(*) Ce texte est la reproduction (autorisée) de l’article apparu dans Pratiques Psychologiques, 2004, 3, 243-254.
« La recherche qualitative s’intéresse à l’analyse de cas concrets dans leur temporalité et leur particularité singulière, tels qu’ils se manifestent à travers l’expression des individus et de leurs activités en situation contextualisée » (Flick, 1998)
Introduction
Une revue de la littérature internationale en sciences humaines et en psychologie met en évidence le rapide développement des méthodologies qualitatives dans la recherche et, plus particulièrement, dans les travaux concernant le domaine de la santé.
Bien que formant un ensemble théorique hétérogène, et au-delà de leurs différences1, ces méthodologies présentent néanmoins une communauté de postulats fondamentaux qu’elles partagent avec la méthode clinique telle que définie en France2. Aussi n’est-il pas très étonnant de voir apparaître un certain nombre de questionnements communs quant à ce qui concerne la difficulté à trouver des supports de publication scientifiques suffisamment reconnus au niveau international. La problématique est d’importance, puisque c’est la renommée internationale d’une revue, sa diffusion dans la communauté des pairs et l’indexation des résumés dans les banques de données internationales qui constituent la visibilité d’une recherche. Tout chercheur a donc intérêt à faire accepter et diffuser ses travaux dans des revues reconnues par les pairs au niveau international, de même que ces revues doivent s’assurer de la qualité des recherches publiées et en particulier de leur qualité méthodologique (cf. Piolat, Vauclair, dans ce numéro).
C'est pourquoi un certain nombre de revues, et non des moindres, comme le British Medical Journal, relaient la confrontation méthodologique de nombre d’auteurs du courant qualitatif et publient leurs débats. Ces revues, comme ces auteurs, examinent les apports possibles des méthodes qualitatives au développement de la discipline et cela au-delà des stéréotypes idéologiques qui opposent quantitatif et qualitatif. Ces débats ont contribué à fertiliser la recherche d'indicateurs de rigueur et la définition de quelques critères de qualité pour les publications qualitatives. Critères qui devraient permettre de guider la procédure d’expertise et de fournir des grilles de lecture aux experts sollicités.
Le présent travail se donne comme objectifs, dans un premier temps, d'exposer brièvement l’état de la question dans le monde scientifique anglo-saxon, sans éluder les principales critiques adressées à la recherche qualitative ; dans un deuxième temps, différentes grilles d’aide à l’évaluation de la qualité d’un article sont ici présentées et cela en fonction du point de vue qu’elles privilégient. Enfin, dans un troisième temps, nous proposons une « grille-repère », synthèse de différents travaux, susceptible de guider le travail des experts (referees) chargés par les revues de l’évaluation d’un article qualitatif. A remarquer que les grilles répertoriées, comme la grille finale, ne concernent principalement que la qualité de la forme d’un article, sa présentation, l’explicitation des concepts et des procédures méthodologiques de la recherche. Aucune grille ne saurait se substituer aux jugements épistémologiques et théoriques des pairs, par contre, elles permettent de formaliser des critères, de les hiérarchiser et d’aider ainsi à formuler de manière claire des critiques susceptibles d’aider les auteurs à améliorer leurs articles.
1. Etat de la question et principales critiques adressées aux méthodes qualitatives
1.1.De la psychologie qualitative anglo-saxonne à la psychologie clinique française
Dans le monde anglo-saxon, les rédacteurs en chef de revues habitués aux expertises de travaux quantitatifs ont été conduits à formaliser les critères de qualité des publications qualitatives. En effet, dans les années 1990, dans une moindre mesure actuellement, la difficulté de publication de ces recherches qualitatives dans des revues reconnues par la discipline, comme la partialité de certains commentaires, ont entraîné la revendication par certains chercheurs d'une évaluation spécifique pour ce type de travaux. Evaluation dont il fallait dès lors préciser et justifier tant la pertinence que les facteurs de cette spécificité au regard des normes scientifiques dominantes qui régissent les publications des sciences de la nature. Afin de soutenir cette exigence de spécificité, ces auteurs discutent la normativité des critères actuels qui dominent la science et estiment, suivant en cela des débats anciens (Dilthey, 1894) que les sciences humaines et sociales présentent des caractéristiques qui exigent des méthodes particulières et, de ce fait, des évaluations spécifiques de ces méthodes.
Ce débat rejoint celui, conduit en France depuis un certain nombre d’années par les chercheurs de la psychologie clinique qui ont souligné la difficulté à faire évaluer la qualité des recherches et des publications en psychologie clinique par des revues diffusant principalement des travaux expérimentaux et/ou d’origine cognitive, de même que leurs difficultés à publier dans des revues de langue anglaise3. Cependant, si les débats dans les deux cas connaissent des similitudes, il faut souligner qu’en France celui-ci est complexifié du fait, non seulement par la fréquente confusion entre « méthode clinique » et « psychologie clinique », mais aussi par la confusion avec une des théories possibles de la psychologie clinique : « la psychanalyse »4. Aussi le ministère comme un certain nombre de pairs semblent se désoler du manque de visibilité de la recherche « clinique » Française5 dont un grand nombre de travaux fait appel à aux méthodes qualitatives dans leurs diverses orientations (terminologie moins connue en France mais en voie de développement grâce aux travaux des courants des analyses de discours, narratifs, historico-culturels, interactionnistes, etc.).
1.2. Recherche d’un consensus pour l’évaluation de la recherche qualitative
Les rapports d’influence et de pouvoir qui traversent le monde de la recherche via, entre autres, les politiques de publication, sont tout aussi présents dans le monde anglo-saxon qu'en France, mais avec des différences notables. Tout d'abord le nombre de chercheurs concernés est incomparable et cela dans des pays de langue anglaise certes, mais aux cultures très diversifiées : USA, Grande-Bretagne et anciens territoires, Nouvelle-Zélande, Australie, Afrique du Sud, mais aussi pays germanophones et nordiques). De ce fait on note une hétérogénéité plus grande des théories comme des méthodologies sous-tendant l'ensemble des travaux qualitatifs6.
De plus, l’éclatement des pôles de recherche, comme l’aspect « fédéral » de certains pays conduisent les chercheurs (parfois par obligation) à un travail davantage pragmatique qui les force à expliciter et à opérationnaliser (ce qui manque le plus au débat francophone) un certain nombre de postulats de base permettant d’avancer dans ce difficile débat. Dès lors, dans le cadre de la défense scientifique de leurs méthodes, et ce d'une manière très pragmatique, ces chercheurs proposent un certain nombre de critères, dont certains plus consensuels que d’autres, et cela en partant des critiques adressées à ces travaux qualitatifs. Cette approche pragmatique a eu comme effet positif de permettre la prise en considération de certains travaux qualitatifs dans des revues de qualité qui n’étaient pas à dominante qualitative (British Medical Journal, American Psychologist, etc.). Un autre résultat bénéfique de ces débats et de ces avancées étant l’apparition de revues, fort bien indexées dans les Banques de Données Internationales, et consacrées aux méthodes qualitatives et aux différentes théories y faisant appel.
Le Tableau 1 ci-après résume les principales critiques adressées à la recherche qualitative et quelques conseils pour les dépasser. Celles-ci partent du manque de rigueur de l’échantillonnage, pour questionner la fidélité et la constance des données. Elles soulignent, de plus, le manque de reproductibilité qui relativise la validité explicative des travaux qualitatifs.
Critiques | Quelques manières d’y remédier |
Manque de rigueur de l’échantillonnage | S’il n’est pas de type statistique, il ne peut pas être non plus de convenance. La logique et les critères qui ont présidé à son choix, y compris d’un « cas unique », peuvent faire l’objet d’une explicitation argumentée |
Fidélité et constance des données | Les croisements d’analyses, voire d’extraits obtenus par différentes méthodes permettent de tester la fidélité et la constance. Les travaux qualitatifs gagnent à présenter des extraits du matériel empirique et effectuer (si possible) une comparaison entre analyses de plusieurs chercheurs. |
Manque de reproductibilité | Une recherche qualitative ne prétend à la reproductibilité que dans un contexte limité. Cependant, la description du travail de recherche comme celle du contexte permettent de créer une somme de données qui peuvent être reprises et analysées par d’autres chercheurs de la même manière avec la même conduite de recherche, ce qui favorise la comparabilité des travaux et des résultats. |
Validité et explication | Validité et explication présentent un lien logique qui peut être mis en évidence à travers les matériaux et procédures utilisées : - Par la combinaison de résultats qualitatifs et quantitatifs ; - et/ou par l’explicitation des procédures de validation (restitution et confrontation aux sujets, analyse des cas négatifs, triangulation, analyses croisées par les chercheurs) ; - et/ou par l’attention particulière à la discussion du contexte et à la comparaison avec d’autres travaux, dont bibliographie récente et documentée. |
Tableau 1. : Principales critiques adressées aux recherches qualitatives et quelques manières d’y remédier
Partant d'une analyse de ces critiques méthodologiques le plus fréquemment adressées aux travaux qualitatifs, quelques points de consensus ont pu se dessiner afin d'avancer vers la définition de critères qui permettraient à la fois une évaluation des articles issus d’une méthodologie qualitative et une amélioration de la qualité scientifique de ce type de recherches.
Les différents auteurs rappellent que le statut scientifique d’une recherche dépend de la qualité des méthodes utilisées et de leur adéquation à leur objet d’étude Les méthodes qualitatives, si elles sont en adéquation à leur objet, produisent des savoirs qui sont valides tout en comportant, comme toute méthode, certaines limites. Ces auteurs, majoritairement, font valoir une position réaliste plutôt qu’un échange épistémologique avec les autres méthodes, cherchant à favoriser concrètement la diffusion des recherches qualitatives. Si la collaboration entre méthodes quantitatives et qualitatives est possible, il faut néanmoins une série de critères qui permettent d’évaluer les différentes perspectives offertes par différents processus de recherche. C’est pourquoi cette évaluation ne peut se faire sans un « guide » à destination des experts et rédacteurs leur permettant une évaluation des travaux qualitatifs, de leur pertinence et de la manière dont il est nécessaire d’en rendre compte.
Pour ces auteurs, il reste acquis que la recherche qualitative peut être évaluée avec les mêmes critères que la recherche quantitative. Mais ces critères doivent être opérationnalisés différemment, en particulier au point de vue de la forme de publication et cela afin de prendre en compte les objectifs différents de la recherche qualitative, ainsi que ses objets spécifiques. Le Tableau 2 présente ces critères, qui doivent faire l’objet d’une évaluation dans la publication d’une recherche, identiques quelles que soient les méthodes utilisées. Nous verrons au point 3 ci-dessous comment ces critères peuvent se décliner pour l’évaluation d’une recherche qualitative (cf. Tableau 4).
Exposé de la question de la recherche |
Description de la procédure de recherche |
Argumentation du cadre de référence théorique |
Exposé des résultats et argumentation de leur analyse |
Discussion de la validité, fidélité, réflexivité du travail de recherche |
Débat, ouverture, sur la valeur de la recherche |
Tableau 2. : Critères à évaluer dans une publication de recherche quelle que soit la méthode de recherche
2.Présentation des différentes grilles d’évaluation de la qualité d’une publication en fonction des axes privilégiés
Lorsqu’on examine les différentes grilles d’évaluation de la qualité d’une publication proposées dans la littérature internationale on s’aperçoit que chaque auteur insiste plus ou moins tel ou tel type de variables qui devraient guider le travail des experts.
Plutôt que de s’opposer, ces grilles paraissent surtout complémentaires. Cependant, les différences observées ne sont pas anodines, elles constituent des indicateurs des divers positionnements épistémo-théoriques qui parcourent le champ de la recherche qualitative. Elles sont également inhérentes au fait que les travaux d’orientation méthodologique qualitative ne couvrent pas qu’une discipline des sciences humaines, mais bien l’ensemble des sciences humaines et sociales, débordant également sur des disciplines économiques et médicales (médecine, soins infirmiers, économie de la santé, etc.).
Si bien que nous proposons un regroupement des différentes grilles sous trois grandes catégories en fonction de la prépondérance accordée à l’évaluation de certaines variables dans les publications qualitatives. Nous avons donc distingué les grilles dont l’évaluation de la qualité d’une publication insiste davantage de :
L’apport conjoint des méthodes
La description méthodique et détaillée du plan de recherche
La construction de la recherche et place du chercheur
Le Tableau 3 présente ces grilles. La comparaison des trois « types » de l’évaluation de la qualité d’une publication qualitative met en évidence combien cette évaluation n’est pas neutre de positionnement théorique et épistémologique, puisque l’on peut (en partie) y retrouver la classification paradigmatique proposée par Denzin et Lincoln (1994).
En effet, ces auteurs proposent une distinction entre les diverses positions théoriques des approches qualitatives. Ces positions sont fondées sur une divergence de présupposés théorico-épistémologiques. Ces auteurs distinguent quatre « Systèmes de croyances fondamentaux », non-conscients et implicites, qui guident les choix de recherche (positiviste, post-positiviste, construcviste-concret, constructiviste radical). Pour notre propos, on peut schématiquement séparer l’ensemble des recherches en psychologie en deux grandes positions fondamentales concernant le rapport à la réalité dans lesquelles sont situés les quatre « Systèmes de croyances fondamentaux ». Soit (a) la réalité pré-existe et se donne au sujet, puis au chercheur qui la reçoit historiquement et culturellement vierge, avec une objectivité fondamentale inhérente à sa position de chercheur (positiviste, post-positiviste). Soit (b) la réalité est issue de la rencontre entre sujet et contexte, co-construction entre sujet et chercheur, de laquelle surgira le sens attribuable à la situation observée et dans laquelle tous les participants sont partie prenante en fonction de leur histoire, de leurs origines socio-culturelles, etc. (constructiviste-concret, constructiviste-radical)7. Cependant, même dans la tentative de clarification de Denzin et Lincoln, on s’aperçoit qu’il est de plus en plus fréquent de trouver des interpénétrations des méthodologies et que des courants post-positivistes (position « a ») font aussi appel aux travaux qualitatifs. Bien évidemment, suivant que les articles relatent des recherches qui se situent sur l’une ou l’autre des positions (a ou b) ils ne porteront pas la même attention aux phénomènes saillants à approfondir dans la publication.
Ainsi, l’examen des trois grilles proposées au Tableau 3 fait apparaître ce positionnement légèrement divergent des auteurs qui les promeuvent. Lorsqu’on s’intéresse prioritairement à savoir si le texte expertisé comporte bien des données sur l’apport conjoint des méthodes, sur l’enregistrement des données et sur les généralisations, on se situe à un pôle de la recherche qualitative conçue davantage sur la position « a », donc plus proche des courants post-positivistes. Alors que lorsqu’on se focalise sur la description méthodique et détaillée du plan recherche, on se rapproche de la position « b » dans son versant des théories constructivistes, certes, mais proches de la psychologie concrète. Enfin, lorsqu’on privilégie l’évaluation de la manière de construire la recherche et l’explicitation de la place du chercheur, on se situe à l’extrême de la position « b », dans un constructivisme plus radical8.
Facteurs privilégiés pour l’évaluation | l’apport conjoint des méthodes (Chappel & Rogers, 1998 ; Seale et Silverman, (1994, 1997). | La description méthodique et détaillée du plan de recherche, du contexte (Chappel & Rogers, 1998; Rogers, Popay, Williams & Latham, 1997, 1998). | La construction de la recherche et la place du chercheur dans le contexte (Chappel & Rogers, 1998 ; Hoddinott et Pill, 1997) |
L’article doit présenter | Un examen de l'apport historique, situation culturelle, politique et sensibilité du contexte. Une discussion de la représentativité des cas qui inclut l'utilisation des méthodes quantitatives et qualitatives pour soutenir les généralisations. Des hypothèses qu’il cherche, si ce n’est à tester, au moins à mettre à l’épreuve des faits empiriques. Il inclut des considérations sur les cas qui ne vont pas dans le sens l'analyse et de la théorie du terrain. Un enregistrement des données de manière objective et compréhensive, de préférence avec l'aide de l'analyse de conversation. Un développement de ses généralisations argumenté par un comptage des évènements (quasi statistique) Eventuellement, l’utilisation de programmes informatiques pour aider l'analyse quantitative et qualitative et s'assurer d'une analyse systématique des données. Une discussion ne donnant pas un poids égal à tout type de savoir | Une méthodologie explicitement adaptée à la situation de recherche. Un échantillon, son choix et la pertinence de celui-ci dans la compréhension des structures et processus dans lesquels les situations individuelles se trouvent localisées. Un développement qui éclaire le sens, les actions et le contexte social du domaine concerné. Il inclut assez de détails pour permettre au lecteur de juger de la pertinence de la méthodologie et des choix théoriques dans le contexte de recherche. Une discussion sur les outils d’analyse, en particulier l’utilité ou non de l’usage de programmes informatiques (Nudist, Ethnograph…) qui sont parfois nécessaire mais non suffisants pour la rigueur de l'analyse qualitative. Une mise en évidence du déplacement d’une description des données, à travers des exemples, vers une analyse du sens et de la signification. | Le rôle du chercheur, ses interventions et sa qualification dans la recherche. La place de l’interviewer et de l’interviewé et quels sont les chercheurs qui ont participé au recueil de données. La forme détaillée du recrutement des sujets pour le travail de recherche et la manière dont la recherche a été expliquée et proposée aux sujets. La manière dont les sujets ont connu le chercheur, les interviewers (si plusieurs), et comment ils ont été introduits auprès des sujets. Une discussion sur la place du chercheur, le montage du plan de recherche, les influences de l’interviewer sur le cadre et sur les données (biais divers). |
Tableau 3. : Formes « type » d’évaluation de la qualité d’une publication qualitative
Malgré leurs écarts et sans nier les différences qui ne sont pas de simples débats de surface, il est néanmoins possible d’effectuer une synthèse de ces trois types de grilles permettant de faire ressortir quelques points susceptibles de guider les évaluateurs d’articles de recherches qualitatives. De même, les rédacteurs de ce type de recherche peuvent bénéficier de cette synthèse, qui, d’une certaine manière favorise la rédaction d’un plan guidant l’écriture, pour des travaux qui, ne s’orientant pas sur la linéarité de l’expérimentation et de la logique causale positiviste, ne sont jamais simples à exposer.
3. Une grille « repère » guidant l’évaluation d’un article qualitatif
La grille proposée ci-après (Tableau 4) constitue donc une proposition de synthèse des différents travaux déjà cités, auxquels il faut ajouter un apport particulier des débats parus dans le British Medical Journal (Popay, William, Rogers, 1998) et des instructions aux experts données par cette revue9.
Plutôt que de s’orienter sur des facteurs à privilégier dans l’évaluation qui, comme nous l’avons montré ci-dessus, sont souvent sous-tendus par des considérations concernant la définition de la recherche qualitative elle-même, cette grille insiste principalement sur la manière d’opérationnaliser dans la recherche qualitative les critères scientifiques communs d’un compte-rendu quelle que soit la méthodologie de la recherche (cf.Tableau 2). En effet, il s’agit pour le lecteur de l’article de connaître de manière précise et clairement définie la problématique, les procédures de recherche, le cadre de référence dans lequel elle se situe, les modes d’analyse des résultats et les conditions de validité. Un tel choix d’orientation de la grille d’évaluation conduit donc à s’intéresser aux fondements de la séparation entre exposé scientifique et autres formes d’exposés (journalistiques, littéraires, etc.). L’exposé scientifique doit permettre au lecteur (de la même discipline) de juger de la pertinence, de la cohérence et de la validité du travail. Il doit donc lui fournir tous les éléments nécessaires pour atteindre ce but, éventuellement pour contester les données et/ou pour reprendre le même type de travail.
Critères à évaluer quelle que soit la méthode | Opérationnalisation dans la recherche qualitative |
La question de la recherche | – Est-elle clairement définie ? – Si la question est issue du terrain et du matériel empirique, est-elle explicite à l’issue du processus de recherche ? |
La procédure de recherche | – Le contexte de la recherche • Est-il suffisamment décrit pour permettre au lecteur de suivre et de transposer les résultats à d’autres cadres proches ? – La méthodologie • Est-elle appropriée à la question posée ? Est-il envisagé/discuté d’autres méthodes possibles ? • Chaque étape de la recherche est-elle décrite et illustrée (si nécessaire). Mise en perspective avec les références théoriques ? – L’échantillonnage • Sa constitution est-elle décrite et justifiée. • Inclut-il différents cas possibles afin de permettre des généralisations dans des cadres similaires? • Comporte-t-il une recherche de cas contredisant l’analyse ou modifiant l’analyse si l’on étendait l’échantillon ? |
Le cadre de référence théorique | – Est-il décrit de manière pertinente pour la recherche, mis en perspective avec d’autres travaux ? Discuté et mis en lien avec la méthodologie ? |
L’analyse et résultats | – Est-elle clairement décrite et théoriquement justifiée ? Est-elle en lien avec la question de recherche (et non une généralisation abusive au vu du matériel empirique) ? – Présente-t-elle de manière cohérente les liens et articulations entre données empiriques et explications théoriques – Les résultats peuvent-ils être examinés par d’autres pairs (a-t-on des données empiriques suffisantes ou disponibles, transcriptions, etc.) – Rend-elle compte de toutes les observations ? – Expose-t-elle les cas négatifs qui peuvent contredire ou modifier les résultats ? Sont-ils discutés avec pertinence et honnêteté ? |
Validité, Fidélité, Réflexivité du travail de recherche | – L’analyse est-elle répétée par plusieurs chercheurs indépendants – La recherche a-t-elle prévu d’obtenir des données par des biais différents permettant de croiser les données du terrain ? – L’analyse a-t-elle fait appel à une vérification statistique (si celle-ci est appropriée à la question de recherche, et si le matériel s’y prête)? À un traitement informatisé ? – A-t-on suffisamment de détails du mode de travail, de données empiriques , de recherche de validation pour convaincre un lecteur sceptique de la relation entre interprétations et résultats ? – A-t-on une discussion sur les biais possibles, sur l’impact des méthodes utilisées sur les données obtenues ? A-t-on une discussion sur les aspects éthiques de la recherche et sur leur impact ? – Le chercheur est-il capable de s’abstraire de ses a-priori de recherche ? |
Valeur de la recherche | – La recherche contribue-t-elle à la production de savoirs utiles pour la discipline ? |
Tableau 4 : « Grille synthèse », repères pour l’expertise de la qualité d’une publication qualitative
Sans prétendre à aucune primauté de cette grille sur celles déjà existantes, il paraît cependant quelle pourrait également constituer une aide non négligeable à la rédaction et à la formalisation du « travail » du chercheur du moins dans son volet recherche et publications. En effet, si la définition du plan expérimental (sans que cela soit toujours évident) est maintenant bien connue et codifiée lorsqu’il s’agit de travaux de laboratoire et quantitatifs, parler de « plan d’expérience » dans les recherches davantage qualitatives où le laboratoire se trouve être le « terrain » de la vie quotidienne semble toujours plus complexe. Cette complexité du réel, avec les multiples variables qui entrent en jeu, entraîne une difficulté constante pour rendre compte dans un article, et de manière linéaire, des différents constituants de la situation de recherche. Aucune grille idéale ne saurait donner une codification de la manière de retranscrire l’ensemble des recherches qualitatives, par contre, la grille présentée au Tableau 4 peut « inspirer » la rédaction ou au moins la guider sur les points qu’il est nécessaire de faire figurer dans le texte pour que le lecteur puisse juger de la qualité du travail effectué.
Conclusion et discussion
Comme on l’a vu, évaluer la qualité des publications de recherches de type « qualitatif » soulève des problèmes majeurs, non seulement méthodologiques, mais surtout épistémologiques et théoriques, tant il est vrai qu’il ne saurait y avoir de méthodes isolées de leurs objets et des théories auxquelles les analyses du matériel recueilli font appel.
Poser la question de cette évaluation spécifique renvoie également aux définitions de la science positiviste telle qu’elle est conçue depuis le XIXème siècle. De nombreux chercheurs utilisant ces méthodes refusent d’aller jusqu’à un rejet pur et simple des critères formellement établis et installés dans les sciences de la nature, aussi leur réflexion s’est-elle focalisée sur la manière dont ces critères pourraient être opérationnalisés pour qu’ils soient compatibles avec un paradigme plus constructiviste. Si les critères d’évaluation qu’ils retiennent sont les mêmes pour tout type de méthode, il n’en reste pas moins que les aspects formels des publications doivent prendre en compte les objectifs, objets et théories spécifiques à la recherche qualitative.
La position pragmatique de ces chercheurs vise à soutenir une publication maximale des résultats des travaux qualitatifs afin que ceux-ci acquièrent un potentiel de diffusion et de visibilité et, par, là même, de gain en reconnaissance. C’est pourquoi la reconnaissance des publications qualitatives passe par leur recension systématique10 que seule permet une bonne diffusion dans des publications reconnues par la discipline, d’où la nécessité de formaliser des grilles guidant les experts et donnant ainsi plus de chances à la diffusion des recherches qualitatives.
Au point de vue des limites du travail exposé, il faut ici souligner que les grilles et débats dont il est fait état concernent principalement les recherches qualitatives dans le domaine de la psychologie de la santé et/ou du travail (recherches fondamentales -ou appliquées- de terrain pour lesquelles se pose particulièrement la question de la méthodologie qualitative). En effet, il faut remarquer que l’évaluation reste plus difficile dans tous les cas où les travaux de recherche sont conduits à partir de données « cliniques » recueillies dans le cadre du travail quotidien du psychologue et qui sont utilisées, dans un deuxième temps, comme données de recherche. Procédure qu’il faut différencier d’une recherche appliquée qui, elle, exige un protocole de recherche pré-établi, même s’il l’est avec des critères opérationnalisés de manière à permettre une recherche de type qualitatif.
Enfin, il faut préciser que la grille proposée n’a d’autre prétention que de constituer un outil adaptable permettant une évaluation entre pairs qui ne sont pas toujours formés (informés ?) aux spécificités des méthodes qualitatives. Dans ce cadre, elle favorise également l'homogénéisation des procédures d'expertises à partir d'un accord sur des critères communs. Ainsi l'utilisation de la grille permet une plus grande comparabilité des comptes-rendus et une moindre sensibilité à la seule subjectivité des experts. Mais en dernier lieu aucune « grille d’aide à l’évaluation » ne saurait remplacer la discussion de la pertinence des repères épistémologiques, théoriques et critiques qui devrait faire partie du processus d’évaluation d’un article et ce quelle que soit la méthode de recherche.
1 Pour développements cf. Santiago-Delefosse, Rouan, (2001)
2 Méthode qu’il faut distinguer de la sous-discipline « psychologie clinique », puisque la méthode concerne également des travaux de recherche en « psychologie sociale » et/ou en « psychologie du travail » (Santiago-Delefosse, 2000).
3 Difficulté accentuée par méconnaissance des revues de langue anglaise publiant des travaux qualitatifs de diverses orientations. Méconnaissance mise en évidence par un examen de Sudoc-Abès, le système universitaire de documentation qui permet de voir à quelles revues sont abonnées les bibliothèques universitaires (cf. Jeannin, Santiago-Delefosse, dans ce numéro).
4 En effet, en France se pose la question de savoir si la psychanalyse peut être soumise à ces mêmes critères, tout en reconnaissant que ces critères régnant sur les différentes évaluations des enseignants-chercheurs, passer outre, risque de conduire, à terme, à ne plus pourvoir de postes de psychologie clinique d’orientation psychanalytique (Roudinesco, 2004). Rien ne prouve qu’il s’agit d’une fin inéluctable, puisqu’il y a des revues internationales de qualité qui poursuivent des publications dans ce domaine et qui correspondent aux critères d’indexation dans les Banques de Données.
5 Cette moindre visibilité n’est réelle que si l’on ne retient que le critère « revue internationale » à comité de lecture international et à indexation dans les grandes Banques Internationales de Données (cf. Jeannin, Santiago-Delefosse dans ce numéro). Or, il faut souligner les biais de ce critère qui confond, le plus souvent, « international » et anglo-saxon et langue anglaise (cf. Vauclair, Piolat, dans ce numéro). Cette tendance à l’hégémonie linguistique est d’ailleurs très souvent critiquée par les auteurs se référant aux méthodes qualitatives en sciences sociales et humaines, y compris anglo-saxons. En effet, cette unification peut être dommageable pour des travaux dont les aspects contextuels et culturels ne sont pas considérés comme de simples variables à ajouter mais bien comme des fondements de leur théorie. D’autre part, cette unification participe également à une simplification du monde de la recherche qui favorise l’illusion d’une unité consensuelle sur la définition de la science et qui, de fait, sous-estime la discussion entre paradigmes nécessaire et salutaire (du moment qu’elle se fait dans le respect des personnes) pour le développement de la science.
6 Cette hétérogénéité, comme l’engouement actuel pour ces méthodes, en particulier dans le monde anglo-saxon, sont également mis en évidence par un examen des sites Internet de plus en plus nombreux qui s’y référent (cf. Bruchez, Fasseur, Santiago-Delefosse, dans ce numéro).
7 Pour développements, cf. Santiago-Delefosse, Rouan, 2001. La dénomination des catégories nous appartient, ainsi que les classifications des auteurs dans l’une ou l’autre d’entre elles.
8 Cette analyse des grilles proposées est, certes, un peu rapide et mériterait des développements beaucoup plus approfondis. Cependant, il paraît important de citer ces points fondamentaux qui sont susceptibles d’expliquer la divergence des grilles d’évaluation et les discordances d’analyse des recherches qualitatives entre experts.
9 http://bmj.bmjjournals.com/advice/peer_review.shtml
10 pour exemple, cf. 2ème Ed. du Guide du Center for Reviews and Dissimination of Research
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