N°9 / La citoyenneté Juin 2006

L’université, la science et la crise de la culture

Nicolas Oblin

Résumé

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Introduction

Il s’agit là d’une contribution à la thématique de ce que nous avons appelé, avec Patrick Vassort, « la crise de l’Université française » (Nicolas Oblin et Patrick Vassort, 2005). Je dis « française » parce que, pour ma part, c’est le contexte que je connais le mieux. Cependant, nous verrons que cette crise, dont il s’agira dans un premier temps d’en préciser le sens, ne saurait être une particularité française si, comme je le suppose, elle relève, plus fondamentalement, d’une crise de la culture, laquelle affecte l’Occident, certes, mais par extension, qui englobe l’humanité. Walter Benjamin disait, non pas à propos de la crise de la culture mais au sujet de l’Université, en mai 1914, que « la signification historique du monde estudiantin et de l’Université, la forme de son existence dans le présent, ne vaut d’être décrite que comme une parabole, comme reflet d’un état supérieur, métaphysique » (Walter Benjamin, 2000a).

Je suis particulièrement sensible à l’occasion qui m’est donnée, dans cette revue, de participer de cette critique plus souvent effectuée par des chercheurs chevronnés. En effet, on relève souvent une autocensure de chercheurs plus jeunes ne souhaitant pas s’exposer aux foudres d’une institution qu’ils n’ont pas encore pénétrée ou sacralisant une institution qui devrait échapper, en conséquence, à la critique et à l’analyse interne. Souvent, la peur et l’angoisse agissent comme autant de freins dans une institution où la liberté d’expression et de pensée devrait subir ces blocages psychologiques. Non qu’il n’y ait aucune raison d’avoir peur ou d’être angoissé – les procédures de mise à l’écart, d’ostracisation, d’exclusion, de bannissement existent aussi à l’Université – mais parce que le travail intellectuel implique aussi d’analyser ses peurs et ses angoisses (Georges Devereux, 1980), de les dépasser pour résister aux forces réellement existantes qui visent à anéantir, justement, cette liberté. La peur paralyse l’esprit quand en sont refoulées ses raisons d’être... Cette paralysie de l’esprit rend l’homme aigri et résigné quand son humanité devrait le faire se révolter (Wilhelm Reich, 2002). Au regard de notre condition humaine, quand bien même nous risquerions l’exclusion préventive de l’institution universitaire, cela ne sera-t-il jamais qu’une broutille (sacrifier son avenir professionnel par exemple) ? Mais quel sens alors de s’effondrer pour une broutille lorsque l’on se veut un fervent défenseur de la liberté et de la justice ? C’est la question que je voudrais poser, en préalable, à tous les révolutionnaires au grand cœur, aux visionnaires, aux théoriciens, aux intellectuels dont les idées s’effondrent comme des châteaux de cartes et ne sont que des coquilles vides chaque fois qu’ils sont incapables de s’élever contre les ignominies quotidiennes. Bien sûr, cela ne signifie pas que la lutte « contre les dictatures dans le monde » soit une mauvaise lutte. Simplement, et d’un point de vue plus théorique, certainement est-il est plus « facile » car moins impliquant de défendre de « grandes causes lointaines » – dans le temps ou/et dans l’espace d’ailleurs – que de se révolter et faire front à l’injustice quotidienne dans son activité professionnelle. Mais alors, c’est l’articulation du Tout et de la partie qui subit une entorse irréversible car les luttes quotidiennes s’inscrivent évidemment dans les luttes globales, et réciproquement, tout comme la théorie et la pratique s’articulent dans un va-et-vient perpétuel, dans un ajustement sans fin (Jean-Marie Brohm, 2003). Certes, ces luttes quotidiennes sont souvent beaucoup moins visibles et sont pourvoyeuses de moindres profits symboliques, cependant, quelle peut bien être la réalité d’une lutte globale qui ne s’inscrit pas dans la réalité concrète de la vie, dans le concret de l’existence – sinon une supercherie.

Je disais que j’étais sensible à l’occasion qui m’était donnée d’écrire ici. N’appartient-il pas aux étudiants et à l’enseignant de faire en sorte d’aller au-delà de l’institution du cours magistral synonyme, trop souvent, pour paraphraser une fois encore Benjamin, « d’un immense jeu de cache-cache où enseignants et étudiants se côtoient sans se voir » (Walter Benjamin, 2000a) ? Walter Benjamin, qui était lui-même étudiant à l’époque, déplorait que les étudiants soient ainsi, dans cette institution, toujours en retrait du corps professoral. Lui qui, par ailleurs, considérait qu’une véritable communauté universitaire ne pouvait être qu’à condition que les étudiants soient eux-mêmes, également, producteurs et créateurs, à la fois maîtres et élèves. « Maître, écrit-il, car productivité signifie totale indépendance, référence à la science, non plus à l’enseignant » (Walter Benjamin, 2000a). Il ne s’agit pas pour moi d’en appeler, par une sorte de nostalgie, à un Âge d’or de l’Université qui serait aujourd’hui révolu. Je suis simplement de ceux qui continuent de croire que l’Université a certaines missions fondamentales, notamment éducatives, tout comme il devrait appartenir à l’école de remplir ces mêmes missions.

Si l’on devait réfléchir, débattre et, pourquoi pas, se battre pour définir et imposer à ces institutions auxquelles nous participons, ces missions, je pense qu’il serait essentiel, avant tout, de laisser de côté les « bavardages » qui détournent de l’essentiel, l’énergie « fondamentale » des uns et des autres : par exemple, les débats qui portent sur le fameux « socle de commun » de compétences et de connaissances, lequel voile et empêche l’advenue d’une réflexion pouvant mener à l’essentiel (Jacques Ardoino, 2004), tout comme les discours et les débats sur la nécessité de réformer ou non le système éducatif qui reviennent, de façon quasi ritualisée, chaque année ou à l’occasion d’événements divers : le contingent, l’immédiateté, le relatif, l’objectivisme, le spectaculaire l’emportent toujours sur ce qui devrait pourtant s’imposer dans tout débat sur l’éducation, à savoir, la culture. Car la culture est le Fondement (au sens où le fondement est condition de possibilité et se distingue de l’origine et de la cause) de la société, dans le sens où elle constitue l’ensemble des savoirs partagés par tous, ce par quoi l’homme prend conscience de chacun des gestes qu’il pose et de ses implications vis-à-vis de l’autre homme et de l’humanité dont il a, parce que doué de cette conscience qui lui est donnée à sa naissance et qu’il appartient à la communauté d’enrichir, la responsabilité. La culture, c’est ce qui permet à l’homme de répondre de son humanité, en chaque instant, donc d’assumer chacun de ses actes vis-à-vis de l’humanité. Car il ne s’agit pas d’une culture de « distinction » (Pierre Bourdieu, 1979) ou d’une conscience théorique, il s’agit de l’exercice, concrètement, de l’existence, qu’en chaque geste porté l’homme assume la responsabilité de l’autre homme. Et, dans la société, c’est la ritualisation et la symbolisation (dont la langue est un moment essentiel) qui rendent compte et qui permettent cette conscience de l’acte quand la désymbolisation et marchandisation de tout geste écrasent la signification réelle du geste, c’est-à-dire dé-conscientisent, et empêchent l’exercice de cette responsabilité par laquelle il nous est donné de répondre de notre condition d’homme. D’emblée, il semble préférable de parier sur la culture comme fondement de l’homme vivant et du « vivre ensemble » plutôt que de « tirer à vue » sur l’idée d’une « culture dominante » identifiable dans les processus de « distinction » (par l’analyse de la distribution des pratiques qui ne s’intéresse pas à leur ontologie) et de « reproduction », préférable également de s’élever contre la « privation » ou « privatisation » de la culture par certaines classes « dominantes » plutôt que d’essentialiser une culture « dominante ». D’ailleurs, que faire des surréalistes, dadaïstes, expressionnistes ? Appartiennent-ils à la « culture dominante » ? Peut-on imaginer un instant que la peinture de Van Gogh soit une peinture de la domination ?! On voit bien que la culture – et l’art en particulier – n’est pas un « objet » de recherche que l’on peut réduire au déterminisme sociologique sauf à anéantir, d’emblée, la possibilité de se saisir de l’essence même de « l’objet ».

Ainsi, il semble urgent, dans tout débat sur l’éducation, de ne pas succomber à l’urgence (Frank Poupeau, 2003) et, plutôt, comme nous y invite Jacques Ardoino (Jacques Ardoino, 1999), d’introduire la multiréférentialité dans les analyses, notamment la perspective de l’institution (projet de société, finalité) et non, de se contenter de celle de l’organisation, du groupe ou de l’individu qui ont tendance à scotomiser la dimension politique de tout projet éducatif. « Car l’éducation, comme l’écrit Bernard Charlot [La Mystification pédagogique, 1977], n’a pas seulement des conséquences politiques, elle est socialement et politiquement déterminée. Ce ne sont pas simplement les résultats de l’éducation qui sont politiques, c’est aussi le processus éducatif lui-même1 » (cité in Jacques Ardoino, 1999).

Précision sur la notion de crise de l’Université

Il convient de bien s’entendre sur la notion de crise et sur le sens auquel elle renvoie. État Providence en crise, crise des institutions en général, comme l’école est en crise, l’hôpital, pourquoi pas la prison, le sport, etc. L’économie également est en crise, d’où, dit-on, découlerait la crise de l’emploi... Bref, « c’est la crise » ! Et à la crise, il faut apporter un remède, remédier, comme pour guérir une maladie par exemple (d’ailleurs, dans le Littré, le premier sens référencé de la crise est médical). Lorsque l’on guérit d’une maladie, on ne revient jamais comme avant de tomber malade, on ne revient pas à un état antérieur, la maladie fait partie de la vie, le temps ne s’arrête pas, la vie ne s’arrête pas. Disons que l’on retrouve un état normal, sous-entendu stable (bien que l’on ne cesse cependant pas, de mourir, c’est un état de paix que l’on recouvre). Bien qu’il n’y ait pas à faire d’amalgame outre mesure entre l’organisation de notre corps et celle des institutions précédemment décrites, lorsque ces institutions sont en crise, et que l’on remédie à ces crises, c’est généralement en les transformant pour les faire parvenir à nouvel état. Cette transformation, c’est ce que l’on appelle couramment la modernisation des institutions. Et de fait, à la crise de l’Université, il est dit et écrit qu’il faut moderniser l’Université. Et à la crise de l’école, qu’il faut moderniser l’école. À la crise de l’État, qu’il faut moderniser l’État, à la crise de la Gauche qu’il faut moderniser la Gauche (et que la Gauche française doit trouver son « modernisateur » comme la Gauche anglaise l’a trouvé en la personne de Tony Blair). Que signifie encore la « modernisation » ? S’agit-il d’une actualisation, d’une adaptation ? Mais adapter implique de faire correspondre et ajuster. Pour l’Université, la modernisation signifie adapter la transmission et le développement des savoirs aux besoins et aux règles en vigueur dans la société. C’est ainsi que les commentateurs de la crise de l’Université voient dans l’université une vieille dame dépassée, en dehors de son temps, concentrée sur des problèmes qui n’intéressent personne. Surtout, ils voient une institution d’éducation et de formation qui ne serait pas suffisamment en prise avec la réalité du monde contemporain et, bien entendu, avec l’univers du travail (Cf. Nicolas Oblin et Patrick Vassort, 2005).

C’est pourquoi on en appelle au changement, perpétuellement. Simplement, le changement ne signifie pas nécessairement altération du sens ou altération de la fin (au sens, non de la clôture, du temps fini, mais de la finalité, de la temporalité qui renvoie directement à l’idée d’altération et d’altérité, qui renvoie, également, au projet dans le sens ou celui-ci signifie le dépassement de l’opposition objet/sujet) dès lors qu’il n’est pas inscrit dans une perspective plus politique, perspective d’un projet politique et projet de société qui ne peut livrer son sens véritable sans prendre le risque de rendre compte de la conception de l’homme qui le sous-tend. Et de fait, ces incantations au changement ont lieu, la plupart du temps, sans l’inévitable dépassement du conflit qui peut mener à l’élaboration de ce projet, en arguant d’arguments et de « discours multi-positionnels » (Franck Poupeau, 2003) sur les institutions éducatives, nébuleuse de discours où l’on dit tout et son contraire. Un jour on nous parle de la fuite des cerveaux à l’étranger, le lendemain de l’arriération des unités de formation et de recherche, un jour le système éducatif français est ce qui se fait de mieux au monde et le lendemain il est nécessaire de le « restructurer de fond en comble » et, chaque fois il faut réformer l’institution sans jamais se saisir des contradictions dans l’énoncé de ces propos. Mais, surtout, dans ces discours, la problématique de l’éducation ne s’émancipe quasiment jamais d’une perspective organisationnelle, ce qui ne permet guère d’appréhender l’institution éducative dans sa totalité (et nous touchons là, d’emblée, à un problème épistémologique quant aux conditions de production de la connaissance relative à l’objet-sujet éducation). Les contradictions sociétales sont niées lorsque les uns et les autres, hommes politiques, journalistes ou experts tiennent des propos sans cesse contradictoires qui rendent « inaudible toute critique en la désamorçant par avance » (Franck Poupeau, 2003). Elles sont enterrées a priori, à commencer par celles qui concernent le travail et le capital par exemple. C’est un merveilleux exemple je crois, du moins terrible, et j’y reviendrai dans la dernière partie de mon exposé. En tout cas, c’est un très bon exemple car la question du travail et de l’emploi est politiquement scotomisée par la « classe » politique qui, à droite comme à gauche, pour en nier la dimension fondamentale (formes élémentaires de la production, de l’échange et du partage des richesses à l’échelle de l’humanité), n’en termine jamais de la réduire à une question d’organisation (faut-il baisser les charges sociales, relancer la consommation des ménages en jouant sur les taux d’intérêts, etc.), jusqu’à en faire un problème individuel qui ne manque pas de se faire, à l’occasion, un « quasi-racisme » (Jacques Ardoino, 1999) anti-chômeur : le problème du chômeur devient le problème d’un tricheur, d’un profiteur, d’un faignant, d’un voleur, d’un enfant irresponsable, etc. Ceux et celles qui ont un jour ou l’autre eu affaire avec les services de l’ANPE savent ce que signifie cela : n’allez pas parler de « politique » ou de « société » en entretien individualisé – auquel vous êtes convoqué de manière autoritaire, parfois moins d’une semaine à l’avance –, soit cela se retourne contre vous – et vous devenez plus que jamais responsable de votre situation, c’est à cause de vos idées –, soit cela est d’une violence symbolique difficilement soutenable pour votre interlocuteur – et la « pression » psychologique des travailleurs sociaux, en général, en particulier des agents ANPE, mériterait d’être prise en compte de façon multiréférentielle.

Dès lors, ce n’est pas la crise de l’Université qui doit être identifiée. Au contraire, ce sont les réformes et l’orientation des réformes successives de l’Université qui en seraient plutôt la crise. L’« ouverture » de l’Université à son époque ou à son temps, ouverture appelée de leurs vœux par tous les réformistes, c’est son inscription dans le cadre étroit de l’immédiateté, de l’urgence, et sa fermeture à de nombreuses formes d’altération. Ainsi, plutôt que de crise et pour éviter l’amalgame, je pense qu’il est préférable de parler d’une destruction de l’université.

L’université et la crise de la culture

En introduction a été abordée l’idée de ce paradoxe entre un formidable développement du savoir et la destruction de la culture. Il serait très intéressant de considérer la succession de ces cycles « chaotiques » dans l’histoire des sociétés humaines. Sachant qu’il faut se méfier de la « mécanique », le présent n’étant bien évidemment jamais une simple réitération du passé, le chaos n’est pas un simple retour au point de départ, du moins retour d’un chaos antérieur.

La première hypothèse que l’on peut émettre, c’est celle du rapport dialectique existant entre la multiplication de savoirs de plus en plus spécialisés et la Montée de l’insignifiance (Cornelius Castoriadis, 1996). Car la multiplication de savoirs de plus en plus spécialisés entraîne le fait que seuls ceux qui produisent ces savoirs sectorisés sont capables de s’y retrouver. Ce qui a, par exemple, pour conséquence, le formidable pouvoir attribué aujourd’hui aux expertsdans notre société (comme ces experts de l’école dont parle Franck Poupeau) dans de nombreux domaines qui finissent par échapper, de fait, à l’ensemble de la communauté humaine, du moins nationale si l’on souhaite en rester à ce niveau. Or, cette privatisation ou délégation de pouvoirs faite aux experts sur la base des savoirs qu’ils développent n’est pas sans remettre en cause l’idée d’une société se rassemblant autour de certaines idées, croyances, d’une même culture ou de même savoirs. Face à l’éclatement des savoirs, à l’intérieur d’une même communauté, c’est la communauté qui « éclate » pour se retrouver, pourquoi pas, dans les fantasmes de l’identité biologique. Et l’idée d’un savoir universel susceptible de rassembler les individus selon l’hypothèse de leur appartenance à la communauté humaine, donc de fonder leur être ensemble, disparaît. Il ne s’agit pas, bien entendu, de cette idée de savoir universel au sens où ont pu l’entendre les Lumières qui, dans une large mesure, et en raison d’un certain ethnocentrisme, ont déjà réduit la possibilité de cette notion à celle de l’universalité de la science. J’entends plutôt cette idée de savoir universel en termes de complémentarisation et de métissage des cultures particulières. Où métissage signifie enrichissement et renvoie à une forme d’inachèvement perpétuel du vivant et n’a rien à voir avec l’idée très en vogue du multiculturalisme, lequel relève plus, il me semble, de la spectacularisation/réification des cultures et du commerce de sous-cultures, que d’un enrichissement véritable de la culture. Pour preuve, certaines réalités sociales et politiques, comme la disparition de nombreuses espèces qui n’a rien du métissage, de la métamorphose, de l’épreuve de l’altérité, mais qui a tout, tout simplement, de la destruction industrielle, de l’écrasement de la vie et de la conscience. Il en va de même de la disparition de nombreuses langues parlées de par le monde puisque selon certains linguistes, d’ici à quelques années, le nombre de langues parlées dans le monde sera réduit de moitié, passant à peu près de 6000 actuellement à environs 3000. Enfin, chaque semaine, la presse quotidienne évoque cette destruction de la nature et de la culture par l’exploitation marchande. Et je voudrais encore souligner le paradoxe : alors que l’on parle de la mondialisation comme de l’avènement d’une société monde, les communautés (identités) nationales sont, pour la plupart, en crise. Ce qui, à l’heure actuelle, se concrétise en deux temps : d’une part l’atomisation de la société, laquelle crée, dialectiquement, ce qu’Hannah Arendt appelle la populace ou la masse, d’autre part et dans un second temps, les regains de nationalisme autour d’idéologies qui tentent de redéfinir les contours de classes ou de peuple qui n’existent pas ou qui n’existent plus (Patrick Tort, 1988). L’on voit donc bien que la mondialisation des échanges, de la production, ne signifie pas nécessairement, comme voudraient nous le faire croire les chantres du libéralisme, la possibilité de générer une véritable communauté humaine. Par ailleurs ce sont souvent les premiers, dans leur amour de la compétition et de la sélection, à encourager le retour aux « bonnes vieilles valeurs ». Et cela est ainsi car, le fondement culturel qui rendrait possible ce rassemblement, cette « unité morale de l’humanité » (Michel Henry, 2004), est aujourd’hui remplacé et, par la sous-philosophie néo-libérale, toute enrobée de social-darwinisme (Patrick Tort, 1988), qui ne voit que par la barbarie de la compétition économique et, par les sous-cultures du capitalisme qui détruisent le fondement même de toute culture – notamment la temporalité qui est temps vécu, temps de la signification, préhistoire du sujet (Jacques Ardoino, 1999), au profit du temps comme chronologie, temps de production et du temps de consommation, « temps de la cumulation, de la linéarisation universelle, de la disgestion-assimilation, de la stratification du dynamique, de la suppression effective, de l’immobilité dans le changement perpétuel, de la tradition du nouveau, de l’inversion de l’“encore plus” au “c’est encore le même”, de la destruction de la signification, de l’impuissance au cœur de la puissance d’une puissance qui se vide au fur et à mesure qu’elle s’étend » (Cornelius Castoriadis, 1999, cité par Jacques Ardoino, 1999).

Au sujet de l’écrasement de la temporalité en tant qu’elle est temps de l’altération et de la création, j’ajouterai que les sous-cultures du capitalisme s’inscrivent dans un espace-temps qui est celui de l’industrie et de la mode, c’est-à-dire, dans ce temps capitaliste décrit juste avant, dont l’accélération des cycles de production-consommation-destruction-production est la caractéristique principale. Cette accélération qui implique, comme l’a montré Paul Virilio, la disparition de la conscience du réel (Paul Virilio, 1994). Or, c’est là une différence essentielle entre culture et sous-culture, puisque la culture s’inscrit, d’abord, dans le temps vécu-vivant, temps de l’épreuve, de la sensibilité, dans cette temporalité qui fait de la vie l’actualisation perpétuelle et insaisissable du passé, du présent et de l’avenir quand les sous-cultures s’inscrivent, en tant que produits industriels et marchandises, dans la sensation, dans l’immédiateté sans passé ni futur. La culture ne résiste pas à l’effacement perpétuel et à la réification marchande, elle s’y épuise et s’y meurt.

Ainsi en est-il de la première hypothèse qui fait de la multiplication de savoirs éclatés la base de l’éclatement communautaire (de ce que l’on peut posséder en commun), en même temps que le lit d’un multiculturalisme de pacotille, de sous-cultures du capitalisme.

Au niveau de l’université, cet éclatement des savoirs est perceptible, bien entendu, au niveau de l’éclatement disciplinaire de la production et transmission des connaissances, mais au-delà, au niveau même de l’éclatement des disciplines, c’est-à-dire de la spécialisation et hyper-spécialisation à l’intérieur même des disciplines. Cela est vrai tant au niveau des sciences dites pures, dures (ou exactes) qu’au niveau des sciences de l’homme d’ailleurs. Cette parcellisation des sciences se justifie régulièrement, vulgairement, sur la base de l’identification et de la définition des objets de recherche et des méthodes. Or, les débats qui ont cours sur ces questions sont en partie, de « vrais faux débats ». Les frontières disciplinaires entre l’ethnologie et la sociologie ou encore entre sociologie et histoire ne résistent pas, fondamentalement, à la question de la définition de l’objet. Quelle que soit la discipline, l’objet est humain et le chercheur, qu’il soit historien, sociologue, psychologue, ethnologue, fait partie de cette humanité qu’il décrit, qu’il interprète et à laquelle il donne sens. Dans tous les cas, il lui revient, selon sa position, institutionnelle, historique, d’élaborer, par la médiation de la narrativité, de l’herméneutique et de la temporalité (Magali Uhl, 2004), un objet-sujet auquel il participe, dans tous les cas, cet objet-sujet est historique et dans tous les cas il constitue une forme d’altérité. Ainsi ces frontières sont en partie arbitraires. Certes des paradigmes s’opposent, des visions du monde s’opposent, mais ces oppositions-là ne sauraient en aucune manière recouvrir des territoires disciplinaires, d’ailleurs elles les traversent largement (Magali Uhl, 2004) et il est difficile de ne pas reconnaître qu’une sociologie historique et politique peut être bien plus proche de la psychanalyse, de la science politique ou de l’histoire qu’elle ne le serait d’une sociologie « positive ».

La seconde me semble plus intéressante et vient approfondir la première. Je tiens à préciser que je ne fais que reprendre ici les propositions de Michel Henry (Michel Henry, 2004). Elle vient approfondir la première, donc, car permet d’entrevoir, contre une vision mécanique souvent trop simpliste, deux choses : d’abord la raison de l’éclatement des savoirs alors que, jusqu’au XVIIème siècle, demeure cette idée et réalité de « savoir commun » et de savoirs partagés comme « fondement » du vivre ensemble. Jusqu’à cette époque, la physique n’est pas séparée de la métaphysique, ou plus concrètement, de la symbolisation2. Ensuite, cette hypothèse permet d’envisager l’avenir sans « jeter le bébé avec l’eau du bain », notamment en dépassant une perspective scientisme/anti-science ; mieux, elle est, en son genre, révolutionnaire (en articulant de manière très féconde négativité et créativité).

En effet, dire de la crise de la culture qu’elle est l’éclatement des savoirs, c’est, pour Michel Henry, identifier savoir (ou culture) et savoirs scientifiques d’une part, production industrielle des biens culturels d’autre part (Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, 1974). Or, cette identification est contestable et nous en faisons l’expérience assez communément. La culture dont l’art, l’éthique, la spiritualité, qui est l’expression et la réalisation des possibilités fondamentales de la vie, constitue bien un ensemble de savoirs. Or, il est intéressant de s’attacher au fait que ce qui est fondamental dans toute cette « culture », se « voit justement proscrit, pour paraphraser Ardoino, du champ scientifique ». Et qu’est-ce qui est fondamental, sinon le désir d’être ! Le désir qui constitue la faille dans le système logico-mathématique, et qui n’a cessé et ne cesse d’être le moteur de l’histoire, en positif ou en négatif d’ailleurs, selon qu’il est assumé, conscient, sublimé ou assiégé, écrasé, renié, refoulé.

En quoi ces savoirs (culture) sont-ils donc différents des savoirs scientifiques ? Ils sont différents en ce que les savoirs scientifiques ont été élaborés, avec Galilée (1564-1642) et Descartes (1596-1650) au début du XVIIème siècle, à partir de la volonté « de connaître l’univers » (Michel Henry, 2004). Cette révolution épistémologique – que l’on a appelé galiléo-cartésienne – étant constitutive de l’apparition d’une physique scientifique moderne fondée sur le nombre, la figure et le mouvement et non plus sur des qualités et des entités métaphysiques. « La science cartésienne, nous dit Ardoino, est science de l’étendue, la science positive est toute entière dévolue à la fascination par l’espace » (Jacques Ardoino, 1999). Pour Michel Henry, « cette connaissance de l’univers a pour condition essentielle le rejet de toutes autres formes de connaissance, en particulier celles issues des qualités sensibles. Il s’agit dès lors de remplacer la connaissance sensible par la connaissance vraie, la géométrie, qui est la connaissance des figures des corps étendus c’est-à-dire situés dans l’espace. » (Michel Henry, 2004) Et bien entendu, ces deux modes d’accès au savoir et à la connaissance sont radicalement opposés : l’un postule que la vérité relève du monde physique (visible), que l’on peut objectiver, saisir, mesurer, quantifier, l’autre, qu’elle relève du sensible, de l’affect, de la subjectivité, du corps (chair), de la vie. C’est là une question épistémologique centrale qui ne peut, évidemment, qu’intéresser le sociologue et l’ensemble des « professionnels de la science », disons l’ensemble de celles et ceux qui sont engagés dans la recherche et la production de la connaissance puisqu’en posant, d’emblée comme centrale dans ce processus la question de la constitution de l’objet-sujet dans son rapport à la subjectivité du chercheur. D’autant plus si l’on considère que chez Descartes, le « je » est fondamental car « la vérité, et la certitude qui l’accompagne comme conscience, n’est plus attachée à une autorité (un “il”, fût-il celui du pouvoir suprême) ni à un collectif (un “nous”, un “on”) mais à un “je”, un “moi” qui en est le nécessaire fondement. La révolution cartésienne tient à ce radical changement de perspective : la subjectivité humaine – qui n’est pas celle du moi singulier empirique mais celle de la nature humaine raisonnable universelle – devient le fondement de la pensée et de la connaissance. » (Christian Godin, 2004) Il est ainsi étonnant que l’on n’ait finalement retenu de Descartes que cette réduction du corporel au matériel et au mécanique, perspective qui évacue le « je » transcendantal, la subjectivité du processus de production de la vérité, perspective qui scotomise la modalité sensible, affective, subjective du corps dans l’appréhension de la connaissance3.

Aujourd’hui, d’une certaine manière, le monde entend être dirigé selon un ensemble de techniques qui reposent entièrement sur cette appréhension scientifique matérielle et mécanique de la nature qui met hors-jeu le monde réel de la vie, hors-jeu la sensibilité, le désir et hors-jeu toute éthique possible, c’est-à-dire, encore, hors-jeu la culture, laquelle, depuis les origines de l’humanité, a été déterminée par la vie (Michel Henry, 2004). D’où, d’ailleurs, une pénurie structurelle de techniques et l’innovation perpétuelle qu’elle implique, vers une toujours plus grande spécialisation, vers l’accélération d’une production scientifique obsolescente. Puisque la technique et la science doivent se substituer à l’ensemble des procédés et techniques « traditionnelles » (non dans le sens de figé, de réitération perpétuelle du même, mais dans le sens où traditionnel peut signifier actualisation perpétuelle du passé, et donc transmission d’un ensemble de significations de générations en générations), qui sont conviviaux, partagés par tous, hérités des ancêtres. À la différence près que ces savoirs sont la propriété de toutes petites minorités, de spécialistes eux-mêmes propriété d’entreprises ou d’États. Ivan Illich a remarquablement bien analysé cette question de la pénurie et du manque, dans la Convivialité par exemple (Ivan Illich, 1973), mais également dans Némésis médicale (Ivan Illich, 1975).

Alors, s’il y a un problème, c’est que cet appareillage extraordinaire – on ne peut en nier l’efficacité d’ailleurs, il ne s’agit pas non plus de critiquer la science – ce pouvoir énorme est basé sur l’abstraction même de la réalité profonde de la vie humaine, abstraction du vivant, du sensible, de la subjectivité, de l’esprit. Et c’est ainsi que Michel Henry caractérise la barbarie : « La mise à l’écart de la vie dans la modernité nous place ainsi devant ce paradoxe [...] : un développement hyperbolique du savoir et de la technique à préoccupation matérielle va de pair avec le reflux ou l’effondrement de la culture sous toutes ses formes » (Michel Henry, 2004).

Illustrons cela à l’aide des deux exemples que sont le nazisme et la corporéité moderne. Pour aller plus vite, faisons même d’une pierre deux coups : la corporéité nazie... Comment analyser la production de la corporéité dans le système concentrationnaire nazi ? Une hyper-rationalisation du corps, avec tous les moyens d’une science et d’une médecine parmi les meilleures du monde et, synchroniquement à cette volonté de créer la race supérieure, l’élimination non moins scientifique et technique d’une race de décrétés « sous-hommes ». Comment cela est-il possible ?

Dans l’idéologie nazie, la pureté est un thème prépondérant, central, laquelle pureté renvoie sans arrêt à l’idée de l’ordre, de la rationalisation, de la perfection et signifie, toujours, la haine viscérale du vivant au sens, justement, de la subjectivité, de la sensibilité, de l’affectivité, du désir, de tout ce qui renvoie, finalement, à l’idée d’une conscience subjective, et qui relève du « féminin », de la matrice, de la créativité – ce sont des valeurs qui ne sont réservées qu’aux femmes, et sont ainsi dévalorisées. Une citation de Mein Kampf est caractéristique d’ailleurs, et devrait faire réfléchir tous les promoteurs de l’éducation par le sport, ceux qui divulguent qu’un « esprit ne saurait habiter qu’un corps sain ». Ils oublient trop souvent que dans sain, il y a assainissement, épuration. Ainsi Adolf Hitler écrit-il que « l’État raciste doit partir de l’idée qu’un être scientifiquement peu cultivé, mais physiquement sain, ayant un caractère bon et solide, animé par la résolution et la volonté, a plus de valeur pour la communauté populaire qu’un homme faible et intelligent. Un peuple d’érudits... ne conquerra pas le ciel, ne pourra même pas assurer sa subsistance sur cette terre... Un esprit rayonnant ne rend en rien un corps corrompu plus esthétique... ce qui donne son caractère éternel à l’idéal de la beauté grecque, c’est l’admirable liaison entre la beauté physique la plus splendide, l’esprit rayonnant et l’âme la plus noble... L’endurcissement physique dans l’État national-populaire, n’est donc pas l’affaire de l’individu... mais une exigence de l’esprit national représenté et protégé par l’État... Son idéal humain n’est pas le petit bourgeois ou la vieille vierge vertueuse, mais l’incarnation rétive de la force masculine... Le sport n’est pas simplement fait pour rendre l’individu habile, fort et audacieux, il doit aussi apprendre à supporter des images monstrueuses » (Adolf Hitler, 1999). Ceci est une parenthèse, pour montrer, simplement, que le national-socialisme constitue une forme, certes singulière, de barbarie, mais qu’elle est un « cas exemplaire » (Siegfried Kracauer, 2001) de la modernité dans son rapport à la culture. On ne peut se contenter de dire que la science nazie n’est qu’œuvre de barbares, qu’elle est inhumaine, etc. N’oublions pas que de nombreux scientifiques nazis ont fait carrière, en Allemagne et à l’étranger, et n’ont pas été condamnés sous prétexte qu’ils s’étaient contentés d’être des scientifiques à qui l’on avait livré quelques sujets (Nicolas Oblin, 2004). Et l’on sent, là, toute l’ambiguïté du terme sujet, qui signifie aussi, être a-sujetti.

Pour en revenir à la question de l’Université, laquelle nous préoccupe au premier chef : malgré bien des apparences, elle participe de cette course à la destruction de la culture. À la fois en tant que s’y est développée une division technique de la production scientifique telle que les chercheurs sont condamnés à ne travailler que sur de « tout-petits » objets et dont leurs rapports se réduisent à ceux qu’ils entretiennent avec les quelques autres individus, « tout-petits », travaillant sur les mêmes « tout-petits » objets. Et à la fois, et cela est lié à ce qui précède, bien entendu, en tant que le savoir scientifique, l’objectivisme tend à occuper tout l’espace de la production de savoirs, dérivant ainsi en scientisme, puisqu’on ne reconnaît plus que la science de type galiléenne ou galiléo-cartésienne. Cela est lié car la division du travail scientifique implique la négation du Fondement même de la science, la négation de toute historicité par ceux-là mêmes qui produisent ce savoir, la négation de toute éthique puisque l’éthique ne peut relever que de ce qui, justement est nié, à savoir la sensibilité, l’affectivité, la vie. Et, en niant le fondement, ils nient également le sens de la production scientifique puisqu’ils n’ont d’autres visions que celles de la linéarité d’un progrès humain assujetti au seul progrès de la technique, de la maîtrise objective, donc de l’humanité faite objet. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater la place aujourd’hui réservée à la philosophie, à l’épistémologie ou encore à la spiritualité. Il est évident que ce sont là des questionnements qui devraient traverser l’ensemble de la transmission et de la production des savoirs à l’Université, et même, bien entendu, orienter les politiques de la recherche. Or, les politiques de recherche se passent très bien de toute réflexion fondamentale. Les discours des experts, rarement philosophiques, encore moins épistémologiques, « font l’affaire », les commandes, les contrats, etc. C’est là le sens profond de l’obsolescence (Günther Anders, 2002) et de l’auto-croissance (Jacques Ellul, 2004) de la technique et de la science, à savoir qu’elles peuvent, au nom de leurs présupposés quant à la réalité de tout ce qui est, s’auto-engendrer, en dehors de toute culture (ce qui fonde, paradoxalement, l’universalité des sciences dans le déni de l’universalité des cultures, dans le déni d’humanité aussi). « On assiste alors, écrit Jean-Marie Brohm, à l’incroyable déni de la tradition philosophique véhiculée – des origines à nos jours – par la sociologie. Pire même, toute forme de sociologie théorique, celle qui porte sur la conceptualisation métasociologique (Uhl 2000) [À l’épreuve du sujet. Éléments de métasociologie de la recherche, Thèse, Université de Paris I Sorbonne], ses conditions de possibilité, ses fondements métaphysiques (Simmel 1999, 61) [Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF], ses régions ontologiques (Husserl 1993) [Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Livre troisième : La Phénoménologie et les fondements des sciences, Paris, PUF] est immédiatement disqualifiée lorsqu’elle est pratiquée par de jeunes chercheurs sous le prétexte qu’il ne s’agit que de “spéculations”. À ce compte-là des pans entiers des œuvres fondatrices de Marx, Durkheim, Mauss, Weber, Simmel, Pareto, Elias, Schütz, Mead, Goffman, Giddens, Habermas, Douglas, Morin, Balandier, L. V. Thomas, pour ne prendre que ceux-là, sont de pures “spéculations” » (Jean-Marie Brohm, 2004).

Et tout ce que nous venons de considérer (certes, trop rapidement), contrairement à ce que l’on pourrait penser, les sciences humaines et sociales (ou sciences de l’homme) n’en sont évidemment pas épargnées. Les chercheurs sont souvent tentés d’objectiver le vivant et le « vivre ensemble » sans même s’arrêter à l’élaboration et au dévoilement des conceptions fondamentales de ce qu’ils entendent étudier. Et l’on confond souvent la scientificité d’un travail avec l’appareillage méthodologique employé pour recueillir des données, quand les présupposés politiques, idéologiques, religieux, spirituels du chercheur ne sont même pas clarifiés, quand ses présupposés épistémologiques (paradigmes théoriques) ne sont pas précisés, autrement dit qu’il n’y a qu’un simulacre de problématique. Les questions fondamentales auxquelles ne peuvent se dérober les scientifiques et encore moins dans le domaine des sciences de l’homme sont généralement traitées tout à fait artificiellement et, au contraire, sont régulièrement disqualifiées les études des chercheurs qui rendent compte de postures engagées en répondant à ces questions sans se retrancher derrière quelques cuirasses (Wilhelm Reich, 1992) méthodologiques leur permettant de dissimuler l’« angoisse constituante » de la recherche scientifique (Georges Devereux, 1980), autrement dit l’implication affective du sujet de recherche dans la relation humaine et intersubjective qui le lie à son objet-sujet de recherche. Qui interprète quoi, en fonction de quels critères, suivant quelles perspectives, à quel moment de l’histoire, autrement dit, dans quel contexte (Magali Uhl, 2004) ? Ainsi, pour de nombreux chercheurs dans ces disciplines, il revient au chercheur d’appliquer les méthodologies et les règles du savoir galiléen à leur objet, objet qu’il convient de réduire, préalablement, en une idéalité, une abstraction, comme il convient pour le chercheur de faire lui-même abstraction de sa sensibilité, de sa subjectivité et de sa vie en se rangeant dans telle ou telle catégorie (parfois corporation) officielle de chercheurs. Le phénomène est d’autant plus frappant lorsqu’il s’agit de répondre à des commandes, à des contrats, puisque, dans ces situations, les objets, les « terrains » sont donnés, répondant à une vision du monde rationalisée dont il n’est évidemment pas souhaitable qu’elle soit altérée. Et d’ailleurs, les scientifiques, dans ces conditions, ne sont convoqués qu’à titre d’experts, c’est-à-dire qu’ils sont, au fond, remplaçables et anonymes.

Or, au fond, c’est bien la question de l’objet d’étude qui pose problème et qui est régulièrement scotomisée, tant dans ses dimensions institutionnelles que libidinales d’ailleurs, comme nous l’enseigne très bien Georges Devereux (Georges Devereux, 1980) puis Magali Uhl et Jean-Marie Brohm (Magali Uhl et Jean-Marie Brohm, 2003), et cela pour rester dans le domaine scientifique d’ailleurs et paradoxalement : quel est l’objet des sciences de l’homme ? Or, la question de l’essence de la relation qui lie le chercheur à son objet-sujet de recherche, que vous considériez que l’objet de la sociologie soit l’individu, le groupe, l’organisation ou l’institution, ou encore, l’étude de la complexification croissante de la perspective individuelle à la perspective institutionnelle (Jacques Ardoino, 1999), est toujours posée, du moins devrait toujours l’être et se pose, comme le moment d’unification des différentes sciences de l’homme. Simplement, répondre à cette question, cela implique de prendre position, du moins d’assumer sa position, ses choix (narratifs, herméneutiques), de les dévoiler, ce qui implique encore de dépasser, dans l’auto-analyse ou dans l’analyse interne, la clôture, le champ clos d’une perspective unique en acceptant le caractère interpénétré, l’interpénétrabilité de l’ensemble des perspectives, jusqu’à la finalité et au projet de société qui fondent la posture. Et, pour les raisons que nous avons esquissées avant, l’approche galiléenne de la science n’a rien à dire à ce sujet puisqu’elle écarte résolument ce qui relève et, de l’institution et, de la subjectivité.

Encore une fois, il ne s’agit pas de critiquer la science en s’élevant contre la volonté de connaître l’univers, simplement d’en reconnaître les limites et de reconnaître aussi et surtout le caractère absolument inaliénable et insaisissable de la vie et de la réalité de l’esprit. Il ne s’agit donc pas de tomber dans une idéologie anti-science mais de reconnaître l’inconsistance de cette volonté de tendre vers des sciences exactes (la notion de sciences exactes étant particulièrement absurde) et la nécessaire révolution épistémologique qui doit permettre de reconnaître ou de redécouvrir que « la richesse d’une science multidimensionnelle de l’homme n’est jamais toute entière dans l’ossature charpentée d’une systématique mais, aussi essentiellement, dans la souplesse nuancée et complexe de son jeu d’articulations. C’est seulement à partir d’une telle multirationalité [...] que la pratique clinique saura conjuguer, désormais plus harmonieusement, le désordre (les exigences du principe de plaisir, les pulsions) et l’ordre (les contraintes du principe de réalité, l’organisation, la répression). Ainsi découvrira-t-on, peut-être, que l’organisation du changement n’est pas, de très loin, la voie la plus appropriée pour le changement social. » (Jacques Ardoino, 1999) En effet, on ne peut pas espérer transformer le monde pour le rendre « plus humain » sur la base de ces savoirs et objectivations qui ne disent rien de la vie en tant que subjectivité, qui nie toute réalité de l’esprit, qui ignore tout de ce qu’être un homme, ce don qui prend forme et réalité dans l’existence et dont nous devons répondre, dont nous sommes tous responsables.

Certes, la mise en boîte est une tentative qui fait rêver plus d’un scientifique (elle apparaît d’ailleurs parfois là où on l’attendrait le moins, on se rappellera les analyses de distribution des pratiques à travers les différentes couches sociales...) et les projets de production scientifique de la vie sont largement soutenus par les États, par les bureaucraties, par les entreprises, sans surprise d’ailleurs puisque ceux-là organisent la vie en société sur la base du contrôle (Gilles Deleuze, 2003). Et quels sont leurs plus puissants moyens ? Le techno-scientisme. Lucien Sfez en donne une illustration très forte dans la Santé parfaite (Lucien Sfez, 1995). Et une des modalités de ce techno-scientisme, dans les sciences humaines, est très bien représentée par les sciences de l’organisation, aujourd’hui très mobilisées dans ce que l’on appelle le management et qui se répand comme une « traînée de poudre » (Nicolas Oblin, 2006). Dans un autre texte de Lucien Sfez, cité par jacques Ardoino, l’auteur pose justement le problème, en ce qui concerne « les sciences de l’organisation, sur l’enfermement résultant d’une monorationalité de type cartésien pratiquement sous-jacente à la plupart des théories sur l’organisation. “Et si les dysfonctionnements étaient bons pour le fonctionnement ? Et si la vie avait besoin de maladie ? Et si les organisations devraient être détruites dans leur cadre actuel et devaient se voir un jour substituer d’autres formes d’organisation ou d’inorganisation, nouvel ordre en permanence déstructurant, restructurant, sans hiérarchie ni cloisonnement, mobile et diffus comme les pulsions de l’inconscient ? Autant de questions impertinentes, corrosives, à la limite insupportables qui ne sont jamais posées. Le rôle idéologique de la science traditionnelle des organisations c’est précisément de les censurer, de les empêcher d’être mises à jour. Le rôle critique d’une science nouvelle est de les poser.” » (Lucien Sfez, cité par Jacques Ardoino, 1999) S’il y a un caractère commun aux tyrannies modernes, commun au capitalisme et au communisme d’ailleurs, c’est l’écrasement de la culture et de la vie au nom des progrès matériels, l’écrasement de la subjectivité, l’écrasement de la sensibilité dans les abstractions que sont le capital, le profit, l’État, la croissance, la classe, le parti, etc.

D’ailleurs, la place réservée à l’esthétique et à l’art dans ces systèmes est symptomatique, cela a été très bien analysée par les spécialistes des aspects culturels du fascisme et du totalitarisme (Peter Reichel, 1997 ; Igor Golomstock, 1991 ; Adelin Guyot et Marc Restellini, 1996 ; Louis Dupeux, 1989 ; Thierry Feral, 1992 ; Lionel Richard, 1995 ; Nicolas Oblin, 2002), mais la réification de la culture et par la culture a été particulièrement bien saisie par les philosophes de l’École de Francfort, de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans la Dialectique de la raison (Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, 1974) à Siegfried Kracauer dans les Employés (Siegfried Kracauer, 2001), en passant par Walter Benjamin dans ce célèbre texte qu’est « L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » (Walter Benjamin, 2000b). Or, dans cette tâche de réduction et d’écrasement de la subjectivité, rien n’est plus utile aux tyrans qu’une science faisant l’économie de savoir ce qu’est, fondamentalement, la vie, rien n’est plus utile qu’une science débarrassée de tout fondement éthique, c’est-à-dire, autrement explicité, qu’une science ayant fini de questionner sans cesse la relation du chercheur à son objet-sujet, de soi à l’autre, au monde, au cosmos. Et dans un univers culturel dévasté, la place est libre pour faire le pari « idiot » que la science peut et doit se substituer à la culture, qu’elle peut assurer l’enrichissement de la vie. Sur ce point, il faut souligner combien il existe une tradition sociologique, héritée d’Auguste Comte (Auguste Comte, 1990), toute engagée dans cette voie. La règle des trois états (religieux, philosophique et scientifique) qui voit dans leur succession un progrès est, d’une certaine manière, un cas exemplaire de scientisme.

Les scientifiques cependant, dans leurs quêtes, ne cherchent pas à se « mettre en boîte » eux-mêmes – il est assez facile de montrer qu’a priori, les mises en boîtes, en logiciel, en programme, sont souvent élaborées à l’attention des autres – ils savent pertinemment que « la vie est ailleurs », indépendamment bien sûr des « inconscients » et des « suicidaires ». Or, c’est dans cet « ailleurs » qu’il faut probablement chercher la possibilité de sciences multirationnelles capables de rendre compte de la complexification croissante de la réalité et c’est cet « ailleurs » que condamne, d’emblée, l’impérialisme objectiviste. Ce qui signifie, déjà, la ré-intégration de la temporalité du temps vécu contre le temps abstrait, l’élaboration sous le signe de l’inachèvement perpétuel et de l’enrichissement par altération contre le caractère fini de la programmation et de la construction, du désir, de la sensibilité et de la subjectivité contre la réification du monde en sujets et en objets prédéfinis, préconçus, prétracés. La science ne peut pas mener le monde des hommes sauf à les conduire à leur perte, car la science tend à nier la réalité de la vie. Seule la reconnaissance intime de la vie et du sens de l’existence, le questionnement quant à ses conditions, peut, raisonnablement, conduire la science. Ce qui m’amène à ouvrir une autre parenthèse, concernant la question de l’implication et de l’engagement.

On aura compris combien il est difficile de nier toute implication dans et par son objet de recherche. Nous pouvons ajouter qu’il serait certainement, souvent, très intéressant d’étudier cette élaboration subjective de la recherche alors que la recherche qui se contente d’appliquer quelques méthodologies réifiantes accouche de résultats des plus triviaux, et les exemples ne manquent pas. Quant à la production de travaux engagés, elle est souvent stigmatisée comme étant a-scientifique et idéologique. Mais l’idéologie est souvent, comme l’a montré Louis Althusser (Louis Althusser, 1982), là où on l’attend le moins, elle se donne rarement, d’emblée, en tant que telle. Quant à dire d’un travail qu’il n’est pas scientifique, cela doit-il signifier qu’il n’est pas recevable, qu’il ne mérite pas d’être transmis ? N’y a-t-il pas tout simplement une fausse identification entre science et objectivisme comme il y aurait une fausse dissociation entre science et subjectivité ? N’y a-t-il aucune place pour la production de savoirs ne se réclamant pas objectifs, n’y a-t-il aucune place pour la production et la transmission de savoirs vivants ? Comme le souligne Jean-Marie Brohm, de nombreux travaux ont été discrédités et déclarés hors champs par les gardiens du temple de la sociologie – freudo-marxisme, École de Francfort, sociologie phénoménologique, sociologie herméneutique, ethnopsychanalyse, analyse institutionnelle, marxisme – quand « leur fécondité heuristique et leur pertinence épistémologique [leur capacité à fonder le postulat de scientificité] sont indéniables » (Jean-Marie Brohm, 2004). Je pense que l’éthique nécessite, de la part de chacun, dans chacun des actes qu’il pose, d’être attentif à ce qui fait l’humanité de l’homme. Certes, cela peut apparaître profondément déprimant et angoissant mais, s’autoriser cette angoisse, bien réelle, n’est-ce pas déjà la création des conditions d’un possible dépassement, en reconnaissant, comme nous l’a enseigné Georges Devereux, l’importance déterminante de la question de l’angoisse et de l’affect dans les sciences du comportement, angoisse à laquelle les méthodologies les plus élaborées renvoient perpétuellement, inconsciemment, bien entendu, comme autant de carapaces, de cuirasses, de défenses (Georges Devereux, 1980) ?

L’Université ne poursuit pas ce chemin, car elle suit celui imposé par l’évolution irrationnelle de nos sociétés. Elle le suit pas à pas, se subordonnant aux ordres du pouvoir, lequel se reproduit et s’accroît d’autant plus facilement qu’il est en mesure d’écraser la subjectivité des individus, ce « je peux » fondamental qui les anime, et dont parlait Michel Henry. L’institution universitaire tend, ainsi, à remplir les fonctions d’un vecteur d’accélération du développement de l’objectivisme et du techno-scientisme.

L’université sans fond, captive de son époque

Je me contenterai de développer, en guise de conclusion, une dimension de ce processus de captation, qui me semble très importante aujourd’hui et qui ne cesse de se développer à l’occasion de chaque réforme de l’Université depuis au moins vingt ans. Ainsi, je parlerai de la subordination de nombreux projets universitaires aux enjeux économiques et à la « soi disant » raison économique. Ainsi en est-il du sens de la nécessité pour l’Université d’être un facteur de croissance économique et de contribuer à la formation professionnelle des étudiants, à leur insertion sur le marché de l’emploi, du travail, comme c’est la finalité de la « grande consultation » sur les liens entre l’Université et l’emploi qui vient d’être « lancée » au printemps 2006.

Il est écrit depuis des décennies que le travail est la possibilité pour l’homme de se réaliser. Certes. Simplement, il faut encore réfléchir à ce que l’on entend par travail. Car la réalité du travail, dans le monde contemporain, est loin d’être l’occasion d’exprimer et de réaliser ces « possibilités fondamentales de notre vie ». Richard Sennett parle d’ailleurs de Travail sans qualités (Richard Sennett, 2000) à propos du travail dans sa version contemporaine. Il est vécu, bien plus souvent, comme l’espace-temps de la souffrance : physique, psychique, de l’aliénation (Karl Marx, 1974) – les travaux de Christophe Dejours sur ce sujet, en psycho-dynamique du travail, sont remarquables, notamment Souffrance en France (Christophe Dejours, 1998) et Travail, usure mentale (Christophe Dejours, 2000) –, car ne permet que rarement l’expression des qualités fondamentales de la vie humaine. D’ailleurs, là où, d’une manière générale, l’outil était la continuité du corps humain, l’outil n’a plus cette « convivialité » dont parle Ivan Illich (Ivan Illich, 1973), et le corps humain en est devenu le prolongement, voire a disparu, l’homme devenant remplaçable, ou pire totalement inutile, en trop (Hannah Arendt, 2002 ; Nicolas Oblin et Patrick Vassort, 2006), ce qui, on peut en faire l’hypothèse, n’est pas sans conséquences, sans être générateur d’un certain mal être. Tout cela n’empêchant pas, bien au contraire, que le travail soit resté un facteur déterminant dans notre société, pour y être intégré et reconnu, pour y avoir de la valeur aux yeux des autres, voire pour survivre, tout simplement. Ce qui est totalement irrationnel, sauf à concevoir le travail comme étant devenu, d’abord, l’espace/temps de la répression avant d’être celui de la production et de la reproduction sociale, puisque le travail humain est, dans le même temps, totalement dévalorisé dans notre société, la preuve qu’il est un investissement bien peu rentable étant qu’il faudrait des conditions d’exploitation du travail humain proches de l’esclavage pour qu’il le redevienne, ce qui n’échappe évidemment pas aux industriels qui délocalisent leur production là où ces conditions sont réunies et qui préfèrent investir dans la bourse et dans l’immobilier plutôt que dans le travail. On a réifié le travail vivant, pendant des siècles, en en faisant une pure valeur marchande. La plupart de ce que les hommes produisent, aujourd’hui, dans notre société, n’a aucune valeur à leurs yeux indépendamment des salaires de misère qu’ils gagnent. Le travail est totalement déconnecté de la vie, du sens du vivre ensemble, jusque dans le travail pédagogique d’ailleurs, et notamment à l’Université où la déshumanisation est, petit à petit, totalement banalisée, comme en témoignent les investissements universitaires dans le e-learning (Claude Javeau, 2005 ; Christian De Montlibert, 2005).

Alors d’où vient cette volonté de faire de l’Université l’antichambre de l’entreprise ? Là est la question. Les conséquences, en tous cas, ne tardent pas à apparaître au grand jour : la plus importante probablement étant le devenir misérable de la plupart des formations universitaires, tant sur le plan de leurs contenus intellectuels que sur le plan de la valorisation de ces formations. Si la médiocrité intellectuelle des formations est tout à fait plausible du point de vue de la médiocrité intellectuelle et culturelle requise dans la majorité des emplois, la dévalorisation du travail ne peut qu’entraîner la dévalorisation des formations liées à l’emploi. Ensuite, la compétition pour l’emploi, tellement infantilisante et indigne, comme peuvent en faire l’expérience tous les déclassés, entraîne évidemment la mise en compétition des formations entre-elles et bientôt, et déjà, la compétition entre UFR et Universités se battant à coups de brochures quadricolores sur support papier-glacé pour attirer à eux, et le maximum d’étudiants (justifier de l’existence des formations), et les partenaires économiques et sociaux les plus à mêmes d’offrir des débouchés à leurs formations. Voilà à quel jeu se livre, aujourd’hui, l’Université française... Tel est le sens de la grande compétition universelle de la matière grise, promise du temps d’Allègre par le chevalier servant de Mitterrand et nouveau biographe de Marx, le « grand » Jacques Attali.

Tout cela pour souligner, simplement, que l’Université, à force de ce que Edgar Morin appelle « crétinisation » (Edgar Morin, 1990), est aujourd’hui plus que jamais la proie de l’esprit du temps, en proie à l’immédiateté, sujette à subir tous les maux qui traversent notre époque. Or, justement, l’essentiel est ailleurs, n’a ni frontières spatiales ni frontières temporelles, la culture véritable transcende l’espace et le temps, car la culture la plus haute est celle qui est au plus près de la réalité de la vie dans tout ce que la vie a de plus insaisissable et qui pourtant me permet de dire que j’appartiens à la communauté des vivants, que je participe de cette intersubjectivité qui la fonde et qui fait, indépendamment de toute matérialité, que je suis en mesure d’éprouver l’autre en moi, d’où qu’il vienne et de quelque époque, et de m’éprouver en l’autre, en tous les autres, dans le Tout de l’existence.

L’idéologie économique et la compétition mondialisée, l’idéologie scientiste qui fait de l’intelligence un réseau neuronal, sont entièrement résumées dans cette expression consacrée employée par politiques et journalistes sans jamais être inquiétés : la compétition de la matière grise...

1  Où la politique est une réflexion collective sur les fins de la société globale, sur la gestion de ses organes et sur l’organisation des moyens permettant aussi bien la conscientisation que la réalisation du projet.

2  Du moins, s’il est vrai que la division du travail scientifique ne permet pas, à cette époque, de séparer science et philosophie, la division du travail a, depuis bien longtemps déjà, pour la majorité des individus de cette époque, figé (et rendu abstraite et lointaine) la signification des symboles...

3  Car si l’on considère que le vivant est insaisissable, que la vie est une immanence pure, il devient très compliqué de la mettre à distance de tout objet scientifique. D’où l’idée d’aller à la racine, à la conception fondamentale de l’objet, là où le monde m’apparaît. En rester à l’interprétation quant à un objet donné, c’est, littéralement, « se foutre de la gueule du monde » (dans le sens quasi littéral de l’expression d’ailleurs, puisque c’est n’avoir que faire de la phénoménalité du monde), puisque cela implique de laisser de côté les conditions de l’apparaître de l’objet, la manière dont il se donne à moi et à l’autre. Nier cela, n’est-ce pas nier sa propre subjectivité, sensibilité, affectivité, sa propre humanité ? Et dans quel but ? Est-ce pour mieux se sentir dans l’air du temps ? Et, au nom de l’objectivité de quel objet ?

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Faut-il tuer le pair ?

Heather Morrison

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