N°7 / Musiques et politique Juillet 2005

Débat sur le fondement religieux ou laïque à donner à la morale

Émile Durkheim

Résumé

Mots-clés

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Plan de l'article

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir d'un texte d’Émile Durkheim (1909), « Débat sur le fondement religieux ou laïque à donner à la morale. » Extrait du Bulletin de la Société française de philosophie, 9, 1909, pp. 219 à 231. Texte reproduit in Émile Durkheim, Textes. 2. Religion, morale, anomie (pp. 355 à 368). Paris: Les Éditions de Minuit, 1975, 508 pages. Collection: Le sens commun.

M. DURKHEIM. - J'accorde volontiers à M. Delvolvé que, en fait, l'enseignement laïque de la morale mérite assez souvent, peut-être même assez généralement, le reproche qu'il lui a adressé. Il n'est pas suffisamment relié à une notion centrale. On s'attache à expliquer d'une manière plus ou moins satisfaisante le détail des devoirs ; on ne se préoccupe pas assez de faire comprendre à l'enfant d'où vient qu'il y a, d'une manière générale, des devoirs, pourquoi l'homme est obligé, quelle est la raison d'être de cette discipline suigeneris qui constitue la morale. Mais si ce défaut est réel et grave, je ne crois aucunement qu'il soit inévitable ; pour mon compte, je me donne précisément comme tâche principale, dans mon cours de pédagogie, de montrer aux instituteurs comment il leur est possible de donner à leur ensei­gnement cette unité nécessaire. D'un autre côté je doute que la méthode préconisée par M. Delvolvé lui permette de remédier au mal qu'il signale et d'atteindre le but qu'il se propose.

Mais pour que je puisse m'expliquer sur ce point, une distinction préalable est nécessaire.

Dans le cours de son exposé, il m'a paru que M. Delvolvé confondait assez souvent l'éducation morale et l'enseignement de la morale. Il parlait d'habitudes à former, de sentiments, de représentations motrices a éveiller, etc. Tout cela ressortit à l'éducation ; car tout cela a pour objet immédiat l'action, la pratique. L'enseignement a un tout autre but. Enseigner, ce n'est pas tendre les ressorts de l'action ; c'est essentiellement faire comprendre, expliquer, dans la mesure du possible ; c'est essayer de rendre intelligible un ordre donné de faits. Le maître qui enseigne ne s'adresse pas directement à la volonté, mais à l'entendement. Or ce qu'il y a de vraiment original dans notre entreprise sco­laire, c'est que nous avons tenté, pour la première fois, je ne dirai pas d'ensei­gner laïquement la morale. mais de l'enseigner, tout court, dès l'école primaire. Auparavant, on ne l'enseignait pas du tout. On l'inculquait, par le catéchisme par exemple ; on y dressait les enfants ; on ne la leur présentait pas sous forme rationnelle. Et si nous nous sommes donné cette tâche, ce n'est pas par suite d'une belle fantaisie ; c'est que les circonstances nous l'imposaient. Qu'on le regrette ou non, nous ne pouvons pas faire que l'esprit de libre examen ne se soit pas étendu aux questions de morale. Il nous faut donc le satisfaire. Il faut que l'enfant sorti de nos écoles ait quelque idée des raisons d'être de cette discipline morale qu'on lui demande de pratiquer. Il faut qu'il sache non seulement quels sont ces devoirs, mais, au moins dans une certaine mesure, variable avec son âge et son degré de culture, le pourquoi de ces devoirs. Car, comme un jour viendra certainement où il se demandera, en partie de lui-même et en partie sous la pression du milieu, quels droits ils ont à l'obéissance qu'ils réclament, si sa réflexion n'est pas orientée par avarice dans le sens qui convient, si elle n'est pas munie d'idées directrices, il y a toutes les chances pour qu'elle s'égare, à cause de la complexité de ces problè­mes. Les raisons des maximes morales ne sont pas tellement évidentes qu'il suffise de s'interroger pour les apercevoir. Par suite, il sera exposé à n'y voir qu'une fantasmagorie, le produit de la superstition, comme il arrive si sou­vent ; il croira que ce sont les gouvernements, les classes dirigeantes qui ont inventé la morale, pour mieux mater les peuples. En tout cas, nous le livrerons sans résistance aux suggestions des polémiques vulgaires et des argumenta­tions de journaux. Il nous faut donc armer son intelligence de raisons solides qui tiennent tête aux doutes et aux discussions inévitables.

Or, une fois Dieu accordé, serons-nous mieux en état de résoudre le pro­blème ? Sans doute, nous pourrons, par ce procédé, rendre assez aisément représentable le caractère transcendant que présente tout idéal moral par rapport aux consciences particulières, l'autorité, la majesté dont il est investi. Mais il y a d'autres aspects de la vie morale qui ne sont pas moins essentiels et que nous ne pouvons pas expliquer de cette manière.

On ne peut plus soutenir aujourd'hui qu'il existe une seule et unique morale, valable pour tous les hommes de tous les temps et de tous les pays. Nous savons bien que la morale a varié ; et cela non pas seulement parce que les hommes se sont trompés sur leur véritable destinée, mais parce qu'il est dans la nature des choses que la morale varie. Non seulement celle des Romains ou des Hébreux n'était pas la nôtre, mais elle ne devait pas être la nôtre. Car si les Romains avaient pratiqué notre morale avec l'individualisme qui la caractérise, la cité romaine eût été impossible, et, par suite, la civili­sation romaine, antécédent nécessaire et condition de notre civilisation pré­sente. La morale d'un peuple est destinée à le faire vivre, par conséquent la morale change avec les sociétés. Il n'y a pas une morale, mais des morales ; il y en a autant que de types sociaux. Et à mesure que nos sociétés changeront, notre morale changera, elle aussi. Elle ne sera pas demain ce qu'elle était aujourd'hui. Telle règle, qui nous scandalise actuellement, pourra être prati­quée dans l'avenir. Ce n'est pas que l'une soit plus vraie que l'autre ; c'est que les exigences des temps auront changé.

Pour donner aux enfants une idée de ce qu'est la vie morale, il faut donc leur faire sentir qu'elle est normalement sujette à des variations, sans que pourtant ces variations la discréditent à leurs yeux. Il faut leur faire comprendre que la morale de l'avenir ne sera vraisemblablement pas celle d'aujourd'hui, sans que pourtant celle d'aujourd'hui cesse de leur apparaître comme présentement respectable. Il faut pouvoir leur expliquer qu'il y a des morales différentes et que, pourtant, ils doivent être attachés, au moins en gros, à la morale de leur pays et de leurs temps. Cette conception complexe est indispensable, car la morale a ce double aspect. Si l'homme ne voit pas pourquoi elle a droit au respect à chaque moment de l'histoire, il ne la respecte pas ou ne la respectera qu'extérieurement et par contrainte. S'il ne voit pas pourquoi elle doit changer il se raidira contre les changements nécessaires, sous prétexte qu'elle est immuable.

Or comment cette variabilité peut-elle s'expliquer si la morale est fondée en Dieu, si elle exprime la nature de Dieu, de quelque façon, d'ailleurs, qu'on se le représente. Dieu est toujours identique à lui-même ; il est, et ce qui vient de lui doit participer de cette même immutabilité. Si même il n'est qu'un autre nom donné à cette réalité dont, suivant M. Delvolvé, nous avons je ne sais quelle expérience obscure, et si cette réalité évolue, il est bien clair que cette évolution est sans rapport avec les changements incessants qui se produisent dans la vie morale et qui doivent nécessairement s'y produire. Une morale religieuse est donc forcément misonéiste et il n'est pas douteux qu'en fait elle a toujours eu ce caractère. Par conséquent, un enseignement de la morale conçu dans cet esprit ne peut satisfaire à la seconde des deux conditions que j'indi­quais tout à l'heure, Assurément, pour que la morale puisse être enseignée, c'est-à-dire expliquée, il faut qu'elle soit rattachée à une réalité dont on puisse donner le sentiment à l'enfant ; mais il faut que cette réalité, tout en ayant une stabilité relative, soit perpétuellement en voie de devenir et que ce devenir soit de nature à pouvoir être senti par l'enfant.

D'ailleurs, en fait, je ne crois pas que jamais, il y ait eu un véritable ensei­gnement de la morale qui se soit appuyé sur une base théologique. Les religions ont bien pu réclamer pour la morale prise en bloc la garantie de l'autorité divine ; jamais, à ma connaissance, on n'a essayé de dériver de la nature de Dieu le détail des règles morales. Très justement, d'ailleurs, M. Belot faisait voir précédemment combien une telle dérivation était impossible. M. Delvolvé a essayé, il est vrai, de nous démontrer comment, de son point de vue, on pouvait expliquer la valeur de la monogamie. je dois lui avouer que sa démonstration m'a parue singulièrement vague et malaisément représentable. Cette prétendue tendance de la vie à se répandre peut tout au plus justifier une large pratique de l'union sexuelle. Comment, d'ailleurs, cette tendance fonda­mentale pourrait-elle nous permettre de comprendre que telle forme de mariage convenait à Rome, telle autre aux sociétés chrétiennes, etc. ? Et que serait-ce si nous abordions des questions comme celle du droit de propriété mobilière ou immobilière, ou celle de la morale professionnelle ?

M. DELVOLVÉ. - Je remercie M. Durkheim de ses critiques : elles sont tout à fait propres à préciser un malentendu initial qu'il importe de supprimer pour que l'opposition de nos thèses puisse être féconde. Il me semble que vous m'attribuez la pensée de vouloir fonder la morale sur la notion de Dieu, c'est-à-dire de tirer a priori de la notion de Dieu la détermination du contenu des devoirs particuliers ? Me suis-je mépris ?

M. DURKHEIM. - Si, suivant M. Delvolvé, la notion de Dieu n'est pas appelée à fonder les devoirs, j'avoue ne pas l'avoir compris.

M. DELVOLVÉ. - C'est justement l'expression « fonder les devoirs », qui prête à l'équivoque : au sens où vous l'entendez je n'admets nullement que la notion de Dieu soit appelée à fonder les devoirs. Par cette expression en effet vous entendez, avec la majorité des représentants de notre morale laïque : déduire des règles morales d'un principe ou d'une notion première, comme d'une définition on déduit les conséquences qu'elle implique. Tout autre est l'idée que je me fais du rapport de la notion du divin aux devoirs dont elle est le soutien dynamique. La notion du divin n'est pas pour moi un concept ; c'est le contenu d'une expérience intuitive distincte de l'expérience externe, scienti­fique ; c'est une connaissance intuitive de la nature et de notre rapport vital à la nature, manifesté par les tendances qui dépassent l'individu et le relient à la vie universelle. D'une telle vision intérieure de la vie universelle il ne saurait être question de déduire logiquement des règles morales. Mais les règles morales ne peuvent devenir déterminantes, pratiquement impératives dans l'esprit individuel que si cet esprit aperçoit leur convenance avec les tendances universelles dont il a pris conscience : l'aperception de ce rapport de convenance est la condition nécessaire et suffisante pour que des règles morales soient douées d'efficacité pratique. Ce rapport non logique, mais dynamique de la notion du divin à l'énoncé des devoirs n'est nullement exclu­sif du rapport externe, scientifiquement déterminé, des devoirs aux phénomè­nes sociaux ou autres qui les conditionnent ; il lui est corrélatif, n'étant qu'un mode différent d'appréhension de la nature ; mais il en est cependant distinct, et je dis que pour l'efficacité éducative de l'enseignement, c'est essentielle­ment ce premier rapport qu'il faut mettre en évidence. L'enfant doit donc être d'abord amené à la vision intuitive de sa nature universelle, à la conscience de ses tendances profondes ; il faut ensuite rattacher psychologiquement à cette détermination générale de la volonté les devoirs particuliers. La mise en évidence de ce processus psychologique est la véritable justification pratique du devoir.

Il est nécessaire de se placer à ce point de vue pour apprécier équita­blement ma justification de la monogamie, assurément dénuée de valeur si l'on y cherche une explication génétique de l'existence dans notre société actuelle de cette règle des mœurs. La tendance de la vie à se répandre hors de soi, c'est la base non logique, mais dynamique de tous les devoirs familiaux ; c'est cette tendance qui se satisfait au mieux, dans l'état présent de notre nature psychique, par l'union morale du couple et par l'éducation familiale des enfants, que conditionne la règle de l'union monogamique ; c'est à ce titre, c'est pour ce motif qu'elle est voulue par ceux qui effectivement l'obser­vent. Si mon enseignement ne prend pas son point d'appui dans la tendance générale et dans ses modalités sentimentales, il n'aura pas d'efficacité. Il va sans dire que ma justification ne prétend nullement expliquer scientifiquement la monogamie ; mais elle en manifeste l'accord avec notre vouloir réel, et pratiquement c'est ce qui importe.

M. DURKHEIM. - Mais il faut expliquer à l'enfant quelles sont les exi­gences qui l'obligent à vouloir aujourd'hui la monogamie, alors que, s'il était un ancien Hébreu ou un Australien, il devrait vouloir une autre forme matrim­oniale. Il faut donc que la règle soit rattachée à des conditions de temps et de lieu. Comment vous y prendrez-vous pour cela ?

Comment même ce besoin dont vous parlez peut-il rendre compte de l'idée du devoir ? Il y a un abîme entre ces deux notions. Comment, en partant d'une tendance quelle qu'elle soit, pourrez-vous faire comprendre à votre élève qu'il doit faire quelque chose, qu'il y est tenu ?

M. DELVOLVÉ. - je considère que le caractère du devoir est celui même de la tendance universelle, source réelle du sentiment d'obligation.

M. DURKHEIM. - Mais le devoir, cela existe. Il ne vous appartient pas de décréter arbitrairement que c'est ceci ou cela ; et un devoir est tout autre chose qu'une tendance.

M. DELVOLVÉ. - Il y a en philosophie plusieurs acceptions non exclusi­ves l'une de l'autre du mot devoir. je ne méconnais pas l'existence objective du devoir tel que vous l'envisagez, comme règle morale existant dans une société donnée. Mais je me place à un point de vue différent : je considère le devoir non extérieurement comme règle sociale, mais intérieurement comme l'arma­ture intellectuelle du sentiment de l'obligation dans une âme individuelle, je me pose la question de savoir comment par l'enseignement fixer dans l'esprit de l'enfant une telle armature, et je dis qu'il faut attacher la règle de conduite à un faisceau de tendances déjà déterminées de façon générale.

M. DURKHEIM. - Vous entendez bien que les exigences, les nécessités auxquelles j'ai fait allusion n'ont aucun rapport avec les obscures tendances dont vous avez parlé. Pour connaître et faire comprendre les premières, il n'est nullement besoin de faire appel à l'intuition de ce nescio quid que vous nous avez fait entrevoir. Ce sont des exigences et des nécessités d'ordre social, que l'on peut, par conséquent, faire toucher du doigt à l'enfant ?

M. DELVOLVÉ. - Je n'admets pas du tout, du point de vue intérieur auquel je me place, que l'obligation morale soit une nécessité d'ordre social.

M. DURKHEIM. - Mais je reviens à la question que je vous posais. Com­ment expliquez-vous que la monogamie soit le seul régime matrimonial qui convienne aujourd'hui, alors que la polygamie pouvait parfaitement être de mise autrefois ?

M. DELVOLVÉ. - Je n'ai pas à l'expliquer. Ce soin vous appartient, puis­que vous vous placez au point de vue de l'explication historique. Pour moi, il me suffit, en envisageant dans l'actuel la règle et son rapport de convenance à notre nature pratique, d'amener l'enfant à la conscience de ce rapport, c'est-à-dire la conscience des besoins internes qui sont les siens.

M. DURKHEIM. - Mais vous ne pouvez éviter qu'un jour ou l'autre des problèmes pratiques nouveaux ne se posent devant l'enfant, S'il ne sait pas que les règles morales, même les plus respectées, peuvent changer, ni en fonction de quelles causes variables ont lieu ces changements, comment pourra-t-il décider de Ce qu'elles doivent être ? N'étant pas préparé par une culture con­venable à résoudre ces questions, il sera la proie des journaux et des lectures de rencontre.

M. DELVOLVÉ. - Avant d'apprendre à l'enfant que les choses changent, il faut lui donner le sens de l'actuel. Lui montrer que la patrie change n'est pas le moyen de l'attacher à la forme actuelle de la patrie,

M. DURKHEIM. - Vous reconnaissez donc que cette notion de patrie se rattache à une réalité qui varie. Si, au contraire, vous la faites dépendre d'une réalité invariable, vous serez tôt ou tard pris au dépourvu, car cette notion changera,

M. DELVOLVÉ. - Je ne vois pas pourquoi la nature n'est pas invariable ; quand la notion aura changé, une évolution parallèle de la nature aura préparé l'adaptation des tendances à des règles nouvelles.

M. DURKHEIM, - La morale des anciens Romains différait de la nôtre, vous savez à quel point. Cependant la nature, le monde qui nous entoure n'a pas varié ; c'est toujours le même univers. Tout au moins les changements qui ont pu s'y produire ne sont rien comparés aux variations si considérables par lesquelles ont passé les idées morales. Ce n'est donc pas cette nature immua­ble qui peut fonder cette morale toujours en voie de changement. Ou bien, si vous admettez que la nature a évolué parallèlement et dans les mêmes propor­tions, c'est que, dans ce que vous appelez la nature, vous faites rentrer la société.

M. DELVOLVÉ. - Comment songerais-je à exclure la société de ce que j'appelle la nature universelle ? Alors nous sommes d'accord ; mais vous abandonnez votre point de vue.

M. PARODI. - La discussion d'aujourd'hui me confirme dans l'impression que j'avais eue en lisant les très intéressants et vigoureux articles de M. Delvolvé : c'est qu'il y a quelque danger et quelque équivoque à poser le problème comme il le pose. Il a voulu traiter à part la question de l'efficacité d'une doctrine morale, comme si elle pouvait être séparée de celle de la vérité ou de la rationalité de cette doctrine. Or, le procès qu'il a fait, et peut-être à juste titre, à l'enseignement laïque de la morale, ne pourrait-on pas le faire aussi bien a la conception qu'il propose en finissant ? - L'idéalisme religieux dont vous vous contentez, lui dirait-on, et qui revient, me semble-t-il, à l'affirmation d'une finalité immanente à la nature, les croyants d'une religion positive n'auraient-ils pas beau jeu à déclarer qu'à son tour il est abstrait, imprécis, décoloré, si on le compare au culte du Dieu fait homme, et aux rites et aux pompes du catholicisme ? Votre manière d'argumenter ne semble-t-elle pas devoir vous amener ainsi jusqu'à l'apologie de la religion traditionnelle ?

C'est qu'à vrai dire la condition qui prime toutes les autres pour qu'une doctrine morale soit efficace, c'est qu'elle soit crue vraie et acceptée univer­sellement. Si l'enseignement laïque n'a peut-être pas eu jusqu'ici toute l'action morale désirable, c'est justement qu'il n'existe pas vraiment encore une morale laïque constituée, objet de conviction profonde et d'adhésion unanime. Chaque éducateur l'a conçue à sa façon, et le maître est resté hésitant entre des indications un peu vagues et divergentes. Ç'a été au contraire la force de la morale religieuse, dans le passé, que d'être une foi commune aux maîtres, aux parents et à la société tout entière. Et c'est pour cela même que nous ne pouvons plus, nous autres, y revenir : c'est que nous n'y croyons plus, que nous n'en concevons plus les postulats comme sincèrement acceptables. La question revient alors à se demander comment donner l'unité morale à l'enseignement public, c'est-à-dire où il faut chercher un principe moral dont notre temps puisse se satisfaire. On retombe au fond sur la question classique de l'essence et du fondement de la moralité, et le problème que vous avez posé, celui de l'efficacité, ne peut donc pas se séparer de celui-là. A le traiter à part, vous risquez d'ouvrir la porte à toutes les interprétations prag­matistes...

M. DELVOLVÉ. - La porte est toujours ouverte aux interprétations, mais les interprétations des autres ne sont pas ma pensée. Dans la discussion phi­losophique les questions d'opportunité n'ont point de place.

M. PARODI. - je n'entends pas vous prêter ces préoccupations à vous-même : mais je prétends qu'en traitant des conditions d'efficacité d'une doctri­ne morale avant d'avoir étudié ses conditions de vérité, vous prêtez à l'équivoque : plus d'un conclura qu'une doctrine n'a de valeur et de vérité que dans la mesure où elle est utile, soit à l'individu, soit à la société. N'est-ce pas l'attitude qu'un homme comme M. William James croit devoir prendre à l'égard du problème religieux ? A mon sens donc, si tout ce qui est vrai n'est peut-être pas moralement efficace, rien au moins ne saurait être moralement efficace, qui n'apparaisse d'abord comme vrai à qui doit agir. Avant la, ques­tion que vous avez posée, une autre doit nécessairement venir. Et voilà pourquoi je préférerais qu'on se demandât purement et simplement ce que valent les doctrines morales qui se proposent à nous à l'heure qu'il est, celle de M. Durkheim par exemple, qu'il serait intéressant de bien connaître : tous ceux d'entre nous qui n'ont pas été ses élèves n'en ont encore en effet qu'une idée incomplète.

M. DURKHEIM. - Je ne crois pas non plus qu'une doctrine fausse puisse être utilement efficace. Cependant, d'un point de vue pédagogique, la question d'efficacité peut se poser d'une manière distincte. On peut dire en effet : si l'on ne parvient pas à rattacher l'ensemble des idées morales à une réalité qu'il soit possible de faire toucher du doigt à l'enfant, l'enseignement moral est ineffi­cace.

M. LE Roy. - Il faudrait donc trouver ailleurs que dans la morale reli­gieuse un équivalent de ce qu'elle donne ; mais cet équivalent, la morale laïque actuelle ne le fournit pas, je crois.

M. DURKHEIM. - Il est tout à fait certain, et, sur ce point je suis d'accord avec M. Le Roy, que l'enseignement de la morale doit donner à l'enfant la sensation d'une réalité, source de vie, d'où lui vienne appui et réconfort. Mais il faut pour cela une réalité concrète, vivante ; et une conception abstraite et artificielle, construite logiquement, fût-ce en vertu d'une logique rigoureuse, ne saurait jouer ce rôle.

M. DELVOLVÉ. - Je cherche son équivalent en termes laïques et je veux précisément rattacher les déterminations particulières de la volonté à une réalité sentie intuitivement, à cette intuition de l'universel que j'appelle Dieu.

M. DURKHEIM. - Eh bien ! avant d'imaginer une réalité pareille, je demande qu'on explore une réalité, toute voisine de nous, qui nous enveloppe et nous pénètre de toutes parts ; c'est la société. Là jouent des forces que l'observateur vulgaire ne sait pas apercevoir, et qui pourtant sont réelles, qui soutiennent, qui alimentent perpétuellement la nôtre. Je demande qu'on se rende compte de tout ce que nous pouvons leur demander avant de se résigner à ce bond dans l'inconnaissable que l'on nous invite à faire.

M. LE Roy. - Il est hors de doute que pour le croyant Dieu est une réalité d'ordre expérimental.

M. BELOT. - Il faudrait que ce fût une expérience universelle.

M. LE Roy. - C'est à discuter. Une expérience peut être réelle et vraie et cependant requérir que de certaines conditions soient remplies pour qu'on y ait part.

M. DURKHEIM. - Il s'agit de savoir si tout ce qu'il y a d'essentiel dans le religieux ne peut pas s'exprimer en termes laïcs.

M. BELOT. - M. Delvolvé n'a pas répondu à la question essentielle : quelle raison a-t-il de croire que le fait social n'a pas une efficacité suffisante pour fonder le devoir, pourquoi son idée de la nature serait-elle plus effi­cace ?

M. DELVOLVÉ. - La question ne m'a pas été posée. Je l'ai examinée dans mes articles1 ; je ne puis donner ici qu'une brève indication. je ne crois pas que l'analyse des conditions de la société suffise à rattacher la volonté au devoir social : cette analyse est sans prise sur la volonté, ou plutôt loin de la fortifier elle la paralyse ; elle ne renforce pas les liens sociaux, elle les affaiblit.

M. DURKHEIM. - Mais nous n'avons pas à créer ces liens ; ils existent. je crois que vous perdez de vue qu'il s'agit d'enseigner, non d'éduquer. L'ensei­gnement n'a pas à renforcer les liens dont il s'agit, mais à les expliquer, à donner le sentiment de leur réalité.

M. DELVOLVÉ. - Nous sommes ici en désaccord complet. Je considère l'enseignement moral non comme une discipline scientifique, mais comme partie intégrante de la technique éducative. J'ai déjà eu l'occasion de m'ex­pliquer sur ce point.

M. DURKHEIM. - L'enseignement, encore une fois, n'a pas à créer des liens moraux, mais à les montrer et à les faire comprendre. Le chimiste qui explique l'air n'a pas à créer l'azote ou l'oxygène de l'air.

M. DELVOLVÉ. - Il ne s'agit pas de créer des liens ex nihilo, mais d'ajouter à leur force.

M. DURKHEIM. - Mais les liens dont il s'agit sont eux-mêmes des forces ; car ils résultent de certaines représentations et les représentations sont des forces agissantes.

M. BOUGLÉ. - Il me semble que l'on commence à apercevoir sur quels points il y a divergence et sur quels points convergence entre l'attitude de M. Delvolvé et celle de M. Durkheim.

Tous deux paraissent penser que pour expliquer et justifier nos tendances morales il faut faire appel à une sorte de réalité sous-jacente, à un grand être qui dépasse l'individu. Seulement, pour M. Delvolvé, ce substrat est infiniment large : c'est la nature, ou le Divin. Pour M. Durkheim, il est plus étroit et en même temps il est mobile : c'est la société.

« Vous ne pouvez, dit M. Durkheim à M. Delvolvé, justifier les devoirs, qui sont changeants, sans mobiliser votre substrat, sans passer du Divin au Social. » M. Delvolve ne pourrait-il dire inversement à M. Durkheim : « Vous ne pouvez justifier le devoir sans diviniser votre substrat, sans transformer la société en divinité » ?

Comment s'opérera cette transformation, c'est là le point troublant. Ac­cordons qu'il y a des esprits chez qui elle s'opère spontanément : a ceux-là en effet il suffira de mieux connaître les liens qui les rattachent a la réalité sociale pour qu'ils soient inclinés à mieux respecter ses exigences. Mais n'y a-t-il pas beaucoup d'esprits aujourd'hui qui, en raison des habitudes critiques que répand le mouvement même de l'histoire, se trouveraient, par cette seule connaissance des relations de fait, insuffisamment inclinés au conformisme ? Comment faire alors pour que la société reprenne aux yeux de ceux-là ce caractère sacre sans lequel, on semble l'accorder, elle fondera difficilement le devoir ? Ne faudra-t-il pas user, si l'on veut lui assurer ce prestige, d'une sorte de technique sentimentale dont les procédés seraient distincts de ceux de la pure démonstration scientifique ?

M. DURKHEIM. - Je me demande si la question était bien nécessaire. Je ne sautais admettre qu'une idée fausse pût être utilement efficace, grâce à quelque habile artifice ; rien ne répugne plus à ma pensée qu'une semblable opinion. Si la société n'a pas réellement le caractère que je lui attribue, mes efforts pour le lui faire attribuer ou échoueront ou ne sauraient donner de bons résultats. Si on me démontre que je ne peux entretenir les hommes dans ce sentiment qu'à condition de les tromper, c'est que je me serai moi-même trompé.

M. BOUGLÉ. - Il n'en reste pas moins, semble-t-il, que pour attacher les hommes à cette réalité sociale que notre science leur faire connaître, vous devez faire appel au sentiment.

M. DURKHEIM. - Il est bien clair qu'on ne peut éduquer sans recourir au sentiment ; même pour enseigner il peut y avoir lieu d'y faire appel, dans de certaines conditions et d'une certaine manière. Mais croyez-vous donc que du moment où l'on s'adresse au sentiment, on pratique par cela seul je ne sais quelle méthode d'obscurantisme ? Normalement, le sentiment n'est qu'une expression confuse du réel ; il est fondé dans la réalité ; il peut être exprimé en termes intelligibles. On peut donc s'en servir dans un tout autre but que de troubler les raisons, de leur masquer la nature vraie des choses.

M. BOUGLÉ. - Ai-je besoin de faire observer qu'à mes yeux il est tout à fait permis, sans être taxé d' « obscurantisme », de faire appel au sentiment ?

M. DURKHEIM. - Il est donc établi que je puis faire appel au sentiment sans contredire les principes dont je m'inspire. - Maintenant vous me deman­dez comment je pourrai donner à un anarchiste le sentiment de la société ainsi entendue ? Cela m'est tout aussi impossible que de donner à un aveugle-né le sentiment des couleurs. Mais serez-vous plus heureux que moi ? Y a-t-il une méthode qui puisse réussir et réussir a coup sûr en pareil cas ? je ne vois pas en quoi la difficulté que vous soulevez me serait spéciale...

M. BOUGLÉ. - M. Delvolvé a lait la part belle à la morale sociale, il veut seulement lui donner un arrièrefond plus large.

M. DURKHEIM. - Je décline, quant à moi, toute espèce de parenté. Il y a entre les vues de M. Delvolvé et les miennes toute la distance qu'il y a entre l'agnostiscisme et le rationalisme. Peut-être avons-nous, lui et moi, un senti­ment commun, mais nous le traduisons de deux manières singulièrement différentes. - Mais je reviens à votre objection. je disais donc que, pour l'esprit atteint de cécité morale et sociale, je reconnaissais qu'il m'était difficile de lui donner une notion de ce qu'est la société et de ce qu'est la morale, tant qu'il est dans cet état. Mais d'abord un tel cas est exceptionnel. Pour les sujets normaux et moyens, il n'y a aucune raison pour que je ne puisse pas leur faire sentir les choses telles qu'elles sont, la société telle qu'elle est, c'est-à-dire comme une puissance morale supérieure aux individus, jouissant d'une sorte de transcendance analogue à celle que les religions prêtent à la divinité. A supposer que la société ait ces caractères - c'est un postulat qui n'est pas en discussion pour l'instant - pourquoi aurais-je besoin de je ne sais quelle ruse pour amener l'enfant à les voir ?

Ensuite, même avec l'anarchiste dont je parlais tout à l'heure, je ne suis pas toujours et nécessairement impuissant. Sans doute, tant qu'il est atteint de la cécité que je viens de dire, il n'y a rien à faire ; mais je puis chercher d'où vient cette cécité. Elle est, de mon point de vue, un phénomène, anormal sans doute, mais parfaitement naturel et qui dépend de causes naturelles. Les con­naissant, je peux modifier, atténuer l'effet, c'est-à-dire cette disposition de l'esprit qui empêche certains individus de voir les choses sociales comme elles sont. Il y a des anarchistes curables. C'est même une question très soluble de pédagogie morale que de chercher de quoi est fait l'esprit d'anarchie, l'humeur antisociale, l'impatience de la règle ; car c'est à cette condition seulement qu'il est possible de prévenir ou de rectifier, là où elle existe, cette attitude vicieuse de l'intelligence et du caractère.

En un mot, si, comme je le suppose, il existe en dehors des individus quel­que chose d'empiriquement déterminable qui les dépasse, quelle difficulté spéciale peut-il y en avoir à leur donner le sentiment ?

Fin de l’article.

1  Voir Revue de métaphysique et de morale, mars 1909, p. 296 et ss.

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Editorial de la Revue de Psychologie concrète (1929)

Georges Politzer

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