N°8 / Violences privées, publiques et sociales Janvier 2006

Tribulations de la psychosociologie dans une universite francophone

Marcel Bolle De Bal

Résumé

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Ce qui va vous être conté est une belle et triste histoire. Celle de la naissance, des errances, de la croissance, de l’efflorescence et de la décadence de l’enseignement de la psychosociologie à l’Université Libre de Bruxelles (ULB). Il s’agit bien entendu – soyons prudents ! – d’un témoignage personnel, subjectif, partiel et partial, à la fois engagé et dégagé… ce qui, peut-être, fonde son intérêt et situe ses limites.

Naissance

Il était une fois, au sein de l’Ecole des Sciences Psychologiques et Pédagogiques de l’ULB, un cours de psychologie sociale, dont la charge avait été confiée à une sociologue spécialiste de la délinquance juvénile, Aimée Racine, directeur d’une école de service social.

Dans un ciel (apparemment) sans nuages, survint soudainement le coup de tonnerre  de Mai 68. Tout se mit à bouger. L’Ecole obtint d’être transformée en Faculté. Forte de ce nouveau statut, elle s’attela sans tarder à concevoir et mettre en chantier une réforme de ses structures et de son programme de cours. Profitant du départ à la retraite du titulaire de la chaire de psychologie sociale, elle décida de proposer au Conseil d’Administration de l’Université la création d’un certain nombre d’enseignements de psychologie sociale et de psychosociologie, ainsi que celle d’un nouveau « département de psychologie sociale et de sociopsychologie ».

Pourquoi cette dénomination quelque peu lourde et inélégante ? Car il s’agissait en fait de réunir – de relier – deux courants de la psychologie sociale déjà représentés, de façon dispersée et souvent embryonnaire, au sein de la Faculté : celui de la psychologie sociale fondamentale (un seul cours très général) et celui de la psychologie sociale appliquée (dynamique de groupe). Ce second courant germait de façon plus ou moins occulte, périphérique et déviante, au sein de plusieurs services de l’Université : laboratoire de psychologie industrielle et commerciale, service de psychologie génétique, centre de sociologie du travail. S’y initiaient aux applications de la dynamique de groupe, plusieurs assistants d’enseignement et de recherche qui allaient bientôt constituer le cadre scientifique du nouveau service : Simon Mukuna, Marcelle Honai, Daniel Descendre, Eric Verborgh. Il faut dire que d’une part les étudiants contestataires étaient partis en guerre contre les cours ex-cathedra et réclamaient à cor et à cri des séminaires actifs en petits groupes et que, d’autre part, Mai 68 avait été interprété par l’auteur de ces lignes – futur responsable dudit département, ayant suivi une formation de l’animation de groupes à l’ARIP – comme une dynamique de groupe à l’échelle macro- ou méso-sociologique1. Profitons de l’occasion pour rendre un hommage posthume à deux éminents collègues, anciens présidents de la Faculté – Jean Faverge et Paul Osterrieth – pour le soutien qu’ils ont apporté à ces jeunes chercheurs, pour la compréhension dont ils ont fait preuve à l’égard de leurs initiatives ne s’inscrivant pas dans la logique académique classique, pour leur rôle de pionniers dans l’exploration d’une nouvelle voie d’apprentissage des réalités humaines et psychosociales.

C’est d’ailleurs à l’un d’eux, Paul Osterrieth, que l’on doit le titre étrange du département ainsi que de l’orientation que celui-ci était chargé de mettre en œuvre. Pour rendre compte de la double dimension institutionnelle du projet « département psychologie sociale » ne suffisait pas. Paul Osterrieth a donc proposé de lui adjoindre l’expression « et de sociopsychologie », supposée exprimer l’importante égale du second courant, celui de la dynamique de groupe et de ses applications. Vu son prestige et son autorité naturelle, personne, lors d’une séance particulièrement difficile de la commission chargée d’élaborer la réforme (Paul Osterrieth acceptait avec élégance, mais non sans un léger pincement de cœur, de se séparer d’une partie de son service), n’a songé ou osé lui demander pourquoi « sociopsychologie » plutôt que « psychosociologie ». Décédé depuis lors, il a emporté dans la tombe les raisons de son choix sémantique. Or celui-ci n’était sans doute pas neutre. Malheureusement aucun usage officiellement reconnu ne permet de préciser une éventuelle différence entre les termes « sociopsychologie » et « psychosociologie ». Les opinions d’auteurs également éminents divergent de façon radicale sur ce point. Ainsi, pour Pierre de Visscher, « l’articulation des phénomènes à la fois psychologiques et sociaux sera sociopsychologique au départ de l’univers et de la compétence des psychologues, psychosociologique au départ de ceux des sociologues et anthropologues socioculturels »2. En un sens totalement opposé, on peut citer Jacques Ardoino3, lorsqu’il évoque une « sociopsychologie des organisations et des institutions » d’inspiration sociologique et Vincent de Gaulejac dans la mesure où celui-ci oppose une démarche sociopsychologique « visant à analyser comment des facteurs et des transformations socioculturelles conditionnent les attitudes et les comportements des individus » à une démarche psychosociologique « qui analyse la façon dont un sujet intervient en tant qu’acteur et invente des pratiques pour faire face aux situations sociales qu’il rencontre »4. En d’autres termes, pour les uns l’élément le plus important est le premier radical (psycho- ou socio-), pour les autres c’est la dernière partie (psychologie ou sociologie). Sans entrer plus avant dans ce labyrinthe byzantin, peut-être est-il préférable de décider que les deux termes – sociopsychologie et psychosociologie – décrivent une seule et même discipline, sont pratiquement synonymes, et – ce qu’ont fait les promoteurs du département en gestation – que l’un et l’autre recourent, dans la réalité concrète de ses missions, toutes les activités d’enseignement et de recherche dérivées de la dynamique de groupe.

Au fond, plus importait le contenu que le contenant, le programme que l’étiquette. Une double logique inspirait ce programme, adopté par les instances facultaires en 1972 : d’une part une logique de mariage, d’alliance entre deux branches de la psychologie sociale, d’autre part une logique de reliance entre deux disciplines séparées, dé-liées, la psychologie et la sociologie. Il prévoyait la création d’une série d’enseignements (cours, séminaires, travaux pratiques, stages et activités de groupe) relevant d’une part de la psychologie sociale, d’autre part de la « sociopsychologie », selon la grille suivante :

En 1ère candidature :

  • - psychologie sociale (30 h) :

  • - travaux pratiques (30 h)

En 2ème candidature :

  • approche psychosociologique de la société contemporaine (30 h)

  • travaux pratiques (30 h)

  • groupe de sensibilisation (30 h)

En licence :

  • questions appropriées de psychologie sociale (30 h)

  • psychosociologie des organisations (30 h)

  • sociologie de l’éducation (30 h)

  • sociologie du travail (30 h)

  • travaux pratiques (30 h)

  • psychosociologie appliquée à la pédagogie (30 h)

  • communication et relation (30 h)

  • théorie des processus de groupe (30 h)

  • psychothérapies de groupe (30 h)

Séminaires de sociopsychologie :

  • conduite de réunions (30 h)

  • prise de décision (30 h)

  • relation psychopédagogique (30 h)

  • analyse institutionnelle (30 h)

  • groupe d’évolution émotionnelle (120 h)

  • groupe Balint (120 h)

Par ailleurs, les étudiants désireux d’obtenir le « certificat en psychologie sociale et sociopsychologie » étaient invités à suivre une série de cours inscrits au programme de la section des sciences sociales, parmi lesquels psychologie et sociologie des loisirs, exercices de sondages d’opinion publique, etc.

Quant à la structure institutionnelle destinée à mettre ce programme en œuvre, elle devait, dans l’esprit de ses promoteurs, dépasser le cadre strict d’un service universitaire traditionnel et obtenir, dans la foulée de Mai 68, le statut d’un département interdisciplinaire et interfacultaire, bref servir de modèle pour tous ceux animés du désir de briser le carcan des corporatismes académiques.

Le cadre ainsi tracé et le projet ainsi défini, restait à ouvrir le chantier de celui-ci. C’est alors, dans l’affrontement aux réalités et résistances universitaires, que commencèrent les ennuis, que se forgèrent des convictions, que furent conclus d’indispensables compromis. Tours et détours parsemèrent le difficile cheminement : l’ère des errances allait marquer la crise d’adolescence du jeune département.

Errances

Le contexte, malheureusement, avait changé entre-temps. Le premier choc pétrolier avait stoppé l’expansion exponentielle. Des lézardes, infimes au début, mais de plus en plus sensibles, se mirent à fissurer l’optimisme béat typique de ces années exaltantes qui seraient bientôt, et avec nostalgie, baptisées de « Golden Sixties ».

Au moment même où le projet allait entrer dans sa phase de réalisation, les ressources financières vinrent à manquer. L’Université entamait une douloureuse reconversion. Plus d’argent, sauf exception, pour des créations d’enseignements. Ainsi les nouveaux cours prévus au programme (notamment communication et relation, théorie des processus de groupe, psychosociologie appliquée à la pédagogie, thérapies de groupe) ne purent voir le jour. Une solution élégante, et qui se révélera par la suite extrêmement féconde, permit de résoudre cette amputation du programme, laquelle risquait d’entraîner un déséquilibre entre les deux parties de l’alliance, une minorisation du courant « psychologie sociale » (les séminaires de « sociopsyschologie », non titularisés, avaient pu, eux, être) : afin de combler le trou creusé par la disparition des cours mort-nés, le cours « question approfondies de psychologie sociale » (30 h) ne fut, lui non plus, pas titularisé, mais réservé pour un professeur-visiteur. Le titulaire et le contenu de ce cours ont dès lors changé d’année en année. Tous les cours de licence étant à option, les étudiants qui le souhaitaient eurent dès lors la possibilité, au cours de leurs études, de suivre trois enseignements différents, abordant les domaines les plus variés de la psychologie sociale, de la psychologie sociale expérimentale (Zavalloni, Doise, Leyens) à la recherche-action (Dubost) en passant par la psychosociologie de la famille (Safilios-Rotschild, Delaisi de Parseval), de la religion (Deconchy), du travail (Sainsaulieu), du corps (Le Breton), de  la communication (Hanssens), de l’acculturation (Mukuna), du lien social (Enriquez) ainsi que par la dynamique de groupe (Maisonneuve)… et bien d’autres.

Grâce à cet ingénieux subterfuge, la branche « psychologie sociale » a pu être dotée de racines solidement implantées. Mais qu’advenait-il alors de l’autre branche, celle de la « sociopsychologie ? »

Si les cours théoriques qui devaient en constituer l’armature scientifique n’avaient pu être créés, en revanche tous les séminaires – cela a été noté au passage voici quelques instants – et activités de groupe l’avaient été quasiment sans problème. Apparemment l’ouverture des postes d’assistant, à cette époque, ne suscitait point les mêmes résistances que celles de charges professorales. Paradoxe surprenant, apprécié à l’aune de l’évolution ultérieure de l’université…

Apparurent ainsi au programme la plupart des enseignements pratiques de psychosociologie (ou « sociopsychologie ») : groupe de sensibilisation, groupe d’évolution émotionnelle, séminaires de sociopsychologie, travaux pratiques de formation à l’animation de groupes (ex-groupe Balint). Pour en assurer la réalisation : deux portes d’assistant… mais point de poste de professeur. Anomalie qui n’a jamais pu être corrigée depuis lors, compte tenu de l’austérité imposée aux universités.

Les véritables problèmes, toutefois, naquirent de la mise en œuvre de ces activités, relativement déviantes par rapport aux normes académiques traditionnelles. Les conflits furent parfois vifs avec les autorités facultaires, gardiennes de la loi universitaire, soucieuses d’éviter une remise en cause générale de l’institution scientifique. Ces conflits se cristallisèrent autour de quatre enjeux majeurs, de quatre statuts : celui des enseignants, celui des enseignements, celui de la recherche, celui du département.

Le statut des enseignants

Le statut du corps scientifique, dans les universités belges, prévoit classiquement deux types de fonctions : chargé d’enseignements et chargé de recherches. Compte tenu de la spécificité des activités liées à la psychosociologie et à la dynamique de groupe, les promoteurs du projet ont proposé à la Faculté de définir un statut adapté, celui de chargé d’animation.

Assumer une tâche d’animation dans une perspective de non-directivité exige en effet une expérience et une maturité particulières. Aussi le statut proposé prévoyait-il des conditions de qualification spécialement sévères (posséder une expérience d’au moins 1000 heures dans des situations de groupe ayant pour objectif le changement individuel ou social, ou la sensibilisation aux relations interpersonnelles et aux phénomènes de groupe, faire état d’une expérience personnelle d’au moins deux ans dans le champ de l’animation de groupes depuis l’obtention du diplôme de fin d’études), une procédure de sélection novatrice et démocratique (par une commission composée de membres du département et de cliniciens, chargée d’entendre les candidats, au lieu de se baser, comme de coutume, sur le seul avis du chef de service) et, en contrepartie, des conditions barémiques tenant compte de leur expérience, ainsi que la possibilité de faire reconnaître un travail de recherche basé sur une approche expérientielle plus qu’expérimentale.

Approuvé par le Conseil Facultaire, ce statut particulier n’a pas été reconnu par l’Université. Sans doute était-il trop novateur et l’Alma Mater n’a-t-elle pas voulu prendre le risque d’une possible contagion… Il a néanmoins servi de base – une seule et unique fois – pour le recrutement de quatre assistants chargés d’animation à mi-temps au cours des années 1973-74. La « normalisation », cependant, n’a pas tardé à triompher. Les nominations suivantes, à partir de 1977, ont été faites selon la procédure en vigueur pour tous les postes du cadre scientifique dans la Faculté : à partir d’un simple avis du chef de service. « Circulez, il n’y a plus rien à voir » … le danger est écarté, l’ordre est rétabli, l’autorité mandarinale est réaffirmée, le département (entre-temps redevenu simple service, ainsi que nous le verrons dans quelques instants) est prié de rentrer dans le rang des structures assagies.

Le statut des enseignements

Les enseignements de psychosociologie imaginés par les promoteurs du projet n’étaient ni des cours, ni des séminaires au sens classique de ces termes. Activités de groupe supposant une intense implication personnelle, elles ont rapidement appelé une remise en cause de modalités jusque là considérées comme intangibles, car ciselées dans une longue tradition académique : un découpage en tranches hebdomadaires d’une ou deux heures, une norme de 25 étudiants par série de travaux pratiques, une évaluation sous forme de notation numérique.

Après une série de négociations parfois difficiles, la Faculté a marqué son accord pour tenter l’expérience de diverses innovations : l’octroi d’une ou deux semaines par an réservées aux activités de groupe (la continuité est parfois essentielle pour la qualité de l’apprentissage), l’autorisation de réaliser certaines de ces activités sous forme résidentielle (pour les mêmes raisons), l’abaissement à 12 étudiants des normes pour le calcul de l’encadrement des travaux pratiques (au-delà de ce nombre, un réel travail de groupe se révèle difficile et en tout cas nettement moins efficace), le remplacement de la note chiffrée par une appréciation dichotonisée satisfait / pas satisfait (l’évaluation subsiste, mais sans interférence directe avec le processus d’apprentissage).

Au fil du temps, ces « conquêtes » – symbole modeste d’un léger frémissement au sein des structures bureaucratiques universitaires – ont été peu à peu grignotées par la réaction d’un milieu désireux de récupérer le terrain perdu, et conforté en ce sens par l’évolution du contexte socio-économique global : la réservation d’une semaine dans l’horaire est tombée en désuétude, l’université ne veut connaître que la norme de 25 étudiants par série de travaux pratiques, la non-cotation a été limitée aux seuls groupes de sensibilisation et d’évolution émotionnelle. Là où l’évaluation est chiffrée, elle se fait sur base d’un rapport écrit, et non sur celle des comportements en cours de séminaire.

Le statut de la recherche

Par delà l’évaluation des « enseignés » a été posée la question de l’évaluation des « enseignants » –  une importante conquête de Mai 68 à l’ULB – en psychosociologie. En d’autres termes, le problème du type de recherche possible et souhaitable dans un champ spécifique du savoir, et de son statut dans le monde scientifique.

L’apprentissage du métier d’animateur de groupes implique en effet une longue initiation à travers de multiples épreuves et expériences, une maîtrise de ses transferts et contre-transferts dans des situations affectives complexes. Tout ceci exige un considérable investissement psychoaffectif. Celui-ci ne peut souvent se réaliser qu’au détriment des préoccupations d’ordre plus intellectuel, telles celles reprises pour la réalisation d’une thèse doctorale – condition impérative pour espérer poursuivre une carrière dans le cadre universitaire. Au sein de la Faculté, un large débat a été amorcé pour tenter de définir le contenu d’une recherche psychosociologique, et sur les possibilités de reconnaître la valeur d’autres modes de production scientifique que celle définie par la tradition positiviste telles par exemple une réflexion expérientielle, phénoménologique sur sa pratique, le compte-rendu descriptif et analytique d’intervention dans des institutions, des témoignages utilisant des techniques audiovisuelles de pointe, sur la possibilité, aussi, d’accorder leurs lettres de noblesse à d’autres formes d’activités de recherche telles un recyclage en vue d’expérimenter des formules et techniques nouvelles, des recherches-actions et des interventions psychosociologiques, des recherches cliniques, etc. A peine entamé, ce débat a malheureusement tourné court, par suite de la défection des principaux intéressés, peu enclins aux inévitables compromis institutionnels. La question, néanmoins, demeure posée. Un jour ou l’autre, les scientifiques ne pourront éviter de se pencher sur la définition de la science et de ses limites, sur le statut épistémologique et académique des modes nouveaux de production du savoir sur l’homme et ses sociétés, tels ceux que la psychosociologie tente de promouvoir.

Le statut du département

Le projet prévoyait la création d’un département interfacultaire et interdisciplinaire censé constituer non seulement un lieu de rencontre pour psychologues, sociologiques et pédagogues, un pôle de croissance et d’excellence pour l’expérience pratique et l’élaboration théorique dans le champ de la psychosociologie et de la psychologie sociale, mais aussi une structure capable de répondre aux demandes d’intervention psychosociologique formulées par des organisations et institutions extérieures, en assurant la qualité déontologique de ces interventions et leurs apports quant à la réflexion théorique.

Un document détaillé fut élaboré, lequel affirmait quelques principes relativement novateurs par rapport à la pratique standardisée des structures universitaires : gestion collégiale de l’unité, élection en son sein d’un coordonnateur, détitularisaton des enseignements, mobilité interne du corps enseignant, rattachement des membres du corps scientifique au département et non à un seul membre du corps professoral, constitution d’un pool d’enseignants, déclaration de vacances mentionnant l’engagement du candidat à coordonner ses enseignements avec ceux de ses collègues et à accepter la direction collégiale du pool « psychologie sociale et sociopsychologie ».

Accepté par la Faculté, ce projet n’a pu obtenir l’aval des instances supérieures de l’Université. L’innovation faisait peur. Faute de consensus, le Recteur a proposé, à titre temporaire, de se limiter à la création d’un « service ». Solution provisoire qui, comme beaucoup de ses consœurs, allait se révéler quasi-définitive. De la détitularisation, de la mobilité du corps professoral, mot ne fut pipé : cette belle utopie est morte avant d’être née, sacrifiée sur l’autel des compromis stratégiques. La gestion collégiale, elle, donna lieu à une expérimentation psychosociale qui mériterait à elle seule une longue analyse : elle dura, avec des hauts et des bas, de 1973 à 1977. Féconde sur le plan interne, la formule s’est révélée beaucoup moins heureuse sur le plan des relations extérieures : l’absence d’un « chef de service » au sens traditionnel servait de prétexte à d’aucuns pour ignorer, rejeter, critiquer les propositions émanant du collectif, pour affaiblir le service au sein de l’ensemble du système facultaire à un moment où la raréfaction des ressources rendait plus âpre la lutte pour l’accès à celles-ci. Pour éviter la marginalisation que ceci impliquait, le collectif s’est résigné à rentrer dans le moule des normes institutionnelles. Un « chef de service », au sens classique du terme, a été nommé par la Faculté. Cette « normalisation » imposée et acceptée a permis la reconnaissance psychosociale du service, dont l’existence a  dès lors cessé d’être remise en cause.

Croissance

Le temps des errances, tribulations et avatars de la mise sur orbite de la psychosociologie s’achevait. Celui de la croissance débutait.

Institutionnellement reconnue, la psychosociologie n’a pas tardé à intéresser quelques collègues d’autres facultés, sensibles aux problèmes de gestion des relations humaines spécifiques à leurs disciplines et aux besoins de formation en la matière. Tel a été par exemple le cas de la Faculté Polytechnique soucieuse de former les futurs ingénieurs aux problèmes de la conduite des réunions, celui de la Faculté des Sciences mettant en place des groupes d’information critique (GIC) à tonalité psychosociologique, celui de la section de Journalisme désireuse d’initier ses étudiants aux arcanes de l’entretien face à face ou de la communication psychosociologique, celui de l’Ecole de Santé Publique estimant indispensable de sensibiliser les conseillers de morale laïque aux techniques d’entretien interpersonnel. Dans chacun de ces cas – et dans quelques autres – appel a été fait aux assistants du service pour qu’ils prennent en charge l’enseignement (ou plus exactement l’ « apprentissage » … Rogers oblige) de ces matières.

Mais la croissance la plus spectaculaire du champ de la psychosociologie dans l’enseignement de l’ULB s’est manifestée au sein de la Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Economiques, plus particulièrement au sein de trois de ses sections ou licences : la section des Sciences Sociales, la licence en Travail Social, l’Ecole de Commerce.

En 1981, la section des Sciences Sociales a inscrit au programme de ses cours – et plus particulièrement à celui de l’orientation « sociologie appliquée » créée en 1973 dans la foulée des mutations provoquées par les événements de Mai 68 – une série de séminaires de psychosociologie (prise de décision, relation de formation, conduite de réunions, processus de groupe et de changement, initiation à la pratique de l’entretien, sensibilisation aux relations humaines) destinés à familiariser ses étudiants aux techniques d’intervention sociologique et psychosociologique. Venait s’y ajouter un stage de 180 h intitulé « Travaux pratiques de sociologie appliquée ». Ces divers séminaires, mis en œuvre sous la houlette d’animateurs d’orientation plus sociologique, ont été conçus dans une optique de formation d’agents de changement social, de responsables de recherches-actions, de futurs « socianalystes » ayant avec les systèmes sociaux une relation similaire à celle des psychanalystes avec les systèmes individuels : les aider à comprendre leurs contradictions internes, à les gérer au mieux de leurs intérêts, à prendre en charge leur devenir.

En 1981 également a été instituée une nouvelle Licence en Travail Social (LITSO) ouverte aux diplômés des écoles de service social, aux candidats en sciences psychologiques et pédagogiques, aux candidats en sciences sociales, aux candidats en sciences du travail ainsi qu’aux infirmières graduées sociales. Les même séminaires de psychosociologie ont été inscrits au programme de cette licence avec un objectif supplémentaire spécifique : aider à l’intégration psychosociologique des étudiants émanant de ces cinq filières jusque là sans guère de points communs ou de passerelles concrètes.

L’Ecole de Commerce a, elle aussi, éprouvé le besoin d’offrir aux futurs ingénieurs commerciaux des séminaires axés sur la conduite des réunions, sur l’entretien d’évaluation, sur les problèmes de communication de relations humaines, d’autorité, de pouvoir et de puissance au sein des groupes. En quelque sorte des expériences de formation psychosociologique à la gestion, en un temps où de tous côtés l’accent est mis sur la nécessité de développer la formation humaine des cadres. Les bons dirigeants de demain (responsables d’entreprises, de syndicats, d’administrations, d’associations sociales et culturelles) seront ceux qui, en plus de leurs qualifications techniques, posséderont  des qualités politiques (capacités de négocier), culturelles (sensibilité aux différentes cultures internes et externes) et philosophiques (faculté d’introspection et de méditation). Par delà le savoir théorique et le savoir pratique se profile l’exigence vitale d’un savoir existentiel, et donc psychosociologique. C’est ce dernier que tend à développer un séminaire intersections et interfacultaire, sur le contenu duquel il n’est sans doute pas inutile de nous attarder quelques instants, car il symbolise assez bien l’essence même du projet d’enseignement de la psychosociologie à l’ULB, et son efflorescente apogée.

Efflorescence

Efflorescence : « floraison épanouie » (Robert).

Pendant une quinzaine d’années, en effet, les graines de psychosociologie plantées par une petite équipe d’animateurs convaincus ont, à travers les errances et crises de croissance évoquées ci-dessus, enfin produit des fleurs et des fruits conformes aux aspirations de leurs promoteurs, tant sur le plan scientifique que sur le plan didactique.

Sur le plan scientifique a été conçue, élaborée et développée une théorie de la reliance en réponse aux phénomènes de déliances spécifiques à notre société hypermoderne. Cette théorie – qui a servi de fil directeur pour la mise en chantier des principaux séminaires de psychosociologie à l’ULB – est devenu efflorescente non seulement en Belgique mais également sur le plan international : Edgar Morin et Michel Maffesoli s’y réfèrent régulièrement, plusieurs psychosociologues, renommés ou discrets, n’hésitent pas y avoir recours5.

Sur le plan didactique, la mise en œuvre de ces principes théoriques est parfaitement illustrée par le cas concret qui va être évoqué : comme la plupart des séminaires psychosociologiques à l’ULB, il vise à relier, dans l’apprentissage, des éléments de sociologie et de psychologie, savoir théorique et savoir pratique, expérience personnelle et lecture intellectuelles, bref à induire les connaissances souhaitées à partir de l’expérimentation in vivo des structures psychologiques et sociales en jeu dans la situation de formation proposée.

Il s’agit d’un séminaire initialement destiné aux futurs ingénieurs commerciaux, ouvert par la suite aux candidats sociologues et travailleurs sociaux. Grâce à un type d’animation non-directive, la rencontre d’étudiants (dé)formés au sein de sections aussi éloignées dans leur esprit et leur motivation s’est révélée particulièrement stimulante : s’est produit dans ce cadre un réel travail de reliance interculturelle, encore renforcé par la participation, en tant qu’observateurs, d’étudiants de la Faculté des Sciences Psychologiques et Pédagogiques en stage de formation psychosociologique.

C’est en 1971 que, au sein de l’Ecole de Commerce Solvay, a été institué, puis progressivement développé et perfectionné au fil des ans, ce « séminaire de sensibilisation aux relations humaines » (titre officiel), en fait un « Séminaire de sensibilisation aux reliances » : à la reliance à soi (reliance psychologique) condition pour la reliances aux autres (reliance sociale) et pour la reliance au monde (reliance culturelle). Au moment de son plus grand rayonnement (entre 1990 et 1995), près de deux centaines d’étudiants (ingénieurs commerciaux, licenciés en sciences sociales ou en travail social, étudiants étrangers inscrits au programme Erasmus) participaient chaque année aux deux sessions organisées à leur intention dans un lieu devenu mythique aux yeux des étudiants : le château de Wegimont, imposante bâtisse à la longue histoire, nichée sur les hauteurs de la ville de Liège6. Huit petits groupes fonctionnaient parallèlement lors de chacune de ces sessions, gérés par une équipe de huit animateurs qualifiés, de co-animateurs en stage de formation et d’étudiants psychologues-observateurs. Trois séances plénières permettaient la confrontation des expériences vécues au sein des petits groupes et la gestion collective de l’ensemble du séminaire.

Quatre objectifs formels de formation étaient assignés à celui-ci et communiqués par écrit aux candidats participants (la participation se réalisait sur la base du volontariat : plus de 80% des étudiants choisissaient d’y prendre part) : l’expérience et l’analyse des phénomènes de pouvoir, de puissance et d’autorité au sein des groupes (dimension essentielle d’un savoir théorique et pratique pour de futurs cadres d’entreprises économiques ou d’associations sociales) ; la découverte de la problématique de la communication interpersonnelle ; la sensibilisation à la dynamique des relations de groupe ; le réexamen des attitudes personnelles dans le cadre des institutions et collectivités.

Les petits groupes étaient animés selon les principes de la non-directivité : le travail du groupe était orienté vers l’analyse de son fonctionnement interne. Les séances plénières ont fait, elles, l’objet d’un mode original d’animation, semi-directive et semi-collective : l’objectif était de faire de ces séances un exercice d’expression et d’écoute en grand groupe… avec une réussite de plus en plus affirmée au fil des ans7.

Au fur et à mesure du travail en petits groupes et en plénière se révélaient par delà les objectifs manifestes évoqués il y a un instant, des objectifs latents propres à l’équipe d’animation : la méta-communication (communiquer sur la façon dont nous communiquons), le respect et l’intégration des différences, la tolérance, l’écoute, le langage de l’émotion, la sensibilisation aux paradoxes, l’apprentissage de la démocratie, la rencontre d’une autre culture (celle de l’existence par opposition à celle de la performance), etc. En d’autres termes, pour reprendre des expressions contestables mais commodes, au-delà de la transmission d’un savoir (théorique), d’un savoir-faire (pratique) et d’un savoir-être (existentiel), favoriser l’acquisition et le développement d’un savoir-devenir, d’un vouloir-devenir et d’un vouloir-faire-devenir. En termes plus généraux et par référence au modèle théorique évoqué plus haut, le projet didactique à la base de ce séminaire consistait à développer les capacités de reliance des participants, c’est-à-dire pour l’essentiel leurs capacités relationnelles (de reliance aux autres, de communication avec eux), institutionnelles (de reliance au monde, de gestion des systèmes socio-économiques dans lesquels ils exerceront leur activité professionnelle) et existentielles (de reliance à soi, de connaissance de soi).

Quelle évaluation peut-on faire des apports de ce séminaire, au terme d’un quart de siècle d’existence ? Un tel bilan, de toute évidence, ne peut être que provisoire. Toutefois sont disponibles certaines informations provenant de diverses sources. Il y a d’abord un fait étonnant : ce sont les représentants étudiants au Conseil Facultaire qui ont réussi à obtenir les postes d’assistants qui étaient jusque là refusés au titulaire du séminaire ! Par ailleurs, qu’il s’agisse des rapports de fin de séminaire ou des évaluations pédagogiques anonymes (à Bruxelles les enseignants font l’objet d’une évaluation systématique par les enseignés), de nombreuses appréciations convergentes ont pu être recueillies auprès des principaux intéressés, les étudiants : chaque année entre 80 et 95 pour-cent d’entre eux se sont déclarés satisfaits, très satisfaits, voire enthousiasmés par une telle expérience. Parmi les centaines d’opinions rassemblées (près de 2000 en fait), cinq peuvent être citées, car elles paraissent très représentatives de celles de la majorité de leurs camarades : 

« j’ai appris à écouter mieux »

« j’ai découvert ce qu’on appelle la « tolérance » »

« mon souhait est de voir le séminaire maintenu dans les programmes de notre Faculté et introduit dans les programmes de toutes les facultés » (avis pédagogique anonyme)

« le meilleur « cours » de toutes mes études » (avis pédagogique anonyme)

« je crois que je suis privilégié par rapport aux gens des HEC de Montréal qui n’ont pas la possibilité de mettre en pratique leurs connaissances… » (étudiant canadien).

Par delà l’intérêt de maints étudiants étrangers pour une expérience nouvelle à leurs yeux, ces quelques commentaires justifient le bien-fondé de l’hypothèse de départ inspirant l’équipe enseignante : les relations humaines se découvrent, s’apprennent, se travaillent par la pratique bien mieux que par des enseignements théoriques. Soudain des étudiants n’ayant que dédain pour la psychologie telle qu’elle leur est enseignée en général, se sentent directement concernés par la dimension psychologique et psychosociologique des phénomènes qu’ils vivent avec intensité, qu’ils apprennent à analyser, sur lesquels ils expriment le plaisir de la méta-communication. L’impression du séminaire est durable, s’il faut en croire le témoignage de ceux qui, tout au long d’un quart de siècle, y ont participé et disent en avoir conservé un souvenir marquant.

Par delà le projet de transmettre un savoir théorique et un savoir pratique à partir d’un savoir existentiel, l’équipe de formateurs était mue par un projet ciselé au fil des ans : aider et accompagner la maturation, le développement des personnes, des entreprises et des associations ; introduire dans la culture des organisations plus ou moins bureaucratisées des valeurs plus nuancées, plus souples, plus dialectiques, le principe de la qualité de la vie à côté ou au-delà du principe de rendement ; rendre les cadres plus humains et plus créatifs, les organisations plus humaines et plus créatives : initier à la gestion des relations humaines pour que la gestion des systèmes devienne plus humaine ; dépasser les utopies de l’homme idéal, de l’organisation idéale, de la société idéale, pour aider les individus, les groupes et les organisations à vivre leurs contradictions et leurs paradoxes. En d’autres termes, dans la perspective d’une reliance accrue entre savoirs théoriques, savoirs pratiques et savoirs existentiels, « allumer le feu » du désir de nouvelles et fortes reliances, par delà ces incontournables contradictions et paradoxes. Car, comme l’a exprimé Michel de Montaigne : « l’enseignement ne consiste pas à remplir un vase, mais à allumer un feu »…

Décadence

« Rose, elle n’a vécu que ce que vivent les roses, l’espace d’un matin »… de Montaigne à Ronsard le chemin n’est pas long. Ou, si l’on préfère Chateaubriand : « Grandeur et décadence » de la psychosociologie à l’ULB. Ou encore, pour les férus d’Antiquité : « la Roche Tarspéienne est près du Capitole ». Bref la sagesse humaine accumulée au fil des siècles nous enseigne que les triomphes sociaux – comme les floraisons – sont éphémères (« sic transit gloria mundi »), que les feuilles mortes de l’automne succèdent aux splendeurs ensoleillées de l’été et annoncent – espérons qu’il n’en sera rien pour l’avenir de l’enseignement de la psychosociologie à l’ULB – les tristes rigueurs de l’hiver.

La psychosociologie a connu à l’ULB un été efflorescent, symbolisé par la réussite du séminaire de sensibilisation aux reliances, à la fois interfactultaire et international. L’automne, malheureusement, n’a pas tardé à frapper à la porte. Le signal de son arrivée a été donné par la mise à la retraite, en 1995, du chef du service de psychologie sociale et de sociopsychologie, atteint par la limite d’âge. Les forces tapies dans l’ombre – celles qui n’avaient pu admettre, au fond d’elles-mêmes, l’émergence et l’essor d’une discipline déviante, innovatrice, en soi contestataire des féodalités disciplinaires ayant pignon sur rue – n’attendaient que cet événement inéluctable pour reconquérir le terrain perdu. Elles ne s’en sont pas privé.

A la Faculté des Sciences ( !!!) Psychologiques et Pédagogiques, les termes « psychosociologie » , « psychosociologique » et « sociopsychologique » ont été bannis du programme, le cours de base de l’orientation, « Approche psychosociologique de la société contemporaine », carrément « vaporisé » (comme aurait dit Orwell), la « psychosociologie des organisations » remplacée par un cours de « psychologie des organisations ». Si les « groupes de sensibilisation » ont été (provisoirement ?) maintenus, les « séminaires de sociopsychologie » ont été transformés en « séminaires de psychologie sociale » et le « groupe d’évolution émotionnelle » carrément supprimé, même de la liste des enseignements optionnels pour obtenir les certificats « psychologie sociale » et « psychologie clinique » (pourtant l’idée initiale, en inscrivant de tels séminaires et groupes dans le curriculum universitaire, avait été de garantir la qualité déontologique de telles activités, trop souvent phagocytée par des charlatans peu scrupuleux, hors des murs de l’Alma Mater…). Le service a vu, lui aussi, sa dénomination amputée : il se réduit maintenant à un simple « service de psychologie sociale ». En privilégiant la notion classique de « psychologie sociale », les collègues psychologues ont tenu à réaffirmer leur pouvoir sur ce champ du savoir, à privilégier les modes de recherche conformes à leurs traditions académiques, à renoncer aux ouvertures vers la sociologie, en particulier vers une sociologie clinique en voie d’émergence (et envahie, sur le plan international, par quantité d’éminents psychosociologues en mal de reconnaissance institutionnelle…). La psychologie sociale expérimentale, ici comme ailleurs, s’est approprié l’essentiel des moyens financiers disponibles, au détriment de la psychologie sociale clinique et de la psychosociologie…

A la Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Economiques, l’automne de la psychosociologie n’a guère été plus flamboyant. Le cours « Approche psychosociologique de la société contemporaine » a également été éjecté des programmes, alors qu’il pouvait constituer une bien nécessaire ouverture des sociologues vers la psychosociologie. Le séminaire « sensibilisation aux relations humaines » lui-même a mystérieusement disparu des programmes de la section des Sciences Sociales et de la licence en Travail social : ainsi a été perdue cette féconde reliance entre les mondes du social et de l’économique, entre acteurs sociaux et ingénieurs commerciaux. Ces derniers bénéficient toujours de cet enseignement… dont malheureusement l’encadrement scientifique s’est rétréci comme une peau de chagrin. Par ailleurs, l’orientation « sociologie appliquée » laquelle faisait largement appel à des enseignements de type psychosociologique, a été remplacée par une orientation « gestion des ressources humaines », signe du triomphe du pragmatisme et de l’économisme à l’heure de la mondialisation… et à l’encontre des valeurs existentielles chères à la psychosociologie.

Renaissance ?

Cette regrettable évolution n’est pas propre à l’Université Libre de Bruxelles. Lors d’un colloque à Spetsai (Grèce) en 1994, les psychosociologues présents ont souligné que leur discipline, essentiellement francophone, n’est en France reconnue ni par le CNRS, ni par les universités. Mais plusieurs de ces spécialistes parmi les plus éminents demeurent optimistes et sont convaincus que « l’aventure psychosociologique continue, que son avenir est devant elle8 »: si la psychosociologie éprouve quelques difficultés à s’institutionnaliser, c’est qu’elle est avant tout marquée par un esprit d’ouverture, qu’elle a pour vocation de traverser, interroger et fertiliser les différentes disciplines. Mais le besoin social existe, garant de sa fécondité. A ceux qui prennent leurs désirs ou leurs déceptions pour la réalité et clament « la psychosociologie est morte », la seule réponse pertinente est : « vive la psychosociologie ! ».

Malgré ces difficultés – que l’on peut espérer passagères - il importe de ne pas sombrer dans un pessimisme de mauvais aloi. A l’ULB viennent d’être créées deux chaires de psychologie sociale, et une chaire « d’intervention sociologique et anthropologique ». Or nul n’ignore que l’intervention en milieu social concret exige de réelles capacités psychosociologiques… Le besoin créera l’organe en l’occurrence l’enseignement (l’apprentissage !) des psychosociologiques capacités de reliance. Pourquoi pas, d’ici quelque temps, une « renaissance » de la psychosociologie à l’ULB… et ailleurs ?

La fameuse devise du belge Guillaume le Taciturne (ah, la force des silences et des silencieux découverte dans la pratique des groupes !) ne pourrait-elle heureusement inspirer les psychosociologues d’aujourd’hui et de demain : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour préserver » ?

Automne 2000.

Post-scriptum (Eté 2005). Depuis que ces lignes ont été écrites, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts (reliants) de la psychosociologie, charriant le meilleur et le pire, espoirs et déceptions. Espoirs : en France, le CIRFIP (Centre International de Recherches et d’Interventions Psychosociologiques) – enfant rebelle de l’ARIP de plus en plus dominée par des tendances et orientations  psychanalysantes – maintient vivante à Paris la flamme d’une psychosociologie multidimensionnelle et publie la Revue Internationale de Psychosociologie ; il en  est de même en Belgique grâce notamment à l’action de Pierre De Visscher, créateur et animateur du service de psychologie sociale ainsi que du Centre de Dynamique des Groupes et d’Analyse Institutionnelle à l’Université de Liège, initiateur de la mise en chantier d’un « Diplôme Européen de Psychologie sociale Appliquée » dans le prolongement des programmes Erasmus9, directeur de la revue Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale.  Déceptions : transmise à tous les responsables académiques de la Faculté des Sciences Psychologiques et Pédagogiques de l’ULB, la version initiale de cet article a été accueillie par un silence assourdissant : nulle réaction, laudative ou critique, de la part de ces « chers collègues » (« et néanmoins amis » - du moins le croyais-je – selon la formule consacrée). Comme me le confiait, de façon à la fois désolée et provocatrice, Alexandre Dorna à partir de l’expérience française : les psychologues n’ont pas – hélas –  le culte du débat, par manque de culture générale ou par excès de « méthodologie » positiviste. Ceci se confirme  tristement à travers l’expérience de ma belge et rationaliste université, pourtant, en ses principes (le libre-examen) et ses pratiques générales, fondée sur la permanence de la discussion scientifique...

Version revue,  légèrement remaniée et complétée d’un article initialement publié en Belgique : Marcel Bolle De Bal, « Heurs et malheurs de la psychosociologie à l’Université Libre de Bruxelles »,  Les Cahiers Internationaux de Psychosociologie Sociale, n°51-52, septembre-décempbre 2001, pp. 153-164.

1  Marcel BOLLE DE BAL, « Psychosociologie de l’Assemblée Libre », Revue de l’Institut de Sociologie, 1969, n° 4, pp. 663-669.

2  Pierre de VISSCHER, Us, avatars et métamorphoses de la dynamique des groupes, Grenoble, PUG, 1991, p. 36.

3  Jacques ARDOINO, Propos actuels sur l’éducation, Paris, Gauthier-Villars, (6ème éd.), 1978, p. 315

4  Vincent de GAULEJAC, « La sociologie et le vécu », in Vincent de GAULEJAC et Shirley ROY (sous la direction de), Sociologies cliniques, Marseille-Paris, Hommes et Perspectives, Epi, 1993, p. 321.

5  Cf. Marcel BOLLE DE BAL (Ed.), Voyage au cœur des sciences humaines. De la reliance, Paris, L’Harmattan, 1996 (2 tomes), Préface de Jean Maisonneuve, avec notamment des contributions d’Eugène Enriquez, Max Pages, Vincent Hanssens, Vincent de Gaulejac, Véronique Guienne, Simon Mukuna, Geneviève Dahan-Seltzer, René Barbier, etc.

6  Cf. Marcel BOLLE DE BAL, Wegimont ou le château des relations humaines. Une expérience de formation psychosociologique à la gestion, Bruxelles, Presses Interuniversitaires Européennes (PIE), 1998.

7  Id., pp. 249-271.

8  Nicole AUBERT, Vincent de GAULEJAC, Klimis NAVRIDIS, L’aventure psychosociologique, Paris, 1997. Voir notamment, dans ce livre, l’article d’André LEVY, « La psychosociologie en devenir », pp. 43-58.

9  Cf. Pierre De Visscher, « Un souci et un effort de pluralisme psychosocial : du service de psychologie sociale liégeois au C.D.G.A.I. et des C.I.P.S. au D.E.P.S.A. »,  Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, n° 51-52, septembre-décembre 2001, pp. 165-179.

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Ricardo R. Yocelevzky

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