N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

Incertitude, individualisme et réflexion éthique: les trajectoires de vie et de travail de quatre groupes de jeunes travailleurs brésiliens

Henrique Caetano Nardi

Résumé

Cet article discute l’implication au travail de quatre groupes de jeunes travailleurs : les jeunes désaffiliés (au chômage, ou qui « galèrent » sur le marché informel1) ; les jeunes employés d’une industrie métallurgique qui a introduit des nouvelles méthodes de gestion; les jeunes employés d’une banque multinationale qui emploie des méthodes de gestion très agressives et ; finalement, les jeunes travailleurs de la nouvelle économie. Nous avons cherché à établir les rapports entre les trajectoires de vie et de travail et les principaux dispositifs qui conforment les modes de subjectivation contemporains dans le contexte de la société brésilienne.

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1 - Introduction

La compréhension de la problématique de la généalogie de l’individu contemporain est marquée par la diversité d’approches théoriques et politiques. La discussion dans les pays du capitalisme central a avancé à partir de plusieurs démarches théoriques, dont la détérioration des supports sociaux (Castel, 1995, Castel et Haroche, 2001), les effets de l’individualisation excessive (Ehremberg, 2000), du narcissisme (Lasch, 1990), l’impossibilité de penser le futur à long terme (Sennett, 1998) et les effets de la transformation de la technologie sur les modes de vie (Rifkin, 2000).

Les nouveaux processus d’individualisation sont intrinsèquement liés à la transformation du marché du travail (déréglementation), aux nouvelles exigences de compétences et aux transformations créées par l’introduction des technologies de l’information et de la communication (TIC). Pour comprendre les différents contextes socioéconomiques qui encadrent et modèlent les modes de subjectivation contemporains, il faut tenir compte des positions inégales de pays dans la nouvelle division internationale du travail associée, celles-ci, au processus d’exacerbation de la compétitivité au niveau mondial.

Dans le cas du Brésil, les effets pervers de la mondialisation sont particulièrement visibles, on a vécu dans les dernières années une intensification des inégalités liée à l’augmentation des taux de chômage, à la diminution du revenu moyen et au déclin de la qualité, de l’efficacité et l’efficience des services publics. L’effritement de la société salariale (Castel, 1995) doit être compris, dans le cas brésilien, à partir d’un projet de modernité interrompu. Le Brésil n’est pas une société salariale. Il y a toujours eu une grande partie de la population dans le marché informel et la création de la propriété sociale (et du réseau institutionnel qui lui sert de support) n’a jamais été accomplie. Dans l’histoire brésilienne nous trouverons une série de projets avortés de création d’un Etat Social. Le dernier, en 1988, correspond à la nouvelle constitution brésilienne qui n’a pas été suivie par des lois ou des projets concrets qui garantissent les droits sociaux. Une autre raison est liée aux rapports entre le marché “formel” (le salariat urbain) et le marché informel. Les deux ont toujours été complémentaires, c’est à dire, qu'il existe une relation de dépendance entre les deux. Une hypothèse pour expliquer la transformation de ce rapport est que les liens de solidarité, entre les sujets qui sont dans le marché formel et ceux qui sont dehors, sont de plus en plus faibles en raison de la destruction des garanties liées à une certaine stabilité du rapport salarial brésilien. En outre, le passage du marché de travail formel au marché de travail informel et vice-versa (comme stratégie de survie) devient de plus en plus difficile en raison des transformations des relations de production et de l’organisation du travail.

Pour penser la construction de l’individu contemporain dans le cas brésilien il faut comprendre qu’on trouve ici une exacerbation des deux pôles décrits par Castel, i.e., l’individu par défaut et l’individu par excès. Depuis les années 90 du XX siècle, le pays est plongé dans un climat d’incertitude généralisé associée à l’idée d’une incompétence civile, c’est à dire, une sensation d’incapacité de pouvoir intervenir dans l’ordre local parce que la situation économique et sociale brésilienne est trop faible pour que l’action d’un individu ou d’une collectivité puisse intervenir efficacement sur la société. La mondialisation de la « libéralisation » du commerce et les contraintes imposées par l’endettement ont renforcé l’idée générale de fragilité de l’économie et la nécessité d’avoir la confiance des investisseurs étrangers2.

Les trajectoires de vie de travailleurs dans les deux pôles (ceux qui sont au chômage ou exclus du marché de travail formel et ceux qui sont adaptés aux exigences imposées par le marché) sont marquées par une caractéristique commune, c’est à dire, l’impossibilité de penser le futur à long terme. Les jeunes sont prisonniers du présent. Cette contrainte temporelle associée à la vulnérabilité des emplois et aux exigences imposées par les nouvelles formes de gestion produit des conséquences éthiques. La forme de réflexion éthique chez les jeunes obéit à un raisonnement de coût/bénéfice direct en dépit d’une médiation par des principes moraux. Dans ce contexte, le concept d’éthique comme “pratique réfléchie de la  liberté” proposé par Foucault (1994 : 711), a été utilisé comme paramètre pour comparer le degré possible de liberté d’action et de choix dans les différentes formes de domination dans le travail et de vulnérabilité sociale, i.e., à partir de l’analyse de dispositifs qui influencent l’adaptation ou la résistance aux règles de l‘organisation du travail et au régime de vérités présent dans la culture.

A partir du cadre général décrit ci-dessus, l’objectif de cet article est de discuter les trajectoires de vie et de travail de quatre groupes de jeunes travailleurs du sud du Brésil3. Utilisant l’approche biographique, nous avons cherché à établir les rapports entre les trajectoires de vie et de travail et les principaux dispositifs qui conforment les modes de subjectivation contemporains dans le contexte d’une économie fragile et instable comme la Brésilienne.

Pour aboutir à notre objectif nous proposons dans une première partie de démontrer l’importance du rapport entre travail et subjectivité et les spécificités du contexte brésilien; dans une deuxième partie nous allons explorer les conditions macroéconomiques (au niveau mondial)  et micro politiques (dans l’espace de travail) qui favorisent le pouvoir normatif de nouvelles formes d’insertion au travail à partir du jeu de vérités lié à la formation morale des jeunes travailleurs; dans une troisième partie nous décrirons la méthodologie utilisée pour analyser les donnés et, finalement, dans une quatrième partie, nous procéderons à la comparaison entre les récits de vie et de travail des quatre groupes de travailleurs.

2 - Le rapport entre travail et subjectivité dans le contexte brésilien

Le concept de subjectivité dans son rapport au travail est ici pensé comme un champ de connaissance qui vise à analyser le sujet travailleur, défini à partir des vécus et des expériences acquis dans le monde du travail. En ce sens, le sujet est conçu comme attaché aux règles sociales et construit dans les trames qui établissent telles règles. Weber (1967) signalait déjà ce rapport en affirmant dans l'Ethique Protestante et l'Esprit du Capitalisme la transformation du code moral qui guidera la constitution de la subjectivité du travailleur "libre" lors de l'apparition du capitalisme.

L’éthique chez Foucault est liée au "rapport au soi", au type de lien nécessaire d'avoir avec soi-même, qui détermine comment l'individu se constitue en tant que sujet moral de ses propres actes. Il s’approche de la pensée de Weber à l'égard de l'éthique, et la situe comme pratique réflexive de la liberté. L'éthique est associée à un certain nombre de règles de conduite ou de principes qui sont, à leur tour, des vérités et des prescriptions. Les processus de subjectivation sont donc liés à des jeux de vérités dans lequel le sujet s’engage.

L'analyse du rapport entre subjectivité et travail a ainsi pour objectif d’établir la relation entre  les modes de subjectivation et les rapports de production. Foucault (1975) montre comment l'individu moderne a été créé par les techniques de discipline, s'agissant du mode de subjectivation qui est devenu possible et nécessaire pour le mode de production capitaliste. Le sujet moral alors produit trouve, dans le travail, sa principale mesure de jugement et d'adéquation à la norme sociale. Les transformations du capitalisme depuis trente ans ont étés suivis par des changements du rapport travail/éthique. La généalogie des modes de subjectivation contemporains montre un sujet sur lequel s’exerce une double contrainte, celle de l’individualisation libérale et celle de la totalisation disciplinaire (Michaud, 2000:36).

3 - Les racines du rapport éthique/travail au Brésil

Mettant en lumière d'une façon historique le capitalisme brésilien (Buarque de Holanda 1992:114) nous verrons que le Brésil ne sort d'un régime de travail esclavagiste qu'à la fin du XIXème siècle et que l'attachement au travail et les attributs moraux liés au travail, ceux présents dans l'éthique protestante, n'apparaissent qu'à l'envers dans le modèle de production colonialiste/esclavagiste/périphérique. C’est seulement à partir de l'Ere Vargas dans les années 30 du XX siècle, selon Gomes (1982:127) et Santos (1979) que l'Etat entreprend un effort conscient pour attribuer une valeur intrinsèque au travail travers la réglementation du contrat de travail et de la construction d’un Etat populiste/fasciste. Cette transformation politique de l’Etat brésilien est suivi d’un très important effort de propagande dirigé vers la « moralisation » des « pauvres » sur la base d’une association entre les valeurs liées au travail et à la famille. C’est le début de la période de la citoyenneté régulée, où la carte de travail devient l'attestation de citoyenneté. Le travail aurait désormais un caractère central dans la vie du brésilien étant plus qu'un simple moyen de gagner sa vie. La dimension privée et la sphère politique de l'homme se définissent alors à partir de son effort en tant que travailleur-citoyen, c'est-à-dire en tant que membre socialement utile à l'Etat et à la société. Depuis, les corrélations travail=honnêteté et non-travail=malhonnêteté s’affirment dans l'imaginaire collectif brésilien (Guedes, 1995; Nardi, 1999). Le concept de citoyenneté régulée nous renvoie aux racines de l'acquisition des droits sociaux, qui serait liée, non pas à un système de valeurs politiques, mais à un système de stratification professionnelle. Autrement dit, l'extension de la citoyenneté était ancrée dans la profession et les droits du citoyen se restreignaient à la place occupait dans le processus productif, tel comme il était reconnu par la loi.

Cette citoyenneté construite autour du travail et du salariat a forcé une grande partie de la population (qui a toujours appartenu au marché informel) dans une position marginale par rapport aux droits sociaux. Parmi les travailleurs, la condition d’individu positif (Castel, 1995) était réservée aux travailleurs du marché formel et peut être illustrée notamment par le fait que le droit à la retraite et, avant 1988, le droit à se faire soigner dans les établissements publics de santé étaient dépendante de la condition de salarié.

Ce modèle d'insertion sociale était étroitement lié à la période historique du taylorisme-fordisme, dans laquelle le statut de travailleur du marché formel et celui de consommateur dans un marché de production de masse se mettaient en place comme des composants fondamentaux de la structuration d'une éthique du travail qui soutenait les rapports sociaux et une subjectivité donnée. Le strict rapport entre le travail et la famille a construit une éthique du travail essentiellement liée au rôle de père et mari4. La discipline du travail était extensive à la maison. Le travail constituait le rapport fondamental avec la société et fonctionnait comme garant moral.

A partir de la fin des années 80 le rapport travail/éthique se transforme avec l’ouverture du marché brésilien et la crise économique qui a rendu encore plus difficile les conditions d’insertion au marché de travail formel. La transformation de la forme d’accumulation capitaliste, dans le cas brésilien, fut accompagnée par le déclin de l’importance des règles morales qui étaient associées intrinsèquement au rapport travail/famille.

4 - Transformations du capitalisme et du marche de travail : le brésil dans la nouvelle division internationale du travail

Le travail dans la société industrielle avait la fonction fondamentale d’intégration sociale ; la création de l’Etat Social était en rapport direct avec la construction de la société salariale. Ce sont les institutions de protection sociale et les formes d’assurances publiques qui ont rendu possible la régulation du capitalisme par rapport aux conséquences perverses de la recherche du profit maximal. Cette régulation est menacée à partir des années 70 avec le passage du modèle fordiste-keynésien à celui de l'accumulation flexible. Arrighi (1997) signale, alors, les incertitudes qui en découlent en raison de l'augmentation de pouvoir du capital financier, de la grande mobilité du capital, de l'affaiblissement de l'Etat National et de l’engendrement de nouvelles formes de rapports sociaux. A son tour Castel affirme que « ce mode d’articulation individu-collectif, qu’il ne faut pas mythifier, mais qui a quand même maintenu le « compromis social » jusqu’au début des années 1970, est mis à mal par le développement de l’individualisme et par la formation de nouveaux modes d’individualisation. » (Castel, 1995:470)

Le marché du travail est aujourd’hui de plus en plus déterminé par les fusions d’entreprises multinationales et les mouvements des marchés financiers. L’espace de régulation du capitalisme devient mondial. Les institutions internationales de régulation comme l’OMC ont comme but l’élimination de barrières entre les pays et la libéralisation du commerce. L’idéologie libérale des années 80 a été renforcée par la chute du mur de Berlin et la fin du bloc soviétique. La fin de la guère froide a eu un rôle fondamental dans le bouleversement des relations de travail dans le monde. Les stratégies du capitalisme transformées par la vague néolibérale poursuivent l’exploration des nouveaux marchés par la voie de l’augmentation de la compétitivité internationale. Les supports sociaux associés à l’Etat Social ont été jugés responsables pour la crise économique des années 70. Le droit du travail serait, d’après le discours de la compétitivité comme loi maximale du marché libre,  encore trop fixé par des accords d’inspiration fordiste. Les contrats à durée indéterminée et les difficultés pour le licenciement empêcheraient la rapidité de changement exigée par le nouveau marché mondial. Le nouveau management (Boltanski et Chiapello, 1999) doit avoir la flexibilité nécessaire pour faire face à des changements rapides de demande de production et aux fluctuations intenses du marché. La nouvelle entreprise doit être efficace et hyper productive. Le « downsizing », le « dégraissage » et les constantes restructurations deviennent des stratégies centrales de valorisation des entreprises à la bourse.

Les compétences exigées par le marché du travail d’après la restructuration productive ont beaucoup changé : la polyvalence de tâches, la flexibilité des fonctions, l’adaptation aux cadences de flux tendu et du just-a-temps, le travail en équipe, l’adéquation aux programmes de qualité totale, la responsabilité augmentée et l’exigence de créativité sont des caractéristiques demandées aujourd’hui aux « collaborateurs ». Le rapport entre travailleurs s’est aussi bien transformé. La solidarité sur la ligne de production a été substituée para un rapport entre clients (le client interne). Le superviseur direct a disparu et a été remplacé par le « mythe » omniprésent du consommateur (le client externe). L’individualisation des salaires, le contrat à durée déterminé, l’insécurité par rapport au futur, la nécessité d’investir dans sa propre carrière et la menace constante du chômage ont intensifié la concurrence interne dans l’entreprise et entre des travailleurs appartenant à une même catégorie. Ces changements de conditions et de l’organisation du travail marquent, aujourd’hui, les transformations de l’implication au travail et du rapport éthique qui est moins associé au respect d’autrui comme forme primordiale de garant de la cohésion sociale.

Les exigences du marché du travail ont augmenté : les plus vieux, les plus pauvres et les moins éduqués n’ont pas les qualifications et les compétences nécessaires pour faire face aux transformations du travail. La nouvelle entreprise embauche une minorité d’employés pour des fonctions considérées comme essentielles à l’accomplissement de l’activité primordiale de l’entreprise, « ce qu’elle fait de la meilleure façon, ce qui est sa vocation ». Pour d’autres tâches, cette nouvelle usine a recours aux intérimaires, aux CDD, à la sous-traitance. Les travailleurs qui ont les compétences requises pour faire face aux nouvelles exigences de ces fonctions centrales sont une minorité. La grande masse de travailleurs, principalement dans le tiers monde, et y compris au Brésil, n’ont pas les compétences exigées. L’abîme social entre les plus riches et les plus pauvres s’agrandie et, pas seulement entre les pays du Nord et les pays du Sud, mais aussi à l’intérieur de chaque pays. L’accroissement des inégalités est un fait. Certainement la situation des pays du Sud est beaucoup plus difficile. La dette publique empêche les investissements et les contraintes imposées par le FMI et la Banque Mondiale pendant les années 90 ont agrandi la dette sociale.

Les changements dans l’organisation du travail et les nouvelles exigences ont une relation directe avec les changements de rapport de solidarité entre travailleurs. La grande masse de travailleurs au Brésil n’a pas les compétences exigées pour les nouvelles entreprises, l’abîme social entre les plus riches et les plus pauvres accompagne l’augmentation des taux du chômage. Les travailleurs sont, alors, poussés vers le marché informel. Comme conséquence, la déjà faible capacité de protection sociale de l’Etat s’effondre et la cohésion sociale est menacée. L’accroissement de la violence urbaine dans les dernières années au Brésil est emblématique du déchirement du tissu social.

La nouvelle question sociale est liée à un univers social éclaté. D’un côté, nous rencontrons les travailleurs précaires exploités et de l’autre ceux qui arrivent à s’adapter aux exigences du marché à un coût subjectif important. L’échelle des valeurs change, le temps court est préféré au temps long, le réseau à la hiérarchie, le mobile à l’immobile, l’individu au collectif. Les trajectoires d’insertion dans le marché de travail des jeunes interviewés nous aideront à comprendre les conséquences éthiques des transformations récentes du capitalisme.

5 - Stratégies méthodologiques

Dans le but de démontrer la relation entre les modes de subjectivation et les formes d’implication au travail des jeunes, nous avons exploré les projections qu’ils font de l’idéal et du non-idéal de leurs situations de vie et de travail.

La méthodologie consiste en une recherche qualitative ayant comme outil des entretiens approfondis dans le cadre de l’approche biographique. Quarante jeunes travailleurs (18-30 ans) de la région métropolitaine de Porto Alegre ont été interviewés. Nous avons choisi quatre secteurs de l’économie pour comprendre les différences entre le marché de travail traditionnel (industrie et services), celui de la nouvelle économie (Internet, téléphonie mobile et informatique) et le marché de travail informel brésilien, lequel abrite une partie de ceux qui n’arrivent pas à rentrer dans le marché formel. Les jeunes travailleurs étaient divisés en quatre groupes suivant leur insertion dans le marché de travail.

  • Le premier groupe est constitué par des employés d’une industrie métallurgique multinationale qui a introduit des nouvelles méthodes de gestion et qui s’est adaptée aux normes du marché international (ISO - International Standardization Organisation).

  • Le deuxième groupe est formé par les jeunes désaffiliés, i.e., des travailleurs au chômage ou/et qui "galèrent" sur le marché informel.

  • Le troisième groupe est formé par les travailleurs du secteur de services traditionnel, i.e., des jeunes employés d’une banque multinationale qui emploie des méthodes de gestion très agressives avec une permanente stimulation de la compétition externe (avec les autres banques) et interne (parmi les employés).

  • Dans le quatrième groupe, nous avons interviewé des jeunes travailleurs du secteur de la télécommunication mobile, de l’informatique et de l’internet.

Les entretiens ont cherché à mettre en évidence les aspects concernant l'importance du travail dans leurs vies; la compréhension des transformations sociales vécues; l'importance du travail à l'égard du soutien de la vie privée, surtout en ce qui concerne la famille et les rapports interpersonnels; leurs espoirs/désirs quant au futur ; la manière de s’insérer dans le marché du travail; leur interprétation des aspects techniques et moraux qui différencient les travailleurs; des perceptions du rôle des syndicats et, finalement,  leur interprétation sur les principaux problèmes de la société brésilienne.

Nous avons proposé aussi deux dilemmes éthiques pour qu'ils soient résolus par les travailleurs, dans le but de démontrer comment les jugements moraux sont faits. La situation présentée aux métallurgistes et aux travailleurs du marché informel était le cas d’un ouvrier qui a eu un accident de travail et qui a demandé à son collègue d’être témoin parce que l’entreprise ne voulait pas enregistrer l’accident (la loi brésilienne garantit au travailleur un an d’interdiction de licenciement en cas d’accident de travail). La situation comportait aussi un risque de licenciement de celui qui acceptait de témoigner. La situation présentée aux travailleurs du secteur bancaire et de la nouvelle économie était le cas d’une menace de renvoi d’un cadre supérieur accusé de fraude. Dans cette situation la personne qui doit prendre la décision sait que les accusations sont fausses et peut prouver l’innocence de son collègue mais, en faisant cela, elle perd la promotion vers le poste de celui qui sera licencié.

Les entretiens ont été analysés dans le but de comprendre le rapport entre la réflexion éthique et les contextes de travail.

6 - Les récits de vie de jeunes travailleurs

6.1 Les ouvriers métallurgistes

Le rapport au travail de jeunes ouvriers est caractérisé par l’insécurité permanente, même s’ils ont les qualifications et les diplômes exigés (11 ans d’étude en moyenne) pour être embauchés dans une entreprise adaptée aux nouvelles méthodes de gestion et bien placée sur le marché international.

L’analyse des entretiens montre que l’insécurité est renforcée par les changements de contrôle du capital de l’entreprise très fréquents (trois fois entre 1994 et 1999), la menace d'un nouveau processus de  « dégraissage » - qui a déjà diminué le nombre d’employés d’environ 4000 à 800 en cinq ans - et l’intense compétitivité autour des primes qui sont liées au programme de qualité totale. La création des projets d’innovation technique est « stimulée » par l’entreprise. La formation « d’équipes de qualité » est un « libre » choix, néanmoins le discours du management autour des qualités du bon « collaborateur » est très clair quand il s’agit de la responsabilité et de l’engagement des ouvriers dans la résolution des problèmes et l’augmentation de la productivité. Ce travail « créatif », il faut le dire, doit être fait hors des horaires normaux de travail. Participer à ces équipes de qualité est presque une condition pour le maintien de l’emploi et, pour cette raison, presque 100% des employés y participent. Mais c’est le chômage, qui atteint presque 30% des jeunes de 18 à 25 ans dans la région métropolitaine de Porto Alegre qui est l’élément le plus important dans cette expérience de vulnérabilité et d’instabilité éprouvée par les jeunes. La peur d’être licencié modèle le comportement des jeunes et les fait vivre et penser dans un encadrement de temps très court. Ils ne pensent pas au futur, au long terme, ils vivent au jour le jour en pensant au maintien de leur emploi, constamment menacé par des changements qui se déroulent à l’échelle mondiale et sur lesquels ils pensent n’avoir aucun pouvoir de contrôle.  Être métallurgiste n’assure plus un futur garanti, c’est seulement une façon de survivre, c’est une étape dans un futur incertain. Le rêve de la plupart des jeunes interviewés était d’arriver à une formation universitaire, difficile à achever en raison des conditions de travail et des prix des cotisations de l’université privée5 et du manque de capital culturel.

L’idée d’avoir un métier comme garantie pour le futur n’existe plus, l’exigence de polyvalence dans l’accomplissement de tâches a détruit l’idée de métier ou, même, d’ouvrier professionnel, dans le sens utilisé par les ouvriers interviewés par Beaud et Pialoux (1999). L’individualisation des salaires joue aussi un rôle très important dans la destruction de l’idée de collectif d’ouvriers. Les jeunes éprouvent un sentiment de solitude par rapport aux collègues de travail. En conséquence, la résolution du dilemme éthique est faite dans une logique plutôt individualiste qui guide les stratégies de survie. Pour cette raison, les principes moraux ne guident pas leurs actions. Ils ne savent pas vraiment ce qui va se passer le lendemain, même s’ils croient posséder des qualifications suffisantes pour garantir l’accès à un nouvel emploi dans l’hypothèse d’un licenciement.

L’idée transmise par le discours de management et assimilée par les jeunes de l’individualisation du rapport entreprise/ouvrier empêche la constitution d’un sentiment d’appartenance à un collectif de travail. La nécessité de garantir l’emploi devient la priorité dans leurs vies, comme conséquence, les principes moraux sont mis à l’écart et la solidarité s’affaiblit. La corrosion du caractère dont parle Richard Sennett (1998) est bien présente dans les jugements moraux des jeunes face à la situation du dilemme éthique. La plupart d’entre eux optent pour se taire et ne pas témoigner.

Si nous prenons le concept d’éthique chez Foucault, qui implique « la pratique réflexive de la liberté » comme forme de possibilité d’altérité et d’une existence plus remplie de sens et de possibilités, nous ne pensons pas que la construction de sujets moraux dans les conditions actuelles du marché du travail permet aux jeunes métallurgistes cette réflexivité libre.

Les contraintes imposées par les exigences de qualification, par la concurrence interne dans l’entreprise et, principalement, par la menace du chômage et de la précarité imposent une logique qui conduit plutôt à la construction d’une éthique utilitariste, individualiste et peu solidaire. La politique au sens large du terme n’intéresse pas les jeunes. Ils ont souvent l’idée que tous les politiciens sont corrompus et qu’il n’y a pas de solutions possibles par voie politique, ce qui renforce la position individualiste. Même le syndicat, qui est considéré comme une institution importante dans la défense des droits, est jugé comme faible et sans aucun pouvoir pour changer la situation actuelle. Cette logique sert d’excuse pour ne pas participer aux assemblées et pour ne pas adhérer au syndicat. L’espoir d’une société meilleure et plus juste dans le futur n’est pas présent dans la pensée des jeunes. Ces caractéristiques décrites jusqu'ici construisent un « individualisme solitaire ».

Une autre conséquence de cet « individualisme solitaire » est la non-valorisation et non-participation dans l’espace publique lato sensu. L’absence de cette perspective est inquiétante quand on pense au futur de la cohésion sociale, aux possibilités de résistance aux formes de dominations et aux possibilités de transformations sociales dans le cas brésilien. Comme le dit Castel : Ainsi la contradiction qui traverse le processus actuel d’individualisation est profonde. Elle menace la société d’une fragmentation qui la rendrait ingouvernable, ou alors d’une bipolarisation entre ceux qui peuvent associer individualisme et indépendance parce que leur position sociale est assurée, et ceux qui portent leur individualité comme une croix parce qu’elle signifie manque d’attaches et absence de protections. (Castel, 1995 : 474)

6.2 Les jeunes du marché informel

L’expérience de vulnérabilité chez les travailleurs du marché informel s’est intensifiée dans la période analysée (fin des années 90).  Les processus de subjectivation de cette grande partie de la population sont caractérisés par l’instabilité des supports sociaux. Les liens de solidarité associés à la proximité et à la famille étendue se sont graduellement fragmentés. Ce groupe fait partie des “jamais affiliés” au régime de protection dérivé de la condition de salarié. L’urbanisation intensive et chaotique des années 70 et 80 et la dégradation des quartiers populaires dans les années 90 ont créé les conditions pour l’émergence de formes de violence sans précédent qui démontrent la banalisation de la vie humaine.

L’hétérogénéité des formes d’insertion dans le marché informel nous a empêché de rencontrer une uniformité parmi les expériences de travail, le seul dispositif commun est celui de l’invalidation sociale (Castel & Haroche, 2001). L’absence de filiation à la propriété sociale force les travailleurs à vivre au jour le jour. Les jeunes interviewés étaient scolarisés (8,2 ans en moyenne), cependant la mauvaise qualité de l’enseignement les a empêchés de rentrer dans le marché. Ils ont été disciplinés pour le travail tayloriste/fordiste mais ils ne se rendent pas compte des changements des exigences du marché. Ils dépendent financièrement de leurs parents. La réflexion éthique chez les jeunes obéit aussi à une logique individualiste, c’est l’éthique de la survie qui s’impose dans un monde marqué par l’insécurité et la violence quotidiennes. C’est la nécessité du maintien de l’emploi (auquel ils n’ont pas encore eu accès) qui justifie la décision de ne pas témoigner. L’éthique du travail transmise par leurs parents se présente à l’inverse en fonction de la position imaginée dans le futur d’être père et mari et de devoir soutenir femme et enfants. Cette logique marque les réponses de jeunes hommes. Les femmes interviewées, au contraire, raisonnaient dans une logique plus solidaire. Le rapport social de sexe, basé sur le poids de la responsabilité de l’homme comme support matériel de la famille, fruit d’un code moral plus rigide, joue dans cette décision. En outre la solidarité de proximité est usuellement coordonnée par les femmes dans les quartiers pauvres.

La frontière peu définie dans l’imaginaire social et dans le discours officiel, entre chômage/travail « au noir » et marginalité, hante les jeunes. Les espoirs d’un futur meilleur ne font pas partie de leurs rêves. Quant ils pensent au futur, dans la plupart des cas, ils souhaitent pouvoir répéter la trajectoire de leurs parents, même si leurs trajectoires sociales sont en général déclinantes. Leur vision du monde est très étroite comme s’ils ne voulaient ou ne pouvaient pas voir au-delà de la réalité locale. Aperçu comme une réalité inaccessible (par la voie du travail) le monde finit aux frontières du quartier. La sortie du monde du quartier est représentée par les idoles du football et de la musique populaire ou, dans le pôle opposé, par la criminalité et le trafic de drogues, destin auquel ils essaient d’échapper.

Nous pouvons indiquer, même au risque d’être trop schématique, que le manque de supports sociaux associé à l’accroissement du chômage et de la compétition comme valeur morale (au détriment de la solidarité) produisent des conditions pour l’émergence d’une éthique individualiste et l’affaiblissement de la cohésion sociale.

6.3 Les travailleurs du secteur bancaire

Le nombre d’employés dans secteur bancaire a diminué de 50% dans les années 90 au Brésil, en raison d’un processus radical de restructuration et d’informatisation des services. La banque où travaillaient les jeunes interviewés appartient à un puissant groupe espagnol. Pendant les années 90 la banque avait changé cinq fois de nom et de propriétaire. La plupart des employés plus âgés étaient licenciés lors de cette période.

Les fonctions dans les banques ont aussi complètement changé. La plupart des tâches bureaucratiques ont été informatisées et les employés se sont transformés en vendeurs de produits bancaires. La banque fixe des quotas de vente très élevés pour chaque agence et pour chaque employé. Une bonne partie du salaire est dépendante de l’accomplissement des quotas. La partie fixe du salaire est peu attractive. Les outils de management liés aux compétences « interpersonnelles » sont largement utilisés comme stratégie d’amélioration des ventes et comme forme d’intériorisation du discours de la valeur de la compétition dans l’entreprise. Les compétences techniques étaient perçues par les jeunes comme ayant une importance secondaire par rapport aux compétences relationnelles pour être embauchés et pour réussir dans leur carrière.

Une longue carrière dans la même entreprise n’était pas envisageable, même s’ils croient que la banque offre des vraies possibilités de carrière pour ceux qui sont très agressifs et qui intériorisent l’esprit de l’entreprise. Néanmoins, le changement d’emploi et l’accumulation d’expériences sont perçus comme une « valeur ajoutée » à la personne dans le marché de travail. Les jeunes interviewés étaient tous embauchés comme stagiaires au début de leur cours d’administration d’entreprise à l’université. La sélection était rigoureuse et a privilégié les candidats les plus agressifs et compétitifs. Ils ont été promus à la condition de cadre (manager de comptes) rapidement après une intense formation basée surtout sur des formes de mobilisation. Le marketing interne de la banque est très efficace et ils sont fiers d’appartenir à la dixième plus grande banque au monde. Ils se disent heureux dans le travail, mais ils disent aussi qu’il faut être heureux pour travailler. Le bonheur fait partie des qualités nécessaires pour s’intégrer au marché.

La compétition interne parmi les employés, le taux de chômage élevé dans le secteur et les constants changements de contrôle du capital de la banque ont créé un climat d’insécurité et d’instabilité. Pourtant, le climat est éprouvé comme normal. La logique centrale de la forme d’implication au travail et dans la société est celle du pouvoir de l’individu. Les rapports sociaux, la dynamique sociale et l’organisation de la société sont naturalisés. L’individu est perçu tout puissant et capable de surmonter n’importe quelle difficulté. Le monde est fait pour ceux qui profitent des opportunités et qui s’adaptent aux changements imposés par le marché. La logique de la sélection naturelle est utilisée comme métaphore du marché du travail. Comme conséquence, la résolution du dilemme éthique était faite à partir d’une logique individualiste et instrumentale. La décision de témoigner ou non était liée à un jugement de coût/bénéfice. Tous croient que la majorité des collègues ne témoigneraient pas, mais même ceux qui auraient pris la décision de témoigner, le feraient parce qu’ils croient que la décision les aiderait à grimper des marches dans l’entreprise, puisque l’éthique est à la mode. Dans les réponses, nous avons senti un cynisme qui s’intègre comme règle de comportement aux rapports entre collègues de travail.

La plupart des jeunes n’étaient pas syndicalisés. Dans la vision des jeunes le syndicat ne joue pas un rôle important dans la défense des droits parce qu’il n’a pas les moyens de faire face aux entreprises ou parce qu’il a détourné son but en se tournant vers les sujets politiques. Cette idée fortement ancrée dans l’imaginaire contraste avec l’histoire du syndicat du secteur qui fut l’un des plus fort de l’histoire brésilienne. Il a joué un rôle très important dans les mouvements des années 80 qui ont mis fin à la dictature militaire et dans la naissance du « nouveau syndicalisme » au Brésil6.

Les jeunes n’ont pas intérêt à la politique en général. Les individus les plus convaincus de la vérité des prescriptions du discours de management sont les plus individualistes dans leurs formes d’insertion au travail et dans la société en général. Les sentiments et les logiques étaient parfois ambigus quand l’entretien débouchait sur les problèmes sociaux tels que la misère, la violence, la pauvreté ou même la possibilité de penser le futur à long terme. Mais, désormais, la logique de l’individu tout-puissant rentrait en scène, s’imposant comme une défense psychique contre l’impondérable de leur situation.

6.4 Nouvelle économie, Internet et Informatique

La téléphonie mobile, l’Internet et l’informatique ont créé des nouvelles professions et un nouveau marché. La nouvelle économie s’est construite autour de l’introduction des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC). Après l’écroulement des valeurs technologiques cotées en bourse en 2001, la nouvelle économie n’est plus considérée comme le moteur d’accroissement dont le capitalisme avait besoin, mais elle a bien changé les modes de vie de la plupart des habitants des pays riches et d’une bonne partie de la population des pays pauvres. D’après Paulré (2000) la nouvelle économie est une économie duale et se caractérise par l’approfondissement du fossé entre ceux qui sont acteurs du changement techno-économique et ceux qui sont exclus par manque de moyens cognitifs ou matériels. Les Nord Américains appellent ce fossé digital divide.

Nous avons trouvé des différences dans le marché du travail des occupations liées à la nouvelle économie. Le marché du secteur de la téléphonie mobile est plus traditionnel. Dans un premier temps, il s’est structuré sur la base des entreprises de téléphonie fixe avec la privatisation des entreprises publiques et, dans un deuxième temps, le marché s’est ouvert vers la compétition internationale. La base du capital des entreprises du secteur est, à présent, multinational. Le marché était en expansion jusqu’en 2002. Après, les prévisions de croissance ont été revues à la baisse. Le marché est, maintenant, plus compétitif et les entreprises se sont déjà restructurées en faisant usage des habituels processus de « dégraissage ».

Les statistiques publiques ne se sont pas adaptées au nouveau marché et il est encore difficile de dresser un bilan du marché du travail dans le secteur de l’Internet et l’informatique. Les analyses approximatives existantes indiquent qu’il y a encore besoin de professionnels dans le secteur, surtout dans le domaine technologique. Le secteur se compose d’une panoplie des formes d’insertion professionnelle, il existe des centaines de petites entreprises locales, des professionnels autonomes et aussi des grandes entreprises multinationales. Il n’y a pas un monopole du marché par les grandes entreprises, comme c’est le cas du secteur de la téléphonie mobile. Ces professionnels trouvent aussi une mobilité importante dans tous les secteurs de l’économie en fonction de l’omniprésence de l’informatique et du « e-commerce ». Nous avons interviewé également quelques jeunes informaticiens qui travaillent pour les Universités privées et publiques, dans ces cas-là le climat au travail est beaucoup plus protégé et plus coopératifs que dans les autres entreprises.

Le professionnel typique du secteur est un cadre diplômé dans l’informatique ou l’administration d’entreprises. L’adhésion au nouveau discours de management est plus fréquente du côté des administrateurs que du côté des cadres techniques. Les cadres techniques maintiennent une distance morale à la logique compétitive dans les entreprises. Les échanges de connaissances technologiques et l’actualisation permanente les poussent à valoriser le travail en équipe.

Ils sont, en général, des jeunes qui s’identifient avec la logique de l’entrepreneur et ont envie d’avoir leur propre entreprise dans le futur. Le futur à long terme n’est pas pensé comme une route sûre. La vitesse des changements dans le secteur empêche les prévisions pour l’avenir. Ils ont l’habitude du changement et du risque et affirment les aimer. Ils sont des fils de la mondialisation et de la révolution technologique. Leurs emplois sont des fruits des transformations contemporaines.

Dans le domaine de la téléphonie, ils s’identifient au marketing externe des entreprises, ils aiment faire partie de l’image vendue par la publicité dans les médias mais, ils sont réalistes vis à vis du rapport transitoire avec l’entreprise. Il faut rester juste le temps suffisant pour ajouter de la valeur à sa carrière. La référence aux compétences « émotionnelles » est prédomine dans le discours sur les qualités qui garantissent l’insertion dans le marché du travail, outre les compétences interpersonnelles et techniques, la maîtrise d’une ou deux langues étrangères est fondamentale. L’anglais, surtout dans le domaine de la technologie et l’espagnol en raison des compagnies qui dominent le marché de la téléphonie mobile au Sud du Brésil. Les vidéos conférences internationales (et même avec les autres états du pays) sont souvent tenues en espagnol.

La résolution du dilemme éthique démontre bien les différences entre les cadres liés au management et les cadres techniques. Les informaticiens croient à la valeur de la vérité et de l’honnêteté dans le rapport de travail, et ils se disent prêt à quitter une entreprise où il n’existe pas un rapport de confiance entre collègues. Leur réponse est liée aux possibilités de mobilité dans un marché du travail qui a besoin encore des professionnels qualifiés. En outre, la confiance est la base du travail en équipe et en réseau, duquel dépendent leur efficacité et l’apprentissage continu, essentiels pour accompagner les changements constants des outils de travail. Les managers sont plus contaminés par la « raison cynique » déjà décrite dans l’analyse des formes d’implication des jeunes du secteur bancaire.

L’image du syndicat est absente de leurs vies. Ils ne s’intéressent pas aux mouvements collectifs et ne connaissent pas le travail de leurs syndicats. En thèse, ils croient que les syndicats sont importants dans la défense des droits, mais ils ont construit leur insertion dans le marché à partir d’une logique individualiste et ils n’ont pas éprouvé le besoin d’être « défendus » ou « protégés ». La logique du risque et de la mobilité permanente va dans le sens contraire de celle de la « protection » offerte par les syndicats.

Leur vision des  problèmes sociaux du Brésil est assez critique et bien informée mais ils n’envisagent pas des solutions collectives et, en outre, ils ne s’engagent pas dans les mouvements collectifs. La vie est pleine d’activités liées au travail ou au loisir. Le seul interviewé qui s’engageait dans un mouvement collectif, le faisait pour des raisons religieuses.

Nous avons trouvé une rupture générationnelle importante vis à vis des valeurs liées au travail dans ce groupe de jeunes. Rien de ce qu’ils ont appris chez leurs parents du rapport au travail n’est valable pour leurs activités quotidiennes. Le monde a complètement changé et ils travaillent dans un domaine inimaginable par leurs parents. C’est un monde nouveau qui est plein de possibilités mais, en même temps, dans leur vision, trop incertain et trop injuste. La solution pour y être heureux n’est pas différente de celle rencontrée dans les autres groupes, i. e., celle du repli sur soi.

7 - Conclusion

La brève présentation que nous avons faite des récits d’insertion professionnelle des jeunes est trop schématique et, certainement, n’a pas exploré suffisamment la richesse et les nuances de chaque entretien. Le fossé social brésilien est bien évident quand nous comparons les récits des travailleurs du marché informel et des jeunes de la nouvelle économie. L’immense écart des ressources personnelles et l’absence des supports sociaux marquent les inégalités de possibilités d’insertion dans le marché du travail.

Nous avons trouvé des régularités que nous croyons être liées aux dispositifs présents dans le nouveau discours de management. Le discours définit un « moi idéal » capable de faire face aux changements organisationnels et technologiques associés aux transformations contemporaines du capitalisme. La construction de ce « moi idéal » a des conséquences éthiques vis à vis des rapports sociaux.

Dans la vision des tous les jeunes confondus, le monde a beaucoup changé et il est plus injuste, plus violent, plus inégal, pourtant leur implication dans la solution des problèmes n’est pas remise en question. Ceux qui adhèrent complètement aux discours de l’aventure entrepreneuriale sont ceux qui demandent au gouvernement des mesures plus dures pour mettre fin à la violence urbaine, sans s’inquiéter des causes de la montée de la criminalité. Ceux qui sont plus critiques à l’égard du discours de compétition comme valeur centrale, ou qui, du moins, croient à la construction des règles et des limites aux jeux du marché (qui sont généralement les cadres techniques dans le domaine de l’informatique), soutiennent l’augmentation de l’investissement gouvernemental dans la santé et l’éducation publiques. L’adhésion au discours de management s’accompagne d’une adhésion à la logique du darwinisme social et du libéralisme sauvage. Les « institutions du soi » sont construites autour de la notion de l’individu tout-puissant. L’illusion individualiste, le règne du privé, la compétition,  deviennent « des modes de régulation que ne sont pas des choix de chacun mais une règle commune, valable pour tous, sous peine d’être mis en marge de la socialité. Ils tiennent à l’esprit général de nos sociétés » (Ehrenberg, 2000 : 16).

Les transformations contemporaines du capitalisme ont eu des conséquences sur la cohésion sociale dans tout le monde. Les sociétés plus inégales et les économies plus fragiles, comme la Brésilienne, souffrent plus car la logique d’implication aux rapports de travail accompagne l’implication aux rapports sociaux. La construction d’une « raison cynique » explique la forme de réflexion éthique de ceux qui collent aux discours de l’hyper-individualisme. L’exemple suivant, même si c’est un cas extrême, illustre bien notre argument. Un jeune chef d’entreprise du domaine de l’Internet nous a dit : « Je n’aime pas être brésilien, je crois que je suis né au mauvais endroit. Je ne suis pas patriote parce que le fait d’être brésilien m’aide en rien. La société est injuste et il existe une élite qui en profite, je veux acheter mon passeport pour faire partie de cette minorité ».

1  Le marché informel ou économie informelle au Brésil constitue le marché du travail qui existe en dehors du droit du travail. Le travailleur du marché formel possède un document de travail nommé « carte de travail » (carteira de trabalho) qui est la garantie que ses droits seront respectés et où toute son histoire de travail est mentionné. Donc, grosso modo, le marché informel est constitué par les travailleurs qui n’ont pas la carte de travail. Cette partie du marché du travail comprend 53% de la force de travail du Brésil (IBGE, 2002).

2  Les premières actions du gouvernement Lula confirment la logique d’incertitude associée à l’instabilité de l’économie brésilienne. Les actions ont été dirigées vers l’apaisement du marché financier internationale suite à la panique qui a précédé  les élections et qui a fait chuter le Real.

3  Les entretiens avec les métallurgistes et les travailleurs du marché informel ont étés conduits en 1999 et les entretiens avec les jeunes du secteur bancaire et de la nouvelle économie entre 2002 et 2003. La crise économique et les taux de chômage ont atteint les plus hauts niveaux de la décennie en 1999, ils ont baissé en 2000 pour reprendre la hausse à la fin de 2002. Le panorama politique était aussi bien différent d’aujourd’hui (après l’élection de Lula). Le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (1994-2002) a adapté la structure de l’Etat et l’économie brésilienne aux impositions du FMI.

4  L’étude de Colbari (1995) montre que la version brésilienne de l’éthique du travail a été construite à partir de l’établissement d’un lien fort entre le travail et le rôle du père de famille. C’est dans la logique travail/famille/citoyenneté que l’éthique du travail devient un élément constitutif du processus de subjectivation des travailleurs au Brésil.

5  L’université publique au Brésil n’offre pas d’horaires compatibles avec les horaires de travail et les examens d’accès à l’université publique sont très sélectifs

6  Le partenariat du syndicat des employés de banques avec le syndicat des métallurgistes (entre autres) a créé la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) en 1980 après les massives grèves qui ont marqué la fin de la dictature militaire au Brésil. Le président Lula était le dirigeant syndical le plus important de ce mouvement

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CASTORIADIS. Autonomie et hétéronomie individuelles et collectives. Les fonctions de la vie imaginaire

Michèle Ansart-Dourlen

Les notions d'autonomie et d'hétéronomie individuelle et collective ont été analysées par Cornélius Castoriadis selon des points de vue philosophique, politique et psychanalytique. La dimension irrationnelle de la vie psychique, - et notamment la vie imaginaire dont il décèle le caractère « radical »,- introduit à des interrogations sur la possibilité de fonder une société démocratique autonome, comme en témoigne notamment la crise des démocraties contemporaines. Les notions d'individualisme, de narcissisme, de sublimation, de formations imaginaires sociales, permettent à Castoriadis...

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