N°10 / Europe et identité Janvier 2007

Une entreprise de formation morale et physique de la jeunesse française : Les Chantiers de la Jeunesse (1940-1944)

Christophe Pecout

Résumé

L’organisation des Chantiers de la Jeunesse créée en juillet 1940 répond à la volonté du gouvernement de Vichy de régénérer moralement et physiquement une jeunesse française stigmatisée. Dans cette optique idéologique, le corps apparaît comme un instrument efficace d’intériorisation des valeurs pétainistes. C’est ainsi, qu’au nom du relèvement de la race française, les Chantiers de la Jeunesse entreprennent le modelage corporelle de cette jeunesse afin d’en faire la vitrine du nouveau régime.

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La période du gouvernement de Vichy (1940-1944) se caractérise, dans le domaine éducatif, par la valorisation de l'éducation corporelle ainsi que la large diffusion de l’éducation physique, du sport et des pratiques physiques dans toute la société. Effectivement, le redressement national entrepris par le maréchal Pétain, au lendemain d’une défaite traumatisante, imposait une reprise en main complète de la population française, et plus précisément de sa jeunesse, jugée décadente, matérialiste, sans énergie et dominée par l’esprit de jouissance. C’est pourquoi, au nom de la renaissance morale et physique de la Patrie, le gouvernement de Vichy entreprend l’encadrement de la jeunesse afin de faciliter l’intériorisation des nouvelles valeurs de la Révolution Nationale : le goût de l’effort, l’amour du travail, l’esprit d’équipe, l'ordre, la discipline, l’obéissance… La prolifération d’organisations de jeunesse à la gloire du Maréchal répond à cette ambition de contrôler et d’embrigader la jeunesse française. De cette mise en ordre découlera la formation d’une jeunesse saine de corps et d’esprit.

L’exemple le plus significatif de cette entreprise d’intervention idéologique et éducative est sans aucun doute celui des Chantiers de la Jeunesse. Service civil obligatoire pour les citoyens français de vingt ans résidant en zone libre, l’organisation des Chantiers de la Jeunesse concrétise ce projet de revitalisation physique et morale de Vichy. Comment alors s’organise cette formation ?

Les Chantiers de la Jeunesse, courroie de transmission de la Révolution Nationale 

Les Chantiers de la Jeunesse naissent officiellement le 31 juillet 1940 et deviennent une institution d’Etat par la loi du 18 janvier 1941 obligeant ainsi chaque citoyen français de vingt ans résidant en zone libre à effectuer un stage de huit mois au sein d’un chantier. Véritable syncrétisme, la structure1 des Chantiers s’inspire largement de l’armée et du scoutisme. Ainsi, entre 1940 et 1944, près de 400 000 jeunes hommes effectueront ce stage.

Organisation à la gloire du Maréchal, le discours politique et idéologique des Chantiers juxtapose anticommunisme, antigaullisme et anglophobie. Le commissaire général aux Chantiers, Joseph de la Porte du Theil, est d’ailleurs un inconditionnel de Pétain qu’il rencontre régulièrement à Vichy. Particulièrement zélé, il s'évertuera pendant quatre ans à servir le plus fidèlement possible la Révolution Nationale. « Aux Chantiers, nous travaillons de tout notre cœur et de toute notre foi à faire vivre dans l’âme des jeunes gens les principes les plus élevés de la Révolution Nationale2 » déclare-t-il en décembre 1941. Les jeunes mobilisés, dont la grande majorité préférerait rester chez elle, se retrouvent ainsi, du jour au lendemain, complètement immergés dans une institution prônant le culte du Maréchal à travers le discours des chefs, de sa presse interne, de ses cérémonies de propagande, ou bien encore par ses pratiques quotidiennes. Dans cette optique de formation idéologique, l’éducation physique, et plus largement les pratiques corporelles, interviennent dans la propagation et la vulgarisation du discours des Chantiers. À travers l’hébertisme, les sports, la marche, la gymnastique corrective, l’ordre serré, la vie en plein air et le travail de la terre, les Chantiers entreprennent de former et de modeler des corps virils, robustes, véritable vitrine du nouveau régime. Cet imaginaire de l’"Homme nouveau" sous-entend alors lapurification, la virilisation, l’endurcissement et la disciplinarité des corps.

Purifier et viriliser les corps

Le redressement moral et physique entrepris par les Chantiers nécessite un isolement total des jeunes pour deux principales raisons : lutter contre l’esprit matérialiste et faciliter l’emprise éducative.  L’installation des jeunes dans des camps de plein air, éloignés de plusieurs kilomètres des villages, est une réponse directe à l’esprit de jouissance tant décrié. Ainsi, en interdisant la fréquentation des cinémas et des cafés, les Chantiers s’inscrivent dans ce retour à l’ordre moral. Mais cet isolement, qui interdit à toute personne de sortir du camp et à y rentrer sans autorisation, revêt un intérêt sur le plan pédagogique puisque aucun obstacle extérieur ne vient obstruer cette immersion totale dans l’ambiance Chantiers. L’emprise éducative peut alors s’effectuer sans contrainte toute la journée pendant huit mois. Si la vie rudimentaire des camps vise à faire disparaître tout sentiment matérialiste chez les jeunes, elle se révèle également très efficace sur le plan physique. En effet, la vie au plein air dans les massifs montagneux correspond à ce souci de purification et d’endurcissement des corps. Vivre une bonne partie de la journée en extérieur permet au corps de s’endurcir, par le contact au froid, à la chaleur, au vent, à la pluie mais aussi de s’oxygéner, de respirer l’air vertueux de la nature et de faire le plein de vitalité et d’énergie. Bien que cette vie quotidienne en extérieur soit en elle-même très rude, la virilisation des corps demande également l’utilisation d’activités physiques.

Le décrassage matinal, séance d’éducation physique d’une trentaine de minute, en est le parfait exemple. Défini comme un coup droit porté à la passivité, ce réveil musculaire, par la mise en mouvement de l’organisme, fortifie la volonté, contribue à développer la joie dans l’effort et participe à l’apprentissage de l’exactitude. Dès le saut du lit, les jeunes, très peu vêtus, sont incités à crier pour se réveiller et vider leurs poumons, ensuite, commencent les exercices, les mouvements de marche, les assouplissements de jambes, de bras, du tronc et les exercices respiratoires. Comme le dit, non sans une certaine satisfaction, ce chef, « le décrassage est un exercice désagréable mais plus il est désagréable, mieux il forme le caractère3 » L’air respiré à pleins poumons lors de ces exercices, agit comme un agent régénérateur : « Ton cœur bat vite, il te dépasse, le sang afflue et saillir tes veines, tes muscles tremblent un peu. Alors respire à fond l’air qui te calme. Sens-tu ce torse qui se redresse, ces jambes plus sures, ce ventre rentré et comme ton regard est plus net et clair4 » écrit par exemple ce moniteur d’éducation physique.

Autre activité physique au service de l’endurcissement corporel, le travail quotidien de la terre. Si les Chantiers de la Jeunesse œuvrent à la régénération morale et physique de la jeunesse, ils œuvrent également au redressement matériel du pays, et ce, en travaillant essentiellement dans les forêts (carbonisation du bois, forestage, réfection des sentiers). Le travail possède une visée éducative que n’ignore pas le commissaire général : « Le travail a une valeur formatrice pour l’individu. Il est corporellement formateur : vie saine, vie rude, vie de plein air. Il est moralement formateur. Le jeune prend sur le chantier des habitudes d’ordre, d’économie de gestes, de discipline5 » Ainsi, par ce difficile travail de la terre auquel s’ajoutent le décrassage et la vie au plein air, les corps sont confrontés à la dureté du climat et à des efforts quotidiens intenses. Par ces moyens, la jeunesse se virilise, s’endurcit et se fortifie.

Discipliner les corps

Espace clos replié sur lui-même, et encadré par un personnel militaire, le camp des Chantiers satisfait à l’ambiance disciplinaire de Vichy. L’indiscipline y est bannie comme vient le rappeler l’arsenal de sanctions mis en place pour tout manquement à la règle. D’ailleurs, les mots d’ordre du commissaire général à ses chefs sont très clairs : « Il ne faut absolument pas se laisser déborder. Tout acte net d’indiscipline doit être immédiatement et très sévèrement réprimé. Il est absolument décidé à obtenir partout l’ordre, la discipline et la tenue6 » Dans cette atmosphère disciplinaire, le corps apparaît une nouvelle fois comme un outil capable d’absorber les notions d’ordre, d’obéissance, voire de soumission. Les paroles du commissaire général vont largement dans ce sens : « L’éducation physique sera le moyen de prendre les jeunes tout de suite en mains et de les dresser pour en obtenir en peu de temps une bonne présentation, la discipline, la cohésion et l’obéissance aux chefs7 »

L’utilisation de pratiques physiques typiquement militaires comme l’ordre serré et la marche traduisent cette coercition corporelle. Effectivement, ces activités militaires, par une intégration minutieuse d’attitudes, de gestes et de rythmes cherchent la mise en ordre des corps. D’ailleurs, selon la théorie de Michel Foucault, la pédagogie militaire, par son quadrillage des individus, n’a pas d’autre objet que de soumettre les corps, les rendre dociles pour mieux les exploiter. La délimitation de chaque mouvementdans l’espace et dans le temps, n’est plus alors une simple précaution pédagogique mais bien une tactique disciplinaire8.Les exercices d’ordre serré, de mouvements de pieds fermes et de marche au pas cadencé effectués dans les Chantiers possèdent ces vertus disciplinaires. Ce n’est donc pas un hasard si pendant ces quatre années les Chantiers multiplieront les défilés et les parades auprès de la population. Sans compter que d’autres exercices interviennent dans ce processus disciplinaire comme ceux de la Méthode naturelle. Créée par un militaire, Georges Hébert était lieutenant de vaisseau, cette méthode par sa pédagogie (les vagues) produit également des mouvements d’ensemble très coordonnés. Ces corps alignés les uns derrière les autres, exécutant le même type de mouvement, donne l’impression d’une unité, d’une cohésion et d’une homogénéité corporelle. Cette intériorisation des attitudes se renforce chez Hébert par une pédagogie militaire qui n’hésite pas à réprimer tout en menant les exercices au son de "halte", "cessez", "en position", "demi-tour", "silence". Dans une moindre mesure, les sports collectifs interviennent dans cet apprentissage de la discipline. Par le respect des règles et des lois du jeu, les joueurs apprennent à se discipliner. Aussi, en cas d’infraction, des sanctions et des avertissements réprimandent tout manquement au règlement. L’arbitre, métaphore du chef et de l’autorité, doit être écouté, respecté sans aucune contestation possible car contester c’est désobéir et ça, les Chantiers ne l’admettent pas.

Redresser les corps

La tâche des Chantiers est de refaire à la France une jeunesse physiquement et moralement digne d’elle. C’est pour répondre à cette mission éducative que le commissaire général s’intéresse aux jeunes malades et déficients physiques. Ainsi, dans chaque groupement, les jeunes classés physiquement "faible" à l’issue de leur incorporation, sont versés dans un même groupe appelé les jeunes à entraînement spécial. Il s’agit alors, selon les termes du commissaire général, «d’une vaste entreprise d’éducation, de redressement et même de récupération9 » Ce programme, qui n’est pas un simple simulacre du programme normal d’hébertisme, mais véritablement un entraînement adapté s’effectue en étroite liaison avec le médecin qui détermine la nature et le dosage des exercices. La rééducation de cette jeunesse chétive et maladive s’accomplit essentiellement par l’utilisation d’une gymnastique orthopédique et corrective dont les exercices de jambes, de bras, de suspension, d’équilibre ou de respiration visent le redressement des déviations individuelles. La Méthode naturelle d’Hébert s’inscrit également dans cette finalité médicale car elle veille, selon son auteur, «à l’attitude bustale des élèves en combattant les défauts les plus communs : le dos arrondi ou voûté, la poitrine rentrée, les épaules portées en avant, le cou penché, le ventre avancé, les reins trop creusés10 »

Cependant, derrière le redressement de ces corps, existe une signification propagandiste liée à l’image que représente ces hommes à l’attitude droite et fière. Véritable allégorie, ces corps malingres, représentent la jeunesse décadente d’avant guerre. L’image de ces corps malades ne cadre pas avec celle de la nouvelle jeunesse de Vichy, caractérisée par son entrain, sa force, sa robustesse et sa vitalité. L’intervention sur ces jeunes devient donc nécessaire et légitime. Par cette intervention, les Chantiers montrent que l’on peut corriger les corps, les redresser et les faire renaître comme le Maréchal fait renaître la France. La renaissance et le redressement de ces corps les plus malades symbolisent ainsi la renaissance physique et morale de la France.

Conclusion

Le corps dans les Chantiers représente donc un outil efficace dans le processus d'intériorisation des valeurs, des normes et des attitudes. En ce sens, ce modelage des corps dans les Chantiers répond à la symbolique que renvoie l’institution : tenue impeccable, moralité irréprochable, droiture, fierté, virilité et pureté. Car l'entreprise éducative des Chantiers n'a pas d'autre vocation, comme l’écrit le commissaire général, que d’améliorer la race et de la porter à son rendement physique maximum. Ainsi, les Chantiers participent à la formation de cet "Homme nouveau" de Vichy, véritable symbole de la Révolution Nationale.

Sources :
Archives Nationales
 :
Fond AJ/39 : les Chantiers de la Jeunesse.

1  L’organigramme des Chantiers se compose d’un commissariat général et de six commissariats régionaux. La zone libre est divisée en cinq provinces, Alpes-Jura, Provence, Languedoc, Auvergne, Pyrénées-Gascogne avec à leur tête un commissaire régional. Une province est également créée en Afrique du Nord. Chaque province se compose de huit à dix groupements numérotés regroupant environ 2000 hommes. Chaque groupement est divisé en dix groupes de 150 hommes. Enfin, l’équipe compte une dizaine de jeune et représente l’unité de base.

2  Espoir, revue des chefs des Chantiers de la Province Pyrénées-Gascogne, discours de La Porte du Theil, décembre 1941, AN/AJ/39/114.

3  Conférence du commissaire Boulet, chef de l’école régionale des chefs de Pyrénées-Gascogne, décembre 1941, AN/AJ/39/127.

4  Luberon-Durance, revue du groupement n° 13, 1er mai 1941, AN/AJ/39/117

5  Bulletin périodique officiel des Chantiers de la Jeunesse, 5 juin 1941.

6  Bulletin périodique officiel des Chantiers de la Jeunesse, 12 septembre 1940.

7  Joseph de la Porte du Theil, Un an de commandement, Sequana, Paris, 1941, p. 15

8  En effet, Foucault, montre comment la discipline contrôle l’activité notamment à partir de l’élaboration temporelle de l’acte : « L’acte est décomposé en ces éléments ; la position du corps, des membres, des articulations est définie ; à chaque mouvement sont assignés une direction, une amplitude, une durée ; leur ordre de succession est prescrit. Le temps pénètre le corps et avec lui tous les contrôles minutieux du pouvoir.  » Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p.178.

9  Note sur l’organisation des jeunes à entraînement spécial, 10 juillet 1941, AN/AJ/39/1.

10  Georges Hébert, Guide abrégé du moniteur et de la monitrice, Librairie Vuibert, Paris, 1941, p.25.

Joseph De la Porte du Theil, Un an de commandement, Sequana, Paris, 1941.

Joseph De la Porte du Theil, Les Chantiers ont deux ans, Sequana, Paris, 1942.

Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975.

Jean-Louis Gay-Lescot, Sport et éducation sous Vichy (1940-1944), Presses universitaires de Lyon, 1991.

Pierre Giolitto, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Perrin, Paris, 1991.

Wilfried Halls, Les jeunes et la politique de Vichy, Syros Alternatives, Paris, 1988.

Georges Hébert, Guide abrégé du moniteur et de la monitrice, Librairie Vuibert, Paris, 1941.

Limoré Yagil, “L’homme nouveau” et la Révolution Nationale de Vichy, Septentrion Presses Universitaires, Lille, 1997.

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