De la force de la mentalité
Dan S. Stoica est professeur de communication à l’université Alexandre Ioan Cuza de Iasi en Roumanie.
Introduction
Une petite histoire m’a déterminé à repenser des choses que j’avais observées en regardant autour de moi. L’histoire est racontée par un personnage d’une série télévisée (Bones, en original, en anglais). C’est un modeste gardien de nuit du fameux Jeffersonian Institute, de Washington D.C. qui essaie de changer l’état d’esprit d’une anthropologue d’exception qui semble prise dans un manège sans issue de pensées noires. Et voici l’histoire : Pendant une recherche en psychologie clinique, on a fait porter à des sujets des lunettes aux lentilles en forme de prisme, ayant la propriété de faire voir la réalité renversée. D’abord, les sujets avaient été désorientés, ils présentaient un état de malaise et n’étaient en mesure de rien faire du tout. Après un temps, ils se sont fait à leur métamorphose et tout marchait bien dans ce monde qu’ils percevaient désormais comme normal. Au bout d’une période quelconque, le test prévoyait le retour à l’état initial et l’on a changé les lunettes bizarres avec des lunettes normales qui laissaient les sujets voir la réalité telle qu’elle est, le haut en haut et le bas en bas. Nouveau choc : les sujets ont revécu les inconvénients du début : désorientation, malaise, incapacité de faire quoi que ce soit.
J’y ai vu l’expression métaphorique de l’exercice de la pression de la culture environnante sur la façon dont les gens réagissent à un stimulus quelconque dans la vie sociale et cela m’a poussé à revoir le fameux Blink de Malcolm Gladwell, dont le sous-titre (The power of thinking without thinking) devrait donner, en français, le pouvoir de la pensée qui se fait sans penser plutôt que le pouvoir de penser sans penser. C’est de cette force des éléments que la pression de la culture environnante « glisse » dans le subconscient de l’homme dont parle Gladwell, de ce dépôt de raccourcis que la pensée prend, juste parce qu’ils sont là et qu’elle se fait l’habitude de s’en servir prioritairement. La force de ces éléments repose sur plusieurs de leurs caractéristiques. D’abord, ils sont là par accumulation involontaire, au-delà de la pensée rationnelle, sans que l’on puisse dire comment ils ont été acquis ; il s’enchaîne qu’ils sont là en dehors de tout contrôle de l’individu (on ne peut ni en faire un choix ou en faire le tri, ni les expliquer, ni les compléter, ni les faire disparaître) ; ceci dit, il va de soi que ce sont des éléments dont l’existence est marquée par une inertie fabuleuse.
Qu’est-ce qu’on trouve dans ce dépôt caché et intangible, que nous allons désormais nommer par son nom : mentalité ? Des éléments de toutes sortes, parmi lesquels : des préjugés, des stéréotypes, des tabous, des topoï, une certaine échelle des valeurs partagées par la communauté en question et surtout une longue liste de situations de communication[1], tout ce qui est spécifique d’une culture quant à la vision du monde et quant à sa manière de comprendre la vie. Ce que Malcolm Gladwell met en évidence dès son sous-titre c’est le fait que les éléments de la mentalité font surface instantanément quand un stimulus se présente, faisant figure d’être le résultat de la pensée, alors qu’ils ne sont que des réponses rapides et commodes à des stimuli. Ce fonctionnement n’est que le fruit de l’action de ce que l’on appelle depuis quelque temps déjà les institutions de formatage mental[2] et c’est aussi ce qui explique en grande partie les inférences communicationnelles, celles que Dan Sperber oppose aux inférences logiques, connues sous le nom de raisonnements[3]. Alors que ces dernières sont occasionnelles, volontaires, longues à dérouler et souvent douloureusement difficiles, les inférences communicationnelles sont permanentes, involontaires, si rapides qu’on pourrait dire qu’elles sont instantanées et sont faites sans aucun effort. Et Dan Sperber veut se faire bien comprendre là-dessus : la communication humaine est avant tout inférentielle, dit-il. Ceci laisse comprendre que, dans la communication, l’on est très fréquemment confronté à la présence des éléments de la mentalité. Et, comme dans le cas des inférences communicationnelles, la rapidité des réactions ayant à la base des éléments de la mentalité vient avec un coût : leur présence dans la communication n’est pas toujours pertinente ou adéquate.
Aucune des constructions mentales n’a une aussi grande inertie que la mentalité. Il faut cependant admettre que la mentalité change, quand même, avec le temps. Par exemple, à la fin du XIXème et à l’aube du XXème, les maillots de bain étaient prévus pour s’assurer que pas un centimètre de peau nue n’était exposé au regard des autres. Après la révolution du bikini dans les années 1950, les choses ont évolué vite, c’est-à-dire presque tous les vingt ans : d’abord, les plages topless, dans les années 1970, puis les nudistes comme mode généralisée sur certains segments de plage, un peu partout dans le monde. L’accélération des changements put être constatée après la fin des années 1960, où l’on a vécu la révolution « flower power », seule à engendrer des transformations radicales, profondes et surtout rapides dans l’histoire de la mentalité des sociétés occidentales. Les observations laissent comprendre que les changements se produisent à distance d’au moins deux générations, si l’on mesure une génération à environ trente-cinq ans. Regardons les exemples suivants : les Roumains ont bien pardonné aux Turcs tous les malheurs que ceux-ci leur avaient infligés pendant des siècles (déjà, trois générations après l’Indépendance, on n’en parlait plus), les Français et les Allemands coopèrent dans un élan sans fracture pour un Europe vraiment unie et prospère (plus de deux générations après la Deuxième Guerre Mondiale et plus de trois générations depuis la Grande Guerre). Et les exemples pourraient continuer. Cependant, il n’y a pas de pardon entre les peuples de l’ex-Yougoslavie, car les confrontations militaires sont encore trop récentes, les blessures encore fraîches et donc le souvenir des souffrances est resté encore trop vif (depuis 1995, on ne compte même pas une seule génération).
C’est comme ça : on a besoin de temps pour avoir un changement de perceptions et donc un changement de mentalité quant à quelqu’un ou à quelque chose. On reçoit des choses, on en oublie d’autres, mais tout ceci se passe dans le temps et donc c’est dans le temps qu’on change de vision sur le monde et sur la vie. Ce qui tient à la mentalité ne s’y installe ni ne s’en efface vite. Voilà pourquoi ce que je reproche à ceux que j’appelle des télé-spécialistes en psychologie sociale c’est leur point de vue trop fréquemment déballé, hélas !, sur la possible évolution du peuple roumain vers un niveau de civilisation comparable à celui de l’Europe Occidentale ; ils n’arrêtent pas de dire des phrases comme: « Il faut d’abord changer de mentalité », alors que, professionnellement, ils seraient les premiers tenus à savoir que cela se passe à l’inverse, c’est-à-dire que la mentalité est la dernière à changer et que si elle change cela prend tellement de temps qu’il est bien possible que cela ne se passe pas du vivant de ceux qui ont formulé cet espoir. C’est les réalités qui changent les premières – réalités physiques ou sociales – et puis c’est le comportement qui s’accommode aux nouvelles réalités – volontairement ou sous la pression d’une forme quelconque de censure. Ensuite, si cela dure assez longtemps, on pourrait constater un changement de la mentalité.
C’est long à faire, changer la mentalité ! Ça prend du temps et de la suite dans ses actions. Un exemple de la lenteur du changement de la mentalité serait l’histoire récente de l’Afghanistan. Après vingt ans d’efforts de leur « infliger » la démocratie de type occidental, après des élections démocratiques et une vie parlementaire comme en Europe, après avoir implémenté un système d’éducation basé sur les idées de liberté et d’égalité (système qui ne fut en fonction qu’un peu plus d’une décennie), après la reconstruction rigoureuse de l’armée et des forces de l’ordre dans l’idée de servir le peuple et l’intérêt national, après tout cela, on a vu tout s’effondre et revenir à l’ordre d’avant dans moins d’un mois, seuls à regretter la brusque revenue en arrière étant les quelques milliers d’Afghans qui avaient « collaboré » avec les Américains et autres « occupants ». Vingt ans d’exercice démocratique et de soi-disant équilibre social et politique n’ont pas fait le poids dans le choix immédiat que le peuple afghan eut à faire lors du départ des semeurs de démocratie : il est revenu aux lois des Talibans comme si rien ne s’était passé et il ne semble nullement désorienté, car c’est un mode de vie qui lui est connu, puisque implanté aux tréfonds de sa construction culturelle, et c’est une vision du monde qui lui est familière. Je reprends ici quelques lignes d’un essai proposé dans Figaro Vox du 21 août 2021 par Mathieu Bock-Côté :
« L’humanité est fondamentalement plurielle, et même les aspirations les plus généreuses ne sauraient transcender, et encore moins abolir, la diversité des États, des nations, des civilisations, des cultures et des religions qui la composent »[4].
Seraient-elles, les forces étrangères, restées pour au moins cinquante ans, sinon soixante-quinze, les choses auraient été autres. Après deux générations de persistance dans un système imposé, les changements se produisent au niveau de la mentalité et alors on peut vraiment compter sur les nouveautés proposées au début du changement. Vingt ans, ce n’est rien.
Par contre, les Talibans se proposent d’introduire un système d’éducation qu’ils appellent « islamique et rationnel » et qui va assurer la formation d’une couche d’adolescents dédiés à l’Islam, qui sera la base de la reconstruction rapide et totale de leur société. Leur tâche sera d’autant plus facile que les vingt ans de démocratisation n’ont pas laissé de trace. D’après une remarque qu’ils ont faite lors d’une discussion avec les Américains, ces derniers ont la montre, mais eux, les Afghans, ils ont le Temps, ce qui leur assure le succès de leur politique, surtout en tenant compte du peu d’effet que les vingt ans de démocratie occidentale ont eu. C’est toujours le temps qui compte ! Regardons quelques exemples de l’inertie des éléments culturels de la mentalité qui ont été repérés en regardant l’histoire de la Roumanie.
Noël et Pâques en Roumanie
Cadrage de la discussion : orthodoxie et orthopraxie.
Je savais déjà, par André Scrima[5], que le phénomène appelé orthopraxie est plus présent que la foi elle-même (dans l'esprit de l'orthodoxie). Le souci de retenir et de mettre en œuvre une série de mouvements et de mots est évident dans la population de Roumanie, mais ce souci ne s'étend pas au sens de ces mouvements ou de ces mots. Ceux qui se déclarent être des croyants orthodoxes se sentent rassurés (et même protégés par la force divine) du simple fait qu'ils peuvent exécuter certaines exigences de surface. C’est ce que j’ai pu constater en considérant avec plus d’attention des états de fait de l’histoire des Roumains.
Référence à Vox populi, extrait de l’émission État de la Nation réalisée par Dragoș Pătraru,.
En règle générale, ce qui était présenté dans la section Vox populi de l'émission susmentionnée était quelque chose qui devait être décodé comme une satire à l’adresse d'une partie – souvent, numériquement importante – de la population du pays, composée de personnes incultes, pauvres d’esprit, ce qui serait probablement un motif pour rire. Pas dans ce cas.
Nous apprenons directement des personnes approchées dans un exercice de vox pop que la situation est pire. Dans une localité quelque part dans le sud du pays (selon le patois employé par ses citoyens), les jours de Noël et les jours de Pâques, les passants (femmes et hommes, d'âges différents et de conditions sociales différentes) sont interpellés et invités à répondre à une même question : "qu'est-ce qu'on fête à Noël/ à Pâques ?". Pas étonnant à première vue, la réponse est tautologique : on fête Noël à Noël, et on fête les Pâques à Pâques. Les choses semblent évidentes. Il est à noter que les personnes soumises à cet exercice médiatique vont à ou s’en reviennent de l'église, c'est-à-dire des offices religieux consacrés aux deux événements respectifs. Il convient également de mentionner que, malgré l'insistance des journalistes et les suggestions qu'ils ont faites aux sujets, les habitants ne peuvent aller au-delà de la simple évidence que Noël est célébré à Noël et que Pâques est célébré à Pâques.
On leur donne comme suggestions dans l’orientation de leurs réponses des éléments utiles, tels que de petits détails du service religieux ou ce que disent les chants de Noël (dans le cas de Noël) et à quoi ressemble la salutation de substitution de Pâques (« Christ est ressuscité ! », avec la réponse « Vrai, Il est ressuscité ! »). Infructueux, cependant! Personne n'ira jusqu'à dire qu'à Noël on célèbre la naissance de notre Sauveur Jésus-Christ, et qu’à Pâques on célèbre sa résurrection. Ces gens ont porté des nourritures rituelles à l'église, afin qu'ils puissent recevoir la bénédiction (ils tiennent encore entre leurs mains des paniers garnis de serviettes, et des bougies aussi). Ils se vantent d'avoir participé à tous les offices ordonnés à l'occasion de la fête à propos de laquelle on leur pose des questions, et ils ont fait tout ce qui était exigé par les ordonnances de l'église : ils ont embrassé les icônes – dans l'ordre prévu ! – et se sont confessés, et partagé les nourritures avec les membres de la communauté. C'est juste qu’ils ne savent pas en quoi consiste le contenu de tous ces rituels.
Tentative d'expliquer la situation : En y regardant de plus près et en essayant de comprendre la source d'un tel état de fait, on arrive aisément à une explication: c'est l'effet de la censure que le régime communiste a exercé pendant cinquante ans dans le but non dissimulé de retirer la foi en Dieu de la vie spirituelle du peuple roumain. Dans mon enfance – qui s'est passée dans les années cinquante du siècle dernier – si, étant enfant, vous parliez de Noël ou du sapin orné à la Veille, vous mettiez en danger vos parents, qui auraient pu simplement disparaître en une nuit, pour de longues années ou pour toujours. Nous avions Père Dugel[6] (d'après le modèle soviétique de Dedia Moroz). Tout aussi coupable, aux yeux du régime, était celui qui allait à l'église à Pâques et s’en revenait la nuit de la Résurrection un cierge allumé à la main. Ou alors, les coupables payaient cher. Ce fut la réalité pendant presque deux générations. Les plus représentatifs membres du clergé ont été jetés en prison tandis que les plus modestes ont été soit pervertis (en les déterminant de soutenir le régime), soit soumis à un traitement qui finissait par les rendre ridicules aux yeux de la population. On a fermé les monastères et moines et religieuses en ont été chassé(e)s et « envoyé(e)s vivre dans le monde », selon l’expression consacrée au milieu de ces gens arrachés à leur vie monacale. Les monastères subsistaient plutôt comme musées de la mémoire culturelle du pays (imprimerie, à Neamț et à Cetățuia, près de Iași, ou peintures par Nicolae Grigorescu à Agapia, par exemple) ou comme lieu de refuge pour les gens forts du régime en quête de vacances idylliques et gratuites dans les régions les plus belles du pays. On n’a pas mis à terre trop d’églises, comme en l’URSS, mais quand on l’a fait, on s’est attaqué à des constructions hautement symboliques (comme fut le cas de l’église de la cour du palais de Cotroceni). Il va de soi que la vie spirituelle d’une population profondément religieuse s’est retrouvée ébranlée et puis jetée dans l’oubli. La génération de la guerre de 1939-1945 perdait en souffrance sa liaison avec la foi millénaire et elle n’en a rien transmis à la génération suivante, de peur de la compromettre aux yeux du régime et lui annuler ainsi l’accès à une vie sans trop de heurts. Vivant dans ce vide spirituel, la génération suivante ne s’est même plus posé la question de la croyance en Dieu et du rôle de l’église dans les communautés. S’il y avait encore des qui lisaient la Bible, c’était dans des buts strictement instructifs, comme fondements pour accès au sens de certaines créations artistiques (textes, peintures etc.). Lire la Bible c’était comme lire les légendes de l’Olympe.
Le résultat est apparu et s'est installé, dans le temps, comme une nouvelle réalité : Dieu n’existait pas, aller à l’église était un acte coupable ou honteux, car ridicule, il n'y avait plus de Noël, mais seulement une visite avec des cadeaux de Père Dugel (mais pas la nuit de la Veille de Noel, mais la nuit entre les ans) ; il n'y avait pas de Pâques et, donc, à de rares exceptions près, la formule de salutation «Christ est ressuscité! - Vrai, Il est ressuscité !" de la période établie selon les canons de l'église n’était plus utilisée et quand elle l’était quand même, c’était toujours en cachette et, faute d’en connaître la référence, elle avait l’air obsolète. Les mots n'ont pas disparu du dictionnaire ; ils n'ont pas non plus complètement disparu de l'usage courant, mais, dans l’absence de ce qui était une sorte d’école du dimanche, dans les églises et à l’école, les gens ont peu à peu oublié à quoi cela faisait référence.
Les mots se sont vidés de leur sens et ne se sont plus transmis, au sein de la reproduction sociale, d'une génération à l'autre, avec toute la profondeur de leur sens. Le catéchisme n'était reçu que par une poignée de gens, les représentants du clergé, et ne pouvait être étendu, comme contenu culturel, à l'ensemble de la population. Les vacances scolaires ne s'appelaient plus "de Noël", respectivement "de Pâques", mais simplement "vacances d'hiver", respectivement "vacances de printemps".
On en voit les effets aujourd'hui, où, trois décennies après avoir retrouvé la liberté sous toutes ses formes – y compris la liberté spirituelle – la reprise de l'usage des mots, même dans des contextes bien définis, ne signifie plus qu'il s'agit d'une véritable immersion dans la foi chrétienne, avec une vraie communion avec les mystères de l'église : Jésus, l'enfant né de la volonté du Seigneur, le vingt-cinq décembre (c'est-à-dire à Noël), pour nous sauver, tous, par son sacrifice, est crucifié et meurt en tourment, toujours selon la volonté du Seigneur, mais il ressuscite (c'est le grand mystère de l'église chrétienne) et ce miracle est célébré à Pâques. L’orthodoxie a fait place à l’orthopraxie.
Il n'y a plus de chance d’expliquer cela à tout le monde. Il leur suffit, aux Roumains, qu’ils s'habillent de leurs meilleurs habits, qu’ils sacrifient le cochon (pour Noël) ou l'agneau (pour Pâques), pour faire des fêtes retentissantes. S'ils ont encore le temps et l'énergie, ils se rendent à l'église, où c’est les gestes rituels qui comptent et non leur contenu.
La langue parlée durant les deux fêtes évoquées ici est une langue de bois : la dé-sémantisation des mots utilisés rend caduque toute intention réelle de communication et donc de communion. Dans la plupart de nos communautés, il semble inutile d’insister auprès des gens pour s'assurer qu'ils savent ce qu'ils disent lorsqu'ils utilisent des formules rituelles religieuses. D’ailleurs, habitués à ne plus rien apprendre, à vraiment apprendre, les gens se contentent de connaissances de surface, de ce minimum nécessaire pour naviguer convenablement dans un monde qui change tout le temps et dont ils ne sont plus enclins à connaître l’essence. C’est pareil pour l’Ancien et le Nouveau Testament : une fracture historique a éloigné les gens de leurs fondements culturels et, après un demi-siècle, on a pu constater l’impossibilité du retour en arrière. Et donc, à Noel on fête le Noël et à Pâques on fête les Pâques, pour une très large partie de la population.
Il y a des précisions à faire, quand même. Le phénomène décrit ci-dessus n’est pas à remarquer dans l’ensemble de la population du pays. Il y a eu des régions où l’effet des représailles fut l’inverse de ce qu’on attendait et où la foi s’est transmise comme partie intégrante de l’existence spirituelle de l’individu. Il faut aussi dire que les remarques partant de l’exemple pris dans Vox populi ne visent les rites, mais le mythe. C’est l’absence du mythe d’au-delà du rite que je ressens comme influence de la censure sur la mentalité. Le rite peut changer et il change d’habitude[7], mais s’il arrête de faire la liaison avec un mythe, il reste vide et devient, donc, caduc.
Deuxième histoire : à propos du droit à la propriété privée
Pendant près de cinquante ans, la notion de propriété privée fut censurée. On ne pouvait parler que de notre propriété, à tous, propriété appartenant à tout le peuple, les biens de tous. En fait, à l’exception des membres de la classe dirigeante, personne n’avait rien en possession personnelle. Comme d’habitude chez nous autres Roumains, quand la plupart de la population était confrontée à des pénuries insupportables, la fuite était dans le recours à l'humour. J'évoque ici l'élève militaire Bradi Dan-Octavian, un camarade d'armée des jours glorieux de mon service militaire, dans les années 1970 du siècle dernier. A la question par laquelle nous commencions officieusement notre journée – Que veux-tu être aujourd'hui? – Dan a dit, un jour, qu'il voulait être habitant (dans le sens des statistiques qui s’expriment per capita). Nous venions d'apprendre la veille, durant la classe d'éducation politique, les nouveaux acquis du socialisme dans notre pays : nous en étions arrivés à avoir je ne sais combien de tonnes de fonte par habitant, beaucoup de pétrole par habitant, des céréales de toutes sortes, lait, etc. et tout, par habitant.
Comment peut-on ne pas vouloir être habitant (dans ce sens) ?! Et tout était « les biens de tous ». Il n’y avait pas de biens individuels. On assistait ainsi à l'élimination du concept de propriété privée de notre langage et, par la suite, de notre mentalité.
Les temps nouveaux sont venus après 1989. On a donné le droit pour monter une fortune personnelle, avant même d'avoir inscrit dans le texte de la Constitution le droit à une telle « extravagance ». Il est intéressant de noter que dans la première forme de la Constitution d’après 1989, on a évité d'écrire explicitement que l'État garantit le droit à la propriété privée qu'il protège également. La population n’a rien compris. Des questions ont été débattues qui semblaient pour la plupart inutiles parce que les termes utilisés ne semblaient pas parvenir de l'univers de nos vies. La futilité des discussions sur ce thème venait aussi de l’absence presque totale de la réalité de référence : presque personne n’avait des biens en propriété individuelle et cela pendant un demi-siècle. Des pas en avant ont été faits, mais ce qui se fait place dans le comportement ne s’installe pas immédiatement dans la mentalité. D'un autre côté, peu de temps après la révolution de 1989, ceux qui réussissaient à acquérir quelques biens et à pouvoir parler de leur propriété privée étaient considérés comme des voleurs, des truands, des infracteurs. C’est quoi en fait cette propriété privée?, on se demandait. Marqués par la mentalité communiste, les gens méprisaient les entrepreneurs. Restant sous l'emprise de la langue de bois du « socialisme multilatéralement développé », ils n'avaient aucun outil pour comprendre le nouvel état de choses.
La propriété sur des biens volatiles. Un cas qui montre combien il est difficile de réapprendre le concept de propriété privée est celui de la propriété intellectuelle. Les dimensions apocalyptiques du phénomène du plagiat et la lenteur avec laquelle se met en place le cadre juridique de la lutte contre le vol intellectuel montrent à quel point les choses sont difficiles lorsqu'il s'agit de changer les mentalités. Partant de cette technique consistant à faire aux élèves (niveau gymnase ou lycée) apprendre par cœur des commentaires de textes littéraires pour les débiter ensuite dans leurs thèses à l’occasion d’examens de toute sorte, on est arrivé à se sentir à l’aise devant le phénomène de la reproduction mot pour mot de passages consistants d’ouvrages appartenant à d’autres auteurs dans les thèses de licence, dans les dissertations aux mastères jusqu’aux thèses de doctorat. On ne cite plus, on n’emploie plus les guillemets et on ne « trahit » plus les sources où les passages ont été pris. Tout le monde s’enflamme lorsqu’une voix s’élève pour critiquer de telles techniques, comme s’il fallait voir dans le plagiat le mérite de l’étudiant d’avoir trouvé le texte le plus propre à servir ses nécessités et de l’avoir simplement pris et utilisé.
Pour un moment, je me suis dit que ce devrait être cette caractéristique de l’information qui en serait l’explication : on sait que l’information est la seule ressource qu’on peut passer à autrui sans la faire disparaitre à la source (si je vous dévoile quelque chose, vous allez acquérir une information nouvelle sans que j’en reste démuni). Si, par exemple, j’avais simplement collé le passage du texte de Mathieu Bock-Côté à ma présente construction, M. Bock-Côté l’aurait toujours gardé dans son essai du Figaro Vox. Alors, pourquoi toute cette discussion sur la propriété intellectuelle? Eh bien, parce que c’est une propriété individuelle, comme toute autre propriété de ce type. M. Bock-Côté a fait un effort, un travail intellectuel pour arriver à si bien surprendre l’état du monde. Il se pourrait que j’aie pensé la même chose, mais la mise en discours aurait très probablement été différente. Si j’aime mieux la réalisation discursive de M. Bock-Côté, je ne lui vole pas le résultat de son effort créateur, mais je l’emprunte et je marque ceci en mettant en évidence le passage pris dans son texte. Et je le cite (comme je l’ai déjà fait).
Bien définir la propriété sur des biens volatiles, comme c’est le cas de la propriété intellectuelle, pourrait servir comme base dans l’effort de corriger la vision actuellement tellement répandue sur ce que voler veut dire dans ce type de cas. Cela prendra du temps – je l’ai déjà signalé – mais lorsque cet effort portera ses fruits on aura une vie intellectuelle saine et des rapports sains avec nos pairs. D’ailleurs, certaines grandes universités du pays ont introduit dans leurs curricula des cours et séminaires sur ce sujet, où l’on discute aussi de la gravité de l’acte du plagiat. Je ne serai plus là, mais ça va changer. Je reste plein d’espoir à ce sujet.
Troisième histoire : le rôle de la royauté dans l’histoire de la Roumanie
En décembre 1947, le roi Michel de Roumanie fut forcé d’abdiquer et de quitter le pays. La très courte période où la Roumanie avait été royaume prit fin et la république populaire s’installa. Le changement de régime vint avec l’effacement d’une partie de l’histoire encore récente, dans l’idée d’effacer de la mémoire collective le rôle de la royauté dans au moins deux des plus importants moments du passé : l’indépendance et l’union (celle qu’on nomme « la grande union »). Réécrite, l’histoire attribuait tous les mérites au peuple vu comme masse amorphe mais pourvue de conscience sociale et politique (car les deux évènements avaient eu lieu avant l’apparition du parti communiste et donc on ne pouvait quand même pas lui rendre hommage pour ces réalisations historiques, sic !).
La deuxième moitié du XIXème siècle fut très riche en évènements pour les principautés roumains et le début du XXème siècle sembla continuer l’effervescence de l’époque d’avant. Cinq ans après l’union de deux des principautés roumains en 1859, sous le prince roumain Alexandru Ioan Cuza, la situation parut demander l’alignement avec les grandes monarchies de l’Europe et le prince Charles (de la maison de Hohenzollern) fut convaincu à prendre les responsabilités du très nouvel État roumain. Ce fut ce prince allemand qui mit en place la participation des Roumains à la guerre russo-turque, qui allait chasser les Turcs des Balkans, et toujours lui qui, par voie de conséquence, demanda, après la victoire des alliés, que l’indépendance de la Roumanie par rapport à l’Empire Ottoman soit reconnue. Le prince allemand sera oint roi de la Roumanie en 1881, après l’Indépendance de 1877.
Après la mort du roi Charles Ier, ce fut son neveu, Ferdinand qui lui suivit sur le trône. Hohenzollern lui-même, Ferdinand décida l’entrée de la Roumaine dans la Première Guerre Mondiale contre les puissances centrales, dont l’Allemagne, geste qui plaça notre pays, à la fin, du côté des vainqueurs. Seulement, à la Conférence de paix de 1919, la Roumanie ne jouissait pas d’une position très solide. On lui reprochait des tas de choses parmi lesquelles les hésitations de 1918, alors que la Russie avait initié un armistice avec les puissances centrales et que la Roumanie avait signé un traité de paix séparé avec l’Allemagne et l’Empire Austro-Hongrois.
C’est le moment où la reine Marie prend les choses en main. D’abord, elle détermine le roi Ferdinand à ne pas signer le traité de paix ratifié par le Parlement (pour le promulguer), ensuite de quoi elle entreprend des démarches diplomatiques exceptionnelles qui allaient aboutir à changer la perception de l’Occident et des Etats-Unis sur la Roumanie. Sous le prétexte d’un voyage à Londres pour rendre visite à son fils Nicolae, la reine passe par Paris et y reste pour quelques jours. Là, elle réussit à voir non seulement le Président Poincaré et le premier ministre Clémenceau, mais aussi, pour un court moment le Président Wilson des Etats-Unis. Pendant ces rencontres, elle propose à ces très importantes figures politiques du moment une perspective aussi surprenante que séduisante sur la Roumanie : son pays pourrait jouer, leur dit-elle, le rôle de barrière entre le pouvoir soviétique installé en Russie et le mouvement communiste de la Hongrie de Béla Kun. C’est une idée qui intéresse la France, les Etats-Unis et, en fait, tout l’Occident démocratique. Avec la visite d’après que la reine fait à Londres, la Roumanie gagne le soutien nécessaire pour mettre en œuvre son plan de réintégration dans les frontières nationales des régions traditionnellement habitées par les Roumains, dans un mouvement qu’on a fixé dans l’histoire sous le nom de La Grande Union.
S’il n’y avait que ça et la royauté aura fait énormément pour la Roumanie : indépendance et union.
Mais, pour le régime communiste installé dans l’immédiat après-guerre, cela n’arrangeait pas les choses. La Roumanie devait devenir une république (populaire, en plus !) et il fallait oublier son passé de royaume. Les communistes, soutenus par Moscou, ont forcé le roi Michel hors du pays en 1947 et ont mené une activité criminelle d’effacement brutal et radical de cette partie, pas très longue, mais exceptionnellement riche en évènements importants de la mémoire des gens quant à l’histoire du pays. A l’école, on enseignait une histoire de la Roumanie où toutes les grandes réalisations des années d’après Cuza et jusqu’après la guerre revenaient au peuple et où l’on racontait en passant qu’il y avait eu une malheureuse période de notre histoire où des rois étrangers avaient pillé le pays. Pour ne rien risquer, les communistes ont mis à l’index toute la littérature pouvant faire résister la mémoire des rois de la Roumanie.
Comme ceux qui auraient pu combattre cette présentation de la réalité historique se trouvaient ou bien en prison, ou bien sous stricte observation des forces de répression du régime, la seule vérité était celle des livres d’histoire. Peu à peu, l’image des rois et reines du pays s’effaçait et les grands actes de courage et de dévouement dont ils avaient fait preuve ont été transférés au peuple dans son ensemble.
Epuisée par la guerre et par la sinistre obsédante décennie (1950-1960), la génération qui avait vécu toute cette période s’éteignit sans avoir la chance (et la folie !) de passer leur vérité à la génération suivante. Cette dernière vivait déjà dans une atmosphère bien contrôlée par le régime et était coupée de toute source d’information alternative. Elle allait aboutir à la révolution de 1989 avec la certitude que la royauté n’avait été qu’un triste chapitre de l’histoire du pays. La sortie de l’ombre des « royalistes », après 1989 fut regardée comme obsolète et même ridicule.
Mes commentaires ne sont nullement l’expression d’un parti pris en faveur de la royauté (ou l’expression d’hésitations quant à l’actuelle forme de gouvernement – la république parlementaire). Je ne fais que constater l’influence sur la mentalité d’une pression introduite par la censure et exercée pendant presqu’un demi-siècle.
Mot de la fin
Je tombe assez souvent, dernièrement, sur une sorte de définition de la culture que personne n’explicite et sur laquelle la majorité de ceux que j’ai eu la curiosité d’interroger là-dessus prouve qu’ils se trouvent dans la confusion : « La culture est ce qui nous reste après avoir tout oublié ». Certes, l’ambiguïté du terme culture porte à ce genre de confusion : des étudiants qui voudraient argumenter en faveur de l’idée que ce qu’on leur fait apprendre serait inutile, car ils peuvent tout oublier et il leur resterait quand même la culture…
Nous autres, on sait bien que la définition évoquée se réfère au sens anthropologique de la culture et que, fatalement, ce sens renvoie à la mentalité. Je l’ai déjà dit, la mentalité a une inertie extraordinaire, elle résiste au passage du temps et c’est justement ce qui se trouve à ce niveau qui reste même après avoir tout oublié. Il n’y a pas de force connue capable de faire disparaître une mentalité en peu de temps. On peut agir sur le comportement pour le faire changer du jour au lendemain (comme dans le cas des Afghans, évoqué ci-dessus), mais c’est loin d’être la même chose. Le comportement peut être contrôlé rationnellement, alors que la mentalité s’échappe à tout control de l’individu et donc elle ne change qu’à distance dans le temps. Les deux – comportement et mentalité – sont quand même en relation. Maintenir un comportement pour deux générations (ou presque) peut entraîner le changement de la mentalité (qui va transparaître dans l’autocensure que chaque individu s’impose tout naturellement). D’autre part, changer de comportement ne veut pas dire qu’on a changé de mentalité et si cela dure moins de deux générations, la mentalité prend le dessus et, dès qu’on abandonne le comportement en question, elle fait renaître les comportements d’avant. Seules les dictatures (où la relation de pouvoir se caractérise par la propriété appelée connexité[8]) qui durent réussissent à maintenir une censure stricte sur certains comportements et, par voie de conséquence, à changer la mentalité des peuples au cours de cinquante ans ou plus.
Bibliographie
Gladwell, Malcolm, Blink. The power of thinking without thinking, Back Bay Books, Little, Brown and Company, N.Y., Boston, 2005
Sorescu, Roxana, „Un autoportret, mai multe identități: Andrei Scrima”, in Viata românească, nr. 8; 9/ 2017 (Bucarest).
Sperber, Dan, „How do we communicate”, in John Brockman & Katinka Matson (eds) How things are: A science toolkit for the mind. New York: Morrow, 1995, pp. 191-199.
Stoica, Dan S., « Mind formatting institutions » in TrajEthos, 4(1), 2015, pp. 91-109, à lire à l’adresse www.dstoica.ro.
Zarcate, Catherine, « Discussion sur la communication de Jean-Noel Pelen - Du conte traditionnel au néocontage. Etapes d'une évolution », in Le Renouveau du conte, sous la direction de Geneviève Calame-Griaule, CNRS Editions, Paris, 2001, pp. 138-139
Bock-Côté, Mathieu, « Afghanistan, la fin d’une grande illusion», Figaro Vox, le 21 août 2021
[1] Il faut considérer qu'une situation de communication doit être comprise comme l'occurrence d'une pratique sociale.
[2] Voir à ce propos : Dan S. Stoica, « Mind formatting institutions » in TrajEthos, 4(1), 2015, pp. 91-109, à lire à l’adresse www.dstoica.ro.
[3] Dan Sperber, How do we communicate?, à l’adresse: www.dan.sperber.fr
[4] Mathieu Bock-Côté: «Afghanistan, la fin d’une grande illusion», Figaro Vox, le 21 août 2021.
[5] Sorescu, Roxana, „Un autoportret, mai multe identități: Andrei Scrima”, in Viata românească, nr. 8; 9/ 2017.
[6] A ce sujet, ce que j’ai trouvé de mieux comme histoire sur Internet est à lire à l’adresse: https://fr.wikipedia.org/wiki/Mo%C8%99_Geril%C4%83.
[7] En voici un exemple: " Des juifs racontent qu'a une certaine époque, quand ils avaient un certain problème dans le peuple, il y avait un certain rabbi qui partait dans une certaine forêt, qu'il connaissait très bien, il s'arrêtait dans un endroit de la forêt, et dans cet endroit-là il ramassait un certain nombre de bois très particuliers, il faisait un feu à une certaine heure très particulière, et puis il disait une prière très particulière, et quand il avait fait ça et les rites qui allaient autour, le peuple cessait d'avoir des problèmes. À la génération suivante, on ne savait plus très bien quel bois, mais on savait encore quel endroit de la forêt, on savait encore quels rites et quelle prière il fallait dire. Pourtant, le rabbi l'a fait et les problèmes du peuple sont passés. À la génération suivante, le rabbi ne savait plus non plus l'endroit de la forêt où il fallait aller, alors il allait un peu n'importe où, il ne savait plus le bois, mais il faisait quand même une prière avec n'importe quel bois et ça marchait. Les problèmes du peuple passaient. À la génération d'après, ils ne savaient même plus dans quel endroit de la forêt aller, ils ne savaient plus quel bois utiliser, ils ne savaient plus comment faire le feu, ils ne savaient plus quelle prière dire, ils allaient simplement dans la forêt, ils faisaient un petit quelque chose, et il parait que ça suffisait. Et à la génération suivante, ils ne savaient plus rien, la seule chose qu'ils savaient c'est raconter cette histoire, et il parait que ça suffisait."
( Catherine Zarcate, « Discussion sur la communication de Jean-Noel Pelen - Du conte traditionnel au néocontage. Etapes d'une évolution », in Le Renouveau du conte, sous la direction de Geneviève Calame-Griaule, CNRS Editions, Paris, 2001, pp. 138-139) .
[8] Cf. aussi Constantin Sălăvăstru, Discursul puterii (Le discours du pouvoir), Iași, Institutul European, 1999.