SOMMAIRE
Méthode
Résultats
Discussion
Nous remercions à Silvia Krauth-Gruber pour son aide dans la construction du matériel et à Solveig Puiméan et à une personne anonyme pour leur aide dans le codage des données de cette recherche.
Les menaces sociétales font désormais partie intégrante de notre vie quotidienne, notamment en raison de leur diffusion médiatique étendue. L’actualité sociale est riche en événements dramatiques, inquiétants, parfois prévisibles, mais souvent inattendus… En effet, le moindre aspect de notre existence quotidienne nous fait ressentir une crainte liée aux différents événements sociétaux emblématiques ou aux différents aspects de notre vie quotidienne qu’aussi bien les médias que les individus qualifient de « menace ».
Parmi les menaces contemporaines figurent les menaces pour la sécurité comme les attaques terroristes ou les menaces écologiques comme la pollution atmosphérique qui asphyxie régulièrement les grandes villes. Les menaces économiques entravent l’équilibre des ressources financières qui pourrait ébranler l’économie mondiale par un effet domino. Les menaces technologiques découlent directement du progrès scientifique et technique de notre société. S’ajoutent à cela les menaces politiques comme les conflits géopolitiques persistants. De plus, de nouvelles menaces se profilent dans notre société, telles que les nouveaux virus à l’origine des pandémies sanitaires de grande ampleur, les armes au potentiel de destruction massive à l’échelle planétaire, ou encore le développement de l’intelligence artificielle qui pourrait mettre en péril le libre arbitre de l’humanité.
Quelle que soit l’origine de différents types de menaces sociétales, que ce soit la nature ou l’Homme, elles sont inhérentes à la condition humaine. Ces événements, quelles que soient leur origine ou leurs conséquences, traduisent une rupture entre la configuration habituelle de l’état du monde et les représentations que les personnes se font du monde qui les entoure (Orfali, 2005). Cette situation de chaos, qu’on pourrait qualifier à l’instar de Karl Weick d’épisode « cosmologique », renvoie à un bouleversement profond de notre univers. Ce qui rend ce type de situations dramatiques, c’est que « … le sens de ce qui se passe s’effondre en même temps que les moyens de reconstruire ce sens » (Weick, 1993, p. 633). Ainsi, la perception d’une menace qui se construirait lors d’une interaction entre un menacé et un menaçant (Caillaud, Bonnot, & Drozda-Senkowska, 2017) serait étayée par les processus cognitifs et émotionnels qui sous-tendent l’élaboration du sens.
Toutefois, la construction sociale des menaces sociétales serait également sous-tendue par d’autres facteurs d’influence comme les médias. Les médias au sens large du terme, c’est-à-dire la presse, la télévision, la radio ou encore Internet, font partie des vecteurs de transmission sociale, au même titre que les musées, les institutions ou les différents groupes sociaux (Haas, 2012). Selon Moscovici (1961/1976), la diffusion médiatique fait référence à un système ou une forme particulière de la communication à l’origine de la transmission des messages sous la forme d’un savoir commun destiné à être partagé. Selon cette logique, les journaux pourraient être envisagés en tant que médiateurs entre un objet extérieur, en l’occurrence la menace sociétale, et le public. Par conséquent, chaque journal possède une stratégie de communication qui lui est propre ; cette stratégie concerne le style linguistique ainsi que l’idéologie qui sous-tend la ligne éditoriale (Gamson & Modigliani, 1989). En effet, le langage peut être considéré comme l’instrument principal de construction sociale de la réalité car il est à l’origine de l’objectivation des connaissances concernant le monde. Or, le langage sous-tend l’aboutissement à une forme de connaissance socialement distribuée qui permet aux individus de partager la même signification du monde (Berger & Luckmann, 1966).
La diffusion médiatique, qui est avant tout factuelle, contribue à la construction d’un « monde social imaginaire » (Rouquette, 1998, p. 93) et par conséquent ne peut être envisagée sans son rapport à l’idéologie. Par extension, la communication médiatique ne peut être appréhendée sans son rapport au pouvoir (Moscovici, 1961/1976), car elle est porteuse des discours politiques et institutionnels (Bonelli, 2010). Ainsi, chaque menace pour être perçue en tant qu’un problème collectif a besoin d’être portée par le travail aussi bien politique que symbolique des agents sociaux (Bonelli, 2017) dont les médias font irrévocablement partie. L’idéologie véhiculée par la communication médiatique contribue à la construction de la pensée sociale qui fait référence à la pensée quotidienne des personnes lambda (Rouquette, 1973). En effet, la diffusion médiatique est l’un des facteurs qui contribuent aux processus de communication qui sous-tend la construction des représentations sociales (Moscovici, 1961/1976). Elles sont à l’origine des objets ou des situations que les personnes perçoivent comme étant des menaces sociétales à une époque donnée.
La diffusion médiatique constitue également l’un des canaux de communication qui contribuent aussi bien à l’amplification qu’à l’atténuation sociale de la perception que les personnes ont des menaces sociétales (Kasperson et al., 1988). L’exposition médiatique augmenterait ainsi d’approximativement 15 % la perception des divers risques par la population ayant accès aux médias par rapport à celle sans accès aux médias, et ceci indépendamment du niveau d’éducation (Kpanake, Chauvin & Mullet, 2008). Il a été démontré que la presse écrite en particulier amplifie pour l’actualité locale le contenu de l’information liée à la peur, ce qui contribue à la formation d’une réalité sociale perçue comme étant davantage menaçante (Heath, 1984). La communication médiatique véhicule un type de discours choisi par la ligne éditoriale de différents journaux en s’inscrivant dans un contexte social, culturel, économique et politique. Cela signifie que différents types de journaux sélectionnent un type de discours porteur d’un type de connaissances particulières pour être par la suite diffusés au sein de la société. Les connaissances ainsi véhiculées sont interprétées et font l’objet d’une appropriation par les acteurs sociaux, pour finir par correspondre aux différentes logiques de la pensée individuelle (Jovchelovitch, 2008). Par conséquent, la diffusion médiatique aurait un rôle déterminant en ce qui concerne la construction sociale de la réalité et des menaces sociétales, par extension.
Ainsi, l’objectif principal de cette étude est d’examiner l’existence d’un lien éventuel entre le classement des menaces sociétales issues de l’actualité sociale, la presse écrite spécifiquement, et le classement des menaces contemporaines perçues par les personnes dans le contexte français.
Méthode
Les journaux qui rediffusent les informations confirmées et vérifiées par l’AFP (Agence France-Presse) sont considérés comme des leaders d’opinion dans le paysage médiatique. Dans un premier temps, une base de données des articles d’actualité issus de la presse écrite a été constituée. Il s’agissait plus spécifiquement d’un corpus d’articles de journaux (N = 386) parus dans neuf quotidiens nationaux (Le Monde, Libération, Figaro, France Soir, Les Echos, etc.) ; le corpus a été construit à l’aide de la base de données Factiva. Des articles de journaux dont le titre et le premier paragraphe contenaient le mot « menace-s » ont été sélectionnés sur une période de 18 mois, de janvier 2012 à septembre 2013. Les articles de journaux ont été lus plusieurs fois puis analysés quant à leur contenu. Deux codeurs indépendants ont classé l’ensemble des articles des journaux, énonçant des menaces sociétales, en 7 différentes catégories à l’aide de la méthode d’analyse de contenu. Le coefficient de fidélité inter-codeurs1 calculé pour tous les items a atteint un niveau satisfaisant (.93).
Ensuite, l’objectif était d’élaborer le classement des menaces sociétales contemporaines perçues par les personnes dans le contexte français, puis d’examiner l’existence éventuelle d’un lien entre le classement des menaces sociétales évoquées par la presse écrite française et le classement des menaces sociétales perçues par les individus. Les participants (N = 52) à cette étude menée par questionnaire étaient les étudiant-e-s en Licence de Psychologie (M = 21.37, SD = 4.02) à l’Institut de Psychologie de l’Université Paris Descartes. L’échantillon était composé de 73.10 % de femmes et de 26.90 % d’hommes. On a demandé aux participants de compléter par une tâche d’association libre avec une contrainte de 10 événements ; ils avaient comme consigne de lister les événements concrets ou les différents domaines sources de menace et d’inquiétude pour eux.
Résultats
Les participants ont produit au total 199 évocations liées aux événements sociétaux menaçants issus de l’actualité médiatique lors de la tâche d’association libre. La catégorisation des évocations a été effectuée sur la base de 7 catégories de menaces sociétales qui ont été employées pour catégoriser les articles de la presse écrite. Les évocations des participants ont été catégorisées sur la base de similitude sémantique des concepts évoqués (par ex., « la prise de pouvoir d’un dictateur » était catégorisé comme une menace liée à la politique, « le terrorisme » a été catégorisé comme une menace liée à la sécurité, etc.) à l’aide de la méthode d’analyse de contenu. Les résultats en pourcentages du classement des menaces sociétales perçues par les participants comparés avec les résultats en pourcentages du classement des menaces sociétales issues de la presse écrite française sont représentés dans la figure 1. Les principaux résultats indiquent que parmi les menaces sociétales les plus fréquemment évoquées par la presse écrite française figurent les menaces liées à l’économie (34.20 %), à la société et son fonctionnement (16.84 %) et à l’environnement (15.29 %). Toutefois, parmi les menaces sociétales qui ont été les plus fréquemment évoquées par les participants figurent les menaces liées à la sécurité (37.19 %), à la politique (21.11 %) et à l’environnement (13.57 %). Le test d’indépendance du Khi² a montré que les fréquences des catégories du classement des menaces sociétales issues de la presse écrite française et les fréquences des catégories du classement des menaces sociétales perçues par les participants et ne sont pas liées, χ² (36, N = 7) = 42.01, p = .227. Ce résultat indique que la presse écrite ne contribuerait pas directement à la construction des principales catégories des menaces sociétales perçues par les participants.
Figure 1. Classement des menaces sociétales issues de la presse écrite française par comparaison avec le classement des menaces sociétales perçues par les participants
Discussion
Cette recherche a apporté une contribution quant à l’élaboration d’un classement des principales catégories des menaces sociétales issues de la presse écrite française et des menaces sociétales actuelles perçues par les individus dans le contexte français. Comme nous l’avons exposé dans l’introduction, la perception d’une menace se construirait lors d’une interaction entre un menacé et un menaçant, qui réfère à une situation, à un groupe social ou à un individu (Caillaud, Bonnot, & Drozda-Senkowska, 2017). Les médias sont également l’un des vecteurs de transmission sociale (Haas, 2012) qui contribuent à la construction des menaces sociétales. Toutefois, les principaux résultats de cette recherche suggèrent qu’il n’y a pas de lien entre les fréquences du classement des menaces sociétales issues de la presse écrite française et les fréquences du classement des menaces sociétales perçues par les participants. Cela signifie que la presse écrite française ne contribuerait pas de façon majoritaire à la construction des menaces sociétales perçues par les personnes, alors même que la presse écrite devrait avoir un rôle déterminant dans la formation des opinions (Hoffman, 2013) et des représentations sociales des personnes (Moscovici, 1961/1976). Toutefois, ce type de conclusion serait à prendre avec précaution compte tenu du fait que l’échantillon des participants devrait être davantage représentatif de la population française. De plus, la presse écrite constitue seulement l’un des vecteurs possibles de la transmission sociale, parmi d’autres vecteurs tels que les institutions et les différents groupes sociaux (Haas, 2012) ou encore les discours des hommes politiques (Bonelli, 2017). Les différentes menaces sociétales sont utilisées dans les discours des hommes politiques car la réduction de la menace se situe directement au cœur du travail politique (Arciszewski, 2004). Or, les différentes menaces qui pèsent sur la collectivité, allant des épidémies sanitaires et du changement climatique à l’immigration et l’effondrement des systèmes politiques, remettent en question directement l’ordre symbolique construit par l’Etat (Bonelli, 2017).
De plus, la perception d’une menace serait le résultat des processus de construction sociale où interviennent diverses projections et imaginations ainsi que des situations vécues, aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif (Jodelet, 2017). Les processus de construction sociale prennent d’autant plus d’importance que la menace présente un caractère flou, invisible et non palpable, comme c’est le cas des menaces sociétales actuelles telles que la crise économique, le réchauffement climatique ou encore les ondes émanant de nos téléphones portables. Par conséquent, en s’inscrivant dans l’approche de l’interactionnisme symbolique (Mead, 1934/2015), il serait nécessaire de prendre en considération également la nature des processus d’interactions sociales et leur rôle dans les processus de construction sociale des menaces sociétales. Or, la communication, aussi bien politique qu’interpersonnelle, constitue l’une des variables essentielles qui contribuent à la construction de la signification (meaning) que les personnes se font du monde qui les entoure.
1 Le coefficient de fidélité inter-codeurs, basé sur le calcul de pourcentage d’accord entre les deux codeurs, a été calculé en divisant le nombre d’accords entre les deux codeurs par le nombre total d’évocations.
Arciszewski, T. (2004). La menace : sa perception, ses effets, son utilisation. Thèse de doctorat. Paris, France : Université Paris Descartes.
Berger, P. L., & Luckmann, T. (1966). The Social Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge. New York, US : Penguin Books.
Bonelli, L. (2010). La France a peur : Une histoire sociale de l’« insécurité ». Paris, France : La Découverte.
Bonelli, L. (2017). Entrepreneurs de cause et construction sociale des menaces. Dans S. Caillaud, V. Bonnot, et E. Drozda-Senkowska (dir.), Menaces sociales et environnementales : repenser la société des risques (pp. 43‑55). Rennes, France : Presses Universitaires de Rennes.
Caillaud, S., Bonnot, V., & Drozda-Senkowska, E. (2017). Menaces sociales et environnementales : repenser la société des risques, Rennes, France : Presses Universitaires de Rennes.
Gamson, W. A., & Modigliani, A. (1989). Media discourse and public opinion on nuclear power. American Journal of Sociology, 95, 1‑37.
Haas, V. (2012). Traces, silences, secrets. Une approche psychosociale de la mémoire et de l’oubli collectifs. Synthèse des travaux en vue de l’obtention du diplôme d’habilitation à diriger des recherches. Paris, France : Université Paris Descartes.
Heath, L. (1984). Impact of newspaper crime reports on fear of crime: Multimethodological investigation. Journal of Personality and Social Psychology, 47(2), 263‑276. doi : 10.1037/0022‑3514.47.2.263
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Kpanake, L., Chauvin, B., & Mullet, E. (2008). Societal risk perception among African villagers without access to the media. Risk Analysis, 28(1), 193‑202. doi : 10.1111/j.1539‑6924.2008.01008.x
Mead, G. H. (1934/2015). Mind, self & society : from the standpoint of a social behaviorist. Chicago, US: The University of Chicago Press.
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Rouquette, M. L. (1998). La communication sociale. Paris, France : Dunod.
Weick, K. E. (1993). The collapse of Sensemaking in Organizations: The Mann Gulch Disaster. Administrative Science Quarterly, 38(4), 628‑652.