N°35 / L'avenir de la démocratie Juillet 2019

Berdiaev et la technique

Grégoire Quevreux

Résumé

VARIA

Le philosophe Nicolas Berdiaev ne peut, stricto sensu, être considéré comme un représentant de ce mouvement des non-conformistes, pour diverses raisons. L’une d’entre elles, la plus évidente, est que ce mouvement est celui d’une génération à laquelle il n’appartient pas. Né (à Kiev) en 1874, Berdiaev a en effet 56 ans en 1930, alors que les non-conformistes ne sont souvent même pas trentenaires. Mounier, par exemple, est né en 1905, et avait donc 27 ans lors du lancement de la revue Esprit en 1932. Toutefois, Berdiaev peut, à l’instar de quelques autres (tel Jacques Maritain ou Gabriel Marcel), être considéré comme l’un des grands inspirateurs du mouvement des non-conformistes. De façon significative, il contribue d’ailleurs au tout premier numéro de la revue Esprit par un article intitulé « Vérité et mensonge du communisme russe ».

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SOMMAIRE

Le problème de la technique

De l’idolâtrie technicienne au transhumanisme

La dystopie technicienne

Répondre au problème

La réaction romantique

La technique comme problème spirituel

La technique et le christianisme

Conclusion

La crainte d’un « retour des années 1930 » est aujourd’hui devenue un lieu commun du discours politico-médiatique. On en parle comme autrefois on parlait du retour de la peste, des sauterelles et de la famine. La fort mauvaise réputation de ces années 1930 s’explique bien sûr par le fait qu’elles constituèrent une décennie d’affirmation des totalitarismes soviétiques, fascistes, et nazis. Cependant, elles ne furent pas que cela. Les années 1930 virent également naître en France un important mouvement de renouvellement de la pensée philosophique et politique, dont le représentant le plus connu, et le plus pérenne, fut probablement la revue Esprit emmenée par Emmanuel Mounier. Ce mouvement, dit des « non-conformistes », a été étudié par Jean-Louis Loubet del Bayle dans son ouvrage devenu classique : Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française1.

Le philosophe Nicolas Berdiaev ne peut, stricto sensu, être considéré comme un représentant de ce mouvement des non-conformistes, pour diverses raisons. L’une d’entre elles, la plus évidente, est que ce mouvement est celui d’une génération à laquelle il n’appartient pas. Né (à Kiev) en 1874, Berdiaev a en effet 56 ans en 1930, alors que les non-conformistes ne sont souvent même pas trentenaires. Mounier, par exemple, est né en 1905, et avait donc 27 ans lors du lancement de la revue Esprit en 1932. Toutefois, Berdiaev peut, à l’instar de quelques autres (tel Jacques Maritain ou Gabriel Marcel), être considéré comme l’un des grands inspirateurs du mouvement des non-conformistes. De façon significative, il contribue d’ailleurs au tout premier numéro de la revue Esprit par un article intitulé « Vérité et mensonge du communisme russe ».

Loubet del Bayle note qu’un thème important des non-conformistes était la question de la technique. Ils voyaient en effet l’homme devenir de plus en plus esclave de la machine, par exemple avec la généralisation des chaînes de montage industrielles et de « l’organisation scientifique du travail ». La critique de la technique recoupait donc chez eux celle du capitalisme, de la bourgeoisie, du matérialisme, et de ce qui constituait l’incarnation de tout cela à leurs yeux : l’Amérique. Dans leur critique du machinisme au nom de la liberté et de l’irréductibilité de la personne humaine, les non-conformistes se plaçaient clairement dans le sillage des réflexions de Berdiaev. L’œuvre philosophique de celui-ci, que ce soit en Russie ou en France, ne cessa jamais d’interroger la technique et ses rapports à l’homme, à l’esprit et à la liberté. En 1933, au moment fort de l’activité des non-conformistes, il publia ainsi sur ce thème un petit essai intitulé L’homme et la machine. Berdiaev, comme c’est souvent le cas chez lui, n’expose pas sa pensée de façon rigoureusement linéaire. Il développe au contraire son propos de façon assez libre, tournant toujours autour du même sujet, de manière à essayer de le saisir selon plusieurs angles différents. Nous allons tâcher ici de proposer une rapide lecture interprétative de l’essai de Berdiaev, nécessairement partielle2.

Le problème de la technique

De l’idolâtrie technicienne au transhumanisme

Dès la première page de son essai, Berdiaev pose un diagnostic implacable sur son époque : « La seule foi que l’homme de la civilisation moderne conserve est celle dont il entoure la technique, sa puissance et son progrès infini. »3 Au cœur du nihilisme moderne se niche ainsi une croyance profonde dans le progrès technique et ses bienfaits, partagée autant par le monde capitaliste que par le monde communiste. Cette foi peut évidemment s’expliquer par les grandes réalisations que la technique a permises à l’homme. C’est donc bien l’incroyable puissance qu’elle lui offre qui pousse l’homme à mettre une confiance aveugle dans la technique. La foi moderne dans la technique s’enracine donc fondamentalement dans la volonté de puissance de l’homme. Comme le dit Berdiaev : « La technique donne à l’homme d’aujourd’hui le sentiment d’une immense puissance, tout en étant elle-même le produit de la volonté de puissance et de l’expansion. »4

Par idolâtrie pour la technique, et pour lui permettre d’assouvir toujours plus sa volonté de puissance, Berdiaev pense (on pourrait presque dire « prophétise ») que l’homme finira par accepter de se transformer lui-même, en s’unissant à son niveau le plus intime avec la technique. Il écrit à ce propos : « La technique représente le dernier amour de l’homme qui est tout prêt, sous l’influence de cet amour, à modifier sa propre image. »5 Le problème, note Berdiaev, est qu’il s’agit là d’une illusion : « Le machinisme ne créé pas un homme nouveau, il le détruit, le fait disparaître, il le remplace par un être différent, dont l’existence n’est déjà plus humaine. »6 L’aboutissement de cette logique de dissolution de l’homme est l’union de l’homme et de la technique, c’est-à-dire l’avènement de la figure contemporaine du post-humain. Cependant, Berdiaev nous met en garde, le post-humain n’est pas un homme augmenté, ce n’est plus un homme du tout.

Il est frappant de relever à quel point Berdiaev a su anticiper l’émergence du transhumanisme et son idéal de transformation de l’homme par la technologie. Preuve s’il en est que celui-ci, loin de n’être qu’un gadget idéologique élaboré pour flatter la vanité de quelques ingénieurs milliardaires de la Silicon Valley, s’enracine en réalité profondément dans la conscience de la modernité occidentale. Le transhumanisme exemplifie ainsi la crainte exprimée par Berdiaev de voir l’homme s’unir à la technique dans le but d’accéder à une forme bien illusoire d’amélioration. Illusoire car, à ses yeux, le projet transhumaniste est gravement paradoxal puisqu’il affirme que l’homme s’améliore à mesure qu’il s’annihile. Étonnante amélioration, en effet, que celle qui exige pour se faire l’abolition de ce qui précisément doit être amélioré. Berdiaev décrit ainsi cette « utopie » technologique7 :

« Parfois une terrible utopie hante notre esprit. Il semble qu’il puisse venir un temps où les machines ayant atteint la perfection fonctionneraient par elles-mêmes et obtiendraient le rendement maximum ; les usines fabriqueraient des produits à une célérité vertigineuse ; les automobiles et les aéroplanes se disputeraient la vitesse, la T.S.F. propagerait la musique dans tout l’univers et reproduirait les discours des grands hommes défunts. Quant aux derniers humains, après s’être transformés eux-mêmes en machines, ils auraient disparu, à cause de leur inutilité et parce que la respiration et la circulation du sang seraient devenues impossibles. La nature serait alors soumise à la technique et la nouvelle réalité, créée par celle-ci, resterait dans la vie cosmique. Mais il n’y aurait plus d’hommes, il n’y aurait plus de vie organique. Il dépend, en dernière instance, du degré de la force spirituelle en l’homme, pour qu’il échappe à ce terrible destin ou qu’il ait à le subir. La puissance exclusive de la technique et de la machine nous entraîne précisément vers cette limite : au non-être dans la perfection technique. »

La dystopie technicienne

Berdiaev tente de comprendre les origines profondes de cette « utopie », qu’il juge terrifiante, de la dissolution de l’homme dans la technique, à travers une rapide philosophie de l’histoire qu’il élabore. Il affirme que l’histoire humaine est constituée de trois stades : le stade naturel, le stade culturel, et le stade technicien. Le stade central, le stade culturel, celui où nous nous trouvons encore, est constitué de deux pôles : le pôle organique et le pôle technique. Le stade précédent, le stade naturel, se caractérise par la domination totale du pôle organique, alors que le stade suivant, le stade technicien, se caractérise par la domination totale du pôle technique. Si l’émergence du pôle technique a ainsi permis à l’homme de s’arracher du stade naturel et d’accéder à la culture, la victoire univoque du pôle technique sur le pôle organique signifie « la dégénérescence de la culture en quelque chose qui ne l’est plus ». Tel est aux yeux de Berdiaev le problème de la place de la technique dans l’histoire humaine : « D’une part, il n’y a pas de culture sans technique, puisque les origines mêmes de la culture s’y rattachent, et d’autre part, le triomphe définitif de la technique amorce le déclin de la culture. »8

Berdiaev précise qu’il ne faut pas considérer les trois stades qu’il relève comme des époques chronologiques précises. Il s’agit bien plus pour lui de trois types de rapport entre l’esprit et la nature : « Dans la première, l’esprit est immergé dans la nature ; dans la seconde, il s’en dégage et forme une sphère particulière de spiritualité ; dans la troisième enfin il acquiert un empire sur elle et parvient à la maîtriser. »9 C’est bien cette réification complète de la nature par la technique qui constitue l’utopie du transhumanisme, et du progressisme technicien de façon générale. Celle-ci est cependant loin de remplir ces promesses, comme le note Berdiaev. L’homme se retrouve dépassé par les réalités techniques auxquelles il a lui-même donné naissance : « L’esprit prométhéen chez l’homme ne parvient pas à maîtriser la technique qu’il a lui-même engendrée, il ne peut venir à bout de ces énergies nouvelles qu’il a déchaînées. »10

Alors que « la substitution de la machine à l’effort séculaire humain correspond à une conquête positive, qui aurait dû anéantir l’esclavage et la misère », on constate que ce n‘est pas le cas. L’homme peut par exemple se retrouver remplacé par la machine : « La rationalisation de l’industrie engendre le chômage, cette calamité de notre époque. »11 Mais, surtout, la technique réduit l’homme à n’être plus qu’un outil à son service. La technique n’est ainsi plus adaptée à l’homme, c’est l’homme qui doit s’adapter à la technique. Le taylorisme apparaît à Berdiaev comme particulièrement significatif de cet état de fait : « Le système de Taylor présente une forme extrême de la rationalisation du travail, mais il ramène l’homme au rang d’une machine perfectionnée. »12 Ainsi, loin de libérer l’homme, la technique participe au contraire aujourd’hui à sa dégradation, à sa mise en esclavage.

« Aujourd’hui il [l’homme] entre dans une ère nouvelle : il veut se rendre maître des forces sociales irrationnelles. Il crée une société organisée et utilise le progrès technique pour réglementer la vie et maîtriser définitivement la nature. Mais, par une monstrueuse perversion, il devient à nouveau l’esclave de ce qu’il élabore, esclave de cette machine que la société est devenue et en laquelle lui-même dégénère insensiblement. »13

Répondre au problème

La réaction romantique

Le romantisme, pour Berdiaev, né de la réaction dans la culture du pôle organique contre la domination du pôle technique, propose comme horizon idéal le retour au passé et à la nature : « Le retour à la nature, éternel leitmotiv de l’histoire de la culture, traduit la crainte de voir celle-ci périr sous la domination de la technique, de voir disparaître la nature intégrale de l’homme. »14 Cette réaction romantique, qu’il voit par exemple dans l’œuvre de Léon Tolstoï ou de John Ruskin, n’est cependant jamais rien d’autre à ses yeux qu’une volonté vaine de retour à des techniques antérieures qui nous sont familières. Le romantisme n’est pas une véritable contestation de la domination de la technique, mais simplement une contestation des innovations techniques dont nous n’avons pas l’habitude.

« Nous nous sommes tous réconciliés avec la machine à vapeur et le chemin de fer, oubliant qu’il y eut un temps où eux aussi provoquèrent des récriminations et des protestations. Nous pouvons nier les avantages d’un déplacement en aéroplane, mais nous utilisons le chemin de fer et l’automobile, nous pouvons peut-être ne pas aimer le métro, mais nous prenons volontiers le tramway, nous pouvons ne pas admettre le cinéma parlant, mais nous apprécions le cinéma muet, etc. »15

La réaction romantique s’enracine ainsi dans une idéalisation quelque peu naïve du passé : « Le passé tel qu’il nous séduit a été affranchi et purifié par notre imagination créatrice de tout ce qu’il comportait de laideur et d’injustice. » Le romantisme oublie ainsi que « la vie d’autrefois était liée à une terrible exploitation de l’homme et de l’animal, liée à l’asservissement et à l’esclavage »16.

Mais le plus grand reproche que Berdiaev fait à la réaction romantique, c‘est que celle-ci méconnaît la vocation créatrice de l’homme. Il est ainsi impossible de revenir en arrière, l’histoire humaine est condamnée à toujours aller de l’avant : « Nous connaîtrons de grandes réactions contre la technique et la machine, des retours à la nature originelle, mais tant que l’homme poursuivra son chemin terrestre, jamais la machine et la technique ne seront anéanties. »17

Telle est la destinée de l’homme : il doit accomplir sa mission de transfiguration du monde. Cette transfiguration passe par exemple par l’embellissement du monde par l’art. Or, Berdiaev relève que la technique peut servir ce dernier. Il donne à ce propos l’exemple du cinéma. Le 7e art, en effet, n’a pu émerger que grâce à certaines innovations technologiques.

« Il [le cinéma] n’existe lui-même que grâce à des découvertes techniques prodigieuses, grâce à celles plus particulièrement qui s’effectuent dans le domaine de la lumière et du son et que les hommes des époques antérieures auraient tenu pour d’authentiques miracles. »18

Cependant, le cinéma demeure une réalité technique et reste donc en tant que tel dénué en lui-même de dimension spirituelle. Il peut, à l’instar de toute technique, servir aussi la mise en esclavage de l’homme. Berdiaev n’a pas à regarder bien loin pour se rendre compte de ce fait. L’incroyable pouvoir de sujétion du cinéma de propagande, si important durant ces années 1930, lui donne largement raison. Nous touchons ici un point central de la pensée de Berdiaev : l’ambivalence de la technique. La technique est en effet dépourvue en elle-même de dimension spirituelle, elle est ainsi intrinsèquement dangereuse et risque toujours de contribuer à la dégradation et à la mise en esclavage de l’homme. Toutefois, elle peut aussi servir la finalité spirituelle de l’homme.

La technique comme problème spirituel

Pour Berdiaev, le problème que pose la technique à l’homme est en définitive spirituel. En effet, la technique étant ambivalente, le problème qu’elle pose relève finalement de ce que l’homme en fait. La dégradation de l’homme par la technique n’est ainsi possible que parce que l’homme lui-même a abdiqué ce qui le rend proprement humain : sa dimension irréductiblement personnelle et spirituelle.

« Ce n’est pas la machine créée par l’homme qui est responsable et c’est faire preuve de mauvaise foi que de rejeter sur elle tous les torts. C’est à l’homme qu’il faut s’en prendre de la terrible hégémonie du machinisme, il a lui-même désagrégé son âme. Le problème doit être transposé de l’extérieur à l’intérieur. Le monde se déshumanise et la machine n’est qu’une projection de ce processus. »19

La solution au problème de la technique dépend donc en dernière instance de l’état spirituel de l’homme. La technique, à l’instar de toutes les activités humaines, est pleinement légitime si elle sert les fins spirituelles de l’homme. Lorsqu’il abdique ses fins spirituelles, l’homme laisse la technique se substituer à celles-ci, aboutissant ainsi à sa propre dégradation.

« Il ne peut y avoir de "fins" techniques de la vie, il ne peut y avoir que des "moyens" techniques. Les fins appartiennent toujours à un autre domaine, à celui de l’esprit. Toutefois les moyens s’y substituent souvent ; ils peuvent même détourner à leur profit jusqu’au sens de la vie, si bien que la portée de celle-ci peut être complètement masquée, voire même effacée de la conscience de l’homme. Et c’est ce qui se produit à notre époque dans des proportions gigantesques. »20

Empêcher la domination univoque de la technique ne passera donc pas pour Berdiaev par un retour vers le passé, comme le souhaiterait le romantisme, mais par une prise de conscience renouvelée de la finalité spirituelle de l’homme, et par la mise au service de la technique à celle-ci : « Mais ce que nous appelons actuellement "l’ère technique" n’est pas non plus une ère éternelle. L’époque de son étrange domination sur l’âme humaine prendra fin ; ce ne sera pas par la négation de la technique, mais par la subordination de cette dernière à l’esprit. »21

La technique et le christianisme

Berdiaev voit le problème de la technique comme « l’un des plus angoissants pour la conscience chrétienne »22. En effet, le triomphe définitif du pôle technique sur le pôle organique, propre au stade technicien, signifie la fin de toute spiritualité. Berdiaev rajoute que l’U.R.S.S. apparaît assez significative de ce phénomène : « L’expérience soviétique produit, sous ce rapport, une impression singulièrement angoissante. Son originalité consiste moins en une technisation – l’Amérique a été beaucoup plus loin et il est peu probable que la Russie atteigne de sitôt son rythme vertigineux –, elle consiste surtout en ce phénomène spirituel qui se manifeste à l’égard de la construction technique. »23

Le souci, note Berdiaev, est que les chrétiens entretiennent avec la technique deux types de rapport, aussi peu pertinents l’un que l’autre. La majorité des chrétiens considèrent la technique comme « indifférente et neutre à l’égard de la religion ». Elle constitue ainsi une sphère de l’activité humaine sans rapport avec la spiritualité : « Son domaine est un domaine particulier qui n’a rien à voir avec leur conscience ou avec leur esprit et qui ne leur pose aucun problème spirituel. » Mais d’autres chrétiens voient la technique « comme un mal apocalyptique » et comme « le triomphe de l’antéchrist, la Bête montée de l’abîme ». L’une et l’autre de ces attitudes relèvent pour Berdiaev d’une certaine paresse intellectuelle. En effet, concevoir la technique comme neutre revient finalement à ignorer le problème qu’elle pose, et concevoir la technique comme satanique revient à simplement laisser s’exprimer des sentiments de crainte24.

Pour Berdiaev, l’ère technique n’est pas neutre, elle a un impact sur le christianisme, et cet impact n’est pas nécessairement négatif : « Le pouvoir de la technique dans la vie humaine aboutit à une transformation radicale du caractère même de la vie religieuse et ceci, reconnaissons-le, pour son plus grand bien. »25 L’ancienne religiosité conventionnelle, sociale et héréditaire, en un mot conformiste, disparaît pour laisser place à une vie spirituelle renouvelée, plus profonde et personnelle, plus douloureuse aussi car plus exigeante. La technique a cependant également des effets néfastes pour la vie spirituelle. La vitesse de la machine n’est pas celle de l’homme. En accélérant sans cesse le « tempo » de la vie humaine individuelle et sociale, la technique s’oppose à cette activité longue et lente qu’est la contemplation : « Et le problème qui se pose à l’homme est celui qui consiste à savoir s’il saura, oui ou non, garder la possibilité de ces instants de contemplation, contemplation de l’éternité, de la Divinité, de la beauté. »26 La technique exige ainsi de l’homme une activité continuelle. Elle le réifie intégralement comme un homo faber, un producteur et rien d’autre27, à l’image de la machine. Une telle réduction de l’homme s’oppose à la dimension proprement et irréductiblement personnelle de celui-ci. Il y a donc un conflit inévitable entre l’homme et la technique.

« La personne est en toutes choses l’opposé de la machine. Elle représente avant tout l’unité et l’intégralité dans la multiplicité des formes ; elle fixe d’elle-même ses propres fins, elle ne consent pas à être transformée en partie constitutive, en moyen, en outil. Mais c’est précisément ce que la société technisée exige, elle fait tout pour que l’homme cesse d’être une unité et une intégralité, et par conséquent une personnalité. Aussi sommes-nous au début d’un effroyable conflit entre la personne morale et la civilisation technique, entre l’homme et la machine. »28

Répondre au problème de la technique consiste donc à défendre la personne, à mettre la dimension irréductiblement personnelle de l’homme au-dessus de la technique. C’est ainsi que la technique sera assujettie aux fins spirituelles de l’homme, et cessera de dominer celui-ci. Or, souligne Berdiaev, ce n’est qu’en Dieu que l’homme est véritablement une personne. La dimension personnelle de l’homme, sa part d’éternité, c’est bien l’image de Dieu en l’homme, qu’il doit faire fructifier par le combat spirituel et intérieur entre le vieil homme et le nouvel homme pour réaliser la ressemblance divine.

« L’éternel en l’homme c’est l’image de Dieu, qui seule en fait une personnalité. Il ne faut pas croire qu’il y ait là un état statique. L’image de Dieu en l’homme, comme être naturel, se dévoile et s’affirme dynamiquement. Et ceci n’est pas autre chose que la lutte incessante menée contre le vieil homme au nom de l’homme nouveau. »29

La réponse à l’eschatologie technicienne, qui « aspire à maîtriser la terre et l’univers, à les dominer aux moyens d’instruments mécaniques »30, se trouve donc dans la sotériologie chrétienne. C’est ainsi l’union de l’homme et de Dieu qui doit permettre, non de supprimer la technique, mais de la soumettre à la vocation spirituelle et créatrice de l’homme.

« Il est impossible de tolérer l’autonomie de la machine, de lui laisser une entière liberté d’action. Elle doit être subordonnée à l’esprit et aux valeurs spirituelles, comme d’ailleurs tout doit l’être dans la vie. Mais l’esprit humain ne viendra à bout de cette tâche grandiose que s’il ne reste pas isolé, que s’il ne compte pas sur lui-même comme unique point d’appui, que s’il s’unit à Dieu. Ce n’est qu’à cette condition que subsisteront en l’homme l’image et la ressemblance divines, c‘est-à-dire que l’être humain subsistera. Là se manifeste l’opposition irréductible entre l’eschatologie chrétienne et l’eschatologie technique. »31

Conclusion

Reprenons les mots mêmes de Berdiaev : « Nous nous tenons devant le paradoxe fondamental suivant : d’une part, il n’y a pas de culture sans technique, puisque les origines mêmes de la culture s’y rattachent, et d’autre part le triomphe définitif de la technique amorce le déclin de la culture. »32 Cette place particulière que Berdiaev accorde à la technique dans l’histoire humaine explique sa position. Il refuse la réaction romantique d’un rejet total de la technique car celle-ci ne peut signifier qu’une régression pour l’homme. En même temps, il refuse la domination totale de la technique, qui ne peut signifier que la fin de l’homme. Le problème pour Berdiaev n’est donc pas à comprendre en termes de « pour ou contre » la technique. Le problème est de déterminer la juste place de la technique dans la vie humaine.

Aux yeux de Berdiaev, le problème de la technique doit être appréhendé comme un problème spirituel, car c’est bien l’état spirituel de l’homme que la technique interroge : « Mais quand l’homme acquiert une puissance par laquelle il peut régir le monde et anéantir une partie de l’humanité ainsi que sa culture, alors tout dépend de son état spirituel et moral, des fins auxquelles il destine cette force, de l’esprit qui l’anime. Le problème de la technique devient donc en dernière instance un problème spirituel et religieux, dont la solution va décider du sort de l’humanité. »33

La question de la technique est donc celle des fins qu’elle sert. Elle pose un problème car elle sert les siennes propres, transformant le monde, la société et l’homme à son image, en machine. Mais si la technique peut ainsi transformer le monde, c’est avant tout parce que l’homme la laisse faire, parce qu’il a accepté sa désagrégation et a abdiqué sa nature personnelle et spirituelle. La solution au problème de la technique consiste donc à remettre celle-ci au service de l’homme, c’est-à-dire de la personne et de ses fins spirituelles.

Pour Berdiaev, nous l’avons vu, la finalité spirituelle de l’homme est l’union de Dieu et de la personne, manifestée dans la foi chrétienne. C’est donc dans l’intégration de la technique à la sotériologie et à l’eschatologie chrétienne que Berdiaev voit la solution au problème de la technique. Nous avons vu cependant qu’il oppose eschatologie chrétienne et eschatologie technique : « L’eschatologie chrétienne relie la transfiguration de la terre et du monde à l’action de l’Esprit divin, tandis que l’eschatologie technique aspire à les dominer au moyen d’instruments mécaniques. »34 Mettre la technique au service de la finalité spirituelle de l’homme, c’est-à-dire, selon Berdiaev, du salut chrétien, implique donc d’intégrer l’idéal de l’eschatologie technique à l’eschatologie chrétienne, de mettre la maîtrise des forces de la nature rendue possible par la technologie au service de la transfiguration du monde, de la même façon que l’art. C’est ainsi, en contribuant à la vocation spirituelle de l’homme à la transfiguration du monde, que la technique pourra trouver sa juste place. C’est d’ailleurs sur le rappel de cette vocation que Berdiaev achève son livre : « La voie de la libération définitive de l’homme, de l’accomplissement de sa vocation est la voie menant au royaume de Dieu, qui n’est pas seulement le royaume des cieux, mais aussi le royaume de la terre et de l’univers transfigurés. »35

Berdiaev voit un exemple de cette intégration de la technique à l’eschatologie chrétienne dans la pensée du philosophe Nicolas Fedorov. Il est impossible de résumer ici les conceptions très originales de ce philosophe (et nous en serions probablement incapable). Ce dernier intégrait à la vocation spirituelle, et eschatologique, de l’homme le triomphe par la technologie sur les « forces irrationnelles et mortelles de la nature ». Cela impliquait pour lui la résurrection des morts par des moyens scientifiques, la maîtrise de l’immortalité biologique, et la colonisation d’autres planètes. C’est par ces réalisations que l’homme, selon Fedorov, accomplirait la mission de transfiguration du monde que Dieu lui a confiée. Si Berdiaev ne semble pas adhérer à toutes les rêveries de Fedorov (il ne semble pas par exemple croire possible pour l’homme de s’affranchir totalement de son origine terrestre comme l’affirme Fedorov), il semble cependant bien rejoindre son idéal d’une maîtrise de la nature et de la vie par la technique, et la volonté d’intégrer cet idéal à la vocation chrétienne.

« Si les chrétiens ne s’unissent pas autour de l’œuvre commune destinée à surmonter les forces cosmiques, à vaincre la mort et à rétablir la vie universelle ; s’ils ne créent pas un royaume du travail chrétiennement spiritualisé, s’ils ne surmontent pas le dualisme de la raison théorique et de la raison pratique, du travail intellectuel et du travail physique – il n’y aura pas de vérité chrétienne. »36

1 J.-L. Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Seuil, Paris, 1969.

2 N. Berdiaev, L’homme et la machine, Éditions Je sers, Paris, 1933.

3 Ibid., p. 1.

4 Ibid., p. 31.

5 Ibid., p. 1.

6 Ibid., p. 45.

7 Ibid., pp. 39-40.

8 Ibid., p. 12.

9 Ibid., p. 13.

10 Ibid., p. 19.

11 Ibid., p. 19.

12 Ibid., p. 20.

13 Ibid., p. 52.

14 Ibid., p. 12.

15 Ibid., p. 32.

16 Ibid., p. 33.

17 Ibid., p. 35.

18 Ibid., p. 23.

19 Ibid., p. 50.

20 Ibid., pp. 9-10.

21 Ibid., p. 34.

22 Ibid., p. 1.

23 Ibid., p. 27.

24 Ibid., p. 8.

25 Ibid., p. 41.

26 Ibid., pp. 42-43.

27 Ibid., p. 10.

28 Ibid., p. 44.

29 Ibid., p. 45.

30 Ibid., p. 28.

31 Ibid., p. 40.

32 Ibid., p. 12.

33 Ibid., p. 38.

34 Ibid., p. 28.

35 Ibid., p. 53.

36 Ibid., p. 48.

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