la dépendance psychologique et physique des personnes qui participent à ces activités »

n’est pas punie par l’article 9 de la proposition de loi, ce qui respecte la liberté fondamentale de pensée, de conscience et de religion.

Consciente de la nécessité de mieux coordonner l’action pénale contre les pratiques sectaires, elle constate que les faits dont la répression est envisagée sont déjà largement prévus par l’article 313-4 du code pénal en réprimant particulièrement les abus provoqués par l’ignorance ou la situation de faiblesse caractéristiques de l’état dans lequel se trouvent les victimes des pratiques sectaires.

Elle estime que des compléments devraient être apportés :

1- En déplaçant cet article dans le code pénal pour ne pas concerner uniquement les actes préjudiciables concernant les biens.

2- En aggravant la répression lorsque le ou les auteurs du délit sont des responsables de droit ou de fait d’un groupement sectaire au sein duquel l’infraction a été commise et qui avait pour but ou pour effet de créer ou d’exploiter la dépendance psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités.

3- En prévoyant la responsabilité de la personne morale.

Dans ces conditions, la création d’un délit spécifique de manipulation mentale ne nous paraît pas opportune16.

Le 3 Mai 2001, le sénat  supprime cet article en deuxième lecture, et déplace le « délit d’abus frauduleux de l’état de faiblesse » du livre III (atteintes aux biens) au livre II (atteintes aux personnes) du code pénal, afin qu’il ne sanctionne plus seulement les préjudices patrimoniaux ou matériels ; il complète ce délit pour qu’il soit constitué non seulement en cas d’abus de la faiblesse d’une personne particulièrement vulnérable, mais également en cas d’abus de la faiblesse d’une personne « en état de sujétion psychologique ou physique résultant de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement ». 

Le 30 Mai 2001, l’Assemblée Nationale discute le projet de loi ainsi modifié :

Marylise Lebranchu, garde des sceaux à cette date, explique que la nouvelle définition du délit d’abus frauduleux de faiblesse est inspirée du délit de manipulation mentale initialement proposé. Elle précise qu’il fallait écarter tout risque d’atteinte aux libertés fondamentales et que la définition retenue de l’abus de faiblesse permettra aux autorités judiciaires d’intervenir avant que ne soient commises des infractions aux conséquences parfois bien plus graves17.

Catherine Picard (groupe Parti Socialiste) rappelle que l’Assemblée et le sénat ont constamment veillé à ne pas porter atteinte à la liberté de conscience dans l’élaboration du projet de loi et considère que le délit d’abus de faiblesse, dans sa nouvelle définition, n’est en rien attentatoire aux Droits de l’Homme ni aux libertés de pensée, de conscience et de religion. Elle ajoute que ce délit permettra de sanctionner les escroqueries intellectuelles dont pourraient être victimes non seulement des personnes particulièrement vulnérables, mais aussi celles qui se sont laissé abuser. Concernant les réactions négatives des représentants religieux, elle précise qu’aucun amalgame ne saurait être fait entre secte et religion, lorsqu’il est question d’une pratique religieuse tolérante, respectueuse de la liberté et de l’intégrité de la personne humaine, qui tend à élever les personnes et non à les humilier ou à les asservir18.

Dominique Bussereau (groupe Démocratie Libérale) explique, quant à lui, les difficultés à contrer les mouvements sectaires sans porter atteinte aux libertés. Il rappelle l’inquiétude du groupe DL, en première lecture du projet, au sujet de la création du délit de manipulation mentale dans sa version initiale. En effet, pour le groupe DL, les organisations syndicales ou politiques pourraient tomber sous le coup d’une telle disposition. Bussereau se félicite donc de la suppression du délit de manipulation mentale et s’interroge sur la nouvelle version du délit d’abus de faiblesse, comprenant notamment les réticences du monde religieux. Enfin, il appelle à la prudence et exhorte les parlementaires à ne pas adopter de comportement liberticides, au nom de la liberté. Faisant toutefois confiance aux rédacteurs de la loi sur le respect de ces conditions, Bussereau annonce que le groupe DL votera le texte de loi19.

Le projet de loi est finalement adopté par les députés de l’Assemblée Nationale.

Critiques formulées par les juristes et les non religieux

Tout au long de l’élaboration du projet de loi About-Picard (du rapport de la commission jusqu’au vote du 30 Mai 2001), un certain nombre de juristes a formulé de multiples critiques à l’encontre du texte, à toutes les étapes de sa transformation. Dans sa version initiale, il apparaissait, pour une partie d’entre eux, que les articles concernant le délit de manipulation mentale étaient soit inapplicables, soit dangereux. En effet, selon eux,  l’article 222-18-1 du Code Pénal proposé à l’origine (dont le texte proposé par Doligé est: « La manipulation mentale est le fait pour une personne physique ou morale de créer ou d’exploiter chez autrui, contre son gré ou non, un état de dépendance psychologique en vue notamment d’en tirer des avantages financiers ou matériels ») caractérisait, en dernière analyse, ce délit par le seul fait de « créer ou d’exploiter chez autrui un état de dépendance psychologique ». Il s’agissait d’une infraction punie d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq années de prison dont l’unique élément constitutif était la création, voire la simple exploitation, peu important le but et quand bien même la personne serait consentante, d’un simple état de « dépendance psychologique20 ».

Un tel délit pouvait sembler plutôt commun, vraisemblablement commis par la plupart des parents vis-à-vis de leurs enfants, par une forte majorité de conjoints l’un vis-à-vis de l’autre, et réciproquement ; certaines politiques commerciales ciblant les enfants dès leur plus jeune âge apparaissaient également comme pouvant parfaitement être punies par les nouvelles dispositions du Code Pénal. En outre, le texte se révélait contraire au principe essentiel de la légalité des infractions et des peines (art. 111-3 du Code Pénal) qui veut qu’on puisse déterminer, d’après la loi et avant de commettre un acte, si cet acte est pénalement répréhensible ou non. Ainsi, les juristes ont évoqué l’exemple de l’Italie dont les législateurs avaient crû pouvoir prévoir une incrimination de « plagio », définie comme « le fait de soumettre une personne à son pouvoir, de façon à la réduire à un état de total assujettissement ». Bien que le texte ait été plus précis que celui proposé en France initialement, le milieu juridique avait exprimé de forts doutes sur la compatibilité de cette définition avec le principe de légalité. Pour sa part, la Cour Constitutionnelle italienne (sentence n°96, avril 1981) a annulé l’incrimination, jugée incompatible avec ce principe essentiel, pour les trois raisons suivantes :

1) Impossibilité de vérifier le fait incriminé ;

2) Impossibilité même de sa définition par des critères rationnels et objectifs ;

3) Risque d’arbitraire de la part du juge.

Selon les juristes français, ces trois griefs s’appliqueraient au texte définissant la manipulation mentale (222-18-1)21.

D’autre part, il était constaté que la rédaction initialement envisagée définissait la manipulation mentale non par ce qu’elle est mais par certains de ses effets possibles (« en vue notamment d’en tirer des avantages financiers ou matériels »). Or, pour certains, on omettait que ces effets peuvent découler de bien d’autres causes que de manipulations mentales répréhensibles22.

Une autre critique a été formulée au sujet de la défense des victimes contre elles-mêmes (« …contre son gré ou non… ») ; au lieu de défendre les victimes contre autrui, contre le résultat des manipulations d’autrui, il semblait plus logique de les défendre précisément contre ces manipulations. Selon les auteurs de cette critique, prétendre protéger les victimes contre elles-mêmes, ou contre les conséquences des manipulations mentales qu’elles subiraient, implique de poser judiciairement  une évaluation critique des convictions de la personne, dans un processus liberticide qui ne pourrait que conduire, malgré les intentions positives des initiateurs, à une police de la pensée23.

Pour une partie des juristes, il convenait d’avantage d’appliquer de façon adaptée les textes généraux du Code Pénal existant déjà. Ainsi, l’incrimination classique de l’escroquerie pourrait permettre de sanctionner le gourou qui se ferait remettre la fortune de ses fidèles, à condition d’articuler et de caractériser précisément les manœuvres frauduleuses qui sont au cœur de l’incrimination. De même, les textes classiques en matière d’abus sexuels seraient parfaitement applicables aux abus ou faveurs de cet ordre, respectivement commis ou obtenues à la suite des supposées « manipulations mentales » : si le consentement de la victime a été forcé, même sous une contrainte psychologique, il n’y aurait pas de consentement valide et l’infraction existerait et pourrait être sanctionnée. Enfin, les textes généraux applicables aux parents ou aux personnes ayant autorité en cas de mauvais traitements s’appliqueraient tout aussi bien, que les parents soient membres ou non d’une secte, et pourraient s’étendre aux cas où les enfants voient leur santé ou leur éducation menacée par les pratiques sectaires24.

Dans la version proposée par Picard, était incriminé, sous le terme de manipulation mentale, « le fait, au sein d’un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer ou d’exploiter la dépendance psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités et portant atteinte aux Droits de l’Homme ou aux libertés fondamentales, d’exercer sur une personne des pressions graves et réitérées afin de créer ou d’exploiter un tel état de dépendance et de la conduire, contre son gré ou non, à un acte ou à une abstention qui lui est gravement préjudiciable ». Si cette proposition semblait moins immédiatement fondée sur des notions arbitraires et subjectives que la précédente, elle paraissait compliquer les poursuites en posant des conditions d’incriminations tenant à une activité de groupe et en se référant à une appréciation idéologique de fond, dangereuse selon de nombreux juristes, et en même temps laisser le champs trop libre à des dérapages risqués, en recourant à des faits constitutifs particulièrement subjectifs et en s’abstenant de caractériser en lui-même l’état de « dépendance » qui est au cœur de l’incrimination. La référence aux «droits de l’homme » ou aux « libertés fondamentales » ne serait pas une garantie ; alors que ces notions devraient être relativement intouchables, elles sont, de fait, plutôt fluctuantes et ne permettraient pas de constituer un rempart à la persécution de groupes religieux25.

Les éléments constitutifs visés laisseraient, semble-t-il, trop de place à l’arbitraire. En effet, il apparaîtrait difficile d’apprécier « un acte ou une abstention gravement préjudiciable » puisque la nature de ces derniers (matériels ou financiers, morale ou physique) n’est pas précisée. Selon certains juristes, il conviendrait donc d’abandonner l’appréciation de la gravité des pressions au regard du fond du discours philosophique ou religieux pour une appréciation au regard des méthodes employées. En outre, la définition de la dépendance psychologique, autour de laquelle s’articule l’incrimination, apparaîtrait impossible sans entamer la liberté de conscience et les libertés religieuses et associatives26.

Certains ont avancé que le texte, quelle que soit sa version, se heurtait à plusieurs articles de lois régissant le droit français ou européen, notamment les articles 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui disposent que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public » et que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme » ; l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 précise également que la France « respecte toutes les croyances » ; la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales garantie la « liberté de pensée, de conscience et de réflexion », dans les limites imposées par la protection de l’ordre, de la santé, de la morale publique et des droits et libertés d’autrui ; enfin, la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des églises et de l’État précise que « la République garantit la liberté de conscience » et qu’elle « garantit le libre exercice des cultes ». Par ailleurs, la neutralité de l’État, qui ne « reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » implique qu’aucune définition des religions n’existe en droit français27.

D’une façon plus générale, on a observé de nombreuses réactions dans le monde juridique et politique français et international, principalement axées sur l’idée que la nouvelle loi était une atteinte à la liberté de conscience et à la liberté religieuse. Ainsi, la Fédération Internationale d’Helsinki pour les droits de l’Homme considère que la France connaît, depuis 1996, une « montée de l’intolérance et de la discrimination à l’égard des minorités religieuses et spirituelles » ; la France aurait, toujours selon la Fédération, fait circuler des rumeurs et des fausses informations et constitué une incitation à l’intolérance religieuse28.

François Terré29, procureur et président de l’Association de Philosophie du Droit, estime que la nouvelle définition  de la manipulation mentale est  exactement la même que l’ancienne et tout aussi dangereuse. Au sujet des « techniques propres à altérer le jugement », il ajoute que celles-ci sont employées par tout le monde, professeurs, journalistes, publicitaires.

Selon le Centre Français pour la Justice et les Droits fondamentaux de la personne humaine (CFJD)30, la notion de manipulation mentale ferait peser des menaces sur la liberté de conscience ; le texte comporterait un « réel danger de dérapages » et « ouvrirait la porte à une sorte de politiquement correct du moment ».

L’expert en droit constitutionnel Guy Carcassonne31 déclare en juin 2000, à la suite du vote en première lecture à l’assemblée nationale, qu’il n’est « ni bon ni juste que le Parlement prétende ainsi vouloir prémunir tout le monde contre tout pour n’aboutir qu’à infantiliser chacun ».

Dans le milieu de la psychiatrie, de nombreux experts judiciaires s’interrogent sur la définition juridique de la manipulation mentale. Pour Jean Claude Paumès32, pédopsychiatre et expert auprès de la cour d’appel de Colmar, il serait difficile de mener une expertise psychiatrique dans des affaires où ce délit serait institué, car les limites du phénomène seraient imprécises ; les citoyens seraient avant tout des sujets avec leur subjectivité, leurs désirs, leurs dépendances plus ou moins conscientes et consenties, et beaucoup d’actes de notre vie pourraient être assimilés à de la manipulation mentale.

Enfin, on peut rapporter les propos du sociologue James T. Richardson33, pour qui les théoriciens de la manipulation mentale ignorent les aspects de la volonté dans l’adhésion aux nouvelles religions, ainsi que les traits de caractère prédisposant à une telle adhésion.

On peut ainsi classer les critiques formulées à l’encontre du texte de loi (dans toutes ses versions) en deux catégories : celles qui refusent le concept même de manipulation mentale et reproche aux législateurs d’avoir nié le libre arbitre de l’être humain en lui interdisant de penser et de croire à sa convenance ; celles qui considèrent que la manipulation mentale est un phénomène très large qui recouvre des domaines variés et pas nécessairement néfastes.

Les réactions des religieux

De la même façon que les juristes, les religieux ont suivi chaque étape du projet de loi About-Picard. Ils ont exprimé de nombreuses critiques et marqué leur inquiétude face aux nouvelles dispositions du Code Pénal.

Lors des débats précédant la deuxième lecture du projet au Sénat, les représentants des quatre grandes religions monothéistes en France ont été entendu par les parlementaires au sujet, notamment, de la définition du délit de manipulation mentale.

Dalil Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris a estimé que la religion impliquait transcendance et mystère et que l’être humain n’était qu’un « facilitateur » des voies conduisant à Dieu. Il s’est interrogé sur le bien fondé de porter un jugement, par l’intermédiaire du délit de manipulation mentale, sur les voies et pratiques prônées par les religions pour accéder à Dieu ; enfin, il a évoqué la conversion, se demandant si elle ne risquait pas d’être assimilée à des manipulations mentales34.

De son côté, Joseph Sitruk, grand rabbin de France, a noté que tout orateur ayant un ascendant naturel sur son auditoire pourrait être accusé de manipulation mentale ; il a également observé que tout discours religieux tendait à convaincre ceux auxquels il s’adressait35.

Jean-Arnold de Clermont, président de la fédération protestante de France a rappelé que les termes de secte, de schisme ou d’hérésie étaient employés par référence à une norme et s’est demandé par qui cette norme pourrait être fixée dans une société marquée par la séparation de l’Église et de l’Etat36.

Jean Vernette, représentant de la conférence des évêques de France, a fait valoir qu’il n’existait aucune garantie que la nouvelle disposition ne serait pas appliquée à des religions ou à des mouvements de pensée. Il s’est demandé si l’adoption d’un tel délit ne finirait pas par donner à penser que toute conviction religieuse serait la manifestation d’une déviance de l’individu concerné37.

Par la suite, le projet de loi ayant été adopté par l’Assemblée nationale le 30 mai 2001, diverses personnalités religieuses ont réitéré leurs critiques à l’encontre du nouveau texte. Ainsi, Jean-Arnold de Clermont38 a déclaré regretter que le terme de « sectaire » ait été retiré puisque la notion de « groupe », seule, était juridiquement indéfinissable ; il a déploré que le seul le terme de manipulation mentale ait disparu pour en garder sa définition, rendant le jugement toujours aussi arbitraire : « qui jugera du caractère préjudiciable de l’abstention ? ». Jean Vernette39 a déclaré, de son côté, que le juge devra apprécier les choix de vie des personnes selon des critères qui peuvent varier. Il s’est demandé ce que penserait un magistrat de la vie en congrégation et de ses contraintes ; la personne ayant fait ce choix pourrait paraître manipulée et son consentement sans valeur.

Pour Marc Lienhard40, président de l’Église de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine, il est impossible de définir selon quels critères un mouvement est sectaire et rappelle que le christianisme, à l’origine, était une secte juive qui a finit par réussir. Il précise en outre que chaque religion a pour vocation de s’élargir et que, dans un tel contexte législatif, l’apparition de nouvelles communautés risque de paraître suspecte.

Le père Bernard Bastian41, membre de la Commission pour les Relations avec les Communautés Ecclésiales Nouvelles à l’Archevêché de Strasbourg, a expliqué que la vie religieuse se construit autour des vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté librement consentis. Avec la perte d’influence du sens religieux, l’acceptation de ces règles pourraient être assimilée à une dépendance.

D’après Bernard Fillaire42, spécialiste religieux des sectes, il serait nécessaire de distinguer les nouveaux mouvements religieux des sectes coercitives ; au contraire des sectes dont la finalité serait la manipulation mentale visant à altérer les capacités de jugement de leurs adeptes, les mouvements religieux permettraient à leurs membres de se forger des convictions personnelles profondes et de ne pas se laisser séduire par le premier gourou venu.

Enfin, citons sans commentaire, le conseil du religieux Samuel Saltzman43 : « Le seul moyen de garantir la liberté de conscience dans notre pays est le retour à l’Évangile, à la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ, qui répond aux aspirations les plus profondes de l’être humain dans sa quête du bonheur et de la vraie liberté ».

Clarification béhavioriste du débat

Le problème qui semble à l’origine des polémiques ayant eu lieu au sujet de la création du délit de manipulation mentale ou du nouveau délit d’abus de faiblesse serait la définition de plusieurs concepts employés dans le texte.

Le domaine du droit est incontestablement celui de la définition ; dans un texte de loi, chaque mot a son importance et est largement discuté lors de la rédaction du texte. Pour respecter le principe de légalité, chaque délit doit nécessairement être explicité de manière à ce que les citoyens puissent se comporter en accord avec les règles instituées, en connaissance de cause. Plus la définition est précise, moins la règle prête à interprétation. Pourtant, l’interprétation des textes de loi constitue l’activité la plus courante des avocats. En effet, si une loi ne supposait aucune interprétation, les jugements rendus s’aligneraient sur de simples barèmes, un acte correspondant à une peine ou à une amende, sans qu’aucune discussion ne soit nécessaire. Bien sûr, les situations sont très variées et il n’existe pas de loi spécifique à chaque cas particulier, les textes généraux sont donc supposés recouvrir l’ensemble des cas avec une définition à mi-chemin entre le particulier et le général. Une loi nécessite ainsi une définition la plus précise possible pour que chacun se positionne clairement par rapport aux limites qu’elle apporte, et en même temps suffisamment large pour que les détails de chaque cas se fondent dans le texte.

Ce compromis ne pose pas de problème aux avocats, qui ont en fait tout intérêt à profiter des imprécisions d’une loi pour en faire profiter leurs clients ; en revanche, les juges supposés impartiaux sont confrontés couramment à un paradoxe de taille : l’objectivité leur est demandée pour trancher entre les diverses interprétations d’un texte, c’est-à-dire qu’ils doivent décider où se trouve l’interprétation juste qu’une loi relativement générale peut trouver dans une situation particulière ; or, si une loi peut trouver plusieurs interprétations du fait de sa relative imprécision, on ne voit pas sur quelle base le juge peut « objectivement » prendre une décision. Il apparaît que les décisions sont qualifiées d’impartiales du simple fait qu’elles sont prises par un juge.

Cette recherche de la définition parfaite est bien connue dans le domaine scientifique où le principe d’opérationalisation est majeur puisqu’il s’agit avant tout de neutraliser au maximum la subjectivité du chercheur. En effet, pour respecter les critères de falsifiabilité d’une hypothèse proposés par Popper, il est nécessaire de définir en termes matériels et quantifiables chaque concept employé ; au contraire d’un texte de loi, en science expérimentale, aucun mot ne doit prêter à interprétation. C’est du moins l’objectif vers lequel doit tendre toute formulation scientifique qui n’a nullement à faire de concessions pragmatiques à l’imprécision.

Le concept de manipulation mentale a nécessité une définition dans le domaine du droit, en vue de la création d’un délit présumé courant dans les mouvements sectaires. On peut se demander sur quelle base les législateurs se sont appuyés pour traduire en actes un tel concept puisque personne ne semble en accord sur cette traduction, bien que les buts poursuivis (lutter contre les mouvements sectaires) soient assez largement acceptés. Il semble que les rédacteurs du texte aient tenté la définition d’une notion totalement imaginaire, compte tenu de la conceptualisation de l’être humain qu’impliquent les textes de loi préexistants. En effet, les juristes qui ont critiqué le texte ont parfaitement montré la contradiction qui existait, dans les premières versions, entre la liberté de croyance garantie par les droits de l’homme et la mention « de son plein gré ou non » ; de plus, la liberté de « conscience », garantie également par les droits de l’homme, implique l’acceptation du principe de libre arbitre caractérisant l’être humain, ce qui semble contradictoire avec toute volonté de protéger les individus contre toute forme d’influence.

On peut émettre l’hypothèse selon laquelle aucune des parties impliquées ne remet en cause le principe du libre arbitre et, si cela ne pose aucun problème du point de vue des religions, cela semble être la faille principale de l’argumentation des législateurs. Afin de démontrer cette position, on peut revenir au principe d’opérationalisation de la science expérimentale.

Le béhaviorisme se définit comme une philosophie qui sous-tend la science du comportement (Analyse Expérimentale du Comportement) ; en tant que science, celle-ci n’étudie que les phénomènes matériels et se réfère uniquement aux causes matérielles pour expliquer ou prédire les événements de son domaine d’étude, en l’occurrence les comportements. Elle se distingue en cela des autres courants de la psychologie (les courants mentalistes) qui, tous dualistes, se réfèrent à des phénomènes inobservables car non matériels : des causes internes tels que les processus mentaux ou les instances du système psychanalytique. Il apparaît que dualisme et opérationalisme sont incompatibles puisque, par définition – si l’on peut dire- les phénomènes non matériels n’ont aucun référent matériel et quantifiable. Le deuxième principe qu’implique le béhaviorisme  est l’acceptation du déterminisme, autre condition fondamentale à la qualification de science, dans la mesure où son but est d’identifier des relations entre des variables indépendantes (des « causes ») et des variables dépendantes (des « effets ») et là encore, il s’oppose aux autres courants puisqu’ils invoquent des causes internes à l’individu pour expliquer les comportements (la psychanalyse est en fait déterministe, bien que nombre de psychanalystes l’ignorent, mais les causes du comportement étant internes, le principe du libre arbitre n’est pas réellement remis en question).

Or, il apparaît que les notions contenues dans les différentes versions du texte concernant la manipulation mentale ou l’abus de faiblesse sont directement issues d’une conception dualiste et mentalise des causes du comportement. En effet, les auteurs de la loi déclarent avoir respecté la liberté de conscience, ce qui semble être un concept indéfinissable dans un cadre scientifique qui nie le principe de liberté absolue et qui doit rejeter les explications internes du comportement. Même si la version finale du texte ne comporte, pour ainsi dire, que des termes opérationalisables, il semble que le choix de ces termes ait été fait sur la base d’un compromis entre deux conceptions : celle qui veut que chaque individu possède un libre arbitre et peut ainsi décider seul de ce qui est bon pour lui ; celle qui veut que certaines pratiques sont capables d’« altérer le jugement ». Tout se passe comme si les parlementaires acceptaient le principe du libre arbitre mais, constatant les comportements néfastes de citoyens envers eux-mêmes (suicide, enfermement, malnutrition, etc.) reconnaissaient qu’une forme d’influence peut « forcer le libre arbitre ». Pour faire coïncider ces conceptions contradictoires, sont invoquées des techniques psychologiques peu définies, le terme de conditionnement revenant fréquemment, alors que le conditionnement, bien au-delà d’une technique isolée, est un mécanisme naturel omniprésent dans la sélection et le contrôle du comportement. Les parlementaires pensent avoir identifié un phénomène particulier (la manipulation mentale) qui serait la cause des comportements déviants des adeptes de sectes, mais n’ont en réalité connaissance d’aucun fait scientifique pour étayer cette thèse. Comme le milieu juridique l’a souligné, les textes concernant les délits d’escroquerie, de maltraitance ou d’abus sexuel sont probablement suffisants pour lutter contre une partie des agissements sectaires. En revanche, le refus d’abandonner une conception de l’humain construite autour du l’idée du libre arbitre rend, sans doute, le problème insoluble lorsque la personne exprime son consentement.

Les parlementaires ont voulu ménager la liberté religieuse sans pouvoir apporter une définition de celle-ci qui la différencierait des mouvements sectaires basés également sur des croyances. En fait, même les représentants religieux reconnaissent qu’une religion n’est qu’une secte qui s’est élargie, suffisamment pour ne plus gêner personne puisque, du fait du grand nombre d’adeptes, le critère de déviance s’est estompé. Si la définition de secte était précise, sans doute concernerait-elle, soit tous les groupes déviants (y compris les partis politiques, syndicats, associations  dont l’idéologie est simplement minoritaire), soit tous les groupes basés sur une croyance (y compris les religions).

Il est clair que les parlementaires ont légiféré sur la base de certaines conséquences de la « manipulation mentale » ; en d’autres termes, certaines manipulations leur sont apparus « pour la bonne cause » et d’autres « dangereuses ». Probablement que  l’éducation ou la psychothérapie n’étaient pas visées, mais les mécanismes qui permettent d’éduquer sont-ils différents de ceux employés dans un groupe « sectaire » ? Probablement que les religions n’étaient pas visées, mais le principe de croyance religieuse est-il différent de celui d’un groupe « sectaire » ? Probablement que les partis politiques minoritaires n’étaient pas visés, mais leur statut de déviant est-il différent de celui des groupes « sectaires » ?

Il apparaît que pour instituer un délit caractérisant un groupe « sectaire », il est nécessaire de faire la différence, non pas entre les moyens utilisés pour convaincre, ni entre les bons et les mauvais groupes minoritaires, mais plutôt entre les différents modes de connaissance. En effet, si une religion ne se différencie d’une secte que par le nombre de ses adeptes, il paraît difficile de déterminer, sans tomber dans l’arbitraire, les groupes qui auront le droit d’exister de ceux qui n’en auront pas le droit. La position des États-Unis sur le sujet est plutôt cohérente avec le système politique libéral sur lequel repose le pays : aucune entrave à la liberté de croyance ; le problème des groupes déviants est aisément réglé puisqu’il n’y a officiellement pas de problème. En revanche, si l’on veut instituer des règles régissant le droit de croire, il est probable qu’il faille assumer soit un certain arbitraire dans le choix des croyances autorisées (ce qui consisterait à publier une liste des religions ayant le droit d’exister en France – n’est-ce pas ce qu’a fait le rapport Gest, sorte d’annuaire inversé des religions autorisées ?) soit un refus pur et simple de l’acte de croire (puisque aucune croyance ne serait meilleure qu’une autre, on les refuse toutes ou on les accepte toutes. Bien sûr, on pourra opposer que certaines croyances sont dangereuses, mais y inclura-t-on dans ce cas le refus du préservatif exprimé par Jean Paul II ?).

En France, la position intermédiaire entre libéralisme et contrôle de l’État entraîne nécessairement des incohérences dans le système judiciaire. Les textes de loi garantissent des droits qui sont punis par d’autres textes. L’État garantit la liberté tant qu’elle n’entame pas celle d’autrui ; mais les contraintes imposées par les mouvements sectaires à leurs adeptes ne sont pas différentes de celles qu’impose un professeur à son élève, seuls les buts fixés le sont. Or, les buts sont fixés, dans le cas du professeur, par l’État ; le problème de fond semble donc la déviance. La liberté serait garantie à condition, non seulement, que la liberté d’autrui ne soit pas atteinte, mais aussi que les comportements respectent une certaine norme, établie par l’État. Et semble-t-il, la polémique autour de la création du délit de manipulation mentale prend sa source dans l’établissement de cette norme.

Si toute société se doit de respecter certaines règles garantissant les principes fondamentaux de sa Constitution, pourquoi ne pas admettre que cette société exerce un contrôle sur ses membres ? De fait, chaque individu qui naît dans une société voit ses comportements modelés par des principes qui ont été instaurés bien avant sa naissance et sa liberté est, dès lors, toute relative. Les législateurs français ont sans doute eu des difficultés à reconnaître cet état de fait (comme nous l’avons dit, le refus de remettre en cause le libre arbitre de l’être humain y est probablement lié) et se sont donc trouvés devant l’impossibilité de définir un délit précisément.

Si la France choisit la voie du contrôle, contrairement aux États-Unis, elle doit le faire sur la base d’autres principes que ceux contenus dans la Déclaration des Droits de l’Homme, dans la Constitution de 1958 ou dans la Constitution Européenne car ils impliquent précisément, sur le thème de la croyance, une absence de contrôle.

Quelle peut être la position d’une philosophie déterministe qui situe les causes des comportements dans l’environnement des individus ? Pour Skinner, l’absence de contrôle, comme la liberté absolue,  est impossible ; si l’humain ne contrôle aucun comportement, il sera simplement contrôlé par toutes les autres contingences environnementales. Même en supposant que les humains ne se manipulent pas les uns les autres (ce qui supposerait l’absence totale d’interaction), ils seraient toutefois manipulés par des variables non humaines. La création d’un délit de « manipulation » semble, dans ce cadre, totalement impossible.

Si on ajoute le terme « mental », qu’obtient-on ? Il apparaît, dans la conception béhavioriste de l’être humain, que les événements appelés communément « mentaux » sont des comportements (penser, raisonner, réfléchir, etc.). Le fait d’ajouter « mentale » au terme de manipulation n’enlève rien au problème : dans ce cas, on condamne simplement le modelage des actes de penser, réfléchir ou raisonner, ce qui n’a aucun sens, dans la mesure où personne ne peut apprendre à penser sans interaction. L’apprentissage est procédure de manipulation.

La question qui reste posée est de savoir vers quoi orienter ce contrôle, pour peu que l’Homme décide de l’exercer. Il semble, comme nous l’avons expliqué plus haut, que l’Etat français exerce bel et bien un contrôle ; ce contrôle est censé s’orienter vers les principes inscrits dans la déclaration des droits de l’Homme et dans la constitution. Mais comment exercer un contrôle dans le but de garantir une absence de contrôle (la liberté de conscience ou la liberté de croyance) ? Sans doute les principes vers lesquels doivent tendre le contrôle sont-ils à reformuler. Selon Skinner, dans la planification d’une culture, les décisions doivent être prises sur des critères de scientificité ; il ne s’agit pas de déterminer quelles sont les bonnes décisions d’un pont de vue moral ou religieux mais d’après des critères de validité expérimentale. On qualifie généralement une telle position de scientiste et on lui oppose les exemples de la bombe nucléaire créée par les scientifiques ; on avance la citation de Rabelais selon laquelle « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Mais nous avons vu plus haut que la notion de conscience était bien vague et clairement impossible à opérationnaliser. Ce que l’on nomme communément « conscience » n’est autre qu’un supposé libre arbitre censé détenir toutes les informations justes et décider (pour nous ?) ce qui est bon. Skinner propose un seul critère arbitraire : la survie de la culture. Ensuite, toutes les décisions sont prises en fonction de cet objectif et selon les critères objectifs de la science expérimentale. Si l’on suit ce principe, qu’en est-il de la lutte contre les mouvements sectaires ? Doivent-ils être interdits ? Les religions sont-elles assimilables aux sectes et doivent-elles être également interdites ? Dans son roman utopique Walden Two44, Skinner décrit les principes qui devraient régir une vie en communauté selon les principes philosophiques qui découlent eux-mêmes des connaissances fournies par l’Analyse Expérimentale du Comportement. Les interdictions y sont peu nombreuses, le contrôle aversif inexistant. Pourtant, le contrôle existe puisque des directions précises sont adoptées dans la planification de cette culture. En fait, le comportement de croyance est abandonné (non par une procédure de punition mais par extinction) au profit d’un mode de connaissance empiriste. Le contrôle y est assumé, mais dans un but parfaitement défini.

En conclusion, il apparaît que des problèmes de définition, liés à des erreurs de conceptualisation, ont rendu impossible tout débat concernant les libertés de religion et de conscience ainsi que leur contrôle. L’État français n’a assumé ni sa conceptualisation libérale de l’homme, ni sa vocation à contrôler des comportements. Assumer totalement la première aurait conduit les parlementaires à s’abstenir de légiférer, assumer pleinement la seconde les auraient conduit à rejeter toute forme de croyance.

1  Cité par : http://www.quebecoislibre.org/000304-9.htm

2  Cité par : http://flevrier.free/skippy.html

3  Source : http://www.assemblee-nationale.fr/rapports/r2472.asp

4  Cité par : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

5  Cité par : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

6  Cité par : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

7  Cité par : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

8  Cité par : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

9  UNADFI, « Manipulation mentale, lavage de cerveau, mégalomanie : essais de définition », Bulletin de liaison pour l’étude des sectes, Bulles n°40, 4ème trimestre 1993, cité par : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

10  Bouderlique Max, « Les groupes sectaires totalitaires, les méthodes d’endoctrinement ». Chronique sociale, 1998, cité par : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

11  Source : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

12  Cité par : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

13  Cité par : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

14  Source : http://www.unadfi.org/sectes/manipulation.htm

15  Source : http://www.senat.fr/rap/100-192/100-19211.html

16  Source : http://www.senat.fr/rap/100-192/100-1925.html

17  Source : http://www.assemblee-nationale.fr/cra/2000-2001/2001053015.asp

18  Source : http://www.assemblee-nationale.fr/cra/2000-2001/2001053015.asp

19  Source : http://www.assemblee-nationale.fr/cra/2000-2001/2001053015.asp

20  Source : http://www.cfjd.org/html/dossier_sectes_1.htm

21  Source : http://www.cfjd.org/html/dossier_sectes_1.htm

22  Source : http://www.cfjd.org/html/dossier_sectes_1.htm

23  Source : http://www.cfjd.org/html/dossier_sectes_1.htm

24  Source : http://www.cfjd.org/html/dossier_sectes_1.htm

25  Source : http://www.cfjd.org/html/dossier_sectes_1.htm

26  Source : http://www.cfjd.org/html/dossier_sectes_1.htm

27  Source : http://www.cfjd.org/html/dossier_sectes_1.htm

28  Cité par : http://net.addr.com/kataros/liberte.htm

29  Cité par : http://www.freedommag.org/french/EL25/page01a.htm

30  Cité par : http://www.mpe-poc.org/loiantisecte.htm

31  Cité par : http://www.mpe-poc.org/loiantisecte.htm

32  Cité par : http://www.mpe-poc.org/loiantisecte.htm

33  Cité par : http://www.quebecoislibre.org/000304-9.htm

34  Source : http://www.senat.fr/rap/100-192/100-19216.html

35  Source : http://www.senat.fr/rap/100-192/100-19216.html

36  Source : http://www.senat.fr/rap/100-192/100-19216.html

37  Source : http://www.senat.fr/rap/100-192/100-19216.html

38  Cité par : http://www.coordiap.com/loi11.htm

39  Cité par : http://www.coordiap.com/loi18.htm

40  Cité par : http://www.mpe-poc.org/loiantisecte.htm

41  Cité par : http://www.mpe-poc.org/loiantisecte.htm

42  Cité par : http://www.mpe-poc.org/loiantisecte.htm

43  Cité par : http://www.mpe-poc.org/loiantisecte.htm

44  Skinner, B. F. (1976). Walden Two. New Jersey: Prentice Hall

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