Le contre temps démocratique européen, notre avenir, le meilleur, me semble préparé par l’œuvre de Maurice Halbwachs et par son amour de la culture allemande, par sa rigueur dans la mise en question et de la science et de la politique. Alsacien de vieille souche, il en dresse fièrement en 1942 la généalogie dans ses Carnets : c’est en Allemagne qu’il trouve sa voie. Sa vie intellectuelle commence avec Les manuscrits de Leibniz et se termine en 1939 par l’éloge de Wagner malgré la manipulation nazie de La marche des Walkyries et par sa propre récitation des poètes romantiques allemands à ses compagnons de mort concentrationnaire.
L’homme et le temps d’une vocation.
Savant, socialiste et solitaire, toute sa vie il restera lui-même. Il est d’abord élève de Bergson pendant sept ans. A partir de l’Allemagne, il écrit au journal de Jaurès – L’Humanité – pour protester contre les brutalités policières contre les ouvriers. Il y prend note de l’effort statistique des centrales syndicales, mais il sera le premier à percevoir leur danger et les illusions dominant aujourd’hui en matière de sondages qui ramènent les statistiques humaines aux certitudes des sciences de la matière. Ce sera l’objet de sa thèse complémentaire d’économie sur Fréchet et l’homme moyen, autant que l’objet de sa thèse économique sur Les dépenses de la classe ouvrière.
On lui avait donné une bourse d’études en Allemagne pour étudier Leibniz et sans doute pour trouver dans la Monadologie où toutes les créatures sont à la fois "matière et mémoire", des lettres de noblesse pour Bergson. Il trouve au contraire le thème central de sa propre pensée : ce n’est pas Dieu, c’est la société qui est mémoire, et mémoire créatrice des mémoires sociales particulières. Halbwachs, grâce à la mémoire peut se libérer du matérialisme historique et moderniser ses croyances socialistes, tout comme Mauss et comme Simmel, en se libérant de la valeur-production au profit de la valeur d’échange.
En 1910, il publie la première thèse universitaire française sur la classe ouvrière. Il représente alors la gauche durkheimienne et tient la rubrique de "sociologie économique" dans L’Année sociologique. Il a lu l’ouvrage de Veblen où sont décrites les classes aisées dans leurs dépenses ostentatoires et il généralise ce schéma à la classe ouvrière. Il oppose la science statistique à la dialectique : la classe ouvrière n’est pas ce qu’en fait la conscience mais ce qu’observe la sociologie statistique et l’expérience politique s’oppose aux généralités sociologiques. Marx sert la dynamique de la conscience de classe ouvrière et corrige l’idée de représentation collective durkheimienne, parce que Marx oppose le retard de la supra-structure collective sur l’infrastructure économique : il reconnaît déjà la distorsion que le passé exerce comme mémoire sur le présent. La classe ouvrière sera étudiée comme classe de production, puis comme classe de consommation. Les syndicats allemands classent les métiers ouvriers par la matière qu’ils travaillent (le cuir, le bois, etc.) ; ils suggèrent à Halbwachs son idée maîtresse : toute la journée de travail ouvrier est en face à face avec la matière ; toutes les autres classes (fonctionnaires, commerçants…) œuvrent dans une société, participent à la vie sociale. Il semblerait que la société avait délégué et relégué les ouvriers à la matière. L’oubli social est une réinterprétation de l’aliénation marxiste. La société est oublieuse de la classe ouvrière et celle-ci, quand elle produit, oublie la conscience collective et la société du dehors. La classe ouvrière en tant que productrice est une classe sans mémoire ; mais la consommation de la classe ouvrière témoigne de la conscience de classe évaluée par la statistique. Contrairement aux pseudo lois économiques de Engel, les postes de dépenses varient en importance.
Un siècle avant la prétention des statistiques, Halbwachs souligne que l’achat n’est pas une réponse instantanée et matérielle à une offre des marchés, c’est une conduite symbolique guidée par une mémoire de classe. Dès qu’il sort de l’usine, l’ouvrier s’habille bien pour compenser sa journée d’oubli et d’aliénation ; le poste de dépenses d’un vêtement va croître en proportion de son salaire. La conscience de classe lie l’oubli social et le ressentiment.
La sociologie française commence, comme chacun sait, par la grande thèse de Durkheim : La division du travail social où Durkheim s’oppose à l’optimisme du libéralisme, suivant lequel la division sociale et technique du travail aurait été inventée pour des raisons de profits économiques communes. A ce motif de profit, Durkheim oppose ce qui est la cause première d’une société : une exigence morale, une exigence éthique. La solidarité est à la fois un fait économique, structural et un fait moral. La société a besoin de se sentir liée entre ses membres, entre ses classes sociales horizontalement et entre son présent et sa mémoire verticalement par une double solidarité. Cette réflexion il nous faut l’avoir en tête pour nous représenter pourquoi Halbwachs va choisir, comme premier maître, avant d’arriver à Tübingen, Bergson qui par son dynamisme a l’air de renouveler une société figée, tout comme les grands musiciens ou les grands peintres renouvellent, brisent la tradition de Vienne ou d’ailleurs.
C’est pour étudier Leibniz et ses Manuscrits que Halbwachs vient en Allemagne. Leibniz se trouve en continuité avec Bergson pour une idée centrale, à savoir que toute réalité est mémoire. Mais d'autre part, Leibniz est congénial à Halbwachs par son désir d’Europe, par son désir de conciliation entre le protestantisme et le catholicisme, c’est-à-dire entre la tradition et la rationalité ; le catholicisme représentant la tradition et le protestantisme, à l’époque du Concile de Trente, représentant la modernité.
La gauche durkheimienne se constitue autour de Maurice Halbwachs ; son Droit critique économique de la société tente de mettre en place ce Risorgimento de la pensée socialiste qui nous fait penser à des exigences pour aujourd’hui. Halbwachs va donc dès 1903, dans les Cahiers du socialisme, être en correspondance avec les grands ténors du socialisme européen et allemand. Il va partir du principe qu’il faut lier l’éthique et la science. Lier l’éthique et la science du point de vue du socialisme, c’est refuser le marxisme comme une pseudo autonomie d’une science sociale qui s’appellerait la dialectique ; en particulier, la conscience de classe n’est pas un reflet de la classe, elle est ce qu’une science nouvelle, la sociologie, peut observer et c’est ce qu’il va faire dans l’œuvre qui couronne cette période, c’est-à-dire L’évolution des besoins de la classe ouvrière.
Célèbre sera le refus de Halbwachs de la bonne conscience du syndicalisme allemand. Ce refus s’exprime d’abord comme indignation contre la répression ouvrière en Allemagne dont il rend compte dans le journal socialiste de Jaurès (L’Humanité), en des termes tellement violents que cela suscite une intervention à l’Assemblée Nationale française pour demander des sanctions contre ce provocateur.
Halbwachs avec Bourgin, avec d’autres qui vont constituer la gauche socialiste, vont se charger dans L’Année sociologique de la rubrique "sociologie économique".
L’homme de haute culture qu’est Halbwachs fera appel, le premier dans la littérature française, aux grands noms de la culture de son temps : à Max Weber, à Freud, à Durkheim contre Bergson. Bergson qu’il va haïr toute sa vie après l’avoir adoré passionnément devient le héros clérical, réactionnaire qui a une énorme influence par ses leçons au Collège de France ; c’est contre l’œuvre pionnière de Bergson, contre l’œuvre qui sert de socle à tous ses développements ultérieurs en biologie, en éthique, en ontologie, c’est-à-dire Matière et mémoire, que 25 ans après, Halbwachs écrit Les cadres sociaux de la mémoire.
« Les Cadres sociaux de la mémoire »
La première guerre mondiale laisse les survivants de la boucherie sans mémoire sociale. Les intellectuels de la grande bataille culturelle pour la liberté grâce à la mémoire, ceux d’avant 1914, ceux de Freud, de la musique, de la peinture ont disparu au profit du bourrage de crâne des propagandes totalitaires, en Russie, en Italie et bientôt en Allemagne.
Héritier du rationalisme sociologique contre le psychologisme spiritualiste de Bergson, héritier du socialisme modéré contre les excités futuristes de Rome et de Moscou, Halbwachs devient l’auteur célèbre de la mémoire collective, objet de son livre de 1925 : Les cadres sociaux de la mémoire. Chaque collectif possède sa mémoire, qu’il s’agisse d’une famille, d’un ordre religieux ou d’une classe sociale. Chaque individu d’un groupe utilise pour évoquer des souvenirs personnels, des souvenirs dominants du groupe ; les cadres de la mémoire individuelle sont les mêmes que ceux de la mémoire collective, à savoir : le langage, l’espace et le temps.
Bergson oppose, à tort, les mémoires pures de la qualité temporelle imagée et affective à une mémoire rationnelle découpant l’espace dans le langage. Les cadres de la mémoire individuelle sont les mêmes que ceux de la mémoire du groupe, ce sont les souvenirs dominants du groupe comme un symbole et assurant son identité. Ces cadres comme la démocratie unifient la raison et la tradition, le concept et la qualité en une notion participant de l’une et de l’autre. Comment unifier la multiplicité des mémoires ? : cette question théorique sera centrale pour la sociologie de la mémoire. Elle n’est pas aujourd’hui sans saveur politique pour une Europe démocratique. L’unification des mémoires familiales ne pose pas de problème, parce qu’en fait les groupes s’unissent par choix et que chaque fonction, donc le père, correspond à un rôle individuel qualifié par le système de parenté. C’est tout le contraire dans la mémoire du groupe religieux qui porte en lui la guerre entre l’affectivité mystique et la rationalité dogmatique, une guerre qui porte à l’extérieur contre toute mémoire étrangère qui tente d’éradiquer ou de manipuler.
Les traditions des classes et des mémoires collectives des faits sont liées à une évaluation collective imaginaire. Elle est l’occasion d’une courtoise polémique avec Max Weber à propos de la notion de fonction. On sait que Max Weber fait un certain éloge de la rationalité bureaucratique à partir des exigences du capitalisme industriel. Halbwachs esquisse une autre histoire qui partirait de la noblesse d’épée, une classe-mémoire du moment d’anoblissement pour services rendus du rang de la famille par rapport aux autres familles nobles. Mais contrairement aux illusions optimistes et historiques de Max Weber, la fonction n’est pas la fin de l’histoire, mais un début quand apparaît la noblesse de robe où le titre est lié à la fonction financière, judiciaire et administrative.
L’évolution de l’histoire des classes jusqu’à la modernité a lieu par l’accélération des apparitions et disparitions des métiers–fonctions et par la substitution d’une idéologie à l’impossibilité d’une mémoire collective normalisée. La multiplicité des mémoires collectives des faits rend impossible l’unité de la société et nécessaire l’invention d’une instance porteuse de valeurs collectives et pouvant les hiérarchiser et les unifier.
Les Cadres sociaux de la mémoire est un livre par lequel on fonde à la fois la permanence du socialisme contre la déchirure communiste, et l’on fonde à la fois la possibilité d’un socialisme qui soit non pas un juste milieu, mais à la fois totalement la tradition et à la fois totalement la critique rationnelle du progrès. L’originalité très grande de ce livre politique c’est qu’il va fonder la possibilité de l’existence d’un tel parti socialiste nouveau sur des lois non pas de l’économie (comme Marx) mais sur des lois de la psychologie. En cela, Halbwachs, héritier de la chaire de Simmel à Strasbourg, va faire du Simmel sans le dire. Tous les grands penseurs socialistes (à côté de Simmel, il y a Mauss) vont fonder leur ontologie nouvelle sur un mécanisme psychologique. Mauss le fonde sur l’échange, Simmel le fonde sur l’interaction interindividuelle et Halbwachs va le fonder sur le travail de la mémoire, le travail des cadres sociaux de la mémoire avec les souvenirs nouveaux. Le chapitre qui correspond aux partis politiques socialistes, présente une statue biface et regardant d’un côté la tradition et de l’autre le progrès, est l’écho du chapitre des Cadres sociaux de la mémoire où Halbwachs anticipant un schéma bien postérieur que Piaget reprendra dans La naissance de l’intelligence chez l’enfant, dira que les cadres sociaux sont la condition d’appréhension de la mémoire et que toute mémoire modifie les cadres et que les cadres modifient toute mémoire. Autrement dit, le dépassement hégélien qui avait été repris par le psychologisme de Bergson est repris ici comme fondement du progrès social. Mais peut-être que l’idée la plus claire, la plus permanente, la plus riche du schéma parallèle de la mémoire collective et du progrès d’un parti socialiste, c’est le schéma même de l’idée de progrès : le progrès a lieu quand on mobilise une mémoire ayant une base sociale plus vaste que la précédente. Et le meilleur exemple que donne Halbwachs dans son chapitre sur les classes et leurs traditions, c’est l’exemple des Saint-Simoniens. En effet, les Saint-Simoniens dans leur jeunesse étaient des "soixante-huitards". Ils avaient côtoyé en 1848 les socialistes et le prolétariat, et donc avaient lié leur mémoire culturelle de bourgeoisie avec d’autres mémoires sociales qui portaient des souvenirs immémoriaux à demi-effacés. Quand ces Saint-Simoniens révolutionnaires à vingt ans deviennent, en France comme en Allemagne ou en Angleterre, des grands pionniers d’industries, ils ont cette créativité parce qu’ils ont pu puiser dans leur jeunesse dans d’autres mémoires que celles de leur propre classe sociale.
Le deuxième système de la sociologie de la mémoire publié, inachevé sous le titre de La mémoire collective semble comme une synthèse des autres travaux de Halbwachs sur la morphologie sociale, sur le tracé des routes, sur le dynamisme urbain (Chicago et Berlin). Tous ces travaux constatent que la multiplicité des mémoires collectives est liée non seulement à l’infinité des groupes actuels possibles, mais encore par-delà le livre, la radio et le cinéma, à l’infinité virtuelle des supports matériels. N’importe quoi peut être lieu de mémoire à déchiffrer comme trace par le savant.
La nouvelle sociologie de Halbwachs s’appuie d’abord, dans un premier temps, sur la notion de courants de mémoires : la rencontre de deux courants de mémoires peut former une mémoire individuelle isolée en apparence, virtuelle comme une pensée philosophique. Ce courant peut disparaître et se réactualiser.
La troisième nouveauté est induite par la lutte contre la propagande totalitaire par la radio et le cinéma. Elle introduit la notion de société savante, par exemple la société des musiciens a le monopole de la connaissance des signes : le système de notation musicale. La mémoire collective est moins la mémoire des événements que la mémoire de la signification et de la valeur. En un mot, il s’agit d’une mémoire culturelle. Comme Cassirer contre Heidegger, Halbwachs dresse la science des musiciens contre la manipulation de Wagner. A la place du langage commun à chaque amateur de musique, la société savante a le monopole d’un système de signes : la notation musicale, nouveau cadre social de la mémoire savante.
La quatrième nouveauté du système, c’est la polémique de la sociologie contre les historiens de l’Ecole des Annales qui va s’achever par une extraordinaire nouveauté philosophique qui pourrait servir demain à construire une Europe démocratique, la théorie de la pluralité des temps sociaux.
Cette deuxième partie de l’œuvre de Halbwachs va de 1938 à sa mort en 1945. Elle est caractérisée par un article où il se dresse contre non seulement le nazisme allemand, mais son idéologie spiritualiste représentée par la propagande musicale de la musique de Wagner, jouée de façon grossière par des régiments entiers. Son article s’appelle La mémoire collective chez les musiciens. Elle implique la réponse à la fois idéologique au nazisme et la réflexion nouvelle sur l’utilisation des mass médias par la propagande totalitaire, telle qu’elle avait eu lieu depuis le fascisme italien jusqu’au stalinisme en passant par le nazisme, sous forme de propagande radiophonique. L’article se présente comme un article concernant la mémoire des sons et Halbwachs arrive à une conclusion à la fois théorique et politique : cette mémoire des sons se fonde non plus sur des cadres sociaux de la mémoire qu’étaient l’espace, le langage et le temps, mais sur un système scientifique de signes qu’est la notation. La réponse que Halbwachs propose de donner à la propagande, en général, et la propagande par la radio en particulier, c’est la science. La science de la partition est le monopole des sociétés de musiciens, les sociétés de musiciens sont capables de lire des partitions et de jouer une musique non manipulée pour la propagande, y compris la musique de Wagner : la réponse au spiritualisme pseudo nietzschéen totalitaire, c’est l’utilisation de la science. Halbwachs est là comme en écho avec l’effort que vient de faire le Front Populaire, en instaurant au cœur de l’exposition de 1937 un pavillon de la découverte où chacun pouvait voir comment se fait la science par des expériences que l’enfant, l’adolescent, l’adulte peuvent voir expliquées et exécutées devant lui.
Une théorie seconde : la memoire culturelle.
La théorie seconde de Halbwachs est développée dans son ouvrage posthume La mémoire collective : il y a une science qui découpe un monde dans la réalité, par un système de signes qu’il s’agisse de la science mathématique ou d’une connaissance savante musicale ou picturale. Mais sa réflexion sur la propagande totalitaire l’amène à un tournant théorique, à savoir que la mémoire ne se transmet pas seulement sous forme de mémoire collective avec un groupe pour support ; il y a une mémoire de propagande qui se transmet par les mass médias et il y a un antidote valable de son temps, mais valable aussi de notre temps, qui est envahi par la télévision : l’antidote, c’est la mémoire des courants de mémoires et ces courants de mémoires sont des courants de mémoires culturelles, sont des courants de mémoires de valeurs en même temps que de faits. Donc la mémoire collective dans son œuvre posthume s’articulera à la fois sur la mémoire sociale qui est une mémoire culturelle, celle des idées démocratiques qui restent, propagée de bouche à oreille, qui restent dans les imprimés, dans les livres même sous la botte de la collaboration vichyssoise en France, et dans la mémoire collective. Cette distinction est l’opposition d’un temps historique qui est un temps éphémère et d’un temps des valeurs qui est un temps éternel. Ici, il y a une réactualisation de Spinoza (de la durée et de l’éternité). C’est le pari d’un homme qui vit dans une histoire noire, dans une histoire horrible et qui a une mémoire culturelle et un espoir culturel : la culture est porteuse d’éternité de valeurs par opposition à l’instantanéité de la propagande de la radio de son temps où pour parler de notre temps, de la propagande instantanée et du bourrage de crâne instantané de la télévision.
Avant que La mémoire collective paraisse à titre posthume, porteuse de courants de mémoires et de groupes de mémoires, de mémoire sociale et de mémoire collective, de mémoire dans le temps et de mémoire dans l’éternité, il y a des réponses publiques de Halbwachs. Je ne rentrerai pas dans le fait que ses derniers cours aient été consacrés au Contrat social de Rousseau, c’est-à-dire à l’âme de la démocratie ; mais je ne fais allusion qu’à un livre paru en plein Vichy – c’est-à-dire en pleine vicieuse copie de la propagande antisémite nazie – ce livre, un chef-d’œuvre, à la fois un livre politique contre cette propagande antisémite de Vichy et un livre polémique contre l’historien Marc Bloch. Comme dans l’article de 1938, Halbwachs noue et lie la créativité politique et la créativité théorique. Ce livre : La topographie légendaire des Evangiles rappelle (comme si de rien n’était en plein antisémitisme d’héritage chrétien) que le premier moment de légitimation du Nouveau Testament, les faits et miracles de Jésus, ont été légitimés dans les lieux des faits et miracles de l’Ancien Testament et qu’ainsi le christianisme naissant n’a dû, jusqu’à la fixation de son dogme, sa pérennité que grâce à la valeur du judaïsme.
La deuxième polémique ouatée de Halbwachs contre Marc Bloch qui avec arrogance en 1932 avait répondu que Les cadres sociaux prouvaient que Halbwachs ignorait tout de l’histoire et en particulier de l’histoire religieuse et du Moyen Age, est donc une réponse de la supériorité de l’approche du temps par la mémoire collective et la sociologie de la mémoire, par rapport à l’histoire, En effet, en comparant les récits des pèlerins sur la longue durée, on constate que partout les pèlerins cherchent d’abord les faits et miracles, si l’on peut dire, de David, puisque les faits et miracles du Christ ont lieu là où l’Ancien Testament connaissait les faits et miracles de David. L’autre loi, celle-ci étant la loi d’assimilation par contiguïté, par ressemblance, l’autre loi de la mémoire collective c’est après le Concile de Nicée et d’Ephèse, le fait que les pèlerins cherchent une confirmation éternelle de leur croyance dans la matière. Là il y a un tournant essentiel, puisque cela veut dire que l’éternité pour un homme c’est Deus sive natura, c’est la matière, et cette matière qu’il retrouve, c’est la Via sacra, c’est la route légendaire que le Christ aurait suivi de sa vie à sa mort, de sa mort à sa résurrection. C’est en somme la matière qui apporte son poids d’éternité à une croyance qui se veut éternelle : l’éternité est dans la matière voilà un début de réponse philosophique qu’il a le courage d’apporter en pleine période de spiritualisme délirant.
Le contre temps démocratique
L’essentiel du message que le manuscrit de Mémoire collective posthume apporte pour le lendemain de sa mort cruelle et pour notre temps, c’est le grand mythe à la façon de Platon du "Solitaire de Londres". Le "Solitaire de Londres" n’est jamais seul, tout comme Beethoven n’était jamais seul dans l’article sur les musiciens, parce que chaque conscience porte en elle tout comme la grenade entrouverte, une centaine de petits grains qui sont des mondes culturels. Il suffit que ces mondes culturels virtuels nous les actualisions dans l’histoire, pour qu’un grain étant pressé, emplisse de son parfum et de sa couleur l’ensemble de la grenade.
Il y a donc deux temps : le temps de l’histoire qui est le temps de l’actualisation et de la liberté d’actualiser la culture que nous avons en nous, et le temps éternel de la valeur de la culture que nous portons en nous.
Ce mythe de la subjectivité qui porte en elle dans son temps d’existence, dans sa durée limitée d’existence, des virtualités de culture éternelle, est un mythe de la résistance. C’est l’individu, comme celui habité par le conatus chez Spinoza, qui résiste à une société totalitaire, que cette société totalitaire soit celle des armes comme pour ce qui se passait dans l’entre-deux guerres ou que cette société totalitaire soit celle des mass médias, et singulièrement de la télévision et de l’argent aujourd’hui.
Le contre temps démocratique consiste pour chaque individu, doté d’une mémoire de valeur, d’une mémoire de culture, de se mettre en réseaux avec d’autres individus dotés d’autres mémoires, quelle que soit cette valeur, du moment que ce n’est pas de la corruption, de l’argent et de la mafia ; et de préparer par ces réseaux à l'intérieur de l’Europe la résistance à la corruption du monde de l’argent. C’est l’Europe que semble nous désigner en résistance contre le monde de l’argent, le contre temps démocratique qui nous semble habiter l’œuvre de Maurice Halbwachs.
Halbwachs (Maurice), La classe ouvrière et les niveaux de vie, P. Alcan, 1912
Halbwachs (Maurice), Les cadres sociaux de la mémoire, présentés par Gérard Namer, Paris, Albin Michel, 1998
Halbwachs (Maurice), La mémoire collective, Paris Albin Michel, 1998
Halbwachs (Maurice), La topographie légendaire des Evangiles, Paris, PUF, 1970
Halbwachs (Maurice), La science et l’action, Revue socialiste, 1905
Halbwachs (Maurice), Bernstein, Revue socialiste, 1905
Namer (Gérard), Halbwachs et la mémoire sociale, L’Harmattan, 2000
Namer (Gérard), Le contre temps démocratique, Paris, L’Harmattan, 2003