N°11 / Le caractère national Juillet 2007

Essai de lecture psycho politique d’un événement historique : 1936 à Rouen

Marcel Elkaim

Résumé

Selon les sources écrites (archives administratives, publications) la peur du "grand soir" de 1936 qu'auraient ressentie les couches aisées ne semble avoir été vérifiée au moins dans son ampleur et en ce qui concerne la région rouennaise. On en a cherché l'explication dans le mécanisme des représentations sociales en appliquant au passé la grille d'analyse fournie par la psychologie sociale (noyau central et périphérie) pour classer l'héritage mental des couches dirigeantes, ce qui a permis de mettre en lumière, lors des ³grèves sur le tas², la stupéfaction du patronat d'abord, sa volonté de "vengeance" ensuite, ses concessions concernant la périphérie afin de préserver le noyau centra : propriété et autorité. Ainsi se trouve posé le problème du rôle des représentations dans les affrontements sociaux.

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<< Les faits historiques sont, par essence, des faits psychologiques.>>
Marc Bloch1

Les rapports de l’Histoire et la psychologie sont assez paradoxaux : d’un côté, la première accorde à la seconde une grande place dans l’explication des phénomènes historiques par le biais, essentiellement, du concept de “mentalité” utilisé bien plus fréquemment au pluriel qu’au singulier, encourant le reproche d’être à la fois flou et “attrape-tout”. De Marc BLOCH et Lucien FEVRE à Robert MANDROU et Pierre LABORIE2, la part du psychologique est très largement reconnue et dans certains cas, elle oriente fondamentalement l’ouvrage. D’un autre côté, dans les débats consécutifs à la “crise de l’Histoire”, sur l’interdisciplinarité qui ont agité le monde des historiens dans les années 1990, il a été question des rapports (et des frontières) avec d’autres disciplines, l’économie, la sociologie, l’anthropologie... Avec la psychologie, peu ou pas ! D’où la nécessité de s’interroger sur ce qui ne peut être un oubli ; tout se passe comme si les historiens se sentaient assez psychologues par eux-mêmes pour se passer des outils de cette science.

Pourquoi ne pas demander à la psychologie sociale, non l’absolue rigueur scientifique qui n’existe pas dans les sciences humaines, mais un cadre méthodologique et une grille d’analyse qui permettent une approche “ordonnée” du comportement de certains groupes sociaux dans des situations du passé et, par exemple, en périodes de crise et de tensions sociales ?

On voit bien, dans la littérature de cette discipline, qu’elle s’intéresse surtout au présent pour lequel elle dispose d’un matériau important et à des phénomènes sociaux bien circonscrits, en s’appuyant sur des sondages, des questionnaires et des enquêtes sur le terrain dont ne bénéficie pas l’historien. Ce que l’on propose ici, à partir d’autres matériaux, à savoir des traces écrites, c’est une plongée dans un passé ( relativement proche : les années 1920 à 1940) ; à l’aide des instruments fournis par la psychologie sociale, le but est de comprendre les rapports sociaux entre ce qu’on appellera, sous réserve d’inventaire, les couches dirigeantes d’une part et le monde ouvrier d’autre part. Le principal outil emprunté sera le concept de “représentation sociale”, notion d’ailleurs abondamment utilisée par les historiens, dans une acception assez floue au point d’en être, à leurs yeux, dévalorisée. Il s’agit***** au contraire ici d’en faire un usage systématique et, autant que faire se peut, rigoureux, fondé sur les travaux qui lui ont été consacrés depuis Serge MOSCOVICI jusqu’au tournant du siècle et de tenter un mariage que l’on voudrait heureux et fécond entre l’histoire et la psychologie sociale.

I -Le problème historique

Dans la conscience collective des Français, 1936 a laissé des souvenirs, vécus ou reconstruits, diamétralement opposés : pour la “gauche”, l’image est positive même si l’on fait des réserves sur une “révolution manquée” ou sur l’échec économique du gouvernement Blum ; pour la droite, surtout le patronat et la bourgeoisie aisée, c’est le spectre du “grand soir”, d’ailleurs bien édulcoré puisqu’il ne s’est jamais concrétisé. La mémoire des acteurs, relayée par le travail d’historiens en grande majorité favorables à la classe ouvrière, a engendré une vision en partie mythique des événements de cette année. D’où une exaltation de l’outil de la grève et de la victoire des salariés, et le sentiment d’avoir provoqué la peur chez les possédants3. On voit bien l’intérêt qu’avait la presse de l’époque à surestimer cette peur : à gauche, on magnifiait la lutte des travailleurs, à droite on agitait l’épouvantail communiste, non pas tant pour convaincre la bourgeoisie de résister que pour rallier les classes moyennes un moment séduites par le Front Populaire.

Il est admis généralement dans les ouvrages4 consacrés au Front Populaire que les possédants ont craint la Révolution, avec un grand R : “grèves sur tas”, découverte de la puissance de la classe ouvrière. Il y est question de panique, d’angoisse, d’anxiété, de terreur...

On a donc cherché, en ce qui concerne l’agglomération rouennaise, les indices de ce comportement, non pas auprès de témoins au demeurant peu nombreux à l’heure actuelle et dont les souvenirs sont sujets à caution mais à partir de sources écrites permettant d’approfondir la mentalité des couches dirigeantes, surtout le patronat, de fait peu étudiée en dehors des ouvrages de H. ERHMANN5et J. KOLBOOM6

Deux sources, essentiellement, ont permis de se faire une idée des dimensions de la peur dans l’agglomération rouennaise en 1936 : les archives administratives et le JOURNAL DE ROUEN7.

-les rapports de police et de gendarmerie, les notes de synthèse remises au préfet par les Renseignements Généraux, censés traquer les moindre signes “d’agitation” et d’atteinte à l’ordre social, répertorient les mouvements de grève, lieux et nombres de grévistes ainsi que les incidents qui ont pu se produire ; or, pour la période considérée, ils ne parlent pas de peur, d’angoisse, encore moins de panique ou d’affolement ; concernant les entreprises, les constats de calme sont bien plus nombreux que les constats de tension. Globalement, le climat qui est décrit dans les usines est serein : dans les rapports du préfet au ministre de l’Intérieur, reviennent, comme une rengaine, les constats suivants : le 4 juin 1936 <<Cette occupation, à l’instar de ce qui se passe dans la région parisienne, est, quant à présent, pacifique.>> et le 3 juin, à propos de l’usine Bozel-Maletra <<L’occupation de l’usine se passe dans l’ordre et dans le calme.>>8. Le contraste est assez saisissant avec les signes d’inquiétude qui se manifestent quand apparaît un drapeau rouge ou que se fait entendre l’Internationale, les symboles étant jugés plus dangereux que la réalité. Mention est faite, quelquefois, de déclarations d’employeurs déclinant leur responsabilité, d’une façon tout à fait formelle, visant, en cas d’incidents, à se défausser sur les pouvoirs publics. Dans les archives préfectorales, seulement deux traces écrites de la réprobation des chefs d’entreprise :

- le 5 juin, une lettre des Raffineries des Pétroles de la Gironde : << Nous vous prions de bien vouloir prendre les mesures nécessaires pour protéger nos propriétés >> suivi d’une mise en garde, dans ce type d’industrie , contre les risques d’accident.

- du 9 au 12 juin, le Préfet reçoit seize lettres identiques avec la formulation suivante : << En vous soulignant l’illégalité de cette occupation, nous vous prions de prendre toutes mesures que vous jugerez utiles pour mettre fin à cette situation et garantir nos ateliers et matériel de toute dégradation.>>9 .

D’évidence, les “patrons” ne craignent pas pour leur intégrité physique ; ils ne croient pas à une tentative de révolution violente. Quant à la menace pour la propriété dont on a beaucoup dit qu’elle avait motivé la peur du “grand soir”, il ne semble pas qu’elle soit seulement envisagée : ils crient, bien sûr, au viol, mais c’est la preuve qu’ils sont incapables d’imaginer une transformation de l’ordre social ; d’où, dans leur for intérieur, on peut le supposer, une relative sérénité.

Pour ce qui est de la population, on ne signale pas, même dans les quartiers “bourgeois”, de ruée vers les magasins ni de constitution de réserves qui sont le signe d’une forte inquiétude pour les lendemains. Cette absence d’affolement est confirmée par la deuxième source.

- la seconde référence est le JOURNAL DE ROUEN, quotidien classé à droite ; ce journal n’était pas uniquement lu par la bourgeoisie10, mais il présentait largement son point de vue, en particulier son anticommunisme foncier ; il a professé une hostilité farouche au Front Populaire, plus particulièrement envers les radicaux accusés d’être les fourriers de l’extrême­gauche. Une analyse systématique des éditoriaux et comptes rendus des événements de l’année 193611 montre les limites de la peur sociale : certes, les relations de faits inquiétants sont plus nombreuses que celles de faits rassurants, mais on sait bien que les médias font plus leur miel du catastrophique que de la normalité. De l’ensemble, il ne ressort pas une inquiétude sociale, conséquence d’une menace ouvrière sur les usines, mais plutôt une inquiétude de “type” politique : le JDR se plaît à signaler le calme des usines au mois de juin : “Dans la Seine-Inférieure” <<Ne manquons pas de signaler que tout se passe dans le plus grand calme, les ouvriers qui occupent les usines les tiennent en état et nulle part on n’a eu à regretter d’incidents12.>> Il s’en félicite, mais aussitôt il en voit l’explication dans de strictes consignes données par le parti communiste ; il ne lui en sait pas gré. Au contraire, il y perçoit les prémices d’un complot. Cela traduit le désarroi et l’incapacité à trouver une explication affranchie des représentations sociales héritées du passé.

Pour le journal (et ses lecteurs) comme pour la police, on l’a vu, les symboles sont très importants : il signale toujours le chant de l’Internationale ou la présence de drapeaux rouges ; ainsi le 29 mai 1936, il rend compte d’une occupation dans des termes d’une certaine ambiguïté :<< Aux usines Lavalette, à Saint-Ouen les grévistes poursuivent leur”occupation” dans le calme. Ils ont toutefois accroché à la grande porte de l’usine un drapeau rouge, accompagné, il est vrai, d’un drapeau tricolore.>> En fait, la classe ouvrière ne devient inquiétante que lorsqu’elle franchit la porte de l’usine et que, répandue dans la rue, elle devient “la foule” capable de débordements et de comportements irrationnels et surtout soupçonnée de pousser un gouvernement déjà situé à gauche vers l’extrême. Se pose alors le problème du lien entre peur sociale et peur politique, mais il semble bien, d’après les sources, que la seconde l’a emporté sur la première ; sans doute, hypothèse qu’il faudra confirmer, parce qu’elle était plausible alors que l’autre était inconcevable.

Il est aussi significatif, en”creux”, que les publications patronales de cette période soient assez discrètes sur le mouvement social du printemps et de l’été 36. Les Bulletins de la Chambre de Commerce et d’Industrie y font, bien sûr, quelques références plus indignées qu’angoissées, mais ceux de la Société Libre d’Emulation et de la Société Industrielle, émanations de la bonne bourgeoisie rouennaise, les ignorent.

S’il n’y a pas eu peur pour la vie et apparemment pas de souci fondamental pour la propriété, en revanche le problème de l’autorité apparaît comme le plus grave et le plus péniblement ressenti. Après un temps de “saisissement” et d’étonnement au sens fort du terme, devant un mouvement social inattendu13, surtout dans ses formes, qui va du printemps à l’automne 1936, la réaction se produit et se transforme en “revanche des patrons” selon l’expression de J. KOLBOOM14. Le discours se focalise alors sur la question du pouvoir dans l’entreprise et toute disposition tendant à le limiter est farouchement combattue : mauvaise volonté à appliquer les lois, utilisation de procédés juridiques pour s’y soustraire au moment de l’arbitrage. Entre autres, la question de l’embauche est tout à fait significative de l’attachement à une prérogative qui préserve l’inégalité dans le rapport employeur / employé et, au-delà de la législation sociale acceptée à contrecœur, la supériorité hiérarchique. En témoigne, par exemple, cette appréciation de la CCI de Rouen, en juin 1937, à propos du projet de loi sur “La réorganisation du placement en France”15 : <<... les modalités proposées pour le fonctionnement du placement sont de nature à susciter toutes les craintes quant au libre choix, par l’élément patronal, de la main-d’œuvre qui lui est nécessaire et il est inadmissible qu’on veuille ruiner son autorité en le subordonnant à des organismes irresponsables...>>

Les historiens S. Bernstein et JJ. Becker estiment qu’en <<...1936 la majorité de l’opinion publique est convaincue, par la presse anticommuniste de droite, que les grèves de 1936 ont été la première phase du complot communiste destiné à la prise insurrectionnelle du pouvoir >>16. On y revient : l’inquiétude s’est plus nourrie du danger politique que de la crainte sociale ; quelle qu’ait été la réalité de la première, il reste à expliquer les faibles dimensions de la seconde : on la cherchera dans l’image que les couches dirigeantes, en particulier le patronat, avaient de la classe ouvrière, en d’autres termes dans ses représentations sociales héritées d’un passé plus ou moins lointain.

On trouve aussi, dans ces dernières, les explications des limites de cette crainte du “grand soir” : dans le domaine très large des peurs, celle des mouvements sociaux présente certaines particularités qui lui donnent son originalité. A la différence des grandes peurs médiévales, sur fond eschatologique, des peurs liées aux épidémies ou aux calamités météorologiques, à la différence aussi des peurs contemporaines engendrées par certains progrès scientifiques, la peur sociale n’est ressentie que par un groupe plus ou moins important, ici les couches privilégiées. Dans la crainte d’une révolte ou d’une révolution, l’origine du danger n’est pas la fatalité ou la nature ; elle est, au contraire, clairement située : c’est la classe des opprimés qui remet en question l’ordre social. Il y a donc dans ce type de peur, en première analyse, une part de rationalité importante, ce qui semble en faire la spécificité : le danger est identifié, clairement attribué ; la rumeur, si importante dans d’autres peurs, reste marginale. La part d’irrationnel existe pourtant, mais elle est en quelque sorte rejetée “en amont”, dans l’image qu’on s’est forgée de l’agresseur potentiel , donc dans la formation des représentations sociales. Elle est à la fois source et cause d’une attitude de soupçon systématique quant aux comportements des couches que l’on redoute.

Ceci étant, c’est tout l’outillage mental des couches privilégiées qu’il conviendra d’examiner pour rendre compte de leur attitude face aux grèves “sur le tas”, et enfin de mesurer l’ampleur des concessions qu’elles ont dû faire, surtout dans leur mode de penser, pour préserver l’essentiel de leur domination.

II -L’image de la classe ouvrière dans les couches bourgeoises

Il convient alors de s’interroger sur les raisons du comportement du patronat dans la confrontation sociale, un patronat ayant une psychologie, un inconscient et pas seulement une obsession du profit, alpha et oméga de sa mentalité. La grande majorité des ouvrages écrits sur les grèves de 36, se plaçant du point de vue des salariés et reflétant leur optique, ont tendance à attribuer aux employeurs un comportement non pas unique, mais plutôt d’une seule dimension, parce que dicté par la position de classe, selon une représentation sociale très globalisante. Il apparaît donc légitime d’inverser le regard et de rechercher dans l’image que les patrons avaient de leurs ouvriers les raisons de l’étonnement plus que de la peur qui les a saisis au printemps 1936.

En matière de représentation sociale, l’image de l’objet, que ce soit un fait matériel ou un groupe humain, est forgée à partir des propres valeurs du sujet et de l’image qu’il a de lui-même ; ce mécanisme de miroir se vérifie particulièrement dans l’image que la bourgeoisie se fait de l’ouvrier : elle y voit le négatif de ses propres valeurs ; l’ambiguïté vient du fait qu’elle s’offre en modèle alors qu’elle souhaite, en même temps, préserver la “distinction” au sens plein que lui donne P. BOURDIEU.

Les valeurs qui fondent les représentations sociales sont, en l’occurrence, de deux ordres :

-les unes primordiales et conçues comme naturelles, à savoir la propriété et l’autorité ; c’est ce que les psychologues sociaux appellent le “noyau dur” ou “système central” dont la structure, on le verra, n’est pas sans signification. C’est, en quelque sorte, le “socle” de la position de classe. A ce titre, elles sont rigides et peu susceptibles de concessions.

-les autres, dites du “système périphérique”, sont plus souples et permettent des adaptations aux variations du contexte comme ce sera le cas en 1936 ; elles concernent le mode de vie, l’éducation, la famille, la morale. Elles transcendent les classes sociales, mais elles ne sont pas appréhendées de la même façon ; comme les précédentes, mais de façon plus nuancée, elles participent des différenciations sociales.

C’est une grille d’analyse qui permet de mieux comprendre les rapports sociaux de l’entre­deux guerres, la part du psychologique dans les confrontations ainsi que les limites des transformations apportées par les accords Matignon ; si historiens et sociologues, tel R. CASTEL17, s’accordent pour voir dans 1936 un “moment” important, les avis divergent sur la portée, à long terme de l’événement.

L’ image de l’ouvrier dans les couches dirigeantes est, bien sûr, un héritage du passé qu’on peut faire remonter à la deuxième moitié du dix-neuvième siècle pour ce qui concerne l’essentiel de l’”outillage mental”, mais pour en dessiner les contours, c’est aux années vingt et au début des années trente qu’on se référera. Dans une région, la Seine-Inférieure, à la santé économique fragile (crise du textile, développement lent d’industries nouvelles), le pouvoir dans les entreprises est aux mains d’une génération qui a échappé, par son âge, à la saignée de la première guerre mondiale. Il n’est pas étonnant qu’elle soit marquée par les souvenirs, directs ou transmis, de la Commune ainsi que par les idées en vogue au tournant du siècle, celles de H. TAINE, G. LE BON, ou G. DE TARDE ; le plus souvent, sous la forme de stéréotypes, elles ont infiltré les modes de pensée des élites et ont apporté des justifications d’aspect scientifique18 à des représentations sociales préexistantes et des cautions intellectuelles à des comportements largement dictés par la position de classe.

Certes, l’ouvrier pris individuellement fait moins peur ; il n’est plus assimilé au vagabond19. C’est surtout en foule qu’il inquiète : S. BARROWS20 après avoir établi la responsabilité des “scientifiques” cités plus haut dans la formation des stéréotypes de la fin du siècle, y ajoute ZOLA, en en faisant un cas particulier : compte tenu de la diffusion de son œuvre et quelles qu’aient été ses motivations, sa description de l’alcoolisme et des mouvements de foule en milieu ouvrier a forcément contribué à la formation des représentations sociales des élites (et des couches moyennes).

La première guerre mondiale va amorcer une évolution. D’une part l’image de l’ouvrier se trouve valorisée par son ralliement à l’Union Sacrée, sa participation aux combats et par le souvenir des tranchées, même si les réticences demeurent. Ainsi Pierre SEMENT21, en 1921, rend un hommage, pour le moins retenu, à l’ouvrier normand : <<Résumant notre pensée, il semble juste d’affirmer que, pendant la guerre, l’ouvrier normand a été, en général, animé des meilleurs sentiments >>. Le “il semble”, suivi un peu plus loin du “en général”, limitent la portée d’un hommage conventionnel d’autant plus que sitôt après, vient la restriction : <<C’est un gage précieux pour l’avenir, si l’on sait soustraire la classe laborieuse à l’influence néfaste des syndicats extrémistes et réaliser les réformes sociales qui s’imposent.>> D’autre part, un événement a joué en sens

inverse : la Révolution de 1917. Déjà le développement du syndicalisme et les choix révolutionnaires affichés par la Charte d’Amiens avaient pu, au début du siècle, commencer à remodeler la crainte d’une remise en cause, organisée, de l’ordre social . La Révolution de 1917 a donné à ce danger une réalité, certes extérieure, mais de ce fait étrange et surtout étrangère22 ; elle a achevé la mutation de la peur sociale . Dans un certain sens, le danger a été clairement repéré, identifié à tout groupe, plus ou moins organisé, qui avait , de près ou de loin, une intention contestataire de l’ordre établi : syndicalisme23, partis politiques “de gauche”... Avec, bien sûr, des amalgames24, des confusions, volontaires ou non, selon le processus bien connu de la diabolisation de l’adversaire. Du diable, il faut non seulement se protéger, mais aussi en prémunir les ouvriers qui, par ignorance, se seraient laissé tenter. Ce qui implique, dans l'esprit des détenteurs du pouvoir économique que l’ouvrier est incapable de “penser” sa situation et d’accéder à la maturité sociale ; cet a priori imprègne toute la littérature patronale de l’entre-deux guerres.

Comme toute représentation sociale dont le rythme d’évolution est toujours en retard sur la réalité, l’image de l’ouvrier va peu changer de la fin de la première guerre mondiale jusqu’en 1936, malgré les fluctuations économiques (“prospérité” et crise) et malgré la diffusion du taylorisme, au demeurant peu mis en œuvre dans la région rouennaise. C’est d’elle qu’il faut partir pour comprendre les comportements de 1936.

Le discours de la bourgeoisie est forcément moralisateur puisqu’il s’agit de juger l’autre, en l’occurrence l’ouvrier, à l’aune de ses propres valeurs conçues comme étant universelles et transcendant les couches sociales : ainsi du travail dont voici deux extraits du florilège qui lui est consacré : F. KOPP, de la Société Industrielle de Rouen pour justifier le refus des congés payés :” << A vrai dire, le travail seul élève l’homme, l’ennoblit. Il est son unique outil de perfectionnement, et la vieille tradition ancestrale qui fait du travail le châtiment originel de l’homme devrait faire place à un culte nouveau où le travail serait dieu.>> Et un peu plus loin : << Nous sommes donc en droit de dire aux classes ouvrières : Donnez à la France qui en a besoin une partie de vos heures de loisir. Ce ne sera point au détriment de vos réserves de santé et ce sera à l’avantage de vos existences >>25. G. ALLOEND-BESSAND, rapporteur à la CCI d’Elbeuf, sur le projet de loi instituant un congé annuel pour les travailleurs (1926), :<<Pensez-vous sérieusement qu’il y ait là (dans les congés payés) des éléments de moralisation ? >>26. La bourgeoisie y voit un moyen d’accomplissement de l’homme (et à ce titre, d’ailleurs, valeur partagée par la classe ouvrière), mais dont elle ne perçoit pas ou ne veut pas percevoir le caractère aliénant, invoquant la “liberté du travail” et l’autonomie des contrats. C’est un thème favori qui permet de s’appuyer sur une valeur reconnue comme fondamentale pour et par tout le monde, suffisamment large et abstraite pour connoter négativement toute forme d’action qui l’entrave : par exemple, dans le BULLETIN DE LA FÉDÉRATION DES SYNDICATS PATRONAUX DE ROUEN, en 1921, on peut lire ceci : <<En parlant de liberté du travail, ce n’est pas sans raison que nous prononçons ce mot. La loi de 8 heures est venue en effet restreindre cette liberté de

façon ridicule et odieuse, confondant le travail avec la présence, l’effort avec l’attente >>27.

Significative est l’abondance des prises de position des organisations patronales contre la journée de huit heures et les congés payés. A côté des arguments économiques, les mises en garde contre la nocivité des loisirs (pour les ouvriers) n’apparaissent pas comme un simple habillage du refus, mais comme la croyance dans l’incapacité de l’ouvrier à en tirer profit. Reviennent, comme un leitmotiv, dans les publications des CCI de Rouen et d’Elbeuf qui s’opposent à la réduction du temps de travail et aux congés payés, la valeur moralisatrice du travail et les méfaits de la paresse, les dangers de l’oisiveté et surtout l’inaptitude des ouvriers à en faire “bon” usage. Plus précisément, la crainte que << l’ouvrier ne soit livré trop longtemps à lui-même >> et donc << désœuvré, tenté par le cabaret, le cinéma et tout autre spectacle dégradant >> , et soumis << aux tentations pernicieuses de l’oisiveté >>28 témoigne d’une attitude d’infantilisation qui imprègne les rapports entre employeurs et salariés .

D’apparence anecdotique, cependant très significative, est l’attitude de la Société Libre d’Emulation, honorable aréopage émanant des élites rouennaises et du patronat : elle distribue, jusqu’en 1939, des prix de “haute moralité”. Le questionnaire, dont les réponses permettent d’attribuer les prix, est, pour l’essentiel (ce qui n’est pas dénué de sens), le même pour les “domestiques” et pour les ouvriers . On y apprécie le dévouement à l’employeur, la longueur de la vie active . Un exemple parmi d’autres : M. Eugène PLANTROU, récompensé en 1921 : << Cinquante-sept années de travail, dont vingt-huit ans à la Société cotonnière de Saint Etienne du Rouvray et vingt-et-un ans à la Manufacture cotonnière d’Oissel, où il travaille encore malgré ses soixante-quatre ans et une surdité à peu près complète, comme ouvrier fileur.>> On récompense bien sûr le comportement respectueux et la sobriété en matière de boisson. Par ailleurs, la seule allusion aux événements de l’année, dans le discours de 1936 est la suivante : << A notre époque,où des travailleurs n’envisageant qu’une hausse provisoire de salaires, ont recours à des moyens violents, sans se soucier de la situation de ceux auxquels ils doivent leur existence quotidienne...>> Même si cette attitude peut être considérée comme résiduelle, elle témoigne d’une mentalité résolument conservatrice et déconnectée de la réalité.

En ce qui concerne la vie privée quotidienne, la famille, le logement, l’alcoolisme, l’éducation et la consommation, où se marque socialement la “distinction”, les sources écrites sont peu prolixes : points de vue de quelques patrons, paternalistes ou influencés par le catholicisme social, dont on peut penser qu’ils sont les moins insensibles à la condition ouvrière. Il en ressort, en forçant le trait, une image de la famille ouvrière en délitement, vivant dans un taudis, rongée par l’alcoolisme, incapable de pourvoir à l’éducation des enfants. L. DESCHAMPS brosse le tableau : << Ce qui frappe d’abord c’est la dislocation de la famille ouvrière, la femme absente du foyer, la mère séparée des premiers enfants mis en nourrice pour permettre le travail de l’atelier ; c’est par conséquent la maison mal tenue, les repas mal préparés, la propreté et l’hygiène laissant fort à désirer., l’homme ne trouvant chez lui aucun confort, prenant l’habitude du mastroquet et s’abrutissant peu à peu par l’alcool et les vins frelatés.>>29. Sont invoqués l’immoralité, la promiscuité et l’atavisme qui a l’avantage de dédouaner commodément les classes dirigeantes de leur responsabilité. On peut, dans le meilleur des cas, avoir de la compassion, souhaiter sincèrement une amélioration, mais il n’est pas question de voir dans l’ouvrier un interlocuteur à part entière.

C’est dans le domaine de l’argent, hautement symbolique, que joue à plein l’effet de miroir et ce, sur deux plans :

-la difficulté à envisager le salaire de l’ouvrier autrement que comme un élément du coût de la production qu’on souhaite le plus bas possible, d’autant plus que par ailleurs son faible niveau concrétise la différence de pouvoir, de savoir et, justification essentielle aux yeux du patronat, de responsabilités ; c’est plus ou moins consciemment vouloir maintenir l’ouvrier dans l’état de “mineur social”. La controverse sur le “sur-salaire familial” et les difficultés rencontrées par Louis DESCHAMPS, patron “catholique social”, à le faire admettre à ses pairs rouennais l’illustrent bien30. Mais le même homme écrivait en 1920, sans doute en réaction aux grèves de l’année précédente : <<Gagner toujours davantage et produire moins, tel paraît être le programme actuel des travailleurs>>, et plus loin: <<Les hauts salaires permettent de ne se rien refuser comme ils permettent de ne se point fatiguer au travail >>31. Contradiction ? Pas vraiment. Seulement une juxtaposition entre une attitude généreuse à visée nataliste, le “sur-salaire” et la rigueur de l’esprit patronal.

-le reproche d’imprévoyance fait à la classe ouvrière est très fréquent et traduit l’étonnement devant un comportement tellement étranger à l’esprit d’épargne ; mais dans le même temps, on rechigne à mettre en place un système d’assurances sociales sous prétexte que les ouvriers ne sauraient pas en user : en 1922, Henri LAFOSSE, à la CCI de Rouen, reprenant à son compte un constat de la Chambre belge, déclare :

<< Malheureusement, les ouvriers, à qui le bienfait d’une assurance à tous les degrés est surtout nécessaire, n’ont pas suffisamment compris les avantages qu’ils pouvaient en tirer >>. Peut-être aussi y a-t-il des arrières pensées avouées par le rapporteur de la CCI de Bolbec32 s’opposant en 1930 au développement du système des assurances : <<...parce que nos ouvriers, déjà enclins à prendre de fréquents congés, auraient vraiment tort de s'en priver, quand, pour la moindre indisposition, ils toucheront la moitié de leur salaire et que, s'ils savent user des bienfaits que la loi leur accorde, ils seront invalides en six mois et ils deviendront rentiers de fait >>.

Au demeurant, ce qui frappe le plus dans toute la littérature de la période d’avant 1936, que ce soit dans le JOURNAL DE ROUEN, quotidien de la bourgeoisie, dans les publications patronales ou dans celles des sociétés savantes, dans les proclamations électorales des candidats de droite lors des différents scrutins, dans les discours de remises de prix33, c’est le peu de cas qui est fait du monde ouvrier ; il est comme ignoré en tant qu’acteur social parce que considéré comme “mineur”, peu porté à l’initiative et aux revendications, sauf quand il cède aux discours des mauvais bergers. L’”étonnement” de 1936 est à la mesure de l’insistance qui est mise à considérer que la grande majorité des ouvriers accepte son sort comme une donnée naturelle.

La surprise de 1936 va modifier la perception du monde ouvrier. Le “système périphérique”, par sa souplesse et sa capacité d’adaptation34, permet à la représentation sociale de faire face à un changement brusque par une “domestication de l’étrange” : dans l’immédiat, on peut et on veut expliquer la nouveauté par des schémas de pensée anciens : les ouvriers étant jugés incapables dans leur grande majorité de remettre en question l’ordre établi, la faute en revient aux “meneurs”, surtout s’ils sont d’extrême-gauche, ou au complot d’origine étrangère35.

Dans un deuxième temps, le patronat va prendre acte de l’irruption de la classe ouvrière en tant qu’acteur social d’autant plus qu’au tête-à-tête employeur/salarié va se substituer, avec l’intervention plus prononcée de l’Etat, un trio : certains y ont vu un moyen commode pour le patronat de se débarrasser de tout préoccupation paternaliste ou “souci social”, d’autres, côté ouvrier, une “légalisation” paralysante36. Quoi qu’il en soit la “prise de parole ouvrière” est considérée comme un acquis important de 1936 qui n’a pas pu ne pas modifier la façon dont le patron “voyait” l’ouvrier. Les effets s’en feraient sentir après la seconde guerre mondiale. Sur le plan, ô combien symbolique, des loisirs, l’acceptation des congés payés, pourtant rejetés quelques années auparavant, illustre la souplesse du système périphérique des représentations sociales ; ce qui n’empêchera pas de reporter sur le contenu de ces loisirs le souci de “distinction”.

III -Préserver l’essentiel

Les représentations sociales secondaires dessinent l’image de l’”autre” en fonction de sa propre image . Du fait de leur fonction d’adaptation, elles sont relativement malléables. Il en va autrement des celles du noyau central : en l’occurrence, autorité et propriété. Elles interviennent de façon fondamentale, on peut même dire “essentielle”, au sens philosophique du terme, dans les relations sociales avec la classe ouvrière, mais en quelque sorte dans le négatif de l’image qu’ont d’elles-mêmes les couches possédantes. Avoir et pouvoir ne sauraient être que leur apanage. L’ouvrier n’est pas propriétaire de biens de production et obéit ; il ne peut, dans l’esprit patronal, en être autrement37 Tout jugement moral sur la cupidité, le cynisme ou la mentalité “d’exploiteur” des employeurs se trouve alors en porte-à-faux. La force du noyau central vient de ce que les valeurs sur lesquelles s’appuient les représentations apparaissent comme des données naturelles. Elles apparaissent comme “l’affleurement”, à l’extérieur, de la conscience de classe.38

On l’a vu dans les sources, la question de l’autorité et donc du pouvoir apparaît plus

importante que celle de la propriété. Il faut y regarder de plus près. MOLINER39estime qu’à l’intérieur du noyau central, il y a une hiérarchie des valeurs, la plus basse servant à protéger la plus haute.

Il est évident que la seconde fonde la première ; comme c’est une valeur qui transcende les couches sociales, il est normal de l’invoquer ; mais ce n’est pas suffisant dans la mesure où sa légitimité est contestée par certains, syndicats ou partis politiques. Il faut d’autres justifications : c’est là que l’autorité et le pouvoir se retrouvent en première ligne : nécessité du commandement, aptitudes, charge de responsabilités. On constate dans les déclarations étudiées l’obsession constante de l’autorité et l’acharnement à la préserver ou à la récupérer. L’inquiétude pour la propriété s’est, pourrait-on dire, cachée derrière le paravent de l’autorité. En sens inverse, la certitude du bon droit à la propriété a fortifié la volonté de défendre le pouvoir.

Ces deux piliers du noyau central pouvaient-ils se modifier compte tenu de

l’ampleur des mouvements sociaux de 1936 ?

<< Dans les situations à forte contrainte -sociale ou matérielle -les pratiques sociales et les représentations sociales sont en interaction. ...ce qui est susceptible d’entraîner des transformations complètes des représentations sociales suivant qu’il y a croyance dans la réversibilité ou non de la situation. >>40Est-ce le cas en 1936 ? On a bien affaire à une situation de crise qui a provoqué des comportements inédits de la part des employeurs (acceptation de fait des occupations des lieux de travail, reconnaissance du droit à la parole des ouvriers ), comportements dûs à la souplesse du système périphérique. En revanche, il semble bien qu’il y ait eu “croyance dans la réversibilité de la situation”, c’est-à-dire espoir de revenir au statu quo ante.

On peut en tirer deux leçons :

1-Il n’y pas eu de changement pour l’essentiel. Dans les représentations des patrons, propriété et autorité sont intangibles et constituent les attributs “distinctifs” de leur couche sociale alors que commence à s’opérer une relative uniformisation de la société41

2 -Dans ces conditions, il ne pouvait pas ne pas y avoir de “revanche des patrons”. Les historiens, comme KOLBOOM par exemple, ont expliqué que le désir de revanche était à la mesure de la peur éprouvée ; cette réaction psychologique a certainement joué mais, pourrait-on dire, à la marge seulement. Il s’agissait, pour le patronat de maintenir plus que de rétablir les fondements d’un ordre social dont la disparition était de l’ordre de l’impensable.

Ainsi pourrait s’expliquer qu’il n’y ait pas eu de peur profonde d’un mouvement social révolutionnaire ; en tout cas, d’après nos sources42, pas d’affolement ni de panique. Le noyau central ne s’en est pas trouvé modifié, ce qui conduit à poser le problème des liens, sur la longue durée, entre les représentations sociales d’un groupe et sa position objective dans la société.

Plus d’un demi-siècle après 1936 peut-on croire que les choses ont changé ? Malgré le développement de la législation sociale, malgré les mutations de la classe ouvrière et les transformations du capitalisme, l’argument de l’autorité, garant de la propriété demeure, l’attitude du “patron des patrons” le prouve.

<<C’est à l’interface du psychologique et du social que nous place la notion de représentation sociale43>>. Appliquée aux rapports entre deux groupes sociaux, ici les ouvriers et les couches dirigeantes, cette définition nous conduit à essayer de déterminer ce qui , dans leur antagonisme, revient à leur situation objective dans l’organisation sociale et ce qu’il faut attribuer non seulement à l’image que chaque groupe se fait de l’autre, mais aussi à la représentation de lui-même ; autrement dit, essayer d’évaluer la part d’imaginaire dans un mode de rapport, d’origine économique, mais passablement compliqué par le psychologique avec toute la relation de tension qu’il implique. Plus globalement, on peut poser la question des représentations sociales comme composante de la lutte des classes.

Le patronat français des années vingt et trente se trouve, vis-à-vis de la classe ouvrière, dans une position dominante, fondée sur la propriété : constat d’une très grande banalité. C’est cette grande banalité même qui explique son caractère “naturel” aux yeux des patrons et des couches sociales qui leur sont liées. On l’a vu dans l’étude des sources écrites, pour eux, le pouvoir va de soi ; l’autorité aussi, il suffit de vouloir l’exercer (Ainsi le “Patrons, soyez des patrons ! “ de GIGNOUX44), tout cela, bien sûr, justifié, in fine, par la propriété, mais assez intégré et assimilé pour que ce fondement n’affleure pas constamment à la conscience. On peut dire, sans trop forcer le trait, qu’il y a chez eux une sorte de bonne foi, fondée sur l’évidence ; ce que souvent n’ont pas perçu leurs interlocuteurs ouvriers lors des négociations, avant et en 193645. Ceci étant, les patrons avaient de l’ouvrier, en négatif, l’image d’eux-mêmes : un exécutant à qui il n’était pas question de concéder une parcelle de pouvoir.

Cette attitude “s’auto-alimentait” par le processus que décrit S. MOSCOVICI: <<Toutes les interactions sociales sont en général canalisées de telle sorte qu'elles conduisent les individus qui sont la cible de telles croyances à fournir dans leur.comportement des confirmations des croyances de ceux qui les perçoivent46>> Ce qui signifie que les ouvriers eux-mêmes apportaient de l’eau au moulin de la bourgeoisie en confortant l’image qu’on attendait d’eux. Peut-être faut-il voir là, parmi d’autres raisons, le respect pour l’outil de travail pendant les grèves avec occupation d’une part, l’absence de perspective vraiment révolutionnaire d’autre part. De là, de la part des patrons, cette peur relativement faible pour la propriété, contrairement à ce qui a été dit sur le moment pour des raisons tactiques et ensuite pour alimenter la construction du mythe.

Pour la gauche, même si le mouvement de grève n'était pas sous-tendu par un projet global de transformation sociale, il s'inscrivait cependant dans le thème général, porteur d'espoir, de l'efficacité de la grève générale et au-delà dans le rôle dévolu à la classe ouvrière en vue de l'avènement d'un monde nouveau. Que le pouvoir "absolu" de la propriété ait pu ne serait-ce que vaciller nécessitait qu'on donnât à la peur de la bourgeoisie une dimension qu'elle n'avait peut-être pas. On a, là, la fonction mobilisatrice du mythe, selon R. GIRARDET47, qui doit déboucher sur l'espoir d'une restructuration sociale.

Pour l'extrême-droite, dont l'audience de la presse déborde largement sur la droite et même le centre-droit, il s'agit de diaboliser le Front Populaire en s'appuyant essentiellement sur la peur du communisme, danger fondamental pour la propriété. Cette dénonciation n'est évidemment pas nouvelle, mais dans la conjoncture de 1936, elle fait sienne l'idée de prise du pouvoir par la classe ouvrière ; elle a tout intérêt à en voir les prémisses dans les grèves sur le tas. Ce faisant, elle offre à la droite et surtout aux classes moyennes l' "explication" simple d'une situation complexe. Le mythe remplit ici, face à l’espoir de restructuration sociale , sa fonction de restructuration mentale consécutive au traumatisme social et au choc psychique, rendant le monde plus lisible et rejoignant ainsi le mécanisme de “domestication de l’étrange” assumé par les représentations sociales. Bien plus qu'auprès des classes dirigeantes, dès le départ hostiles, on peut penser que ce processus a fonctionné dans le retournement des classes moyennes durant l'été 3648. Autrement dit, les deux côtés de l'échiquier politique avaient objectivement le même intérêt, qu'ils en aient eu conscience ou pas, à donner des dimensions exagérées à la peur. Amplification reprise, après la guerre, par les historiens plutôt favorables, en majorité, à la gauche ou plus spécialement portés à monter en épingle le rôle, considéré comme historiquement fondamental, de la classe ouvrière.

Conclusion

On voit bien les limites de cet essai d’association entre l’histoire et la psychologie sociale, d’abord parce que la “matière” même ne se laisse pas appréhender comme les résultats d’une enquête ou d’un entretien selon une perspective dessinée à l’avance ; ensuite à cause du danger téléologique qui guette toute analyse historique, en particulier et surtout celle des représentations sociales, avec le risque de superposer nos propres représentations du vingt-et-unième siècle commençant sur celles des hommes du passé, même si le temps écoulé n’est pas considérable. Peut-on être sûr que la lecture des textes des années trente avec nos lunettes actuelles est pertinente ? Surtout en ce qui concerne les non-dits et les arrières pensées ?

De tout cela découle, pour l’historien, la difficulté d’une analyse des représentations sociales dans le passé aussi systématique et rigoureuse que celle des psychologues sociaux préoccupés de l’actualité ; elle n’en est pas moins fructueuse du moment qu’elle nous permet de mieux appréhender des événements, on pense l’avoir montré pour cet épisode important des rapports sociaux que fut le Front Populaire.

Inversement, la psychologie sociale ne pourrait-elle, pas en exerçant son regard sur le passé, en tirer profit ?

PRINCIPALES SOURCES

Archives Départementales de la Seine-Maritime (ADSM) : Séries M, U et J

Archives Municipales de Rouen Archives de la CCI de Rouen

Archives manuscrites de la CCI d’Elbeuf

Archives du Port Autonome de Rouen

Bulletin des Anciens Élèves du Lycée Corneille : “Notre vieux lycée”

Bulletin des anciens élèves de l’Institution Join-Lambert

Bibliothèque Municipale de Rouen :

  • JOURNAL DE ROUEN

  • Bulletin de la SOCIÉTÉ LIBRE D’EMULATION (SLE)

  • Bulletin de la SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE DE ROUEN (SIR)

  • Bulletin de l’ACADEMIE

BIBLIOGRAPHIE

Relative à la Seine-Inférieure

 (En dehors des ouvrages globaux)

Mémoires de maîtrise (Rouen)

  • J.BRAUNSTEIN : La droite en Seine-Inférieure (1919-1939)

  • Y. DURAND : Le radicalisme en Seine-Inférieure (1919-1939) -1981.

  • P. FRANGNE : Origine et formation du Front Populaire en Seine-Inférieure.

  • M. FREULARD : Le Front Populaire à Rouen

  • L. VADELORGE : Une société culturelle -1990

  • A. VAILLANT : Les ligues fascistes en Seine-Inférieure (1924-1936) -1981.

Dr. CAUCHOIS :Démographie de la Seine-Inférieure -A. Lainé --Rouen -1929

J.P. CHALINE : Les bourgeois de Rouen au XIX ème siècle -FNSP -1982

N.J. CHALINE : Des catholiques normands sous la Troisième république -Horvath -1985

J. DELECLUSE : Les Consuls de Rouen -Ed. du P’tit Normand -sd.

G. GUERIF : Un grand quotidien régional :Le JDR. 107 ème Congrès des Sociétés Savantes -1982

P. LECOUTEUX : La Société Industrielle de Rouen (1872-1939) Une sociabilité spécifique -Thèse -Lyon -1996

P. MANSIRE : Presse quotidienne et hebdomadaire de la S.I. sous la III ème République -Études Normandes N°63 -1956

Y. MAREC : Le clou rouennais -Ed. du P’tit Normand -1983

D. NOURRISSON : Alcoolisme et antialcoolisme en Seine-Inférieure -Thèse -Documentation Française ­1988

C.A. SIBOUT : Paris-Normandie -Thèse -Rouen -1999

1  Cité par Henry ROUSSO qui plaide pour une plus grande prise en compte de ces derniers par les historiens in Analyse de l’histoire, analyse de l’historien. Cahiers Espace/temps -N° 81/82 Troisième trimestre 2002 -Paris -Association Espace/Temps.

2  La voie tracée par P. LABORIE conduit à considérer la part de l’imaginaire dans les représentations sociales, non pas a posteriori et en fonction du présent, mais en les reportant, c’est là la plus grande difficulté, à l’époque des faits. “ La représentation que l’opinion se fait du présent se construit pour une part avec l’idée qu’elle se fait de l’avenir”. Imaginaire social et identité nationale. Cahiers de l’IHTP -1991 -N°18

3  Au regard de “classe” ouvrière, il n’est pas apparu pertinent d’utiliser le terme de “classe bourgeoise”. Dans une étude portant sur des mentalités, on a préféré des mots, on en convient, plus vagues comme “couche”, affecté de qualificatifs (dirigeantes, privilégiées, possédantes)ou au contraire plus précis de “patron”, “patronat”, “employeur” ou “chef d’entreprise” avec tous les pré-supposés de hiérarchie et d’autorité. On aurait pu aussi adopter la terminologie de P. BOURDIEU : “dominés” et “dominants”, étant entendu que l’image que les seconds avaient des premiers jouait un grand rôle dans la mise en œuvre de la domination, laquelle s’est trouvée mise en question en 1936. Tout en reconnaissant son grand intérêt conceptuel, on l’a trouvée un peu trop abstraite. Elle aurait nécessité la définition de différents “champs” alors qu’on a voulu s’en tenir à une étude globale

4  Dans une analyse, non exhaustive, de quarante et un ouvrages consacrés au Front Populaire, on a constaté que trente cinq évoquaient la peur mais sans que des preuves convaincantes en soient apportées ; tout se passe comme si la peur de la bourgeoisie allait de soi.

5  H. EHRMANN, La politique du patronat français -Paris -Coli -1959

6  J. KOLBOOM : La revanche du patronat -Paris -Flammarion -1986

7  footnote* On a dû composer avec l’étroitesse des sources consécutive aux destructions de quantité d’archives lors des bombardements de la seconde guerre mondiale. D’autre publications, souvent lacunaires ont aussi été utilisées? Elles figurent en annexe.

8  ADSM 10 M 378

9  ADSM 10 M 378

10  C’est le cas de la plupart des quotidiens de province dont l’éventail social des lecteurs est très large.

11  On a fait le tri des expressions utilisées selon qu’elles donnaient une image négative ou positive de tous les conflits sociaux, de Seine-Inférieure ou d’ailleurs, de façon à évaluer la perception que pouvaient en avoir les lecteurs du journal, surtout ceux qui appartenaient aux classes dirigeantes.

12  JDR du9 juin36 .

13  Ainsi cet aveu des Usagers du port de Rouen dans une lettre adressée au Préfet et publiée dans le journal de Rouen en date du 18 septembre 1936 : “ Les événements nous dépassent...C’est aux pouvoirs publics qu’il appartient de ramener les ouvriers à une meilleure compréhension de leur devoir social.”
Sur le plan du langage, les variations successives pour nommer les formes de grève : “grève des bras croisés, grève avec occupation, grève sur place, grève sur le tas” montrent la difficulté d’appréhension du phénomène et le désarroi devant sa nouveauté.

14  J. KOLBOOM, op. cité.

15  footnote* Bulletin de la CCI -Juin 1937 -Annexe N°16

16  S. BERNSTEIN et JJ BECKER : Histoire de l’anticommunisme en France -Orban-1987 (P. 289)

17  R. CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale -Paris-Fayard -1995

18  Par exemple le courant médical représenté par Cesare LUMBROSO sur les prédispositions naturelles à la criminalité dans certains groupes sociaux, l’attribution de certains vices naturels aux couches ouvrières. Étant donnée leur commodité et leur intérêt, ces idées ont eu du mal à disparaître au moins de l’inconscient des couches dirigeantes.

19  L. CHEVALLIER : Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIX e siècle -Paris -Hachette, 1984. Cette image de l’ouvrier du XIX ème siècle, même en partie périmée à la fin du siècle, a forcément été un élément de la représentation sociale du monde ouvrier dans le couches aisées, ne serait-ce que par le biais de la littérature.

20  S. BARROWS : Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du XIX° siècle. Paris ­Aubier, 1990 .

21  footnote* P. SEMENT : L'influence de la guerre - Bulletin de la SIR -1921. Il est l’auteur, au lendemain du premier conflit mondial, d’une thèse portant sur les effets de la guerre en Seine-Inférieure où, par la suite, il sera un porte-parole important du catholicisme social. Ses analyses sont d’autant plus intéressantes que son point de vue compatissant pour les ouvriers laisse transparaître la vision de sa classe sociale.

22  Attitude classique consistant à voir forcément la main de l’étranger dans la propagation d’un mal dont on se refuse à admettre qu’il peut être national.

23  Rares sont les patrons qui, comme L. DESCHAMPS, reconnaissent l’utilité des syndicats, sous réserve, bien sûr, d’œuvrer à la collaboration entre le capital et la travail.

24  P. SEMENT écrit dans sa thèse (dont l’essentiel a paru dans le Bulletin de la SIR ) : << Sotteville (banlieue ouvrière de Rouen), citadelle du Socialisme, de l’anarchisme, du néo-malthusianisme et du Bolchevisme...>> (Quid de l’attribution des majuscules ?)

25  Réflexions sur la loi de huit heures - Bulletin de la SIR -1920.

26  Comptes-rendus manuscrits des séances de la CCI d’Elbeuf.

27  Bibliothèque Municipale de Rouen

28  La phrase est de P.SEMENT dans l’ouvrage déjà cité.

29  footnote* L. DESCHAMPS : Le problème moral de la grande industrie. Bulletin de l’Académie -1918. Il n’est pas question de nier la réalité des ravages de l’alcool dans la population ouvrière de la Seine-Inférieure mais ce fléau est beaucoup plus stigmatisé chez elle que dans les autres catégories sociales.

30  Le Docteur CAUCHOIS rend hommage, en 1933, à l’action de LOUIS DESCHAMPS, qui vient de mourir, en faveur du sur-salaire : << Dieu sait si le sursalaire familial fut accepté joyeusement par tous les patrons comme un devoir de pure générosité. Telle était bien l’idée des initiateurs certes ; mais de telles évolutions dans les habitudes et dans les idées ne se font pas si simplement ni toutes seules. Il a fallu des meneurs et des apôtres énergiques. Il a fallu sans cesse vaincre des résistances et essuyer des refus hautains.>> ( INSAP Arras -1933) Même si la contradiction apparente à l’intérieur de ce texte vise à glorifier l’action de L. DESCHAMPS, elle n’en est pas moins significative des réticences du patronat rouennais.

31  L. DESCHAMPS : Rapports du capital et du travail - Bulletin de la SIR -1920.

32  Bolbec n’est pas Rouen ni même partie de son agglomération. Dans une CCI à l’audience relativement modeste, il y avait moins de retenue dans l’expression des opinions et on peut avancer que cet état d’esprit avait cours dans le patronat rouennais, mais pas sous cette forme quelque peu outrée.

33  Dans les établissements du secondaire, publics ou privés, chargés de la formation des élites bourgeoises , donc en partie des futurs employeurs. D’après le dépouillement des archives de deux lycées et l’étude de E. DIONISI : Discours de distribution des prix en Seine Inférieure -Maîtrise , Rouen -1991

34  Ce qui pourrait être une explication, entre autres, de la rareté des réactions violentes aux occupations d’usines ( s‘ajoutant au respect des ouvriers pour l’outil de travail ). Se trouve ainsi vérifiée la remarque de J.C. ABRIC : “Les représentations jouent un rôle d’autant plus important que les acteurs sont confrontés à des situations complexes ou ambiguës”. Pratiques sociales, représentations sociales P. 233 -PUF 1994

35  Les travaux de P. LABORIE : Espagnes imaginaires et dérives pré-vichystes de l’opinion française (1936­1939) In Les Français des années troubles - Desclées de Brouwer -2001. P. 101, ont montré l’importance de la guerre d’Espagne dans le comportement des Français. Le JOURNAL DE ROUEN offre un exemple frappant de la mise en condition de l’opinion rouennaise par une juxtaposition de photos (peu lisibles) des incendies de la Commune et de ceux allumés par le Frente Popular.

36  Cf. Bernard EDELMAN : La légalisation de la classe ouvrière -Paris -Ch. Bourgois-1978. Pages 14 et suivantes. Il pose le problème des rapports entre la loi et la lutte des classes, lequel découle du constat suivant : “Le contrat de travail et le droit de propriété sont une seule et même chose”. Parmi les implications de cette situation, on en retiendra une ici : le soutien que la législation pouvait apporter à l’attitude conservatrice du patronat et à la lenteur de l’évolution des représentations sociales.

37  footnote* Il est certain que cette vue, un tant soit peu schématique, de la mentalité patronale souffre des exceptions et vise seulement à comprendre une attitude globale qui caractérise le patronat rouennais de l’entre-deux guerres.

38  Ce que JC. ABRIC exprime d’une autre façon sans utiliser le terme :<< Il est clair, en effet, que cette représentation constituée qui pour les individus ou pour les groupes définit leur vision du monde ou de la situation au moment considéré s’enracine dans un passé collectif, où des pratiques anciennes ont leur place, où l’expérience collective ou individuelle des rapports sociaux, de leurs contraintes et de leurs impératifs joue un rôle essentiel.>> Op. cité-P. 230

39  MOLINER (R) : Les représentations sociales comme grille de lecture -Thèse -Aix-en Provence -1988

40  J.C. ABRIC : op. cité. P. 234

41  R. CASTEL parle, à propos de la classe ouvrière des années trente, d’une “relative intégration dans la subordination”. -Op. cité : p. 556

42  Qui ne concernent qu’un espace limité et qu’il faudrait comparer avec ce qui s’est passé, ailleurs, en France.

43  JODELET : Les représentations sociales in MOSCOVICI : Psychologie sociale -Paris -PUF 1984 P. 360.

44  GIGNOUX : Patrons, soyez des patrons ! -Paris -Flammarion 1937.

45  Ce qui pose le problème ( en marge de notre propos ) de la perception par les ouvriers et surtout leur représentants, du comportement patronal jugé souvent soit consciemment cynique (comportement individuel), soit s’inscrivant dans une volonté réfléchie (globalement) d’exploitation systématique de la classe ouvrière. Dans les deux cas, cette différence de “longueur d’onde” ne pouvait que parasiter la négociation.

46  S. MOSCOVICI : L’étude des représentations sociales -Neuchâtel -Delachaux et Niestlé -1986-P.47 0

47  Raoul GIRARDET : Mythes et mythologies politiques. Paris -Seuil -1986

48  Ainsi pour cette partie du corps social dont les historiens ont montré le rôle croissant, on est passé d'une peur du fascisme, surévaluée de 1934 à 1936, à une peur surévaluée du communisme durant l'été 36.

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