N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

Les enjeux de l’appropriation de l’espace par les acteurs des musiques underground

Bertrand Voisin

Résumé

Lorsque nous parcourons l’histoire des courants pop rock à travers l’observation de journalistes et de fanzines, nous constatons qu’au-delà du travail d’écriture, des descriptions très précises sont faites sur des stratégies mises en place pour se faire connaître et transmettre des idées sous forme de slogans, de symboles politiques. Notre article va consister à présenter, sous l’approche de l’appropriation d’espaces spécifiques, les techniques de propagande des acteurs de l’underground. Grâce à l’angle de l’histoire socioculturelle, nous allons caractériser les liens qui existent entre divers courants pour en définir une histoire commune des méthodes d’investissement de l’espace des acteurs de l’underground.

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« Le lieu, avant d’être un objet, un édifice, peut être une action. Quelle méconnaissance de la réalité d’un grand ensemble que de promouvoir l’édifice avant l’action qui devrait lui donner vie1.» [Hurstel, 1984, p37]

La subversion à travers l’utilisation de l’espace est l’une des composantes de l’idéologie yippie illustrée par Jerry Rubin en 1971, plus connue sous le nom de Do It Yourself (DIY). Le mouvement yippie se fonde sur l’hypothèse que la jeunesse peut constituer un groupe, réuni par une communauté d’expériences et de conduites. D’après Rubin, la seule possibilité de salut se situe dans l’extension du mouvement et dans la radicalisation de la lutte. En ce sens il admet qu’un milieu est underground  du moment qu’il souhaite investir la culture de masse. Rubin veut faire de la rue un spectacle, un théâtre. Celui-ci se veut la représentation de la vie. Il ne s’agit plus de faire descendre le spectacle dans la rue, mais de représenter la rue comme une mise en scène théâtrale. La rue, comme d’autres lieux tactiques, indique une position stratégique de la lutte pour l’affirmation d’une culture musicale marginale.

« Notre tactique, c’était l’exagération. Nous voulions provoquer des crises pour capter l’attention de tout le monde et contraindre les gens à changer de vie du jour au lendemain2 » [Rubin, 1971, p36]

L’espace utilisé constitue une forme de test vis-à-vis de l’effet recherché. Le collectif en se rassemblant dans un espace urbain, la rue ou le squat, va mettre en place des signes et des symboles reconnaissables (la banderole, le slogan, les graffitis, etc.). Ces investissements ont un sens politique dans la mesure où ils impliquent une prise de position sur la propriété privée, l’urbanisme, l’environnement culturel et écologique, les réglementations des établissements nocturnes (nuisances sonores, fermeture, etc.)

« Le mouvement, s’il est bien réel, se situe néanmoins dans le symbolique. Il agit au niveau du signe et renvoie à une réalité opprimée. Son action est alors elle aussi symbolique. Le mouvement crée les conditions de possibilité d’une guerre des signes. L’acte subversif est celui qui détruit, qui balaye radicalement les nuages opaques du ciel des symboles3 » [Lagree, 1975, p349]

Ainsi, dans la rue, le mouvement peut être perçu comme un jeu. Par-là, il séduit et attire. Mais cela ne dure pas. Il faut convaincre et chercher rapidement la réaction d’un public, que ce soit du désir ou du rejet.

« Dans cette attitude propagandiste, le mouvement voit sa justification et sa seule chance de salut : convaincre est la seule solution pour une minorité dissidente4 » [Roszak, 1970, p178]

C’est dans la lutte pour l’occupation d’un espace que se justifie l’existence par exemple du rock psychédélique avec les free festivals, le punk rock des squats, la techno avec les free parties, l’industriel avec les hangars désaffectés, le reggae avec les sound system, etc.

C’est la vigueur et l’impulsion de l’élan communautaire qui pourra définir la stratégie des acteurs underground. L’une des personnalités qui a cristallisé l’underground dans les années 1960 aux Etats-Unis est Andy Warhol. Les clubs de New York, à cette époque, ont joué un double rôle, celui d’espace de répétition, d’expérimentation, mais aussi d’influence esthétique et littéraire où chaque artiste pouvait se rendre :

« Le bar restaurant concert Max’s Kansas City de Union Square, situé juste en face de la Factory de Warhol, accueillent de nombreuses personnalités pour la plupart encore mal connues Lou Reed, Tom Verlaine, Nico, Lenny kaye, Jim Caroll, John Cale, David Bowie, Dee Dee Ramone, font partie de cette ambiance5 » [Assayas, 2000, p1485]

C’est dans cet environnement, qui lie des artistes et des marginaux, que se met en place le groupe du Velvet Underground. Celui-ci incarne les stratégies des garage bands, ces groupes amateurs de rock’n’roll qui ne sont connus et appréciés que par des proches ou des personnes du quartier où ils répètent, dans la mesure où il établit clairement une rupture avec la musique de l’époque (baba cool ou progressiv) et unie les concepts avant-gardistes du pop art avec l’esthétique des garage bands. Ce groupe associa au rock une ambition artistique radicale. Warhol invita le groupe à s’installer à la Factory et leur proposa de devenir leur imprésario. Il les emmena dans des festivals et des galeries d’art, leur donnant du même coup une crédibilité artistique et non plus musicale. Le groupe joua dans des parties new yorkaises (au Café Bizarre à Greenwich Village), dans les happenings, dans la rue et dans des églises reconverties en club (le tea party de Boston). Warhol proposa des spectacles avec le Velvet qui joua devant les écrans où étaient projetés les films de la Factory (films de Gérard Malanga). Ces spectacles souvent improvisés, permettaient au groupe de jouer de la manière la plus libertaire et audacieuse. The Velvet Underground finit par jouir d’une renommée dans les milieux avant-gardistes américains puis britanniques. Ces concerts préfigurent les intentions musicales et politiques du punk rock. Ils élaborent un son brouillé, une voix deadpan (monocorde) à une certaine imagerie de la déviance et de la dépendance aux drogues. La paranoïa est exprimée dans le morceau Sunday Morning, la drogue dans Heroin ou Waiting for my man.

Brian Eno dira plus tard que :

« Le premier album du Velvet ne s’est peut être vendu qu’à quelques milliers de copies à l’époque mais chaque personne qui l’a acheté a formé un groupe6 » [Marchais, 1999, p615]

L’appropriation d’un espace ne découle pas d’une réaction spontanée de la part des acteurs de l’underground. Les acteurs du punk en 1975-1978 en Angleterre ont choisi l’image qu’ils voulaient donner d’eux-mêmes et les espaces qu’ils voulaient s’emparer. La rhétorique « classe ouvrière » était un argument publicitaire. L’adéquation hippie = middle class et punk = working class ne tient pas. S’il est possible d’associer le mouvement punk aux chômeurs britanniques et aux différentes mouvances d’origine prolétaire de la fin des années 1970 (les skinheads, la seconde vague punk), il est nécessaire de rappeler que les premières répétitions des concerts des Sex Pistols en 1975, eurent lieu dans une Art School, celle de St Martin à Londres, où étudia le premier bassiste du groupe, Glen Matlock. De nombreux musiciens qui ont façonné l’image du punk rock britannique étaient étudiants et connaissaient bien l’histoire de l’art, que ce soit les dadaïstes, les surréalistes ou encore les situationnistes (The Clash, Buzzcocks, Damned, Sex Pistols). Ils se situaient dans la problématique des mouvements avant-gardistes de l’époque : c'est-à-dire « comment rester intègre tout en cherchant le succès et la reconnaissance publique7 » [Chastagner, 1998, p78]

Cette volonté de communiquer une esthétique propre correspond principalement aux lieux d’expositions intellectuelles ou stylistiques. C’est par exemple la No-Wave à New York en 1981:

« À Boston, Glenn Branca, diplômé de théâtre de 27ans, a fondé le Bastard Theater. Aujourd’hui, il décrit le travail des Bastard comme de la « musique théâtrale ». Les productions habituelles du Bastard Theater incluaient certains éléments du dadaïsme, des performances artistiques, de la musique rock et de la musique expérimentale. Il n’y avait ni personnage, ni intrigue. L’une des pièces commençait par une agression du public, au milieu duquel les acteurs créaient un genre de pièce vocale qui devait intimider et choquer le public de la façon la plus extrême que vous puissiez imaginer (…) c’était que la compagnie passait 6 ou 7 mois à concevoir et à répéter chaque pièce, souvent avec un budget d’une cinquantaine de dollars. Branca et ses compères développaient un genre de théâtre punk8 » [Foege, 1995, p24]

Les théâtres comme les universités et les autres écoles sont des lieux stratégiques dans la mesure où cela correspond à un lieu d’échanges, de rencontres et surtout d’influence. C’est le lieu de rencontres et d’apprentissage des principaux artisans des musiques underground. Marsu, l’un des acteurs principaux du courant alternatif en France déclare à ce sujet :

« J’ai commencé à rencontrer des gens par le biais de la faculté, où il y avait plein de punks et pas mal d’autonomes9 »

Les boutiques de vêtements et de disques participèrent également à l’élaboration de rencontres, d’expérimentations et de projets. Mac Laren, manager des Sex Pistols affirme :

« Mon magasin était ma propre petite Factory. J’y ai organisé des projets, des idées, des vêtements du présent10 » [Ungemuth, 1996, p45]

En France, ce sont surtout les disquaires et quelques boutiques qui ont diffusé le rock alternatif et le punk rock, en dehors des milieux branchés parisiens. Il y avait l’Open Market de Marc Zermati au 58 rue des Lombards dans le 1er arrondissement, personnalité à l’origine des deux premiers festivals punks de Mont-de-Marsan le 21 août 1976 et le 5 août 1977. Il y avait également une boutique des Halles, Harry Cover, qui allait devenir le lieu de rendez-vous des groupes new wave avec sa cave et son local de répétition.

L’appropriation d’un territoire et sa valorisation sont des revendications politiques fortes des acteurs de l’underground. Additionnés à d’autres facteurs, ils véhiculent ses valeurs dans d’autres champs culturels.

1  Hurstel Jean, 1984, « Jeunes au bistrot, cultures sur macadam », Paris, Syros, 129 pages.

2  Rubin Jerry, 1971, « Do it », Paris, Le Seuil, 271 pages.

3  Lagree Jean-Claude, 1975, « Les jeunes chantent leurs cultures », collection Changements, L’harmattan, 360 pages.

4  Roszak Théodor, 1970, « Vers une contre culture », Stock, Paris, 318 pages.

5  Assayas Mischka, 2000, « Dictionnaire du rock », Robert Laffont, 2235 pages

6  Marchais Dominique, 1999, « Le Siècle rebelle, dictionnaire de la contestation au XXe siècle », Larousse-Bordas, 671 pages.

7  Chastagner Claude, 1998, « La loi du rock », Paris, Climats, 265 pages.

8  Foege Alex, 1995, « Sonic Youth chaos imminent », Paris, Camion Blanc, 205 pages.

9  Auteur non référencé, mai-juin 2003, « No government », n°47, dossier Marsu, p14.

10  Ungemuth Nicolas, 1996, The Sex Pistols, Paris, Albin Michel, 150 pages.

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