N°11 / Le caractère national Juillet 2007

Le retour du caractère national ? (*)

Alexandre Dorna

Résumé

Mots-clés

Aucun mot-clé n'a été défini.

Plan de l'article

Télécharger l'article

Nous étions loin d’imaginer que notre exposé, lors du colloque « Caractère National » à l’Université de Caen le 27-29 Septembre 2006, devancerait de quelques mois un débat politique de portée nationale. La pertinence de l’actualisation de l’identité nationale et par ricochet du caractère national s’est vue largement médiatisée lors de la dernière campagne présidentielle française et la polémique déclenchée, par le nouveau Président de la République, s’est développé davantage avec la création d’un ministère de l’Identité nationale et de l’immigration. Seul l’avenir dira si ses effets répondront à ses causes profondes. 

C’est pourquoi ces propos n’ont pas la prétention d’apporter une réponse fracassante à la question posée sur le caractère national, mais de situer la réflexion à travers une nouvelle heuristique (Dorna 1998, 2004). Ce texte est  une esquisse rapide pour saisir la portée d’un concept oublié. Peu d’auteurs utilisent la notion de « caractère national », mais plusieurs la refusent ou la jugent sans fondement scientifique. Ainsi, se trouve-t-elle étonnamment en sommeil. Cela fait partie  d’un processus de refoulement conceptuel et de l’influence d’un parti-pris épistémologique, dont les sciences humaines et sociales (SHS) sont tributaires. Toujours est-il que des nombreux philosophes et d’historiens du XIXe et de la première moitié du XXe siècle en font grand usage : Fichte et Hegel, aussi bien que des psychologues comme Lanswell, en passant par l’école de Frankfurt et l’austro-marxisme. Certes, à la fin du XXe et au début du XXIe, l’éclipse est presque complète. Les universitaires en sciences humaines et sociales (SHS) lui ont tourné le dos. On en trouve la raison dans les séquelles des abus idéologiques, la virulence avec laquelle les mouvements fascistes, nationalistes et communistes ont utilisé les diverses composantes de l’idée  nationale. Il y a, de plus, les pensées néolibérale et post-marxiste qui, mêlant leur volonté de dépasser le cadre politique de l’Etat-nation, se livrent à un règlement de comptes conceptuel avec tous ceux qui de près ou de loin y font référence. Parallèlement, les nouvelles sciences sociales, issues du pragmatisme philosophique et du formalisme méthodologique, ont abandonnées une vision holiste, au nom d’une science objective, notamment la psychologie (individuelle et expérimentale) et la sociologie de type quantitative,

Pourquoi donc tenons nous à réveiller une notion aussi oubliée que contestée, si imprécise que certains hésitent ou renoncent à lui attribuer une scientificité ?

Une amorce de réponse se niche dans la crise sociale et politique qui traverse la modernité « tardive », laquelle fait éclater les SHS et mêmes leur « habillage scientifique » (Dorna 2006). C’est donc par nécessité que la réflexion s’impose. Ajoutons avec clarté: nullement par nostalgie.

Commençons par un point (presque) anecdotique et (apparemment) banal. En écoutant, récemment, une mission de BFM (« la radio de l’économie ») sur le « patriotisme économique », avec un parterre de « managers » avisés, je fus frappé par les raisons pour lesquelles les « Français » (expression utilisé par le journaliste et ses invités)  seraient à nouveau tentés par un retour à l’intervention de l’État et par le rejet du libre marché, voire de la libre spontanéité de l’économie. Les « managers » (inspirés d’un certain cosmopolitisme paradoxal) s’insurgeaient contre cette « faute française», en faisant appel – étrangement - à l’héritage gaulois, l’extrémisme jacobin et le manque de pragmatisme des français… Curieusement, ce sont les vieux démons de l’identité nationale. Impossible donc de ne pas y voir une représentation idéologique, fortement imprégnée et vivante. Curieusement, ces formules pour « expliquer » la faute française révèlent, à la fois, non seulement le peu de lucidité des arguments, mais surtout leur manque de finesse dans le diagnostic de la réalité actuelle. Tout se passait comme si leur propre hostilité envers la question nationale, jusque là fortement refoulée, les poussait à réveiller les stéréotypes de l’identité française. 

Les événements d’une subite réhabilitation

Le caractère national, disons le d’emblée, est un « fait social total », selon la pertinente formule de Mauss, au sujet duquel la carence d’une théorie scientifique reste un problème majeur, hélas refoulé par les SHS d’inspiration positiviste. Or, personne ne peut, vraiment, récuser sa pertinence ni se débarrasser de sa présence. C’est une notion qui, sortie par la porte de la science, rentre immédiatement par la fenêtre de la psychologie.

Vieille bête noire politique, le caractère national se retrouve à nouveau au coeur de l’imaginaire de la société post-moderne. Dans une certaine mesure, cela s’exprime, depuis un certain temps, sous une autre appellation : celle de l’identité nationale, dont le socle reste l’Etat-nation.

Quelques événements récents me semblent donner un relief particulier à cette nouvelle quête, au sein de laquelle la psychologie politique peut jouer un rôle de premier ordre.

Premier événement. La chute ahurissante du « monde » communiste a mis en évidence que les processus politiques peuvent non seulement provoquer des bonds en avant, mais aussi des bonds en arrière. Ainsi, la disparition de l’Union soviétique a précipité les pays de l’Est dans le chaudron des nationalités. Situation inconcevable, il y a quelques années, pour tous ceux qui refusaient d’attribuer au changement des mentalités une certaine autonomie et une dose de réversibilité.

Deuxième événement. La tendance à pousser plus loin et plus vite le projet politique de l’Union européenne a connue une défaite significative en France et aux Pays-Bas lors du référendum sur ledit « traité instituant une constitution pour l’Europe ». Le suffrage universel s’est exprimé contre la supranationalité. Curieusement, les gouvernements et les lobbies partisans de l’Europe fédérale se sont empressés de critiquer les citoyens français et néerlandais avec les clichés et les stéréotypes du « caractère national ». Les mots ne trompent pas : égocentristes, xénophobes, frileux, crâneurs, conservateurs, légers, nationalistes, et même utopistes. Cela montre paradoxalement la vitalité inattendue d’un concept si décrié par le discours dominant des sciences humaines et sociales. Car, ignorer le poids de la dimension nationale dans la construction européenne reste une erreur soigneusement entretenue par les élites au pouvoir.

Troisième événement. Le retour d’un nouveau cycle de mouvements politiques néo-populistes à l’échelle planétaire, avec des appels aux peuples au nom de l’idéologie nationale. Ce discours politique de « nouveau type » est lié fortement à la crise, à l’affaiblissement de la démocratie représentative et au manque de crédibilité de la classe politique.

Quatrième événement. Le besoin qu’éprouve un pourcentage croissant de citoyens (même dans les pays de tradition démocratique) de l’émergence de leaders de type charismatique, dont la « valeur ajoutée » est d’apporter un supplément d’âme et de chaleur à la glaciation de la société politique.  Ce besoin de chefs est un des signes du manque de crédibilité et de légitimité du modèle libéral démocratique

Cinquième événement. Le besoin d’un paradigme fédérateur capable d’interpréter les processus sociaux et politiques. Le projet rationaliste d’une ingénierie sociale, si fortement conseillé par Popper (1956), afin de désidéologiser l’historicisme des SHS, s’est transformer en une sorte de sociologie hybride sans élan théorique. Le résultat est une immense prolifération de micro-théories (Dorna 2006) qui empêchent d’envisager une vue d’ensemble et un idéal commun. Conséquence navrante : la presque totale disparition de la pensée critique et son remplacement par une pensée technicienne conformiste et scientiste. 

Les composants épistémologiques et idéologiques d’un rejet du caractère national

La tâche de réhabiliter un concept est d’autant plus complexe que la notion de caractère national fut écrasée par le poids d’une foule de termes psychologiques, plus ou moins interchangeables, qui, non sans ironie, se révèlent comme des idéologies ponctuelles sans autre scientificité que le formalisme méthodologique et la sémantique rationaliste : personnalité, attitude, représentation, croyances, valeurs, cognitions. Drôle de contresens donc. Car n’oublions pas que la gêne des certains, quand ce n’est pas la réticence, à l’égard de la notion de caractère national n’est rien d’autre que l’adjectif « national » lui-même et sa connotation d’entité collective. En conséquence, si cette notion a été renvoyée à la poubelle des explications scientifiques, les nouveau termes n’ont en leur faveur que leur affiliation à l’individualisme méthodologique. C’est là que la psychologie sociale, dont le paradigme est individualiste et libéral, joue un rôle de caution « scientifique », comme le démontre Beauvois (1994) dans un ouvrage fort polémique et éclairant.

Toujours est-il que ces diverses notions mises en circulation par la psychologie sociale expérimentale ne sont qu’un « bricolage conceptuel », qui, tout en apportant des réponses ponctuelles, ne réussit pas à bâtir une théorie digne de ce nom. Voilà le quid épistémologique auquel se heurte la réflexion actuelle sur le caractère national. Certes, rappeler les habitudes durables et particulières des peuples ne suffit pas pour prouver son existence. Le recours à la « personnalité de base » est aussi un argument faible, bien qu’il reste l’un des plus utilisés sous la forme d’une « matrice de traits communs ».  Le psychologue social mexicain Capello (1993) pense que les caractères (politiques) nationaux ne renvoient pas à la personnalité individuelle, mais à des structures socio-psychologiques intersubjectives qui forment une conscience et un sentiment collectif. Et, si la personnalité fait la différence des individus, le caractère (politique) national les rapproche. Ainsi, la « conscience nationale » se manifeste-t-elle sous une double forme : l’appartenance et la participation ; l’identité se référant principalement au sentiment d’appartenance, et le caractère au sens de la participation.

Il y a encore une autre manière d’envisager la question : c’est l’étude de la variable « stéréotype ». Les traits du caractère national y retrouvent un statut observable et généralisable. De nombreux spécialistes en psychologie sociale (Leyens et al 1996) montrent comment les stéréotypes synthétisent un grand nombre de préjugés, mais aussi qu’ils peuvent devenir plus flexibles dans les rapports intra et inter groupes. Par conséquent, le caractère national cesse d’être un cadre rigide de comportements ou de croyances, car un monde de « négociations multiples et complexes » doit prendre en compte autant ce qui (nous) rapproche que ce qui (nous) éloigne des autres. Sans pour autant nier la présence de noyaux anciens de référence. Le caractère national serait ainsi soumis à l’influence de modes de vie relatifs aux événements et aux changements socioculturels.   Cela renvoie à une hypothèse « modale », dont les attributs sont, à la fois, le fruit d’un processus issu des traditions, de l’histoire, des valeurs et des coutumes des peuples.

C’est bien là une autre voie pour étudier le cas du « caractère national », car l’information sur les processus de formation et de transformation des stéréotypes culturels reste la source la plus efficace pour comprendre les dynamiques politiques et ses manifestations hégémoniques.

Peut-on s’en tenir là sans reprendre les critiques et les reproches que plusieurs auteurs ont adressés au caractère national. Les principaux arguments avancés sont les suivants :

  • Figer l'individu ou le groupe au nom d'un caractère stable serait une illusion. Toutes les matières de la culture évoluent et se transforment.

  • C'est principalement le résultat d'une procédure d’induction avec un nombre insuffisant de données, d'exemples mal choisis et historiquement contradictoires. L'interprétation du succès du nazisme comme une conséquence du caractère national allemand ne serait pas recevable. C’est un cercle vicieux d'expliquer le nazisme en alléguant que les Allemands ont une tendance inhérente à adopter les principes et/ou les formes du nazisme.

  • Ce serait une erreur de tirer des événements passés une conclusion applicable de nos jours. Les situations du présent ont trop peu de rapport avec celles du passé.

  • Comparer quelques personnalités célèbres du passé avec des personnalités actuelles n’est point représentatif de toute la nation. La méthode serait défectueuse pour deux raisons : le fait de prendre  des hommes célèbres, en ignorant le reste, et celle de les prendre comme représentatifs d’un groupe indifférencié d'égaux.

  • La mentalité d'une nation, à une certaine époque historique, peut être celle de la majorité ; mais elle est sujette à changement.

En somme : les critiques tournent autour de la stabilité du caractère national et des possibilités de généralisation dans le temps. Or, si ces observations semblent judicieuses, elles n’invalident pas la portée heuristique du concept de caractère national.  Car, il est impossible de ne pas évoquer le seul socle conceptuel dont nous disposons : l’idée de nation.

Autour de l’idée de nation

Il y a une dérive sémantique du concept de nation qui commence par les diverses connotations anthropologico-linguistiques qui lui sont attribuées. Certes, l’anthropologie ne précise pas ce que nous devons entendre par nation. Mais c’est là que l’implicite s’est structuré comme signe distinctif : la nation et l’ethnie ont étymologiquement la même signification.

Plusieurs auteurs ont voulu contourner l’obstacle de l’ethnologisation de la nation et placer le statut du caractère national dans la dimension idéologico-socio-politique, afin de trouver - méthodologiquement parlant - une interprétation plus universaliste. Ainsi, pour nous rapprocher de la question, nous sommes obligés de déambuler dans le territoire de la nation. Et là, de fait, plusieurs tentatives de définitions moins philosophiques (nous) offrent l’embarras du choix.

a) Une définition étatiste de la nation. Cette perspective se contente d'enregistrer les résultats de rapports de force momentanés, sur la base de la domination de groupes et de l’institutionnalisation d’un appareil d’Etat existant, ayant existé ou voulant exister ; la nation étant reconnue sous la forme d’un État politique. C’est une interprétation ancienne qui puise ses arguments dans la tradition gréco-latine. Montesquieu lui apporte une catégorisation célèbre avec les trois pouvoirs indépendants : exécutif, législatif et judiciaire.

b) Une définition psychoculturelle de la nation. C'est la définition culturaliste, dont le grand initiateur reste E. Renan. Dans sa célèbre conférence de 1882, il cherche à éclaircir la question par une volonté politique et culturelle commune. La nation, dit-il, est l'ensemble des personnes qui veulent vivre ensemble, par delà leurs différences de race, langue, religion ou géographie. C’est une chose essentiellement spirituelle, gouvernée par deux vecteurs psychologiques : l’un est l’histoire commune des hommes, leurs souvenirs marquants (victoires et défaites),  leurs regrets et leurs souffrances : « la souffrance en commun, dit-il, unit plus que la joie ». Certes, reconnaît-il, rien n’est immuable, les choses changent et les nations n’y échappent pas. Or, le destin commun culturel reste comme point de repère indépassable.

c) Une tentative « scientifique » de définition. De manière inattendue, sous l’œil de Lénine, c’est Staline qui explore ce terrain avec les outils de l’approche marxiste, afin de dégager les variables descriptives les plus pertinentes concernant la question des nationalités. De fil en aiguille, la nation se caractériserait par cinq critères différenciateurs : une géographie, une communauté de destin historique, une vie économique commune, une langue et un caractère nationaux. Nommé commissaire du peuple aux nationalités, il déclare, le 17 novembre 1920, dans un discours tenu aux peuples de la région du Terek : « Chaque peuple – les Tchétchènes, les Ingouches, les Ossètes, les Kabardines, les Balkars - doivent avoir leurs propres soviets. S’ils peuvent apporter la preuve que la Charia est nécessaire pour parvenir à cette fin, alors j’autorise la Charia. Si l’on peut m’apporter la preuve que les organes de la Tchéka ne comprennent pas le mode de vie propre et les autres particularités de la population et ne s’y adaptent pas, alors, il est clair que des changements devront intervenir dans cette région ». Ce qui ne l’empêche pas, un mois après, de faire que l’ensemble du Caucase, sauf la Géorgie, tombe aux mains des troupes soviétiques, afin de restaurer l’ancien empire tsariste.  

Non sans raison, quelques années plus tard, à l’aube de la montée du fascisme, Otto Bauer, le chef de file de l’austro-marxisme, s’inquiète de l’absence d’une théorie efficace pour comprendre le caractère national. Il écrit au début des années 30 : « Jusque là, la science a abandonné le concept de nation aux publicistes, aux orateurs des assemblées populaires, des parlements, des bistrots. Dans une époque de grandes luttes nationales, nous n’avons que les premières esquisses d’une théorie satisfaisante de l’essence de la nation. Pourtant, nous en avons besoin. Car l’idéologie nationale opère sur nous tous, autant que le romantisme. Ils sont très peu, parmi nous (l’auteur était autrichien et social-démocrate) qui prononcent le mot « allemand » sans un étonnant accent émotionnel. Qui souhaite critiquer ou entendre l’idéologie nationale ne peut pas esquiver la question de l’essence de la nation. » (p.23)

Enfin, ces définitions n’échappent pas à la subjectivité des époques et aux intérêts politiques des hommes. Aujourd’hui, la complexité des problèmes (géo)politiques, non seulement nous y ramène, mais nous demande d’en rendre compte dans l’urgence.

Revenons, maintenant, à l’affiliation historique de l’idée de nation.

Faut-il rappeler que les nations et le sentiment national sont issus d’une longue expérience humaine, sociétale et politique (bien que ces mots soient plus récents), puisque, pendant des millénaires, l’espèce humaine, dispersée sur la surface de la terre au milieu de diverses géographies et climats, se groupe en peuples et en ethnies qui ensuite se sont subdivisées et mélangées, jusqu’à former des nations. C’est ainsi que les historiens et les premiers sociologues à sensibilité psychologique (Michelet, Taine, Renan, Seignobos, Siegfried), ont largement évoqué les origines de l’idée de nation.

L’ordre national en Europe, rappelons-le, est né du réveil des nationalités après la longue nuit des invasions barbares et l’éclatement de l’empire romain, au sein d’interminables guerres d’expansion, à forte tonalité religieuse, que transfigure la géographie politique et les peuples. La consolidation des nationalités sera lente, mais poussée par une nouvelle conception de l’État. Les traces en sont encore visibles, car les États nationaux modernes se forment, en dernière analyse, par l’essor du nouvel esprit d’économie capitaliste conquérante, qui tente de faire table rase des territoires et des groupements humains, des langues vernaculaires et des traditions dérivées du passé des peuples. La ferveur pour la défense de droits des peuples à disposer d’eux-mêmes traverse les luttes contre les autocraties et les régimes absolutistes et les querelles philosophiques entre rationalistes et romantiques.

Le caractère ou l’esprit des nations deviendra ainsi un enjeu théorique fort important pour les principales philosophies rationalistes de la modernité : de Leibniz à Kant, Hegel et Rivarol, en passant par Montesquieu et Voltaire, Hume et Rousseau, Locke et Diderot. Participeront aussi aux débats sur les nations et les peuples, d’autres grands penseurs : Herder, Schiller, Fichte, De Maistre, Burke. Progressivement, certains feront du concept de « caractère » ou d’« esprit » national le socle identitaire de chaque nation en tant que produit mêlé de psychologie, histoire, sociologie et littérature. Plus tard, au début du XXe siècle, certains anthropologues (Mead, Benedict, Linton, Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss) ont contribué à élargir le débat et à déceler/receler l’opposition entre holisme et individualisme autant que la dichotomie entre raison et émotion. Vieille polémique psychologique qui rétrécit le statut scientifique et la portée de la notion de caractère national.

En ce sens, il est convenu de penser que l’État et la nation, au sens moderne du terme, ont des liens historiquement indissociables. Certes, il faudrait rappeler que l’Etat français a une grande longueur d’avance, car ses fondations remontent au Xe siècle  et qu’il s’est consolidé sous la forme d’une monarchie absolue, puis éclairée, pour devenir, avec la Révolution, un État national républicain en lutte contre les pouvoirs monarchiques et pour la défense des droits de peuples prenant progressivement conscience qu’ils peuvent disposer d’eux-mêmes. C’est dans la dynamique de transformation des institutions que se construit une unité de propos autour du caractère national français sous la formule-socle : peuple = nation = État républicain. De laquelle est sorti un modèle politique fortement inspiré d’un amalgame de mythes fondateurs, de mémoire socioculturelle, d’actes politiques, construisant une idéologie capable d’alimenter un projet national, qui se veut universel et politiquement exportable.

De là naissent les rivalités et les discordes que d’autres ne cesseront pas de soulever et de (ré)fonder en tenant compte de nouvelles notions qui s’intègrent nolens volens dans les grandes idéologies politiques. A savoir : l’âme du peuple, la psychologie des peuples, les mentalités collectives. Sans oublier celles qui sont plus proches de nos querelles actuelles : l’identité nationale, la conscience nationale, la mémoire culturelle. Toutes ces expressions forment un syndrome conceptuel que les enquêtes sur le caractère national ne clarifient pas, mais dont les échos idéologiques traduisent les oppositions entre une droite qui se veut traditionaliste (disons nationale) et une gauche qui se cherche encore dans une vision positive de la modernité qui se veut donc internationaliste et d’une droite kantienne « cosmopolitiste » .

En somme : de nombreuses études empiriques et des réflexions critiques sur la question nationale, autant que sur le caractère des peuples, démontrent que les tentatives d’objectivisation du concept n’ont pas réussi à rendre compte opérationnellement du problème. Si le concept de caractère national a connu des périodes fastes, puis des périodes creuses, jusqu’à sa quasi-disparition dans le lexique politique, il n’est pas futile de rappeler qu’il revient souvent dans les moments de crise. Ainsi, nous serions donc revenus au point de départ, ou presque, car nous pouvons à peu près en appréhender le fonctionnement, mais pas vraiment expliquer pourquoi cela marche.  

Prenons donc acte de ces propos.

Les turbulences actuelles dans la psychologie des nations

Les nations naissent, se consolident ou disparaissent, soit par incorporation à une autre, soit en se divisant en nouveaux groupements. C’est là une tendance historique de l'humanité. Dans le cas de l’Europe s’est installé progressivement un peuplement partout assez dense et relativement stable, qui est à l’origine de la formation à peu près définitive des peuples actuels. Mais il faut rappeler que, dans certaines parties du monde, ce peuplement  plus ou moins stable ne s'est pas encore achevé. En fait, en Europe, toute cette période historique de peuplement, de migrations, de formation et de stabilisation des peuples s'est achevée depuis au moins un millénaire. Et, même dans les régions où ont continué de s'opérer des migrations, on constate à peu près que cela n’a pas abouti  à la formation de nouvelles nations.

Peu de typologies et de théories sont proposées pour comprendre la psychologie politique des peuples. A la problématique européenne se sont ajoutées l’Amérique latine et l’Amérique du Nord et, plus tard, la colonisation de l’Afrique et de l’Asie Actuellement, les choses se compliquent avec l’émergence artificielle de nouvelles nations issues de la décolonisation, la transformation des espaces et des frontières naturelles, le charcutage politique des territoires. Ces dernières formes de regroupements mettent en cause les certitudes anciennes sur les coutumes, la formation des langues et le vécu des souffrances communes.

Dans une certaine mesure, quoique de moindre importance, l’immigration des populations du Sud  vers les grandes métropoles du Nord  ajouteront aussi une nouvelle dose d’incertitude aux remaniements de la question nationale. Plus les conséquences de l’explosion de l’empire soviétique et du monde communiste d’Europe de l’Est. Cela produit des turbulences dans le processus de constitution des nations, juste au moment où le phénomène de la mondialisation pousse à d’autres formes de re-groupement géopolitique et religieux sous des modèles divers : régionalisation, décentralisation, fédéralisme, etc.

L’impression d’un danger plane sur l’avenir des unités nationales, des peuples et des États. La question se pose en terme de crise de la cohésion (nationale) politique, d’autant que l’accélération des processus économiques risque de déraciner l’imaginaire des peuples.

Quels sont les éléments qui forment le ciment psychopolitique des nations et les liens caractériels qui les unissent ?

Rappelons les, grosso modo, à travers le schéma suivant :

Nation et Caractère

Destin commun

Cohésion

Sentiments

(Pathos)

Principes

(Logos)

Volonté

(Ethos)

Appartenance

Attitude à l’égard
de l’autorité

Morale de groupe

Sans nullement entrer dans les détails, disons que ce schéma s’inspire de la psychologie sociale (politique) de groupes. Nous pouvons constater que les relations entre les processus individuels et collectifs se trouvent étroitement liées, formant ainsi des faits sociaux intégratifs, dont l’analyse ne doit pas perdre de vue les rapports indissociables avec la synthèse que représente la nation. . 

Ainsi la vieille question du caractère national prend-elle la forme et la fonction (plus moderne) de mythe, pour mieux comprendre les sources de la culture des peuples. Non sans raison, les divers travaux de Wundt et de chercheurs de la psychologie des peuples ont essayé de traduire les codes culturels en termes de comportements collectifs observables. Pour ce faire, ils ont abandonné la démarche expérimentale pour se pencher sur l’utilisation d’une méthode historique et politique dans l’étude des processus collectifs menant à la constitution des États et des régimes.

L’examen de la représentation, des attitudes et des perceptions politiques permet de dégager  empiriquement les lignes-forces du problème du caractère national. Car une représentation politique est construite par les membres d’une cité et d’une nation. Et par l’appropriation d’une réalité perçue à travers ses composants les plus visibles : le territoire, la population, les institutions, la langue, le gouvernement et la participation de ses membres. En dernière analyse, c’est au niveau des sentiments et des orientations des groupes nationaux que le degré de la conscience nationale et l’identité nationale peut être évalué.  

En guise de conclusion

La pertinence du caractère national se synthétise ainsi :

a) La question est moins de prouver l’existence (ou pas) du caractère national, mais de souligner l’importance et le rôle des cultures à un moment donné.    

b) Le discours du caractère national n’implique pas une demande d’uniformisation culturelle, mais la reconnaissance d’un système de différences qui s’organisent autour de patterns communs.

c) Les caractéristiques des peuples sont utiles pour identifier les symboles et les formes affectives qui se traduisent en sentiments, styles de vie et codes moraux.

d) La langue, véhicule principal d’une culture, donne tout son éclat à une nation lorsqu’elle parle avec son génie propre. Et laissons Rivarol nous éclairer d’une dernière idée : le caractère des peuples marche d’un pas égal à leur langue, l’un toujours garant de l’autre.

Finalement, la question de la nation ne peut pas être résolue sans avoir préalablement répondu au problème du caractère national. Et, si les SHS les rejettent, faute des données empiriques, il faudrait alors rappeler que la connaissance scientifique ne se réduit point aux seules méthodes inspirées des sciences naturelles. C’est là que l’approche heuristique de la psychologie politique se place en première ligne et en toute clarté.

(*) Intervention lors du colloque « Caractère National » à l’Université de Caen le 27-29 Septembre 2006

Bauer O. (1979): La cuestion de las nacionalidades y la social-democracia. Siglo XXI. México. (Traduit de la 2éme édition en allemand  de 1924) 

Beauvois (1994): Traité de la servitude libérale. Dunod. Paris.

Capello H. (1993): Identidad y caracter nacionales. Sociotam. Vol III, n° 2. Tamaulipas.

Dorna A. (2006) : L’enjeu idéologique des sciences humaines et sociales : le syndrome des micro-théories. Caen. Illusio n°3, p. 71-94.

Leyens J.P., Yzerbyt V., Schadron G. (1996) : Stéréotypes et cognition sociale. Mardaga. Bruxelles.

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

La notion de caractère national à l’époque romantique

Robert Legros

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles
N°38 / 2021

Editorial

Lire la suite
N°37 / 2020

Editorial

Lire la suite
N°36 / 2020

Editorial

Lire la suite