L’hypothèse terroriste, c'est que le système lui-même se suicide en réponse aux défis multiples de la mort et du suicide. Car ni le système ni le pouvoir n'échappent a l'obligation symbolique - et c'est sur ce piège que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce cycle vertigineux de l'échange impossible de la mort, celle du terroriste est un point infinitésimal, mais qui provoque une aspiration, un vide, une convection gigantesques. Autour de ce point infime, tout le système, celui du réel et de la Puissance, se densifie, se tétanise, se ramasse sur lui-même et s’abîme dans sa propre surefficacité. La tactique du modèle terroriste est de provoquer un excès de réalité et de faire s'effondrer le système sous cet excès de réalité. Toute la dérision de la situation en même temps que la violence mobilisée du pouvoir se retour tient contre lui, car les actes terroristes sont a la fois le miroir exorbitant de sa propre violence et le modèle d'une violence symbolique qui lui est interdite, de la seule violence qu'il ne puisse exercer : celle de sa propre mort. C'est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort infime, mais symbolique, de quelques individus. Il faut se rendre à l'évidence qu'est né un terrorisme nouveau, une forme d'action nouvelle qui joue le jeu et s'approprie les règles du jeu pour mieux le perturber. Non seulement ces gens-là ne luttent pas à armes égales, puisqu'ils mettent en jeu leur propre mort, a laquelle il n'y a pas de réponse possible (« ce sont des lâches »), mais ils se sont approprié toutes les armes de la puissance dominante. L’argent et la spéculation boursière, les technologies informatiques et aéronautiques, la dimension spectaculaire et les réseaux médiatiques : ils ont tout assimilé de la modernité et de la mondialité, sans changer de cap, qui est de la détruire. Comble de ruse, ils ont même utilisé la banalité de la vie quotidienne américaine comme masque et double jeu. Dormant dans leurs banlieues, lisant et étudiant en famille, avant de se réveiller d'un jour à l'autre comme des bombes à retardement. La maîtrise sans faille de cette clandestinité est presque aussi terroriste que l'acte spectaculaire du 11 septembre. Car elle jette la suspicion sur n'importe quel individu: n'importe quel être inoffensif n'est-il pas un terroriste en puissance ? Si ceux-là ont pu passer inaperçus, alors chacun de nous est un criminel inaperçu (chaque avion devient lui aussi suspect), et au fond c'est sans doute vrai. Cela correspond peut-être bien à une forme inconsciente de criminalité potentielle, masquée, et soigneusement refoulée, mais toujours susceptible, sinon de resurgir, du moins de vibrer secrètement au spectacle du Mal. Ainsi, l’événement ramifie jusque dans le détail - source d'un terrorisme mental plus subtil encore.
L’esprit du terrorisme de Jean Beaudrillard, le Monde, le 3 novembre 2001.
1. Introduction
L'expression « violence politique » nous oblige à nous intéresser au problème de la place occupée dans les systèmes politiques (qu’ils soient ou non démocratiques) par la force. Une telle question est particulièrement importante dans un Etat de Droit comme le nôtre, car pour le sens commun, la violence est souvent considérée comme quasi absente de nos systèmes politiques, elle en est même souvent l’antinomie. Les grandes études empiriques ou historiques, menées depuis ces trente dernières années (Chesnais, 1981 ; Hibbs, 1973 ; Tilly, 1986) retiennent pratiquement toujours comme critère de la violence politique, l’usage délibéré de la force pour blesser ou détruire physiquement (Gurr, 1970). On trouve néanmoins d’autres propositions de définition comme celle de Nieburg (1969), qui a inspiré de nombreux travaux, à savoir que la violence politique peut être rapportée à « des actes de désorganisation, destruction, blessures, dont l'objet, le choix des cibles ou des victimes, les circonstances, l'exécution, et/ou les effets acquièrent une signification politique, c'est-à-dire tendent à modifier le comportement d'autrui dans une situation de marchandage qui a des conséquences sur le système social ». D’autres auteurs comme Michaud (1978), ont une position plus tranchée, allant jusqu’à contester la possibilité même de donner une définition acceptable de la violence politique. Ils s’opposent ainsi à cette volonté de nombreux auteurs nord américains (Feierabend & Feierabend, 1972 ; Gurr & Graham, 1969 ; Hibbs, 1973 ; Muller, 1972) qui le plus souvent ont tenté de réduire cette forme de violence à des actes quantifiables et mesurables (nombres d’émeutes, grèves,…), faisant comme si l’on pouvait extraire la problématique de la violence de tout contexte normatif d’évaluation et de jugement. En effet, il est difficile d’étiqueter un fait comme violent politiquement. Tout dépend de la perspective adoptée de celui qui qualifie l’acte, selon que l’on est visé par l’acte en question ou que l’on en est l’instigateur. Dans ce chapitre nous traiterons tout d’abord des modèles de la violence politique, où certains schémas de compréhension formels seront abordés souvent en lien avec le processus révolutionnaire. Nous proposerons également une lecture de la violence politique en référence aux systèmes politiques (démocratie, système autoritaire et totalitaire) qui la renferment. Enfin, dans une dernière partie nous étudierons les différentes expressions de la violence politique que sont le contrôle social, le terrorisme, la guerre et les génocides.
2. Les modèles de la violence politique
2.1. L’approche de Gurr
Gurr (2000) qui s’est fortement inspiré des travaux de Berkowitz (1962, 1969, 1989, 1993), avance l’idée d’une interdépendance entre la violence politique et la violence sociale. On trouve à l’origine de tout processus de violence politique la notion de frustration. Cette frustration est selon Gurr le résultat d’une évaluation réalisée par le sujet entre les biens qu’il se sent autorisé à convoiter et les biens qu’il peut dans la réalité obtenir. Lorsque la distance entre les deux est trop importante, qu’il n’y a pas de compensation possible et que les occasions offertes au sujet pour rétablir ce déséquilibre sont peu nombreuses, cela provoque un fort ressentiment pouvant conduire à la violence politique. Ceci est particulièrement vrai, lorsque cette frustration touche de manière concomitante de nombreux individus voire un groupe social dans son ensemble. La violence politique telle que l’envisage Gurr se réfère presque exclusivement à la violence contestataire des populations contre le pouvoir en place, quel qu’il soit. La violence d’Etat est dans cette approche totalement négligée, alors qu’historiquement c’est elle qui s’est révélée être la plus destructrice (Tilly, 1986 ; Zimmerman, 1983). Cette violence d’Etat, généralement conservatrice, se déploie le plus souvent pour protéger l’ordre social et les institutions. Mais les auteurs qui ont tenté de dégager des modèles formels favorisant une compréhension de la violence politique les ont le plus souvent élaboré en lien avec les processus révolutionnaires qui ont jalonné l’histoire.
2.2. Les modèles d’une violence politique « révolutionnaire ».
A la suite des travaux de Chazel (1985, 1989) on peut distinguer trois types de modèles de compréhension de la violence politique en lien avec le processus révolutionnaire : les modèles séquentiels, les modèles psycho-sociaux et les modèles sociohistoriques. Avec les modèles séquentiels (Brinton, 1938) les déterminants de la révolution sont l’intensification des conflits de classe et la crise de légitimité du pouvoir. Dans cette approche, un lien évident semble exister entre la violence politique et la révolution que celle-ci soit insufflée par le pouvoir ou par la rue. Skocpol (1985) définit la révolution comme un processus de participation populaire visant à une transformation sociale et aboutissant à l’institutionnalisation d’un nouvel ordre politique. Historien de la révolution française Gueniffey (2000) propose une illustration de ce type de modèle en lien avec la révolution française. Il distingue ainsi trois formes typiques de violence politique que sont la violence sauvage et spontanée qui embarrasse les dirigeants, la terreur comme politique délibérée mise en œuvre par la loi et les mesures d’extermination dont le but est de détruire des catégories de personnes. D’une manière générale l’approche séquentielle de la violence politique, peut se décliner en trois phases ou étapes générales. Une première où le pouvoir tente par la force de résister aux revendications émanant le plus souvent du peuple. Une deuxième phase, où le pouvoir appartient aux révolutionnaires les plus modérés et qui très vite font l’objet de contestations et une troisième phase enfin où les révolutionnaires les plus durs imposent un pouvoir dictatorial.
Les modèles psycho-sociaux, mettent en revanche plutôt l’accent sur l’intensité de la frustration (Berkowitz, 1989, 1993) comme point de départ au processus révolutionnaire. Pour Davies «La révolution a le plus de chance de se produire quand une période prolongée de progrès économiques et sociaux est suivie par une courte période de retournement aigu, devant laquelle le fossé entre les attentes et les gratifications s’élargit rapidement, devenant intolérable. La frustration qui en résulte, dés lors qu’elle s’étend largement dans la société cherche des modes d’expression dans l’action violente » (1971).
Les modèles socio-historiques, s’appuient quant à eux sur une analyse comparative des phénomènes révolutionnaires (Moore, 1973 ; Skocpol, 1979 ; Zimmermann, 1983). Globalement dans cette approche les auteurs insistent sur les conséquences politiques des révolutions, c’est-à-dire sur la construction d’un nouveau type d’Etat instaurant des formes inédites de la participation populaire. L’approche proposée est éminemment comparative, car elle cherche dans le déroulement du processus révolutionnaire les déterminants de l’expression des formes de pouvoir politique qui très vite s’instaurent.
Afin de mieux comprendre les expressions de la violence politique, il convient d’en faire une lecture à travers les systèmes politiques qui la portent sous des formes diverses en leur sein. Il ne sera pas question de traiter tous les régimes politiques. Nous avons fait le choix de limiter notre réflexion à la démocratie d’une part et à la dictature d’autre part à l’intérieur de laquelle nous avons regroupé les systèmes autoritaire et totalitaire.
3. L’expression de la violence dans les systèmes politiques
3.1. Démocratie et violence
Depuis Aristote, la démocratie peut être définie comme « l’agencement pratique d’une souveraineté librement exprimée par un corps de citoyens suffisamment large », ce qui correspond à peu près à la célèbre formule du gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. On peut également dire que c’est un mouvement en direction d’un idéal d’égalité, de liberté et de participation des citoyens à la vie publique, vers la « société ouverte » telle que l’a définie Karl Popper dans son ouvrage de 1945, à savoir une société dont les institutions assurent la protection des droits des citoyens et la liberté de choix et de parole. Dans la démocratie aussi la violence existe. C’est un moyen parmi d'autres de conduire un conflit par exemple, même si cette violence se trouve souvent, étroitement associée à d’autres moyens plus pacifiques employés de manière parallèle. Dans le cadre de conflits sociaux ou de contestations, il est fréquent de voir les protagonistes faire appel à la force, même si son usage reste la plupart du temps d’une ampleur modérée. Une violence « soft » paraît cependant à de nombreux contestataires comme le moyen efficace de s'imposer à la table de négociation dans un système démocratique, même si selon Braud (1993) au moins deux conditions se doivent d’être respectées. La première est l'exigence de visibilité. Il faut que les médias en parlent et la couverture journalistique joue à cette égard un rôle décisif d'orchestration ou d'amplification des évènements. La seconde condition est de ne pas franchir un certain seuil au delà duquel cette même violence deviendrait contre-productive dans la perspective des négociations à mener. Tout simplement parce qu'elle déclencherait l'apparition de réflexes sécuritaires susceptibles de faire passer au second plan les problèmes de fond qu'on avait voulu imposer sur le devant de la scène. Elle risquerait en outre de légitimer en réponse, un recours à la force susceptible d'enclencher un scénario d'escalade plus difficilement maîtrisable. Ainsi, il existe dans nos sociétés démocratiques des formes de violence modérées, banales, acceptées et inscrites presque de fait dans le jeu institutionnel et politique. Ces formes de violence (occupations illégales de la voie publique, barrages routiers, actions plus spectaculaires que brutales, séquestrations à la fois brèves et sans brimades notables) restent dans nos démocraties une manière évidente et presque accéptée de tous de faire de la politique.
Le fait est que l'Etat démocratique lui-même est conduit non seulement à tempérer l'emploi des forces de l'ordre mais à tolérer délibérément un certain niveau de violence (Coser, 1982). Il ne s’agit pas comme avant le XIXème siècle ou dans les dictatures contemporaines, d’une stratégie de représailles, mais d’une riposte graduée et compatible avec l’exigence de libre expression. Braud (1993) fait à cet égard une distinction entre une violence aigue (ou colérique) et une violence instrumentale calculée et graduée. Les caractéristiques essentielles de la violence colérique sont la suspension, au moins partielle au cœur de l'action, du calcul rationnel: coûts/avantages. L'intensité de la violence exercée dans ce cas, peut en effet devenir tout à fait contre-productive politiquement. Le choix des cibles est dans ce cadre souvent instinctif (par exemple l'attaque de perceptions pour protester contre la pression fiscale). La violence instrumentale quant à elle est exercée, sans passion ni agressivité incontrôlée, en vue d'atteindre des objectifs définis. Elle s'inscrit directement dans une logique de calcul et d'efficacité, ce qui implique la recherche consciente d'une proportionnalité des moyens mis en œuvre par rapport au but recherché.
On le voit nos systèmes démocratiques sont le théâtre de certaines formes de violences dont ils ne peuvent s’exempter et qui d’une certaine manière les caractèrisent. Cette violence qui peut s’exprimer ici reste bien entendu sans commune mesure avec celle qui s’exprime dans les systèmes autoritaires et totalitaires.
3.2. Autoritarisme, totalitarisme et violence
Tout pouvoir, quel qu'il soit, détient une autorité. On le qualifiera d'autoritaire s'il utilise arbitrairement la violence. On parle d'autoritarisme d'abord quand un pouvoir abuse de son autorité en usant plus de la force que de la persuasion. Mais si l'abus d'autorité peut le rendre illégitime à nos yeux d'occidentaux, ce n'est pas nécessairement le cas aux yeux des populations qu'il peut concerner. On parle aussi d'autoritarisme quand les postulants à l'exercice du pouvoir refusent la compétition politique. Le pouvoir est alors attribué à des individus qui sont plus cooptés qu'élus dans des conditions démocratiquement satisfaisantes. Selon Hermet (1985) on peut appliquer le concept d'autoritarisme à des dictatures civiles, comme celle de Salazar au Portugal (Hermet, 1983), ou militaires, dont l'Amérique du Sud et l'Asie du Sud-Est ont une longue tradition (Rouquié, 1982, 1987). On peut également l'appliquer aux nombreux pays issus de la décolonisation qui sont aux mains d'un parti unique, ainsi qu'aux monarchies islamiques auxquelles le qualificatif de dictature semblerait d’ailleurs plus approprié (Hermet, 1986, 1996). L'autoritarisme se situerait quelque part entre la démocratie et le totalitarisme. Certes, il n'est pas réellement démocratique dans la mesure où les dirigeants ne sont pas recrutés lors d'élections réellement concurrentielles, mais il n'est pas tout à fait totalitaire non plus. En général, on y trouve ni réelle idéologie directrice, ni volonté de mobilisation massive mais, simplement, un pluralisme réduit. Cependant menacés par l’apparition d’une opposition trop forte, les dirigeants peuvent user d’une violence impitoyable. C’est la raison pour laquelle on assiste souvent à un traitement policier des conflits ou la machine judiciaire vient compléter l’arsenal en intimidant ou décourageant toute contestation.
En ce qui concerne les systèmes totalitaires et plus généralement le terme de totalitarisme, celui-ci date de l’Italie fasciste. Si Mussolini l’utilisait initialement dans un sens plutôt positif, il est devenu plutôt péjoratif par la suite. Une définition descriptive et analytique fait du totalitarisme un type de régime non démocratique, caractérisé par la concentration du pouvoir, l’existence d’une idéologie officielle diffusée par une propagande et définie par un parti unique, le culte du chef et de l’état est omniprésent (Arendt, 1972 ; Aron, 1965 ; Friedrich, 1959). C’est le règne de l’embrigadement, de la négation de l’individu et de la terreur policière de masse. Mais une dictature n’est rien et ne peut exister s’il n’y a pas de chef et de fonctionnement social parfaitement pyramidal où les organisations doivent s’emboîter les unes dans les autres, avec à leur tête le parti unique qui les coiffe toutes et qui à son tour trouve son expression ultime dans le chef bien-aimé (Enriquez, 1983). Les conflits n’ont plus droit de «cité », les différences de classes sont niées, alors qu’en même temps elles se perpétuent. Ce n’est plus la fin des inégalités sociales, bien au contraire, celles-ci vont se maintenir et être justifiés en faisant appel à des notions ô combien idéologique telles que la compétence ou la volonté individuelle. On justifiera de manière étatique les différences sociales entre les personnes en mettant d’un côté, les bons, les intelligents, les forts et de l’autre, les mauvais, les stupides et les faibles, qui ne méritent pas de considérations particulières. Les choses sont comme cela, déterminées par la nature, le hasard ou la nécessité imposant dès lors à chacun une place, un rôle, une fonction dans la société. Selon que l’on se trouve du bon ou du mauvais côté c’est la vie et l’intégrité de chacun qui est mise en cause (Polin, 1994). Ce n’est pas seulement le règne de la stigmatisation sociale, bien connue des psychologues sociaux (Crocker & Major, 1989 ; Crocker & al., 1998 ; Hamilton, 1981), mais le règne de l’épuration du stigmate par la destruction pure et simple des personnes qui en sont porteuses. La violence qui caractérise le plus les états totalitaires reste largement fondée sur la répression, c’est-à-dire « le discours de la violence immédiate et totale » (Enriquez, 1983). Le totalitarisme n’est pas le règne du discours comme dans la démocratie, c’est bien au contraire par les coups, la torture et la domination qu’il trouve son expression la plus juste. L’instauration d’un tel système politique suppose l’élimination de toutes les institutions susceptibles d’entraver sa dynamique d’emprise sur la société. Abolition du pluralisme politique et destruction de l’opposition, mise sous tutelle des syndicats, de l’Eglise et des institutions sociales, embrigadement de la jeunesse, surveillance de l’armée et de la police (SA et SS en Allemagne) et création d’un des leviers les plus importants de ce système politique la « machine à propagande ». La terreur est permanente. Les catégories suspectes telles que les Juifs ou les Tziganes dénoncées par l’idéologie s’élargissent à toute la population qui n’est plus à l’abri de la délation. L’édification des camps de concentration organisés rationnellement pour la destruction reste sans doute l’archétype le plus fidèle de la violence qui s’exprime dans les systèmes totalitaires. L’exemple du régime nazi et des violences mortelles imposées aux juifs est à ce titre particulièrement éloquent (Rousset, 1965).
Au-delà des systèmes politiques eux-mêmes, il est possible d’envisager l’expression de la violence politique de manière transversale, c’est-à-dire d’une manière qui va concerner et toucher tous les systèmes politiques avec un degré d’impact plus ou moins important. C’est la raison pour laquelle dans la partie qui suit nous avons fait le choix d’étudier les différentes expressions de la violence politique que sont le contrôle social, le terrorisme, la guerre et les génocides.
4. Les expressions de la violence politique
4.1. Le contrôle social : une expression de la violence politique ?
On peut considérer que toute forme de contrôle social qui barre une aspiration, impose des opinions ou des comportements, perturbe une trajectoire sociale ou un cadre de vie et qui s’impose massivement à un ensemble d’individus ou à un groupe social est une forme de violence politique, ceci qu’elle soit ou non ressentie comme telle. Dans nos sociétés contemporaines, le contrôle social se situe non seulement au niveau des barrières juridiques, des injonctions culturelles des nécessités économiques. Fischer (1991) définit le contrôle social comme l’ensemble des dispositifs, établis en termes de règles et de sanctions, qui fixent les conduites sociales à l’intérieur de certaines limites pour en assurer une manifestation satisfaisante et une adaptation acceptable pour les individus. C’est par exemple, par le biais de l’éducation morale que la société exerce un type d’influence sur les individus qui d’une manière ou d’une autre se voient contraints pour exister socialement (Beauvois, 1994 ; Dubois, 1994) et trouver des insertions (Monteil, 1993) de se soumettre aux exigences du système social dans lequel ils se trouvent, même si ce dernier est de type démocratique (Durkheim, 1935). En psychologie sociale, la notion de contrôle social se réfère au dispositif de normes (Dubois, 1994) qui engendrent chez les individus des réponses en terme de conformité. Ces orientations sont essentiellement développées à travers l’étude des phénomènes de groupes. Dans cette perspective le contrôle social désigne une texture d’ensemble, faite de règles et de sanctions, à l’intérieur desquelles vont se combiner normes et conformités. D’une certaine manière le contrôle social est une forme de prise de pouvoir, qui impose aux individus avec un sentiment de liberté plus ou moins exacerbé une certaine manière de penser et d’agir dans le monde. Enriquez (1983) fournit à cet égard une analyse de cette emprise que les systèmes sociaux et surtout politiques peuvent exercer sur les individus. Ils en distinguent plusieurs grandes modalités d’expression, dont chacune à leur niveau sont des expressions de la violence politique parce qu’elles visent au sens de Gurr (1970) à modifier le comportement par une forme de pression qui conduit d’une part à une normalisation des conduites et d’autre part à la légitimation et la valorisation des systèmes sociaux et idéologique qui les déterminent. On trouve chez Enriquez six modalités du contrôle social que nous pouvons reprendre. La première forme de contrôle social est le contrôle direct par la violence qui caractérise toutes les situations d’oppression marquées par l’exploitation de la répression. Dans ce cas, le contrôle social s’exprime en termes de violence pure, c’est-à-dire sans la médiation d’un discours. Le cadre idéal à l’expression de cette forme de violence reste bien entendu les systèmes autoritaires et totalitaires qui souvent ancrent leur légitimité et leur maintien dans l’expression brutale de la violence. La deuxième forme est de type organisationnel par la machinerie bureaucratique que l’on peut observer dans l’administration par exemple. Il est centré sur l’application des règles du travail édictées par la hiérarchie. Ce genre de contrôle est orienté non pas vers l’évaluation du rendement, mais vers celle de la docilité des individus vis-à-vis des instructions. Le contrôle bureaucratique ou pour reprendre Hermet (1983) la bureaucratie autoritaire peut s’appliquer à certains systèmes politiques de l’entre deux guerres. Le Portugal avec Salazar, mais aussi le Mexique avec Cardenas en sont sans aucun doute les prototypes. Le pouvoir bureaucratique s’y manifeste en dehors de l’Etat puisque les institutions qui régissent la vie économique, culturelle et professionnelle ont un pouvoir de décision propre. Il s’agit comme le souligne Hermet (1983) d’une « délégation de certains des attributs de l’Etat à des corps intermédiaires » qui deviennent alors des instances vérificatrices du degré d’obéissance des individus. Le contrôle des résultats par la compétition économique est une autre forme de contrôle social. Le principe en est simple : pour réussir il faut se battre. Le monde est envisagé comme un vaste champ de bataille et la description qui en est faite fait largement appel à une représentation du monde en terme de guerre qui aura ses vainqueurs et ses vaincus. La concurrence en tant que telle reste une forme éminente de conflit et donc de violence. Il s’agit d’exalter la mobilisation des énergies, le désir de gagner, le don de soi, le courage, l’acceptation des sacrifices, la fraternité des armes (Packard, 1958 ; Tchakotine, 1992). C’est une compétition fondamentalement éliminatoire, qui souvent en contexte professionnel peut dériver jusqu’à la violence faite aux acteurs dès lors que les objectifs ne sont pas atteints. Il s’agit de situation de pression et d’oppression, de compétition sauvage et souvent à terme d’exclusion que subissent de plus en plus les individus dans les entreprises (Monroy, 2000). Nos systèmes démocratiques sont les porteurs et les promoteurs de cette violence. C’est la violence de l’Etat (l’entreprise) dans l’Etat démocratique. Elle n’est pas sans conséquences car bon nombre de travaux ont montré les effets (souffrance, suicides,…) désastreux à tous les niveaux hiérarchiques de ces pressions imposées aujourd’hui aux salariés (Dejours, 1998 ; Durieux & Jourdain, 1999 ; Hirigoyen, 1998 ; Leymann, 1996), qui se poursuivent souvent dans l’indifférence la plus totale. Le travail a ses morts et ses blessés, mais tout cela est encore de nos jours considéré comme normal. Le contrôle idéologique est la quatrième forme de contrôle social. Il est basé sur un principe où l’Etat fixe au peuple ce qu’il doit penser pour faire ce qu’il a faire. L’idéologie sert de cadre prescriptif et de bible. C’est le degré d’adhésion à l’idéologie qui va servir à évaluer le degré d’intégration de l’individu. Mais dans cette conception, l’engagement ne peut être que total car toute divergence est considérée comme une dissidence, une déviation, un crime. Ce type de contrôle s’opère sous forme d’endoctrinement et définit un verrouillage social des conduites et des pensées. Les idéologies sont avant toute chose des systèmes de représentations en ce sens qu’elles reposent sur un minimum de logique interne et de construction rationalisante. Ces systèmes de croyance sont souvent les déterminants de l’apparition de comportements violents qu’ils soient individuels ou collectifs. A la différence de Fromm (1975) par exemple, Levi (1989) considère que les tortionnaires nazis étaient de la même étoffe que les autres hommes et que leurs actes étaient la conséquence d’un apprentissage, d’une éducation idéologique particulière. C’est une thèse identique que défend Miller (1984) qui considère qu’un mode de pédagogie, qu’elle appelle « la pédagogie noire » est à l’origine de la fabrication des tortionnaires. Nous ne sommes pas aujourd’hui encore à l’abri d’une détermination de conduites violentes et exterminatrices par un système de pensée idéologique. Les récents problèmes de l’ex-Yougoslavie aux portes d’une Europe moderne sont là pour en témoigner. Disons qu’aujourd’hui les idéologies sont moins visibles (Birnbaum, 1975 ; Huyghe, 1987). Dans tous les cas de figure on ne prendra conscience de leur déterminisme sur nos conduites, fussent-elles les plus ignobles, que lorsque nous en serons sortis ! Le contrôle d’amour, met quant à lui en lumière l’importance du lien libidinal entre chefs et subordonnés. Il souligne que les aspects psycho-affectifs jouent un rôle essentiel dans les mécanismes de contrôle. A cet égard la fascination qui reste une modalité de ce processus de contrôle est un mécanisme de fusion à l’intérieur duquel s’opère une reconnaissance de ses propres possibilités dans la mesure où on est identifié, aimé par un être fascinant. En politique, l’image glorifiée du dirigeant s’inscrit dans un tel processus de contrôle des masses. C’est ce qui conduit les « fidèles » à faire des choses qu’ils penseraient inimaginables en d’autres temps. Les qualités charismatiques d’Hitler par exemple, son pouvoir, son programme simpliste ont été, grâce au génie de Goebbels, les leviers qui ont permis à de nombreux Allemands d’aimer leur Führer et de se laisser conduire vers la guerre et le génocide des Juifs par exemple (Stern, 1975). Le contrôle par la dissuasion enfin, est un autre mode de contrôle qui se manifeste par la mise en place d’appareils dont la finalité est de développer un ensemble de moyens d’interventions dont le rôle essentiel n’est pas d’être utilisés réellement, mais de dissuader des adversaires ou des ennemis probables. La dissuasion comme moyen de contrôle s’exerce également sur les individus à l’intérieur de chaque système social à travers le contrôle policier par exemple. Ce type de dispositif se retrouve assez clairement dans les systèmes démocratiques. En effet, ce qui caractérise l’Etat de droit, par opposition à tous les systèmes tyranniques, ce n’est pas l’impossible renonciation à la force violente, mais la soigneuse codification de ces conditions d’emploi, lisibles et compréhensibles par tous. La norme juridique demeure un interdit dont le non-respect justifie légalement le recours à la force ou à la contrainte. Par essence, les démocraties par ce processus de dissuasion montrent à quel point leur socle repose immanquablement sur la force matérielle de la police et de la justice.
Les actes terroristes sont une seconde expression de la violence politique, beaucoup plus radicale et meurtrière. D’une actualité permanente, ils touchent les Etats et les populations et s’appuient la plupart du temps sur des revendications éminemment politiques et idéologiques.
4.2. Le terrorisme comme forme de la violence politique
La première difficulté à laquelle on est confronté lorsque l’on tente d'approcher de la notion de terrorisme1 tient sans aucun doute à son introuvable définition. Le terme se trouvant à l'interface des sciences sociales et de la politique, il est pratiquement impossible d'arrêter une définition qui soit à la fois pertinente et opérationnelle dès lors que cette appellation renvoie toujours à des connotations très négatives que les acteurs politiques peuvent utiliser pour disqualifier l'autre (Taylor, 1991). D'une certaine manière, on peut toujours devenir le terroriste de quelqu'un; c'est, en effet, un truisme de rappeler que, dans certaines configurations politiques ou militaires, tel acteur2 sera terroriste pour les uns et héros ou résistant pour les autres (Fridell, 2001). Comme cette qualification est un moyen de disqualification, elle devient une arme politique redoutable: l'adversaire traité de « terroriste » n'a plus droit à la moindre considération; il est ravalé à un niveau infrapolitique d'où sont exclues toutes les règles du jeu politique. Avec un terroriste, il n'est pas question de discussion, de négociation ou a fortiori de compromis car cela signifierait une reconnaissance de nature politique qui est, par définition, exclue (Wieviorka, 1988). Comme l'acteur qualifié de terroriste n'existe pas politiquement, il apparaît légitime de tout tenter pour l'empêcher de nuire. Le registre de l'action glisse ainsi du politique au policier: dans cette logique, on ne discute pas avec un terroriste, on le combat et si possible on le détruit.
La diversité des acteurs susceptibles de recourir à des actes terroristes est très grande: du petit groupe d'individus voire d'un individu isolé jusqu'à de puissants services spéciaux qui relèvent d'un Etat. En s'inspirant notamment de l'analyse de Chaliand (1985) et de Chagnollaud (1996) on peut en distinguer au moins trois types principaux: les mouvements de libération, les sectes politiques et les Etats.
Les mouvements de libération ont été au cœur des combats pour l'autodétermination dans toute la phase de décolonisation aujourd'hui pratiquement achevée. Avec beaucoup de différences selon les situations, ces mouvements étaient, pour la plupart, plus ou moins bien implantés, dans la population au nom de laquelle ils prenaient les armes; qu'il s'agisse, parmi bien d'autres, du FLN en Algérie, de l'OLP en Palestine ou encore du FNL au Sud-Vietnam (Addi, 1996 ; Fridell, 2001 ; Taylor, 1988). Certains rassemblaient de nombreux combattants d'autres beaucoup moins, mais l'essentiel n'était pas leur nombre - même s'il constituait un facteur d'importance - mais bien leur représentativité et leur capacité à s'enraciner dans la population qui ainsi pouvait les reconnaître comme fondamentalement à leurs côtés. Compte tenu du rapport de forces toujours défavorable dans lequel ils évoluaient, et même lorsqu'ils disposaient d'éléments constitutifs d'une armée, ils avaient surtout recours à la guérilla sous toutes ses formes, c'est-à-dire à des actions de harcèlement contre des objectifs militaires et économiques de l'ennemi évitant toute opération frontale dans laquelle ils n'auraient eu aucune chance (Denardo, 1984). Même si ces actions étaient presque toujours qualifiées de « terroristes » par l'adversaire, elles relevaient d'abord d'une volonté globale de se battre contre une occupation ou une répression subie par toute la population ou, en tout cas, une très grande majorité de cette population. Mais, en même temps, il est clair qu'à certains moments de ce combat, ces mouvements pouvaient aussi avoir recours à des actions de type terroriste. Le terrorisme devient alors souvent un substitut à la guérilla quand celle-ci devient impraticable parce que le déséquilibre des forces est trop important comme ce fut le cas, par exemple, pour les Palestiniens à la fin des années soixante. Evoquant les détournements d'avions par le FPLP de Georges Habache, Régis Debray (1996) écrit « ce genre d'opérations n'est pas la poursuite de la guérilla par d'autres moyens, mais un substitut publicitaire à son absence, pour compenser l'incapacité d'une organisation à faible base populaire à faire le coup de feu sur le terrain.»
Les sectes politiques et religieuses sont quant à elles des organisations sans base populaire, complètement obsédées par leur vision idéologiquement et politiquement « déformée » du monde. Bien qu'elles soient sans doute parfois manipulées par certains acteurs politiques et qu'elles puissent séduire quelques fragments désemparés de la société, elles ne représentent qu'elles-mêmes (Chesnais, 1981). Elles sont cependant très dangereuses car elles sont prêtes à tout. Le contenu idéologique apparaît presque secondaire puisque seule compte l'action qu'elles mènent avec toute la détermination dont est capable le fanatisme. L'Europe de la fin des années soixante-dix a ainsi connu des groupes comme les Brigades rouges en Italie (Bonanate, 1996 ; Ferrarotti, 1979), la Fraction armée rouge en Allemagne ou Action directe en France. Aujourd'hui ce type de groupes arc-bouté sur des thématiques révolutionnaires n'existe plus, mais d'autres groupes ont brutalement surgi ailleurs pour fomenter des attentats meurtriers, notamment sur le sol français et sur le sol des Etats-Unis avec l’attentat du 11 septembre 2002. Leurs caractéristiques sont très différentes de celles des groupes européens, mais elles ont au moins en commun cette haine de l'autre qui conduit à l'assassinat indiscriminé.
La notion d’Etat terroriste a été plusieurs fois utilisée pour désigner certains pays du Moyen-Orient soupçonnés d'avoir commandité des attentats contre des biens et des personnes en Occident: ce fut le cas de la Syrie, de l'Iran, de la Libye et depuis quelques années de l'Irak. Pour reprendre Badinter (1979) « Le terrorisme d’Etat est toujours et partout l’expression et parfois le rempart de la dictature, le signe que la liberté est proscrite ou bafouée. Dans sa forme extrême, il en deviendra un des fondements même, quelle que soit l’idéologie dont il se réclame…. Pour conquérir le pouvoir, il pratique le terrorisme de la rue. Une fois au pouvoir, il institutionnalise la terreur. Curieusement, cette terreur d’Etat est toujours qualifiée de révolutionnaire ». Certains auteurs comme Gurr (1980) utilisent d'ailleurs le terme dans une acception plus globale. Pour lui l'Etat terroriste ne serait pas seulement celui qui commandite des actions de terrorisme international (Wievorka, 1988) mais surtout celui qui utilise massivement la violence à l'intérieur de son propre territoire. Cette utilisation systématique de la violence a pour but de faire régner la terreur non seulement chez tous les opposants potentiels mais aussi à l'égard de tous ceux que le régime en place considère comme dangereux. On voit bien que cette forme de terreur prend ici un sens bien différent: elle ne concerne pas seulement quelques individus mais bien des catégories entières de la population; elle n'est pas seulement une menace mais bien un processus organisé dont l'objectif est de broyer physiquement toute opposition qui s'affirme comme telle ou qui est considérée comme telle. Il ne s'agit pas uniquement d'impressionner mais dans bien des cas de détruire. Ces analyses renvoient en fait aux Etats totalitaires et autoritaires évoqués plus haut ; au sein de ces appareils d'Etat, qui ont fait une place centrale aux moyens de répression et à la police secrète. Mais comment analyser l'action de services spéciaux d'Etats démocratiques qui vont tenter des opérations de déstabilisation d'un régime ou qui enlèvent voire assassinent tel ou tel acteur politique étranger jugé dangereux, où coulent un navire afin de déstabiliser tel ou tel groupe ou association (Chesnais, 1981 ; Reich, 1990 ; Wieviorka, 1988) ? Le terrorisme comme mode d’action politique a été et est encore l’apanage de tous les régimes politiques. C’est à n’en pas douter le mode d’action le plus déstabilisant et le moins impliquant politiquement car le doute persiste toujours sur les commanditaires de tels actes. Mais le terrorisme comme forme de violence politique peut à contrario provoquer un puissant élan de rassemblement national comme se fut le cas aux Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. En effet, les attentats terroristes contre les Etats-Unis ont fédéré tous les citoyens autour d’un projet de lutte contre le terrorisme à l‘intérieur comme à l’extérieur du pays. L’envoi de troupes en Afghanistan et le blanc sein donné au pouvoir politique en fut la première manifestation. Dans sa forme actuelle cette violence terroriste et donc politique subie par les Etats-Unis les a conduits à légitimer en retour une autre forme de violence par nature éminemment politique et sur laquelle nous reviendrons: la guerre.
Quoi qu’il en soit on ne peut déconnecter le terrorisme de la dimension politique qui lui est attachée, il n’est pas possible non plus de traiter de la violence politique sans évoquer la guerre qui par essence s’inscrit dans la logique du politique et de la politique.
4.3. La guerre et la politique
Tikrit, dernière grande ville irakienne à n'être pas tombée sous contrôle des forces anglo-améraines et surtout ville-symbole, puisque bastion du clan de Saddam Hussein, pourrait bientôt être investie par les marines. L'Agence France Presse a en effet indiqué, dimanche 13 avril, que la population était prête à se rendre aux soldats américains si ceux-ci n'étaient pas accompagnés de représentants chiites ou kurdes
"Nous ignorons où se trouve Saddam Hussein mais il n'est pas ici", affirme un retraité de l'administration. "Nous ne résisterons pas. De toutes façons, nous n'avons plus les moyens de résister", déclare un ingénieur. "J'étais pour Saddam Hussein et je suis toujours pour Saddam Hussein. C'était l'autorité mais de toutes façons nous avons perdu cette guerre", concède une autre personne. Ils se disent tous prêts à "se rendre pacifiquement", et assurent que "si certaines personnes ont encore des armes dans la rue, c'est pour se protéger des pillards".
Dimanche, cette ville, qui comptait 100 000 habitants avant la guerre, était presque déserte, la majeure partie de la population ayant fui les bombardements. Tout récemment, le général Vincent Brooks, porte-parole du commandement central américain (Centcom) reconnaissait que des "efforts inlassables" étaient entrepris pour prendre Tikrit. C'est "l'un des secteurs où nous pensons que peuvent se trouver des forces du régime. (...) Nous savons que des responsables du régime ont combattu dans et autour du secteur de Tikrit" et qu'il y a "encore des équipements militaires" sur place, avait-il poursuivi. Pourtant, les différents témoignages des journalistes sur place n'indiquent aucun déploiement irakien important dans le secteur.
Le Monde, le 13 avril 2003
La guerre ne peut s’analyser en dehors de la logique politique (Aron, 1976 ; Clausewitz, 1955). Aux yeux de Freund (1965), la guerre peut être appréhendée comme un simple « fragment de l’ensemble politique ». Pour Clausewitz, la guerre est la « continuation de la politique par d’autres moyens ». Cet auteur affirme en fait que la guerre est subordonnée à la politique qui l’encadre et la limite. Englobée dans l’activité politique, la guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. Dans ce cadre, l’armée est le détenteur dans l’État de la violence qui est ici une violence de type politique, à laquelle celui-ci a recours en période exceptionnelle, soit que la situation lui paraisse désespérée, soit que l’adversaire ait dépassé le seuil de ce qu’il juge tolérable. La guerre est donc fondamentalement un acte politique, car elle exprime directement la réalité fondamentale et caractéristique de la politique : la domination de l’homme sur l’homme. Il y a une relation de subordination de la guerre à la politique qui, par les différents objectifs qu’elle poursuit, influe sur la nature même de la guerre.
L’armement atomique n’a pas remis en cause cette subordination au politique. Au contraire, il l’a même amplifiée. « Non seulement les responsables politiques contrôlent l’arme nucléaire, mais seuls ils sont habilités en personne à déclencher éventuellement un conflit. […] Jamais une arme n’a été aussi dépendante de la politique » (Freund, 1976). A cet égard, la diplomatie est un « substitut de guerre » (Freund, 1982) en ce qu’elle est une utilisation clandestine de la violence par le biais de pressions ou de menaces. Le renseignement sur l’ennemi et la défense des intérêts du pays mandataire, la prospection d’amitiés nouvelles, les négociations en vue de créer des sympathies, la dissuasion de possibles alliés de l’ennemi virtuel, en les exhortant à la neutralité afin d’isoler, dans toute la mesure du possible, l’ennemi potentiel sont les principales missions du diplomate, sans parler de sa fonction de représentation. Une telle fonction a été particulièrement explicite pendant le mois de mars 2002 au sein même de l’ONU où les Etats-Unis n’ont pas hésité à faire pression sur certains pays membres en laissant miroiter les aides économiques et politiques qu’ils pourraient leur attribuer afin d’obtenir le blanc sein qui leur permettrait d’aller faire la guerre en Irak, ce qu’ils ont fait malgré tout, afin de mettre au pas les « voyous » (Chomsky, Clark & Said, 1999). Mais motiver une armée de citoyens nécessite une idéologie inspirante, les volontaires doivent apprendre à voir leur Etat ou au moins son prestige comme diminué s’ils ne combattent pas et augmenté s’ils prennent les armes. Gagnon (1994, 1995) a montré comment les élites politiques pouvaient fomenter un conflit ethnique en stimulant les préjugés latents de leurs fidèles. Par exemple, il attribue l’attaque démarrée en 1990 en Ex-Yougoslavie aux machinations des responsables Serbes dont le but était de détourner l’attention de leurs habitants de l’économie vacillante et de créer un nouvel Etat slave dominé par la Serbie (Nahoum-Grappe, 1996). Une coalition de communistes nationalistes et des éléments conservateurs de l’armée a dénoncé de prétendues persécutions de Serbes par les Albanais dans la province du Kosovo et par les Croates en Croatie. Très vite la machine de propagande a représenté avec succès les non-Serbes comme des scélérats. Il semble donc selon Gagnon (1995) que les dirigeants serbes ont délibérément activé les préjugés. Il convient de rappeler que le processus de l’entrée en guerre est aussi psychologique que politique, car celle-ci ne peut avoir lieu que si l’on dispose d’une représentation de ennemi. L'image vicieuse et sous-humaine se reflète dans des termes désobligeants telles que les « Chleus» ou les « Boches », les « Bridés ». Il doit être précisé, bien entendu, que les dirigeants emploient toutes les ressources de la propagande à leur disposition pour créer et renforcer ces images. Personnifier l'ennemi de façon stéréotypique (Billig, 1981 ; Hamilton, 1981) rappelle la tendance des groupes sociaux et plus généralement des peuples à attribuer les comportements perturbateurs de l’exogroupe à des caractéristiques intrinsèques et dispositionnelles (mauvais caractère, race,...) plutôt qu'à une situation particulière ou à un ensemble de circonstances (Gilbert & Malone, 1995). Ainsi, nous devons tuer les soldats ennemis parce qu'ils sont ce qu’ils sont et que nos différences sont évidentes et naturelles, même si comme nous ils ont reçu des papiers pour aller à la guerre, et que comme nous la plupart du temps ils ne peuvent pas se soustraire aux injonctions du politique qui les invite à prendre les armes. L'ennemi mérite d'être éliminé parce qu'il est un tueur pervers, et non parce que la situation militaire requiert qu'il doive tuer ou être tué. Le massacre de civils au Viêt-Nam, en Bosnie ou au Rwanda (Vidal, 1996) illustre comment les soldats sont enclins à voir le mal dans chacun de ceux de l'autre camp. C’est sans doute la seule alternative qui leur reste sous peine « d’y perdre la tête ». Une caractéristique frappante de pensée biaisée est la confiance dans la légitimité indiscutable que les combattants s’auto-attribuent ; « nous avons raison et nous triompherons du mal ». Ces modes de raisonnement éminemment sociaux et dont la psychologie sociale a révélé les nombreuses erreurs et distorsions (Dorai, 1986) dans les interactions et les conflits de tous les jours se révèlent en revanche d’une effroyable efficacité lorsqu’il s’agit d’engager des soldats dans un conflit jusqu'à la mort contre un ennemi réel. La machine à propagande accroît le caractère détestable dans l'esprit des gens (Goodball, 1992 ; Wrangham & Peterson, 1996). Et c’est par cette manipulation politique, que l’on peut alors stimuler l’amour du pays et la haine de l’adversaire. Les tabous à l’égard de la violence sont peu à peu suspendus. Toutes les atrocités de la guerre, même lorsqu’elle se dit « chirurgicale » peuvent alors commencer. La guerre moderne peut alors commencer et frapper d’abord les « non-combattants », car depuis douze ans, 90% des victimes des conflits sont des civils (Arnaud, 1997).
Si la question de la guerre est intimement liée au politique dont elle constitue un mode d’affirmation, on se doit d’aborder et de traiter la question du génocide qui certes constitue souvent une dérive en temps de guerre, mais qui s’inscrit toujours dans un projet politique d’épuration ethnique ou de destruction d’un groupe par un autre.
4.4. Les génocides
Le terme de génocide a été inventé par Lemkin, avocat polonais d'origine juive, dans son ouvrage intitulé « La domination de l'Axe dans l'Europe occupée », publié en 1944. Ce terme vient du grec « genos » qui signifie race et du latin « caedere » qui signifie tuer. Le génocide est défini pour la première fois par les Nations Unies dans la résolution 96 de l'Assemblée générale du 11 décembre 1946 comme « le refus du droit à l'existence à des groupes humains entiers ». Deux ans plus tard, l'Assemblée générale adopte le 9 décembre 1948 à l'unanimité, une convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette Convention est entrée en vigueur le 12 janvier 1951. Le génocide y est défini dans son article II comme : « l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre. La qualification de génocide entraîne l'application d'un régime particulier, dont les éléments les plus importants sont l'obligation de traduire les personnes accusées de génocide devant les tribunaux, l'imprescriptibilité de ce crime. L'obéissance aux ordres ne peut exonérer un criminel de sa responsabilité et cela oblige les organes compétents des Nations Unies à prendre les mesures qu'ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide.
Le XXème siècle a à cet égard connu différents épisodes de meurtres, qu’il s’agisse du génocide juif (Hilberg, 1992), rwandais, cambodgien, armenien ou encore les crimes contre l’humanité et crimes de guerre perpétrés par Milosevic dans le seul but de créer la grande Serbie en Croatie (1991-1995), Bosnie( 1992-1995) et le Kosovo (1998-1999). On peut avec Beck (2002) mettre en évidence un cours assez similaire dans le déroulement des événements. C’est le processus de stigmatisation et de dénonciation sociale qui est souvent à l’origine d’un tel processus et qui est la plupart du temps utilisé à des fins éminnements politiques par les politiques. Ces derniers distillent et véhiculent des principes de bien et de mal qui isolent certains individus et groupes sociaux (Billig, 1981, 1984). On s’appuye le plus souvent sur les méfaits du passé, que ces derniers soient réels ou non cela n’a pas d’importance. Un contexte économique plus ou moins fragile, une situation de guerre, des turbulences sociales et la propagande politique sont des éléments de contexte qui vont devenir la chambre d’écho au développement des idées racistes et antisémites qui vont très vite se naturaliser. Au bout d’un certain temps (Azzi & Klein, 1998), les membres du groupe sont perçus comme des monstres, des démons ou des parasites (Bourhis & Leyens, 1994). Le groupe dominant mobilise alors ses forces pour isoler, expulser ou exterminer le stigmate (Beck, 2002 ; Taylor, 1991). L’idéologie se substitue à la consience morale. La fin justifiant les moyens, le meurtre est autorisé, légitimé, voire légalisé. Une telle analyse (Beck, 2002 ; Du Preez, 1994) peut être appliquée même si elle reste schématique aux massacres idéologiques et politiques en Turquie, dans l’Europe occupée par les Nazis, en Allemagne, Union soviétique, au Cambodge, en Bosnie et au Rwanda. Pour les Turcs, les Arméniens étaient des traîtres qui ont été décimés de 1915 à 1918. Pour Staline, tous les opposants au régime étaient des contre-révolutionnaires. Pour Hitler, les Juifs étaient des sous-hommes, une race inférieure qu’il a directement exterminée de 1942 à 1945. Quant à Milosevic, ce dernier a agité le souvenir d’anciennes injustices perpétrées par des générations antérieures de Musulmans, comme si les Bosniaques actuels étaient la réincarnation de leurs ancêtres et donc méritaient une punition.
Enfin, pour qu’un génocide puisse avoir lieu il faut un contrôle de la police, du pouvoir militaire et du gouvernement. C’est la raison pour laquelle il est plus aisé de mettre en œuvre un génocide en temps de guerre (Beck, 2002 ; Du Preez, 1994). Si l’on prend l’exemple des camps de concentration nazis qui furent libéré en 1945, encore aujourd’hui nombreux sont les auteurs qui tentent d’élucider et de comprendre comment les choses ont pu se passer (Alford, 1997 ; Arendt, 1948, 1963 ; Cohn, 1980 ; Fleming, 1984 ; Goldhagen, 1996 ; Hilberg, 1992 ; Weiss, 1996), ce qui pour certains n’aboutira jamais (Arendt, 1948).
5. Conclusion
La violence politique n’est pas prête de disparaître car tous les systèmes politiques, quels qu’ils soient, en ont toujours tiré et en tire toujours profit d’une manière ou d’une autre. Parler de violence politique est à cet égard un peu abusif, car comme nous l’avons évoqué les modalités d’expression de cette violence sont tellement éclatées et disparates qu’il est difficile de proposer un concept qui va toutes les englober et une conclusion générale sur l’ensemble des aspects traités. Cependant, on peut se demander en quoi cette violence de la politique et souvent du politique ne constitue pas un cadre qui dans les systèmes sociaux, ne légitime pas en retour le recours à une violence interpersonnelle. On est en droit de se demander si l’augmentation des actes violents dans tous les pans de la société n’est pas à mettre en lien avec le spectacle quotidien et médiatisé d’une certaine violence politique. Que penser lorsqu’un Etat part en guerre contre un autre Etat malgré les injonctions à la paix des instances de régulations internationales (ONU). La vengeance, plutôt que le droit se trouve alors légitimée. En quoi de tels actes, modifient les croyances populaires et personnelles en ce qui concerne l’usage délibéré de la violence. A cet égard la violence politique peut être considérée comme une forme d’archétype de la violence, à l’intérieur de laquelle toutes les autres vont trouver les justifications conscientes et inconscientes pour s’exprimer au niveau interindividuel.
Glossaire
Violence politique : Actes de désorganisation, destruction, blessures, dont l'objet, le choix des cibles ou des victimes, les circonstances, l'exécution, et/ou les effets acquièrent une signification politique, c'est-à-dire tendent à modifier le comportement d'autrui dans une situation de marchandage qui a des conséquences sur le système social (Nieburg, 1969).
Contrôle social : Ensemble des dispositifs, établis en termes de règles et de sanctions, qui fixe les conduites sociales à l’intérieur de certaines limites pour en assurer une manifestation satisfaisante et une adaptation acceptable pour les individus.
Idéologie : Système de croyances ou d’attitudes organisées, de type religieux, politique ou philosophique plus ou moins institutionnalisé et qui est susceptible de déterminer certains types de comportements violents individuels ou collectifs.
Etat terroriste : Etat qui non seulement commandite des actions de terrorisme international, mais surtout celui qui utilise massivement la violence à l'intérieur de son propre territoire. Cette utilisation systématique de la violence a pour but de faire régner la terreur non seulement chez tous les opposants potentiels mais aussi à l'égard de tous ceux que le régime en place considère comme dangereux.
Génocide : Ce terme vient du grec « genos » qui signifie race et du latin « caedere » qui signifie tuer. Le génocide est défini pour la première fois par les Nations Unies dans la résolution 96 de l'Assemblée générale du 11 décembre 1946 comme « le refus du droit à l'existence à des groupes humains entiers ». Deux ans plus tard, l'Assemblée générale adopte le 9 décembre 1948 à l'unanimité, une convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette Convention est entrée en vigueur le 12 janvier 1951. Le génocide y est défini dans son article II comme : « l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux »
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1 En français, son étymologie remonte à l'époque de la Révolution où, après la chute de Robespierre, il fut employé pour désigner ceux qui avaient soutenu ou appliqué la politique de Terreur des années 1793-1794. Le terme "terreur", beaucoup plus ancien, désigne une peur extrême qui bouleverse, paralyse ou affole. Des formules comme "glacé de terreur" ou "muet de terreur" montrent bien, par les images auxquelles elles renvoient, ce qu'elles impliquent sur le plan psychologique. A partir de là, les définitions proposées privilégient tel ou tel aspect du phénomène. Ainsi pour Raymond Aron, "une action violente est dénommée terroriste lorsque ses effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement physiques" (1962).
2 Le Général De Gaule de la France libre était considéré comme un terroriste par le pouvoir de Vichy (et les résistants, dénommés "les terroristes") et le pouvoir Nazis et comme un héro par les tenants de la France libre.
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