Introduction
L’objectif de cette étude est de comprendre l’impact de la catégorisation sociale sur la perception des relations interpersonnelles en Europe.
Les différents travaux sur les relations interpersonnelles mettent en évidence l’incidence de la proximité spatiale dans l’affiliation. En conséquence, une représentation sociale de l’Europe s’appuyant sur les liens affectifs inférés devrait reproduire assez fidèlement sa réalité géographique. Cependant, les relations entre pays, par les jeux identitaires qu’elles suscitent, sont également soumises aux lois de la catégorisation.
Le biais de contraste, c’est à dire la maximalisation des différences intercatégorielles, le biais d’assimilation, c’est à dire la maximalisation des ressemblances intracatégorielles, et le biais d’autofavoritisme, c’est à dire la valorisation des membres de son propre groupe au détriment de ceux de l’autre groupe, devraient être activés.
Plus largement, les écarts observés par rapport à la stricte reproduction de la réalité devraient révéler l’incidence des lois de la psychologie sociale.Ainsi, l’autocentrisme devrait déformer la représentation en l’organisant autour de la nationalité des sujets et les biais dus à la catégorisation devraient s’appliquer sur les partitions essentielles pour leur identité.
Dispositif
Cette étude sur le thème de l’Europe visant à comprendre les soubassements de l’identité européenne des Français, elle s’attache à mettre au jour le « sociogramme » de l’ensemble des Européens selon les Français. Ainsi, les sujets ont pour tâche d’établir les liens entre les différentes nationalités selon le principe d’une attractivité amicale et interpersonnelle. Cela nous permet de travailler sur la force des liens réalisés entre les différents éléments, de comprendre les critères utilisés pour associer les nationalités entre elles et de déterminer quels sont les éléments les plus connexes et les plus fréquents. En d’autres termes, les sujets sont amenés à utiliser librement leurs catégorisations, ce qui permet ensuite d’évaluer les effets de cette catégorisation dans l’optique d’éclairer la notion d’identité.
Concrètement, les sujets (étudiants en première année à l’université de Bourgogne toutes disciplines confondues, N=317) répondent à la consigne suivante : « Nous souhaitons connaître les représentations des rapports interpersonnelles en Europe. Nous vous demandons donc pour chaque Européen d’indiquer avec quel(s) autre(s) Européen(s), il aimerait le plus avoir des contacts personnels » (Morlot et Journiac, 2001). Nous amenons ainsi les sujets à mobiliser la dimension affective de leur représentation (« contacts personnels ») et à réaliser des comparaisons entre les éléments de la représentation de nature bipolaire (nature du lien activé : « aimerait »).
Nous réalisons à partir de l’ensemble des réponses un tableau de contingence croisant les nationalités stimuli et les nationalités réponse. Dans chaque case figure le nombre de sujets ayant associés les deux nationalités concernées. Ces données sont traitées, dans un premier temps, par analyse factorielle des correspondances (le soubassement théorique de cette méthode est de mettre en évidence les différences au sein d’un grand nombre de variables). Ainsi, nous réalisons des cartes subjectives de l’Europe où les distances entre les pays ne sont plus des kilomètres mais des liens sociaux représentant une attraction entre nationalités. Ceci nous permettra de tester la conformité des données à la réalité, de délimiter les catégories de nationalités créées par les sujets et d’étudier les différents effets liés au processus de la catégorisation sociale, c’est-à-dire le biais de contraste (Tajfel et Wilkes, 1962 ; Mc Garty et Turner, 1992), d’assimilation ou de stéréotypie (Tajfel, Sheikh et Gardner, 1963 ; Doise, Deschamps et Meyer, 1979 ; Castel, 1999) et de le biais de discrimination (Tajfel, Billig, Bundy et Flament, 1974 ; Sachdev et Bourhis, 1987 ; Doraï, 1993).
Résultats
L’analyse factorielle des correspondances
L’analyse factorielle des correspondances réalisée à partir du tableau de contingence croisant les nationalités stimuli et les nationalités réponses permet de rendre compte des attractions et des rejets entre nationalités selon les Français. A partir de cette carte, il sera alors possible de tester la ressemblance à la réalité ainsi que les différents biais de catégorisation.
figure 1 : analyse factorielle des correspondances
En ce qui concerne l’axe 1, nous notons que les nationalités de l’ancien bloc communiste s’opposent aux nationalités du bloc capitaliste. Ce facteur serait directement en lien avec des caractéristiques socio-économico-politiques voir même géographiques. Cette organisation oppose l’Europe de l’Est à l’Europe de l’Ouest. De plus il semble que les nationalités de l’Est sont moins souvent associées que les nationalités de l’Ouest (carrés proportionnels au nombre d’associations). Toujours en prenant en compte le nombre d’associations, il apparaît que les Français occupent une place privilégiée dans cette représentation car ils semblent nettement plus associés que toutes les autres nationalités.
En ce qui concerne l’axe 2, nous observons que les nationalités relevant de pays froids s’opposent à des nationalités relevant de pays chauds. De nouveau, ce facteur fait référence à une certaine réalité à savoir l’opposition Nord / Sud.
La représentation obtenue semblant être assez fidèle à la réalité de l’Europe, nous proposons de travailler sur la qualité de la représentation en termes de reproduction des oppositions géographiques.
Les ressemblances à la réalité
Il s’agit ici de comparer les données subjectives fournies par l’AFC avec les données objectives de ces mêmes nationalités. Les données objectives relatives au facteur 1 sont les longitudes (en prenant en compte les capitales des pays) et les données objectives relatives à l’axe 2 sont les latitudes (de ces mêmes capitales) ; les données subjectives sont constituées respectivement par les abscisses et les ordonnées de l’AFC.
Bien que nous soyons conscients que les distances données par l’AFC ne respectent pas les règles de proportionnalité d’une carte géographique, nous avons effectué une analyse de corrélation linéaire entre les deux types de données après avoir pris soin de transformer nos données pour les rendre compatibles entre elles (échelle). Une forte corrélation entre les deux types de données indique que les critères utilisés par les sujets pour assembler les nationalités entre elles sont de nature géographique.
abscisse AFC |
ordonnés AFC |
|
longitude capitale |
0,70 |
0,07 |
latitude capitale |
-0,10 |
0,79 |
Tableau 1 : coefficients de corrélation
La corrélation entre les longitudes et les abscisses de l’AFC est significativement (Z=1,91, p=.028) supérieure à 0,5 et la corrélation entre les latitudes et les ordonnées de l’AFC est significativement (Z= 3,13, p=.00087) supérieure à 0,5.
Ainsi, les sujets miment la réalité physique pour regrouper les nationalités entre elles aboutissant à une bonne qualité de leur représentation de l’Europe en terme quasi géographique. Cependant, malgré cette bonne qualité de la représentation, aux vues de l’activité que le sujet était amené à réaliser (établir des liens entre des objets), il y a certainement des écarts dus aux phénomènes de regroupement (processus de catégorisation). On devrait donc retrouver, dans la représentation obtenue, les traces des processus à l’œuvre dans la catégorisation sociale.
Les biais de catégorisation sociale
La représentation fournie par l’AFC, par les écarts qu’elle introduit par rapport à la réalité géographique, semble permettre de mettre en évidence les biais dus à la catégorisation sociale. En effet, suite à une simple lecture, il apparaît sur l’AFC que la distance entre les blocs est surestimée (biais de contraste), que les distances entre les éléments au sein d’un même groupe sont sous-estimées (biais d’assimilation) et que les sujets ont tendance à favoriser leur groupe d’appartenance et à défavoriser leur groupe de non appartenance (biais de discrimination).
Ces biais peuvent être estimés en mesurant les déformations qu’introduit l’AFC par rapport aux données géographiques.
Biais de contraste
En référence à Tajfel et Wilkes (1963) qui, pour estimer le contraste, avaient mesuré l’écart entre les lignes adjacentes des catégories différentes (la plus grande des petites lignes et la plus petite des grandes lignes), nous avons pris en compte les coordonnées géographiques et représentationnelles des cinq pays les plus à l’Est des pays occidentaux et des 5 pays les plus à l’Ouest des pays orientaux. Nous réalisons à partir de ces pays cinq couples et calculons pour chacun d’eux une distance. Il est alors possible de comparer la moyenne des distances réelles et celle des distances représentationnelles. Il y a biais de contraste dans le cas où les moyennes représentationnelles sont supérieures aux données géographiques.
Remarque : toutes les données (géographiques et représentationnelles) ont été transformées afin d’être à la même échelle.
en longitudes |
en abscisses AFC |
4,85 |
62,55 |
Tableau 2 : distances moyennes entre les pays frontaliers sur la dimension Est / Ouest
F(1,4)=50,80 ; p<.002
Il y a un fort biais de contraste entre le bloc Est et le bloc Ouest, c’est-à-dire que la distance entre ces deux blocs est surestimée.
en latitudes |
en ordonnées AFC |
8,62 |
7,93 |
Tableau 3 : distances moyennes entre les pays frontaliers sur la dimension Nord / Sud
F(1,4)=0,05 ; p<.83 ; NS
Il ne semble pas y avoir de déformation dans la perception des frontières entre le bloc Nord et le bloc Sud, la perception subjective paraissant conforme aux distances objectives.
Biais d’assimilation
Afin de mettre en évidence le biais d’assimilation, nous avons, comme précédemment, retenues les données géographiques et les données représentationnelles. Nous travaillons cette fois sur les distances au sein des blocs. Nous considérons les quatre blocs et adoptons la même démarche pour chacun de ces blocs. Nous classons chaque nationalité de la plus extrême à la moins extrême, puis nous calculons les distances entre les nationalités deux à deux en suivant l’ordre établi précédemment. Nous pouvons conclure à un biais d’assimilation dans le cas où la moyenne des distances représentationnelle est significativement inférieure à la moyenne des distances géographiques. L’analyse des résultats montre que ce n’est le cas pour aucun des axes.
Cependant, la lecture de l’AFC nous amène à penser qu’il y aurait un biais d’assimilation limité au bloc Est sur la dimension Nord / Sud. Il semblerait que les occidentaux (ici les Français) situent tous les pays de l’ex bloc communiste au centre de l’Europe sur l’axe Nord / Sud tout en les « étalant » bien sur l’axe Est / Ouest.
Pour tester cet effet, nous avons pris en compte les coordonnées géographiques et représentationnelles des 5 pays les plus au Nord des pays orientaux et des 5 pays les plus au Sud de ces mêmes pays orientaux. Nous avons ensuite calculé les distances entre les cinq couples obtenus.
Géographiques |
représentationnelles |
53,01 |
21,21 |
Tableau 4 : moyennes des distances
F(1,4) = 174,19 ; p<.0002
Les distances perçues entre les pays orientaux sur l’axe Nord / Sud sont significativement inférieures aux distances réelles. Pour cette population, l’assimilation ne concerne que l’exogroupe et ne porte que sur l’axe qui n’est pas concernée par la partition. Autrement dit, les pays de l’endogroupe se différencient bien tous entre eux sur toutes les dimensions, ceux de l’exogroupe ne se différencient que sur la dimension qui les sépare de l’endogroupe.
Biais d’ethnocentrisme
Suite à une lecture de l’AFC, il semble que les Français se sont associés de manière privilégiée à l’ensemble des autres nationalités. Ainsi, la classification des nationalités en fonction du nombre d’occurrences par ordre décroissant indique que les Français arrivent en première position à la fois si nous considérons les pays stimuli (pays à l’origine des relations) et les pays réponses (pays récepteurs des choix).
avec la France (1er pays) |
avec l’Allemagne (2ème pays) |
avec les pays autres que la France |
1449 |
585 |
297,18 (11293/38) |
Tableau 5 : nombre moyen de connexions établies
Les Français sont presque cinq fois plus associés que la moyenne des autres pays et cet écart est hautement significatif (c² = 759,06 ; dl = 1 ; p<.000001). Même si on considère le pays le plus choisi après la France, à savoir l’Allemagne, l’écart reste impressionnant et toujours extrêmement significatif (c² = 367,01 ; dl = 1 ; p<.000001).
L’ensemble de ces résultats nous amène à conclure à un biais d’ethnocentrisme. En effet, les sujets associent plus souvent leur pays aux autres nationalités que tout autre pays, c’est-à-dire qu’ils pensent que toutes les autres nationalités aimeraient avoir des contacts particulièrement avec eux.
Biais de discrimination
Il s’agit ici de mettre en évidence que les nationalités de l’endo-groupe sont significativement plus associées que les nationalités de l’exo-groupe aussi bien pour les blocs Est et Ouest que pour les blocs Nord et Sud. Concrètement, les associations de chaque pays (à savoir la somme de choix dont on les crédite aussi bien en émission qu’en réception) ont été dénombrées et regroupées par bloc (Est, Ouest, Nord, Sud). Il est nécessaire de pondérer les résultats car les différents blocs ne sont pas tous constitués du même nombre de nationalités : 23 nationalités dans le bloc Est et 16 nationalités dans le bloc Ouest ; 21 nationalités dans le bloc Nord et 18 nationalités dans le bloc Sud. De plus, comme il se pourrait que les résultats observés ne proviennent que du biais d’ethnocentrisme, il est nécessaire de vérifier si l’effet se maintient en enlevant les données concernant la France.
EST |
OUEST |
NORD |
SUD |
|
avec la France |
224,61 (5166/23) |
473,5 (7576/16) |
288,24 (6053/21) |
371,61 (6689/18) |
sans la France |
224,61 (5166/23) |
408,46 (6127/15) |
288,24 (6053/21) |
308,23 (5240/17) |
Tableau 6 : nombre moyen de choix
Les pays de l’Ouest sont deux fois plus associés que les pays de l’Est (augmentation de 110%), la différence étant hautement significative (c² = 1789,07 ; dl = 1 ; p<.000001). Si nous supprimons les données relatives à la France, cette différence reste très importante (augmentation de plus de 80%) et très significative (c² = 1032,69 ; dl = 1 ; p<.000001)
Les résultats sont formellement identiques en ce qui concerne la comparaison des blocs Nord et Sud. En effet, le bloc Sud est significativement (c² = 206,2 ; dl = 1 ; p<.00001) plus associé que le bloc Nord et ceci reste vrai lorsque nous supprimons les données de la France (c² = 12,58 ; dl = 1 ; p<.001). Cependant, même si les résultats vont dans le même sens dans les deux situations, l’effet concernant l’opposition entre le Nord et le Sud est nettement plus faible (augmentation de moins de 30%) et s’affaiblit encore lorsque la France est supprimée (augmentation de moins de 7%).
En conclusion sur les biais de catégorisation sociale, les sujets perçoivent deux blocs au sein de l’Europe en « exagérant » la distance qui les sépare (premier facteur, biais de contraste). Grâce au second facteur, ils différencient les membres de leur groupe (nationalités « capitalistes ») alors qu’ils ne font aucune distinction entre ceux de l’autre groupe, composé essentiellement des pays de l’ex bloc communiste ; il s’agit d’un biais d’assimilation dans l’exogroupe (Castel, 1999). Enfin, ils favorisent leur groupe d’appartenance (principalement le bloc Ouest) en estimant que ses pays font l’objet de plus de connexions. Il semble donc que, pour les Français, l’appartenance occidentale est identitaire puisqu’ils traitent ce bloc comme un endogroupe, alors que sa situation dans la moitié Sud de l’Europe ne l’est pas.
Discussion
Il résulte de cette étude que pour les Français, les blocs Est et Ouest sont identitairement marqués. Les sujets se sentent plus occidentaux idéologiquement qu’ils ne le sont géographiquement. Autrement dit, l’ancienne fracture mondiale entre capitalisme et communisme qui passait au centre de l’Europe est restée fortement inscrite dans les représentations et semble constituer un obstacle à une représentation unitaire de l’Europe (l’unicité étant une condition nécessaire de l’identité culturelle). A l’inverse, la fracture mondiale Nord / Sud qui économiquement correspond à la fracture riche / pauvre ne sépare pas les pays européens entre eux (aucun pays européen ne fait partie des pays les plus pauvres de la planète). Au contraire, il y a dans chaque pays des riches et des pauvres, similitude et transversalité qui pourraient renforcer l’unité européenne.
Les partitions entre blocs de pays sont des obstacles à une Europe pouvant servir à la constitution d’une identité culturelle commune européenne.
Castel, P. (1999). Langage et discrimination. In J.-P. Pétard (Ed.), Psychologie sociale, pp. 317-374. Paris : Bréal Editions.
Doise, W., Deschamps, J.-C., & Meyer, G. (1979). Accentuation des ressemblances intracatégorielles. In W. Doise (Ed.), Expériences entre groupes (pp. 281-292). Paris : Mouton
Doraï, M. (1993). Effets de la catégorisation simple et de la catégorisation croisée sur les stéréotypes. Journal International de Psychologie, 28, 3-18.
McGarty, C., & Turner, J. (1992). The effects of of categorization on social jugement. British Journal of Psychology, 31, 253-268
Mollot, R., & Journiac, C. (2001). Représentations sociales de l’Europe : Etude comparative de deux cohortes (1996/1999). In N. Sabatier, J. Palacio, H. Namane (Eds.), Savoirs et enjeux de l’interculturel : nouvelles approches, nouvelles perspectives, pp. 121-136. Paris : L’Harmattan
Sachdev, I., & Bourhis, R. Y. (1987). Status differentials in intergroup behaviour. European Journal of Social Psychology, 17, 277-293
Tajfel, H., Billig, M. G., Bundy, R. P., & Flament, C. (1971). Social categorization and intergroup behaviour. European Journal of Social Psychology, 1, 149-178.
Tajfel, H., Sheikh, A. A., & Gardner, R. C. (1964). Content of stereotypes and inference of similarity between members of stereotyped groups. Acta Psychologica, 22,191-201
Tajfel, H., & Wilkes, A. L. (1963). Classification and quantitative judgement. British Journal of Psychology, 54, 101-114.