DOSSIER : L'AVENIR DE LA DEMOCRATIE
Thomas Branthôme est maître de conférences en Histoire du droit et des idées politiques à l’Université Paris Descartes (Paris V). Il a fait sa thèse de doctorat sur la Genèse des libertés sociales et le droit de d’associer face à l’impératif d’ordre (plusieurs fois primée et à paraître chez LGDJ) et vient de publier une Histoire de la République. Des origines à la ve, co-écrite avec Jacques de Saint-Victor - Economica, 2018. Convaincu que l’universitaire doit s’investir dans le débat public, il participe activement aux questions de notre temps au travers de ses conférences, des interventions partout sur le territoire et de ses articles-interviews dans les médias (Le Monde, Marianne, Libération, France Info, Regards, Le vent se lève…).
SOMMAIRE
1. Le spectre du populisme
2. De quoi le populisme est-il le nom ? Théorisation et mise en lumière d’une politique du peuple
Notre époque toute entière est marquée par les lettres incandescentes du « populisme ». Il n’y a pas un journal qui n’ait commandé un article sur le sujet, pas une émission de radio qui n’ait essayé d’en décrypter l’énigme, pas une maison d’édition qui n’ait fait paraître un ouvrage relatif à la question, au point qu’on est tenté de paraphraser la célèbre apostrophe de Marx et Engels du Manifeste du Parti communiste (1848) et dire aujourd’hui : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du populisme ». La référence n’est pas fortuite. Une véritable analogie peut être observée. Citons le texte in extenso pour s’en convaincre :
« Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le Pape et le Czar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. Quelle est l’opposition qui n’a pas été accusée de communisme par ses adversaires au pouvoir ? Quelle est l’opposition qui, à son tour, n’a pas relancé à ses adversaires de droite et de gauche l’épithète flétrissante de communiste ?
Deux choses ressortent de ces faits :
1° Déjà le communisme est reconnu par toutes les puissances d’Europe comme une puissance.
2° Il est grand temps que les communistes exposent à la face du monde entier leur manière de voir, leur but et leurs tendances ; qu’ils opposent aux contes du spectre du communisme un manifeste du parti lui-même. Dans ce but, des communistes de diverses nationalités se sont réunis à Londres et ont rédigé le manifeste suivant, qui sera publié en anglais, français, allemand, italien, flamand et danois. »
Le miroir est saisissant. Chaque utilisation du mot « communisme » dans ces lignes peut être remplacée par le mot « populisme » et éclairer par-là même la situation actuelle. Oui, le « populisme » hante l’Europe, à la fois parce qu’il est omniprésent dans l’espace politico-médiatique mais aussi parce qu’il est présenté sous une forme « spectrale », c’est-à-dire comme un « revenant » (des années 30). Oui des « puissances » de l’Europe s’érigent en une « alliance de défense » et désignent le « populisme » comme un péril à conjurer. Oui, le mot est avant tout une accusation lancée par le pouvoir en place à ses « adversaires », une « épithète flétrissante » qui permet de gangréner le message de l’opposant. Oui enfin, une partie du camp de la gauche a décidé de s’emparer de ce « stigmate » pour le renverser, comme dirait Norbert Élias, et en faire un mot rassembleur afin d’exposer « à la face du monde entier » sa manière de voir, son but et ses tendances. De cette analogie, nous pouvons en tirer un plan : 1. Parce qu’en vertu de sa forme spectrale, il relève davantage du domaine de l’épouvante que de la matérialité tangible, nous commencerons par analyser non pas le sens du populisme en soi mais le sens qu’il revêt à l’aune de ses utilisations médiatiques et politiques. 2. Nous verrons ensuite que loin de l’utilisation flottante qu’il en est fait dans les mass-médias, le « populisme » est revenu au goût du jour à la faveur d’une théorisation rigoureuse de la part d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe.
1. Le spectre du populisme
L’examen de l’abondante littérature parue sur le « populisme » ou de la multitude des sujets qui ont pu lui être consacré met en lumière un curieux paradoxe. Le mot est partout mais il est défini nulle part, ou plutôt, il n’est quasiment jamais rattaché à une définition qui fasse autorité1. On l’utilise donc comme s’il allait de soi et sans jamais questionner le sens et l’origine du mot. C’est peut-être dans ce paradoxe que réside le premier nœud de l’énigme populiste : le sens du populisme tel qu’on l’entend partout se niche moins dans le mot en soi que dans celui qui l’emploie. En d’autres termes, le populisme dit d’abord et avant tout quelque chose de la géographie politique de notre époque, des grandes lignes de l’inconscient collectif qui le maillent et de la place de la peur dans le dessin de ses frontières.
Cette remarque s’applique en premier lieu aux « médias ». Depuis quelques années, la référence au mot est quotidienne2, elle fait les gros titres, elle alimente les sujets porteurs. Mais qu’entendent-ils précisément derrière cette occurrence ? Que répondraient-ils si on leur demandait leur définition ? Probablement diraient-ils que le « populisme » correspond à une offre politique non-sérieuse et irréalisable qui n’est faite que pour « flatter les bas instincts du peuple » (sic). Cette hypothèse appelle trois remarques. D’une part, comme l’a montré Frédéric Lordon3, la capacité à dire ce qui est sérieux ou non en politique et en économie pose de sérieux problèmes épistémologiques et n’est jamais neutre. D’autre part, l’idée sous-jacente des « bas instincts du peuple » suggère une vision négative du peuple sur laquelle nous reviendrons et qui est le cœur de la revendication populiste de Laclau. Enfin, cette hypothèse soulève une interrogation de tout premier ordre car il existe un mot pour désigner un tel discours : cela s’appelle la démagogie. Pourquoi donc les médias n’utilisent pas ce concept ? Par facilité peut-être, par manque de rigueur en science politique également. Mais c’est aussi qu’ils se placent à la remorque des représentants politiques, pour qui ce mot a une utilité très commode : celle de disqualifier l’adversaire.
Dans l’arène politique, l’invocation du « populisme » est effectivement d’abord et avant tout une arme stratégique. Il sert à produire un effet « disqualifiant »4. Lorsqu’un représentant politique « lance » à son adversaire l’apostrophe « populiste » ou le désigne comme tel se joue en effet chez le spectateur un phénomène inconscient : il entend « fascisme » ou « totalitarisme » et par ces mots qui resurgissent, il entrevoit le retour des décennies sombres du xxe siècle. Toute la ruse de l’emploi du « populisme » est de miser sur cet impensé « antitotalitaire », extrêmement puissant chez les citoyens français depuis les années 19705, et sur l’idée que sa « réactivation » dans l’inconscient collectif permettra l’érection de digues mentales qui se traduiront ensuite par des votes antipopulistes. Désigner l’autre comme « populiste » permet ainsi de ne pas argumenter, de passer par le canal de la morale, plutôt que celui du débat démocratique, et d’exclure l’autre du champ de l’acceptable. Cette manœuvre fonctionne d’autant mieux que la victoire de l’idéologie antitotalitaire a profondément transformé la partition de l’espace politique, substituant à l’opposition capitalisme/marxisme une opposition morale. Désormais un camp dit « démocratique », et dont on comprend qu’il est l’euphémisme d’une auto-qualification inavouable en « camp du bien », se pose en vigie du monde tel qu’il est. Si l’idée d’une sentinelle se donnant pour but d’empêcher le retour du fascisme ne peut en soi qu’emporter notre adhésion, reste à interroger ses différents aspects : quelle frange du monde politique se présente comme le garant de ce non-retour du fascisme ? Et qu’appelle-t-elle « fascisme » ? Enfin quelle société défend-elle en contre-point ? C’est ici que les réflexions sur les usages du populisme se complexifient. Dans l’impensé que nous venons de mettre en lumière, il existe comme une « double strate ». Non seulement le populisme renvoie inconsciemment au fascisme (première strate), mais il éveille aussi et au même instant dans le mécanisme cérébral du citoyen l’idée que le populisme est l’ennemi de la démocratie (deuxième strate). Tout ce qui relevait jusqu’à présent du débat droite/gauche disparaît instantanément de facto. Toute exposition d’un programme politique digne de ce nom devient superflue. Autrement dit, l’évocation du « populisme », par l’impensé d’ennemi mortel de la démocratie qu’il agite, permet à celui qui l’emploie de devenir, par un mouvement de balancier, le défenseur de cette démocratie menacée, et lui assure par là-même un puissant magnétisme électoral.
2. De quoi le populisme est-il le nom ? Théorisation et mise en lumière d’une politique du peuple
Telle est ainsi notre hypothèse : il n’est pas de discussion sérieuse sur le populisme qui puisse se faire sans la double dénonciation préalable opérée ci-dessus : 1/ le « populisme » est d’abord un mot d’époque pour les médias ; 2/ il est une arme de neutralisation pour une partie de la classe politique. Mais ce n’est pas tout. Le bourdonnement du mot « populisme » provient aussi en contre-fond d’un courant intellectuel qui se réclame de la « stratégie populiste » et pour qui le populisme est une bonne chose. Encore faut-il entendre et comprendre ce qu’ils entendent par là. À l’origine de cette appropriation positive se trouve Ernesto Laclau, défunt philosophe argentin, qui a révolutionné l’étude analytique du phénomène. La parution de son ouvrage La raison populiste (2005)6, enrichi de ceux de sa co-auteur la philosophe belge Chantal Mouffe7, irrigue depuis la pensée de la gauche radicale dans le monde entier. Le livre part d’une intuition que Laclau expose dès son introduction : « je soupçonne depuis longtemps que ce qui est en jeu dans le rejet du populisme dépasse largement la relégation d’un ensemble de phénomènes périphériques dans les marges de l’explication sociale »8. Derrière l’opprobre jeté sur le populisme, dit Laclau, il y aurait en réalité des forts présupposés philosophiques. D’une part, un présupposé hérité de la tradition « rationaliste » selon laquelle le politique doit canaliser les émotions et faire advenir une politique fondée sur le seul entendement. D’autre part, et corolaire de ce premier présupposé, une méfiance vis-à-vis du peuple, considéré comme l’archétype du sujet politique irrationnel, excessif et « dangereux ». En d’autres termes, le rejet du populisme ne serait qu’un rejet du peuple qui n’ose dire son nom.
Or, Laclau décide tout au long de son ouvrage de retourner ce stigmate du populisme comme un gant. Loin d’être un dérivé négatif du politique, dit l’auteur, le populisme est au contraire l’origine du politique. Laclau rappelle en effet que la politique est une invention9 destinée à intégrer les « classes inférieures » dans la « cité des hommes ». Autrement dit, l’origine du politique, que ce soit historiquement par la démocratie athénienne ou philosophiquement avec les écrits de Platon puis d’Aristote, a été pensée à partir de la question du peuple. Pour le peuple donc. Les romains, en subdivisant cette notion de « peuple » selon qu’elle renvoie à une question « sociale » ou « organique », diront en ce sens que la plebs (peuple social) doit faire partie du populus (peuple politique). Fort de ces éléments, Laclau et Chantal Mouffe défendent l’idée que le politique est consubstantiel à la démocratie. Pour cette raison, il est inconcevable et contre-nature d’imaginer une réflexion politique sans le peuple. C’est via ces analyses que les travaux de Mouffe et Laclau sont venus féconder la pensée française toute tournée depuis une vingtaine d’année sur la « crise de la démocratie »10.
Pour un certain nombre de chercheurs, nous vivons effectivement dans ce que Maurice Duverger a appelé dès 1967 une « démocratie sans le peuple ». Ce jugement appelle des précisions. Ce que l’on peut dire, c’est qu’il existe depuis la Révolution française un débat vif sur la nature que doit revêtir la démocratie française : directe ou indirecte ? En 1792, dans l’esprit « plébéien » du républicanisme11 issu des sociétés sans-culottes, l’avènement de la République en France doit également signifier l’avènement de la démocratie, la « vraie », au sens étymologique du terme qui veut dire comme chacun sait, le pouvoir (kratos) du peuple (demos). Le républicanisme jacobin lui-même rêve d’édifier la République du Contrat social de Rousseau dans laquelle la « volonté générale » serait la grande source de la loi. Le coup d’État contre Robespierre advenu (le 9 thermidor), le mouvement antijacobin imputera la Terreur à cette vision « maximaliste » de la démocratie. C’est pourquoi les auteurs du coup d’État (les « Thermidoriens ») qui seront au pouvoir de 1794 à 1799 s’efforceront d’en finir définitivement avec l’idée de « démocratie directe ». Il s’agira d’établir une « République du centre », « réaliste » (Pierre-François Réal) et s’appuyant sur la propriété (Boissy d’Anglas). En conséquence de quoi et au cours de ces années de réaction, le peuple sera invité à « rentrer chez lui », comme l’écrit Michelet, afin de laisser gouverner ceux qui se sont auto-proclamés les « honnêtes gens ».
Le philosophe Bernard Manin considère que c’est dans ce laps de temps que s’est formulée la conception « indirecte » de la démocratie qu’il appelle « gouvernement représentatif »12. Cette conception se caractérise par une défiance vis-à-vis du « démos » et préconise la mise à l’écart du peuple quant à la gestion des affaires de la cité afin de les confier à un groupe supposé mieux savoir comment les conduire. Sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, elle prendra des accents élitiste/élitaire par l’intermédiaire des « Doctrinaires » groupés autour de Guizot qui défendront une « aristocratie de la raison ». L’avènement, par étapes, du suffrage universel, véritable « sacre » républicain du peuple, pourrait laisser penser que cette conception élitiste des affaires publiques est aujourd’hui révolue mais il n’en est rien. Le manque de diversité économico-social du personnel politique, le poids grandissant de la technocratie et de la finance diffuse de plus en plus au sein du peuple le sentiment qu’il est exclu de la décision politique, que les élites ont « trahi » comme l’a écrit Christopher Lasch13 et que désormais c’est une toute petite minorité (« l’oligarchie ») qui gouverne les destinés de tous.
Or, l’œuvre de Laclau doit son succès au fait que non seulement elle met en lumière ce sentiment d’exclusion du peuple mais également qu’elle cherche à en expliquer les raisons. Selon le philosophe argentin, ce processus de dé-démocratisation s’est développé du fait d’un vaste travail de « dénigrement des masses » opéré dans la littérature scientifique à la fin du xixe siècle. Ayant « absorbé » cette vision dénigrante, le peuple porte désormais en lui une sorte d’auto-disqualification de lui-même. Qui n’a pas entendu dans un dîner mondain quelques biens nés dirent qu’ils étaient « contre le fait qu’on donne (sic) le vote à tout le monde » ou déclarer sans vergogne « moi, je ne suis pas pour la démocratie » ? De façon plus générale, l’idée que le peuple est un amas d’individus soumis à des passions éruptives et incapable de gouverner est désormais majoritaire dans l’opinion publique. Il appartient à Laclau d’avoir montré la construction de cette idée en mettant en exergue les considérations « demophobe » d’Hyppolite Taine, Gabriel Tarde, Gustave Lebon ou Scipio Sighele et leur influence. C’est à partir d’eux qu’on a considéré que le peuple en s’assemblant devenait foule et qu’en devenant foule, il perdait son libre-arbitre, se voyait régit par les « lois de l’imitation » (G. Tarde) et basculait aisément de ce fait dans la violence. Cette « psychologisation » des foules (G. Lebon) a ainsi vu le peuple être intégré progressivement à la « classe dangereuse » sinon « criminelle » (S. Sighele). Or cette « cornérisation » du peuple est en train de trouver ses limites et entraîne depuis quelques années un véritable « backlash ». Comme l’a montré en effet Jacques de Saint-Victor dans son étude pionnière sur le « Mouvement Cinq étoiles » (M5S)14, cette vision démophobe ne passe plus en Italie. À partir de 2009, les leaders du M5S ont ainsi fait entendre un discours antipolitique contre « l’oligarchie » qui régnerait sur un peuple dépossédé de sa souveraineté. Désormais dit le M5S, la lutte qui se joue n’est plus horizontale (« la droite » contre « la gauche ») mais verticale (les « petits » contre les « grands » comme le disait Machivael, ou pour parler comme son contemporain Guichardin, la « Piazza » contre le « Palazzo »).
Chez Laclau et Chantal Mouffe, il y a eu aussi cette idée que le clivage politique à venir se jouera sur une ligne verticale. Mais il n’est pas question de le traduire dans un discours antipolitique comme le fait le « Mouvement Cinq Étoiles ». Investir le mot populisme fut pour ces deux philosophes une façon de dire que le sujet politique de l’émancipation ne serait bientôt plus ni la « classe » ni « la gauche » mais le peuple. Pourquoi alors avoir choisi ce mot « populisme » qui fait si polémique ? Pour sa signification historique. À la fin du xixe siècle que ce soit avec les Narodniki15 en Russie ou le « People’s party » en Amérique, il y eut en effet de chaque côté du globe des mouvements politiques qui se qualifièrent de « populistes » et qui le définirent comme une lutte pour le salut du peuple. Lors de la convention de 1890 du People’s party, une de ses militantes, Mary Elizabeth Lease, put ainsi déclarer : « Wall Street possède le pays. Nous n’avons plus un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, mais un gouvernement de Wall Street, par Wall Street et pour Wall Street ». Le mouvement Occupy Wall Street, version américaine des Indignés, ne dit-il pas la même chose depuis 2011 ? Un nouveau « moment populiste » (C. Mouffe) est donc advenu. Mais il ne s’agit pas pour Laclau et Chantal Mouffe de s’en faire les simples photographes. La transformation du métabolisme politique occidentale impose de repenser la façon de faire de la politique pour faire vaincre l’idée socialiste. C’est l’objet de leur livre commun Hégémonie et stratégie socialiste (1985)16, base de tout leur système philosophique. Partant du constat que le marxisme orthodoxe n’a pas su intégrer les demandes « nouvelles » des années 60 (féminisme, luttes contre l’homophobie, mouvement écologiste, antiraciste, etc), le livre s’interroge sur les limites de l’analyse de la gauche d’époque en termes de « luttes des classes ». Laclau et Mouffe considèrent en effet que la grille d’analyse marxiste (alors prédominante) en est la cause car elle repose sur un « essentialisme de classe », c’est-à-dire sur une vision du monde sociale dans lequel les identités politiques sont uniquement déterminées par les rapports de production. Or, un individu avec un capital fourni qui le place dans la classe bourgeoisie peut très bien être antiraciste et/ou contre l’homophobie et de ce fait se dire « de gauche ». Pour appréhender cette apparente discordance théorique, Laclau et Mouffe invite à s’affranchir de l’essentialisme marxiste et déclarent que l’identité politique est une « construction discursive »17. Opérant une grande révolution philosophique (post-marxiste) qui s’appuie notamment sur Gramsci, les deux auteurs théorisent que ce qui fait les êtres ne sont pas les structures de l’économie mais les effets de l’ordre social « hégémonique ». Chantal Mouffe écrit en ce sens : « Ce qui, à un moment donné, est considéré comme l’ordre "naturel", ainsi que le "sens commun" qui va avec, sont le résultat de pratiques hégémoniques sédimentés, et ce n’est jamais la manifestation d’une objectivité plus profonde qui serait extérieure aux pratiques qui rendent son existence possible »18.
Tous ces éléments ont contribué à forger plusieurs éléments-clefs de ce qu’on appelle aujourd’hui la « stratégie populiste ». Résumons-les à grands traits pour être clair : 1. Il n’y a pas d’essence politique seulement des identités politiques qui proviennent de constructions discursives. 2. Cette construction des identités politiques se fait par le biais d’un discours dominant appelé « hégémonique ». 3. L’hégémonie actuelle penche actuellement en faveur d’un monde libéral, capitaliste, inégalitaire, ce qui est le contraire de l’idéal socialiste. Pour faire vaincre le socialisme, il faut donc créer une contre-hégémonie. 4. Cette contre-hégémonie doit revisiter l’idée démocratique en s’abstrayant de « l’illusion du consensus » et en renouant avec la philosophie de Machiavel selon laquelle la démocratie est le lieu du conflit, ce que Chantal Mouffe appelle « l’agonistisme » (du grec « agon » qui veut dire combat). 5. Toute politique démocratique bien comprise doit donc reposer sur une opposition non pas entre amis et ennemis comme le disait le théoricien nazi Carl Schmitt mais entre amis et « adversaires ». C’est-à-dire qu’il doit y avoir une opposition franche et combative (mais non destruction). C’est que Chantal Mouffe appelle la « radicalisation de la démocratie » 6. La « stratégie populiste » considère qu’au sein de ce combat et pour faire advenir une société juste, il faut « construire un peuple ». Cette construction doit passer par des discours et « l’articulation de différentes demandes hétérogènes » afin de le « fédérer ». Ce n’est donc pas comme on le voit souvent dans les critiques du populisme, un blanc-seing vis-à-vis de tout ce que dirait le peuple. 7. Afin de « construire » ce peuple, il faut délimiter des « frontières » intellectuelles tout au long desquelles ont lieu « l’agon ». Ces frontières créent une partition de l’espace politique délimitant un « eux » et un « nous », ce qui permet par la création d’un adversaire désigné un sentiment de communauté. C’est l’union par la lutte. 8. Au sein de cette union, Laclau considère que le meilleur moyen de « construire » ce peuple est de s’appuyer sur un leader, d’une part, parce que c’est lui qui peut articuler toutes les demandes hétérogènes en une « chaîne d’équivalence » et d’autre part, parce que selon Laclau qui s’appuie sur Freud, la politique possède une dimension libidinale qui doit trouver à s’exprimer dans la personne d’un chef charismatique. 9. La « stratégie populiste » considère dans cette perspective qu’il faut réévaluer le rôle des « affects » et des « passions » en politique et que la stratégie politique ne peut se fonder sur la seule rationalité. 10. Le ralliement des gauches occidentales au libéralisme économique à partir des années 80 ayant aboli la frontière « réelle » entre la droite et la gauche, il faut abandonner la lecture horizontale de la politique (droite contre gauche) pour adopter une lecture verticale (le bas contre le haut). Il appartient donc aux partisans de la « stratégie populiste » de ne plus parler de « gauche » et d’investir la rhétorique du peuple en lutte contre « l’oligarchie » ou la « caste » comme nous l’avons vu ci-dessus. C’est cette « stratégie » qui a été utilisée peu ou prou par Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Jeremy Corbyn en Angleterre et la France insoumise en France.
Mais paradoxalement, c’est au moment où cette stratégie commence à être bien identifiée que certains signes laissent entrevoir son possible abandon. Parce qu’en concentrant l’énergie politique dans le peuple à la manière d’un fluide électrique, elle galvaniserait sans pour autant être contrôlée, d’aucuns s’alarment en disant qu’elle pourrait bénéficier au « populisme de droite ». C’est pour juguler cette potentialité que Chantal Mouffe a forgé dans son dernier ouvrage la proposition d’un « populisme de gauche ». Mais très vite, on lui a rétorqué qu’il y avait comme quelque chose d’oxymorique à voir associer un mot – populisme – qui signifiait le dépassement de la droite et de la gauche… avec le terme de gauche. Par ailleurs, comme l’a écrit, Manuel Cervera-Marzal19, certains cadres de ces partis politiques (à Podemos, mais aussi dans la France Insoumise) commencent à considérer que cette stratégie a permis de faire des « coups », à un moment donné précis, permettant des percées mais qu’elle n’est pas pérenne et qu’elle ne permet pas d’enraciner une vision politique durable. De quoi pousser à réinvestir l’antienne de « l’union des gauches » (c’est désormais le cas en Espagne) ? Ce que l’on peut dire, c’est qu’au vu de la recomposition de l’espace politique et de la nouvelle partition incertaine des choses (J. Fourquet)20, le spectre du populisme n’a pas fini d’agiter les esprits.
1 Pierre Rimbert dans un éditorial du Monde diplomatique écrit que la définition contemporaine aurait pu être « une politique qui combine l’appel à un peuple conçu comme monolithique et le rejet des élites » mais il rajoute que cette définition n’est probablement pas ce que sous-entendent les médias français car cette définition « enrôlerait le président français Emmanuel Macron, lequel tira volontiers sur ce genre de ficelle au cours de sa campagne 2017 », cf. P. Rimbert, « Un mot qui signifie "panique" », in Le Monde diplomatique. Manière de devoir, numéro 164 (bimestriel), avril-mai 2019, p. 4-5.
2 Le nombre d’articles comportant le mot « populisme » est passé de 486 en 2015 à 1254 en 2018.
3 F. Lordon, « Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? », in Le Blog du Monde diplomatique, 22 novembre 2016.
4 J’ai développé cette analyse dans une tribune écrite pour Le Monde en date du 13 octobre 2018.
5 Voir sur cette question M. S. Christofferson, Les intellectuels contre la gauche : l’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981, Marseille, Agone, 2014.
6 E. Laclau, La Raison populiste, Paris, Seuil, 2008.
7 Voir C. Mouffe, Agonistique : Penser politiquement le monde, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014 ; L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016 ; Construire un peuple, pour une radicalisation de la démocratie, (avec I. Errejon), Paris, Les éditions du Cerf, 2017 ; Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.
8 Ibid., p. 10.
9 Voir dans le même sens M. I. Finley, L’invention de la politique, Paris, Flammarion, 2011.
10 On pense en l’espèce aux travaux de Pierre Rosanvallon, Yves Sintomer, Loïc Blondiaux ou encore Sandra Laugier.
11 Sur la question de ces « sensibilités » républicaines nous renvoyons à notre ouvrage co-écrit avec Jacques de Saint-Victor, Histoire de la République en France. Des origines à la Ve République, Paris, Economica, 2018.
12 B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
13 C. Lasch, La Révolte des élites et la trahison de la démocratie (1995), Paris, Flammarion, 2010.
14 J. de Saint-Victor, Les Antipolitiques, Paris, Grasset, 2014.
15 Disciple de Alexandre Herzen qui dans les années 1860 exhortait la jeunesse russe à « aller au peuple » pour porter la lutte contre le tsarisme, un mouvement s’est formé dans les années 1870 au nom de Terre et liberté. L’aile la plus radicale du mouvement, qui prit le nom de Narodnaïa Volia (« La Volonté du peuple »), décida progressivement qu’il fallait s’en remettre aux armes et au « terrorisme » pour faire triompher leur lutte. Et c’est ainsi qu’un de ses partisans lança la bombe qui tua le Tsar Alexandre II en 1881.
16 E. Laclau et C. Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste : vers une démocratie radicale, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2009.
17 Chantal Mouffe écrit : « Rappelons que par "pratiques discursives" je n’entends pas une pratique exclusivement liée au discours oral ou écrit, mais des pratiques signifiantes discursives/affectives impliquant les mots, les affects et les actions que les agents sociaux acquièrent des formes de subjectivité. »
18 C. Mouffe, Construire un peuple, pour une radicalisation de la démocratie, (avec I. Errejon), op. cit., p. 31.
19 Voir à ce sujet l’article de Manuel Cervera-Marzal dans Le Monde du 29 mai 2019 : « Le populisme de gauche ne paie plus ».
20 J. Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.