A votre demande et suite à la parution dans votre revue en ligne, Les cahiers de psychologie politique, de l’article de Romina Bianco et Esteva Freixa i Baque “Elisabeth Roudinesco ou comment utiliser les médias pour discréditer les opposants à la théorie freudienne”, je vous adresse la réponse suivante que je vous remercie de publier :
Il est clair que cet article est un tissu d’erreurs et d’affabulations. Comme les auteurs font preuve, dans leurs attaques, d’un esprit fanatique digne d’une guerre de religion, il m’est impossible de les convaincre ni même de leur répondre point par point par des arguments rationnels qu’ils ne sont pas capables d’entendre. Ils campent sur leurs positions, ils estiment que je campe sur les miennes, j’estime qu’ils déforment tous mes propos et je n’entends donc répondre qu’à propos du procès qui m’été intenté par Jacques Bénesteau et ses amis du Club de l’Horloge.
En 2002 est paru un ouvrage de Jacques Bénesteau, intitulé Mensonges freudiens. Histoire d’une désinformation séculaire (Mardaga), préfacé par Jacques Corraze, docteur en médecine, psychiatre et ancien enseignant en psychomotricité à la faculté de Toulouse, proche des thèses du Front national et membre, avec notamment Bernard Antony, Marie-France Stirbois et Wallerand de Saint-Just, du Comité pour le rétablissement de la peine de mort.
En mai 2003, l’ouvrage a reçu le prix de la Société française d’histoire de la médecine (SFHM), dont j’étais membre après avoir été moi-même lauréate de ce prix, soutenue par le professeur Jacques Postel
Quelques mois plus tard, le 14 janvier 2004, je suis désignée “lauréate” d’un autre genre de “prix” - le prix Lyssenko - décerné par le Club de l’Horloge, sous la houlette de Henry de Lesquen, et destiné à récompenser les auteurs qui, selon le Club, auraient le mieux contribué à la désinformation du public. Avant moi, avaient été primés Pierre Bourdieu, Robert Badinter, Hervé Le Bras, Albert Jacquard, Jean-Noël Jeanneney et bien d’autres encore, jugés responsables comme moi d’un “néo-lyssenkisme faisant des ravages dans les divers domaines de la connaissance”.
Jacques Corraze était “rapporteur” chargé de me “juger” lors des prétendues délibérations de ce jury dit “confidentiel”. Son rapport a été publié sur le site Psychiatrie-und-Ethik, dont le logo est formé d’une lettre grecque semblable à une moitié de croix celtique, elle-même surmontée d’un flambeau sur fond bleu-blanc-rouge. J’y suis traitée, entre autres injures, de “cerbère, adepte du totalitarisme, aux accents guerriers et comparable à Vychinsky et Fouquier-Tinville, impitoyable, m’appuyant sur des documents caviardés”, etc...
En mai 2004, ayant remarqué, contrairement à ce qu’affirment Bianco et Freixa i Baque, que des liens solides existent entre Jacques Bénesteau, dont le livre est inscrit au catalogue des ouvrages du Club de l’Horloge, Jacques Corraze, préfacier du livre et Henry de Lesquen, président du Club, je publie dans Les temps modernes (n° 627) un article intitulé “Le Club de l’Horloge et la psychanalyse. Chronique d’un antisémitisme masqué”, dans lequel je fais état de ma perplexité. Je cite mon article :
“Formé à la tradition universitaire, Jacques Bénesteau donne à sa dénonciation une allure respectable en s’appuyant sur une bibliographie impressionnante et sur des sources indiscutables citées à la fin de chaque chapitre. Cela lui permet, par exemple, de se présenter comme le premier chercheur français à faire connaître des travaux anglophones supposés ”inaccessibles”, ceux notamment de l’école dite “révisionniste”. Quand on sait que plus de 80% de ces travaux étrangers sont traduits en français, et que ceux qui ne le sont pas peuvent être consultés dans toutes les bibliothèques spécialisées, on se demande où est l’imposture (...) Mais il y a beaucoup plus grave. Dans un chapitre intitulé “L’occultation d’une bévue”, Bénesteau analyse un épisode connu - et non pas occulté - de l’histoire des origines de la psychanalyse : la conférence sur l’hystérie masculine prononcée par Freud le 15 octobre 1886 devant la Société des médecins de Vienne. On sait que dans son autobiographie, celui-ci raconte cet événement en déformant quelque peu la réalité. Il se présente comme la victime d’un ostracisme de la part des membres de la société, alors que ceux-ci, rompus aux débats académiques, l’avaient attaqué non pas à cause de ses hypothèses sur l’étiologie de l’hystérie masculine - hypothèses auxquelles d’ailleurs il renoncera lui-même dix ans plus tard - mais parce qu’il soutenait les positions de Charcot (...) Peu soucieux de vérité historique, Bénesteau s’empare de cet événement pour effectuer un amalgame entre le récit fait par Freud dans son autobiographie - où il n’est pas question d’antisémitisme à propos de cet épisode - et un autre texte de la même époque consacré aux résistances contre la psychanalyse. Dans cet article, publié par La revue juive, Freud souligne que sa “qualité de Juif refusant de masquer sa judéité a joué un rôle dans l’antipathie générale contre la psychanalyse ”. Mêlant les deux textes, l’auteur des Mensonges affirme qu’il n’existait aucun antisémitisme à Vienne “entre la fin du XIXe siècle et l’Anschluss” , puisque, je cite, “plus de la moitié des médecins et des avocats étaient juifs, et que la plupart des banques et la quasi-totalité de la presse étaient contrôlées par des Juifs”. Fort de ce raisonnement qui nie l’existence d’une réalité pourtant parfaitement établie, et tout en s’appuyant sur une “comptabilité” franchement nauséabonde, Bénesteau en vient alors à accuser Freud d’être l’inventeur d’une persécution antisémite dont on ne trouverait nulle trace en Autriche jusqu’en 1938, mais qui lui aurait permis de se faire passer, en tant que Juif, pour la victime d’un complot fabriqué par des non-Juifs.”
A la suite de cette publication, Jacques Bénesteau et Henry de Lesquen me poursuivent en diffamation, simultanément et lors d’une procédure au cours de laquelle les deux plaignants agissent ensemble, à la fois contre moi et contre Claude Lanzmann, Les temps modernes et les éditions Gallimard. Jacques Bénesteau est alors défendu par maître Wallerand de Saint-Just, connu pour ses liens avec l’extrême-droite française, et Henry de Lesquen par Nicolay Fakiroff. J’ai, pour me défendre, maître Muriel Brouquet-Canale et maître Georges Kiejman, aux côtés de maître Laurent Merlet pour Gallimard et Les temps modernes.
Le procès s’est déroulé le 17 février 2005, à la 17e chambre du Tribunal de Grande instance (Chambre de la presse). Toutes les parties ont plaidé, à part égale, devant les présidents et juges, devant la presse et le public. Parmi les trente témoignages écrits que j’avais fournis dans le dossier, figuraient notamment ceux de : Elisabeth Badinter, Henry Rousso, Pierre Milza, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Edouard Zarifian, Jacques Le Rider, Jean-Claude Milner, Christian Jambet, Michel Surya, Jacques Postel, Michel Plon, Alain Vanier, Michel Ellenberger. Comme témoins appelés à la barre, nous avions retenu : Fethi Benslama, Roland Gori, Jean-Pierre Sueur, Gilles Perrault, Elisabeth de Fontenay.
Jacques Corraze et Michel Rongière témoignaient en faveur de Jacques Bénesteau, après que François Aubral se fut désisté, comme il me l’a dit lui-même lors du procès auquel il assistait.
A l’audience, mon avocat a lu la lettre que Mikkel Borch-Jacobsen avait adressé, le 24 décembre 2003, à Jacques Benesteau, à propos du prix Lyssenko et de son propre livre, lettre qu’il avait tenu à me faire parvenir pour le procès : “Cher Monsieur Bénesteau, Je vous saurais gré de cesser de me faire parvenir la littérature du Club de l’Horloge, officine bien connue de l’extrême-droite française. En ce qui concerne mes rapports avec Elisabeth Roudinesco, il est de notoriété publique que je suis depuis de longues années en désaccord complet avec ses positions. Ceci, toutefois, ne saurait m’inciter à me rallier aux chemises brunes intellectuelles avec lesquelles vous avez jugé bon de vous associer. J’ai le plus grand mépris pour tout ce que représente le Club de l’Horloge et je ressens comme une insulte que vous ayez pu songer un seul instant que je m’associerais à cette provocation.” Cette lettre prouve que Jacques Bénesteau était bien associé au Club de l’Horloge, contrairement à ce qu’affirment Romina Bianco et Esteva Freixa i Baque. Que ces deux auteurs pensent que j’ai pu manipuler, au terme d’un formidable complot, à la fois le tribunal, toute la presse française, l’ensemble de mes témoins, et mon plus farouche adversaire anti-freudien, c’est leur droit. Mais je doute que qui que ce soit puisse croire de telles balivernes
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Par un jugement du 2 juin 2005, Messieurs Henry de Lesquen et Jacques Bénesteau ont été déboutés de toutes leurs demandes. A la suite de ce jugement, deux autres co-auteurs du Livre noir de la psychanalyse (Les Arènes, 2005)ont fait leur autocritique concernant le livre de Bénesteau, avouant qu’ils n’avaient pas bien saisi le contenu de celui-ci. Je recommande à Romina Bianco et Esteva Freixa i Baque de s’adresser directement à eux pour savoir ce qu’ils en pensent; au moins on ne pourra pas les suspecter d’être à mes ordres. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que toute référence à cet ouvrage a été bannie du Livre noir, alors que de nombreux auteurs, présents dans cet ouvrage, l’avaient soutenu antérieurement. Sur ce point, on consultera ce que j’ai écrit dans Pourquoi tant de haine?,Navarin, 2005). Je puis assurer à ce jour que je ne suis pas responsable de l’ostracisme dont se plaignent aujourd’hui Jacques Bénesteau et son “ami” François Aubral de la part de leurs partisans désormais silencieux : Jean Cottraux, Jacques Van Rillaer, Christophe André, bien d’autres encore. C’est à eux qu’ils doivent s’adresser s’ils veulent leur reprocher leur “désertion”.
A la suite du jugement du 2 juin, Jacques Bénesteau a décidé de ne pas faire appel, contrairement à Henry de Lesquen pour le Club de l’Horloge. Après un deuxième procès, qui s’est déroulé le 11 janvier 2006, devant la 11ème chambre de la Cour d’Appel de Paris, présidée par Madame Trebucq, le jugement du 2 juin a été confirmé par un arrêt du 1er mars 2006, au terme duquel le Club de l’Horloge a de nouveau été débouté de toutes ses demandes. Après avoir rappelé toute l’affaire et signalé les liens qui existaient entre Jacques Bénesteau, Jacques Corraze et le Club de l’Horloge, le tribunal a conclu par ces mots : “Considérant que le tribunal a, au terme d’une analyse pertinente à laquelle souscrit la Cour, jugé à bon droit qu’en l’espèce, un fait matériel précis, susceptible de faire aisément l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire, nécessaire pour que la diffamation puisse être constituée, faisait défaut; qu’en effet, Elisabeth Roudinesco se livre à une analyse polémique, entendue comme une controverse publique, des modes de pensée et des positions du Club de l’Horloge, association qui se définit elle-même comme un cercle de réflexion politique, un laboratoire de pensée parmi les plus actifs et les plus productifs de la droite française; que cette analyse relève du domaine des idées et des opinions et n’excède pas le cadre du simple exercice de la liberté d’expression et de critique garantie par le droit national et la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales; que l’article incriminé, ainsi que les premiers juges l’ont décidé, n’est pas diffamatoire; considérant en conséquence, qu’aucune diffamation ouvrant droit à réparation pour la partie civile n’est caractérisée; que le rejet de ses demandes sera donc confirmé.”
Le 6 mars 2007, la Cour de Cassation a rejeté le pourvoi du Club de l’Horloge, confirmant ainsi les deux jugements précédents tout en ajoutant que je m’étais livrée à une analyse critique “qui peut être librement publiée s’agissant de la mise en cause d’attitudes, de nature intellectuelle, de la partie civile, qui relève donc du domaine des idées et non d’une imputation relative à un fait matériel précis, susceptible de preuve.”
Bien cordialement